Le Meilleur des mondes possibles

Chapitre 11 : Chapitre II — Partie III

4244 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 08/11/2016 22:48

— Chapitre II —

La Théorie des cordes

« Les hommes, ma chère, sont comme les cerfs-volants : plus on leur tend de corde, plus on les tient. »

— Alexandre Dumas, fils —

Tōkyō — Japon 8 Octobre 2013 12:38 PM

 

Raphaël avait du mal à croire que cela faisait déjà une journée entière qu’il était en cet endroit, avec Marie ; et pourtant, il fallait bien se rendre à l’évidence.

Son amie était restée depuis lors en compagnie de l’équipe médicale, vraisemblablement pour faire des sortes de tests dont il ne comprendrait probablement pas l’utilité ni le fonctionnement même s’il demandait des explications à ce propos ; bien qu’il ne fût toujours pas en accord avec les méthodes de ces mystérieuses personnes, il jugeait préférable de ne pas se rebeller, tant qu’ils se montraient agréables et ne semblaient pas vouloir faire de mal à quiconque. Il ne s’y connaissait pas le moins du monde en matière de services secrets, mais tout l’environnement autour de lui ainsi que l’attitude des agents présents semblaient confirmer qu’ils étaient plus probablement entre les mains d’une sorte de FBI japonais — expression qu’il préférait de loin, car bien plus courte et parlante que Seconde Division des Machin-Chose, nom à rallonge qu’il n’avait même pas pris le temps de se traduire intégralement en français — plutôt qu’au cœur d’une organisation illégale aux desseins obscurs. Donc du moment qu’il était du bon côté, il jugeait inutile de s’inquiéter de trop sur leur sort. Et puis, si jamais les choses tournaient mal… Il avait déjà eu maintes fois l’occasion de montrer qu’il pouvait se sortir des situations les plus délicates. Cette fois-ci ne ferait pas exception, il n’y avait pas de raison. Il n’aurait qu’à éviter de se retrouver face à certains agents, comme ce fameux Ogawa ou encore leur commandant, Kazanari Genjūrō, et cela devrait aller.

En tous les cas, il n’était pas réellement dans une atmosphère qui prêtait à vouloir préparer des plans d’évasion, du moins pas pour le moment, aussi ses pensées ne s’attardaient-elles jamais sur ce genre d’idées.

 

Ils étaient arrivés la veille, au beau milieu de la nuit. Bien que fortement inquiète lors de son réveil, il avait pu rassurer Marie en lui affirmant que tout irait bien et qu’il serait là en cas de problème, et cela avait suffi ; le seul ennui était qu’aucun des agents ne parlait français, et que Marie ne comprenait visiblement pas un seul mot d’anglais — malgré ce qu’elle voulait lui faire entendre. Il avait dû servir de traducteur de service à plusieurs reprises, et c’était bien parce que c’était pour aider Marie qu’il tolérait le panneau “pigeon” qu’il pensait s’être vu coller sur son front depuis lors.

Durant toute cette journée, il avait bien évidemment eu l’occasion de visiter les lieux par lui-même : l’actuel quartier général était un sous-marin, l’Abyss, qui remontait régulièrement à la surface, bien que demeurant pour le moment au large du Japon, et pourtant la taille de l’engin lui avait permis de se perdre bon nombre de fois dans ses couloirs tous semblables, composés de dizaines et de dizaines de portes menant au hasard à des bureaux, à des laboratoires ou à quelques dortoirs et salles de soins — là où se trouvaient Marie et une autre femme rousse qui devait avoir dans la vingtaine d’années, encore endormie. D’après ce qu’Ogawa lui avait dit à son propos, cette femme était là pour la même raison qu’eux, mais ne s’était pas encore réveillée.

 

« Et ça va faire combien de temps qu’elle est là, au juste ? lui avait-il demandé aussitôt.

- Deux jours. Les tests qui sont menés sont particulièrement complexes donc il est préférable qu’elle ne se réveille pas pour le moment… mais elle va parfaitement bien, tout se passe à merveille pour elle ! » avait aussitôt ajouté l’agent, comme sur la défensive, en voyant le regard noir du jeune Français.

 

Ogawa était, en plus d’un excellent guide de croisière, un homme particulièrement calme et serein ; les premières minutes passées en sa compagnie avaient laissé une impression parfaitement exacte, et tous deux s’entendaient plutôt bien. À merveille eut été un meilleur mot si Raphaël ne reprenait pas ses soupçons à certains moments, en voyant tel ou tel détail qui l’inquiétait. D’un certain côté, l’agent avait eu beau lui avoir dit qu’ils n’avaient pas changé d’année et se trouvaient en 2013, simplement avec quelques mois d’avance, pour l’adolescent ils avaient fait un bond d’au moins vingt ans dans le futur, au vu de tout cet attirail technologique particulièrement sophistiqué qu’il n’avait vu jusqu’alors que dans les films et romans de science-fiction. Et même s’il s’imaginait bien que les services secrets avaient toujours une longueur d’avance à ce niveau, il trouvait cet écart un peu trop important pour être réaliste… Ogawa lui avait répondu que pour une raison ou une autre, leur univers devait être un peu moins avancé, puisqu’il avait affirmé que relativement peu de gadgets ici présents ne se trouvaient pas déjà à l’extérieur, commercialisés et utilisés couramment par les services publics et les civils eux-mêmes ; et il lui avait également paru bien irréaliste que l’installation d’autant de machines pussent être installées en moins de six mois, ayant confirmé que cette avancée technologique datait dans cet univers d’une bonne dizaine d’années au grand minimum.

Il fallait donc croire que plus encore que l’écart temporel entre les différents univers, l’Histoire elle-même ne se déroulait pas forcément de la même manière non plus, et que la date en elle-même ne signifiait au final pas grand-chose une fois sortie de son contexte. Peut-être que ce 2013 correspondrait plus à un 2027 dans un autre univers — le sien, par exemple — comme il pourrait correspondre à 1975 dans un monde où l’avancée technologique se serait réalisée de manière plus rapide encore, si ce monde existait. C’était ce que l’agent lui avait rapporté des théories des scientifiques à bord, et c’était ce qui lui paraissait le plus logique. Même s’il ne voyait pas réellement de logique là-dedans, s’étant toujours imaginé que les mondes parallèles, dans le domaine de la fiction, étaient généralement identiques, ou en tous les cas presque identiques ; ces écarts l’avaient étonné et attisèrent sa curiosité et ses soupçons pendant quelque temps, mais il avait fini par ne plus y penser, s’habituant peu à peu à cet environnement étrange, mais plutôt hospitalier et agréable. Le commandant Kazanari Genjūrō lui avait affirmé qu’ils se rapprochaient de la côte et lui offriraient un hôtel à Tōkyō pour toute la durée de son séjour, et il s’imaginait bien que ce n’était pas donné au niveau du prix ; mais de ce point de vue-là, peut-être aussi l’homme avait-il utilisé son statut de commandant des services secrets japonais ou avait-il fait jouer ses contacts mystérieux pour rendre la note un peu moins salée, après tout.

Ainsi, assez rapidement, Raphaël s’était habitué à ce nouvel environnement hospitalier et accueillant, oubliant peu à peu les moyens peu orthodoxes qui avaient été utilisés contre son gré pour l’y faire venir.

 

Il restait toutefois un petit problème. Plusieurs agents l’avaient prévenu que peu de civils à l’extérieur parlaient anglais, y compris donc parmi les membres du service d’hôtel, et le jeune Français avait en effet constaté que des trois seules adolescentes japonaises qui se trouvaient à bord et circulaient librement dans les locaux tout en paraissant les connaître par cœur, seules deux d’entre elles étaient capables de maintenir une conversation avec lui — il se souvint bien de la manière dont la dernière, la plus jeune du groupe, l’avait salué, déclarant chaleureusement dans un anglais à l’accent à peine compréhensible un “J’adore le riz !” qui devait certainement être interprété comme “Bonjour et bienvenue ici” ; quoique, cette fille adorait vraiment le riz, donc l’ambiguïté n’avait toujours pas été levée de ce point de vue. Et concernant les deux autres filles de ce petit groupe… Eh bien, le problème de la communication n’était plus réellement de l’ordre du langage, mais plutôt du degré de sociabilité des adolescentes en question. Bien que parlant parfaitement anglais l’une autant que l’autre, il avait très rapidement vu que l’une était un véritable mur vivant, et l’autre d’un caractère facilement irritable, du moins à son goût. Il préférait de loin la compagnie d’Ogawa et de Marie, aussi évita-t-il d’avoir à engager d’autres conversations avec elles ; il fut certes renseigné à leur propos, en particulier concernant la raison pour laquelle des adolescentes originaires de cet univers étaient présentes à bord tout en étant des civiles tout ce qu’il y avait de plus normal, apprenant qu’en réalité elles n’en étaient pas réellement.

Ces trois filles, de la plus âgée à la plus jeune Kazanari Tsubasa — qui était également la nièce du commandant, par ailleurs —, Yukine Chris et Tachibana Hibiki, étaient ce que l’on appelait des candidates. Il n’eut pas beaucoup de détails à propos du rôle de ces candidates, mais découvrit simplement que ce statut avait un rapport avec la raison de sa propre présence, à lui comme à Marie et à cette mystérieuse femme — dont il ne connaissait d’ailleurs toujours pas le nom. Il avait certes voulu demander plus de détails, mais en voyant les scientifiques en blouse blanche arriver avec leurs calculs incompréhensibles et leurs théories extravagantes chaque fois qu’il posait une question un tant soit peu complexe, il fut rapidement découragé par cette idée, s’attendant à ce que la réponse à cette question ne fût pas beaucoup plus compréhensible que les autres. Et de toute manière, il se sentait bien trop mal à l’aise à chaque fois qu’il se trouvait face à des laboratoires ou des hommes et femmes en blanc pour pouvoir les écouter avec suffisamment d’attention pour comprendre. Il avait ce que l’on eut pu appeler une phobie des hôpitaux depuis son plus jeune âge, et le simple fait de se trouver dans une salle ou en compagnie de personnes un peu trop blanches avait le don de le rendre nerveux.

En conclusion, il n’était pas mécontent de devoir s’éloigner de ces laboratoires ambulants, et de devoir simplement rester en contact quotidien avec des agents tout ce qu’il y avait de plus sympathiques durant son séjour, qui serait de plus l’occasion de visiter un Tōkyō futuriste ; mais le problème de la langue demeurait malgré tout.

 

Heureusement, il avait été confirmé qu’il ne serait pas le seul étranger à se trouver dans l’hôtel. En effet, il avait rapidement rencontré parmi ces centaines d’agents déambulant ici et là dans le sous-marin quelqu’un d’autre qui se trouvait plus ou moins dans la même situation que lui. Et ce quelqu’un d’autre s’appelait Brice Eldred.

 

Il ignorait s’il devait prendre la présence de ce jeune homme aux cheveux noirs en bataille et au regard brun brillant de malice comme un soulagement ou comme une plaie. Ce type, qui disait avoir vingt ans tout rond, parlait parfaitement anglais — bien qu’il affirmât ignorer ce que “anglais” voulait dire jusqu’à-ce que les Japonais lui eussent expliqué le concept de différents langages —, et cela devait faire plusieurs semaines qu’il s’était retrouvé là “par accident”, donc il avait eu le temps d’apprendre, bien que très rapidement et de manière relativement superficielle, les bases de la langue japonaise, en tout cas juste assez pour pouvoir maintenir une conversation basique et servir de traducteur de service ; sous ce point de vue, donc, sa présence à ses côtés était une véritable bénédiction.

Mais d’un autre côté… Ce type avait un caractère plutôt particulier. Du genre très fouineur, grand plaisantin assez sympathique, mais qui n’a pas un gramme de matière grise dans le cerveau, et pot de colle particulièrement efficace. Il se demandait d’ailleurs comment le petit pois qui lui servait de cerveau avait réussi à apprendre une langue étrangère en aussi peu de temps. Non, certes, il ne demandait certainement qu’à rire et faire rire, mais son humour à répétition était très rapidement devenu particulièrement lourd. Plus d’une fois il avait songé à lui enfoncer son poing dans le visage pour le remettre à sa place, et il s’était même surpris à commencer à éprouver par moments des envies de meurtre. Encore, ses blagues passaient encore et étaient parfois intéressantes, mais lorsqu’il se mettait à parler de Marie… c’était aussitôt pour se mêler de la vie amoureuse d’autrui. Pas qu’il avait une liaison avec Marie, ah ça non, il ne fallait pas non plus s’imaginer n’importe quoi comme le faisait cet imbécile ! Mais c’était justement ce qu’il faisait, à les considérer comme déjà en couple et demandant régulièrement des nouvelles de leur relation. Mais de quoi il se mêlait, non mais ?! Marie était juste une amie qu’il connaissait depuis à peine plus d’un an, rien de plus… Il n’y avait pas de quoi se figurer n’importe quoi d’autre. Et il n’avait pas à essayer de les caser ensemble, non mais. Qu’est-ce qu’il en savait, d’abord, qu’ils étaient soi-disant faits l’un pour l’autre ? Il ne les connaissait même pas !

 

D’un autre côté, peut-être était-il normal d’être tordu quand l’univers duquel on provenait était tordu lui-même ? De ce qu’il avait compris, Brice était originaire d’un monde qui comportait encore bien plus de différences avec le sien que l’Abyss n’en avait avec Paris ; peut-être sa déroute face à la découverte d’un monde si différent du sien se manifestait-elle par une attitude aussi stupide ? Mais il était bien plus persuadé qu’il fût naturellement ainsi que par cette autre théorie.

Brice Eldred était, selon ses dires, un dresseur de pokémon. À la question qu’est-ce qu’un pokémon ?, il répondait toujours qu’il s’agissait de créatures qui, visiblement, n’existaient pas là où ils se trouvaient en ce moment-même, mais qui peuplaient son univers et y étaient omniprésentes. Il avait pu, en compagnie d’agents de l’Abyss, revenir par moments dans son univers d’origine et leur en présenter les principes fondamentaux, et bien que Raphaël n’en eût pas reçu beaucoup de détails, il apprit que les scientifiques japonais étaient véritablement fascinés par ces êtres étranges, pour une raison qui lui échappait ; mais il fallait croire que jusqu’alors, leurs recherches s’étaient avérées infructueuses, comme s’ils cherchaient quelque chose chez ces créatures plus encore qu’ils n’étaient intéressés par leur nature même.

 

Brice lui avait beaucoup parlé de ce monde. Le jeune Parisien n’avait pu en voir que quelques photographies qu’il trouva étranges, ainsi que les quelques étranges gadgets que le dresseur était le seul à posséder, mais qui affirmait qu’il s’agissait d’outils extrêmement répandus par chez lui ; mais cela lui suffisait pour se forger l’idée que cet univers était complètement tordu et semblait respecter des lois physiques complètement différentes. Il parvenait, certes, à admettre certains éléments, mais d’autres lui apparaissaient tout simplement comme totalement fantaisistes ; et le fait qu’il ne pût se servir de ses poké balls, de petites billes rondes bicolores, pour faire apparaitre dans l’Abyss des créatures plus de dix fois plus grandes que les petites billes en question, et ce soi-disant parce qu’elles ne fonctionnaient que lorsqu’elles étaient connectées au réseau téléphonique de son univers, le laissait relativement sceptique. Et pourtant, bien qu’aussi étonnés que lui, les agents japonais avaient dû admettre ce fait comme étant la réalité dès qu’ils avaient pu constater que cela fonctionnait en effet dès que Brice se trouvait dans son propre univers. Ogawa avait par ailleurs ressorti les théories des scientifiques à propos du décalage temporel entre les multivers, en rajoutant encore quelques termes complexes qu’il n’avait pas réussi à comprendre, et qu’il n’avait d’ailleurs pas réellement cherché à comprendre.

 

Raphaël continuait de marcher la tête basse, les mains dans les poches, totalement perdu dans ses pensées tandis qu’il faisait mentalement le point sur la situation pendant que Brice le suivait comme son ombre avec ses plaisanteries habituelles.

Pourtant, le jeune roux en fut soudainement tiré. Une violente alarme se mit à résonner dans tous les couloirs de l’Abyss, s’intensifiant à chaque seconde. Les agents, jusqu’alors relativement détendus et amicaux, avaient changé du tout au tout et s’étaient mis à courir en tous sens, criant des ordres, téléphonant à d’autres pour les prévenir, sortant leurs armes et vérifiant qu’elles étaient en état de fonctionner.

Pour la toute première fois, Brice avait pour sa part pris une attitude sérieuse, l’empoignant par le bras et l’entrainant sur le côté, lui soufflant de se mettre dans un coin pour ne pas gêner le passage. Lorsqu’il lui demanda s’il avait déjà vécu ce genre de situation, le dresseur plissa gravement ses yeux bruns.

 

« C’était vraiment stupide de ma part de penser que c’était fini. »

 

Ce fut tout ce qu’il obtint toutefois comme réponse, et malgré ses questions, il ne put en apprendre bien davantage de quelqu’un qui ne semblait pas en connaitre beaucoup plus que lui, au final.

Ogawa apparut devant eux, plus affolé que jamais. Raphaël voulut l’aborder, mais fut aussitôt coupé par le dresseur, qui lui avait rétorqué que ce n’était vraiment pas le moment pour cela. Cependant, l’agent avait remarqué leur présence et s’était malgré tout arrêté pour quelques instants, ayant compris que c’était visiblement la première fois que le jeune Français assistait à ce genre d’événement, qui devait en effet être plutôt spectaculaire pour la première fois, surtout si l’on en ignorait la cause.

 

« Tout va bien, restez ici, se contenta-t-il de lâcher très rapidement et d’un ton des plus sérieux. On a juste un problème. Une invasion de Noise.

- Une invasion de bruit ? sourcilla Raphaël. Qu’est-ce que vous voulez dire par là, c’est quoi votre bruit, là ?

- Pas le bruit, le Noise. »

 

Le jeune adolescent demanda tout naturellement ce que c’était. Pris de court, l’agent ne sut comment répondre aussi rapidement et clairement que possible, aussi lança-t-il la première chose qui lui vint à l’esprit :

 

« C’est… une des raisons pour lesquelles vous êtes là. »

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