Altisidore

Chapitre 5 : La fin de mes "interprétations"

Chapitre final

11108 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 16/09/2023 14:11

Chapitre 5 : La fin de mes interprétations

 

 

– C’est bien Elisabeth, comme vous l’avez compris, qui me parla un jour de vous. Votre nom arriva par hasard, au détour d’une conversation, et celle qui le lança ne pouvait imaginer ce qu’il produirait en moi. Je n’avais parlé de mon frère à quiconque, pas même à Mlle Anderson. Il s’agissait pour moi du passé, et je voulais construire un avenir.

« Jamais je n’ai rencontré Mlle Swann. Elisabeth me parlait souvent de cette cousine qu’elle considérait comme son amie la plus proche, partie pour l’étranger quelques années auparavant, et qui lui manquait dans la solitude de Limbrough Hall. Le major Swann était un homme sévère et taciturne, d’une discipline de fer. Il n’aurait certainement pas approuvé notre amour et aurait défendu à Elisabeth de me revoir, aussi avions-nous décidé de ne rien révéler à personne, pas même à Mlle Swann, qui aurait pu nous trahir involontairement auprès de son père, ou tenter de dissuader sa cousine de faire un mariage aussi peu raisonnable. Voyez-vous, monsieur Holmes, ajouta M. Lescault avec un sourire amer, je n’ai que peu de bien, pas de titre, pas de terre. Elisabeth et moi nous voyions en cachette, rarement, lorsqu’elle avait la permission de venir à Oxford. J’étais tenté de parler à son tuteur, mais elle le connaissait mieux que moi et savait que rien ne pouvait le faire fléchir. Je me suis tu. Nous nous sommes fiancés il y a un peu plus d’un an. Personne n’a été mis au courant.

« Puis M. Swann mourut et sa fille revint au pays. Pendant deux mois, Elisabeth resta à Limbrough Hall : le chagrin, le deuil, les retrouvailles des deux cousines nous empêchaient de nous voir. Lorsque nous nous retrouvâmes enfin, en septembre, je fis part à Elisabeth de mon envie de faire éclater notre amour au grand jour, mais je la trouvai réticente. Je finis par comprendre qu’il n’était peut-être pas décent de proclamer nos fiançailles si peu de temps après la mort d’un homme qui s’y serait opposé. Nous décidâmes d’attendre encore quelque temps pour l’annoncer à Mlle Swann et à son frère. Sans cela, il y a fort à parier que les choses se seraient passées différemment.

« Elisabeth me parla plus longuement de sa cousine et me raconta sa vie à l’étranger : comment elle était subvenue aux besoins de sa mère, comment elle avait parcouru plusieurs pays à la mort de cette dernière, comment elle avait fini par échouer dans le sud de la France, où elle avait fait la connaissance d’un Norvégien du nom de Sigerson…

Je vis Holmes froncer les sourcils, comme s’il ne s’attendait pas à ce que Mlle Swann eût parlé de lui à sa cousine, et encore moins que Mlle Anderson l’eût mentionné devant son fiancé. Quant à moi, le pressentiment que j’avais de la suite du récit de M. Lescault me mettait d’autant plus mal à l’aise que mon ami ne semblait absolument pas l’anticiper.

– Je compris alors une chose : Elisabeth était redevenue la confidente de sa cousine, comme si elles ne s’étaient jamais quittées, et elle avait compris que les raisons de sa tristesse provenaient davantage d’une blessure amoureuse que de la mort de son père. C’était une des raisons pour lesquelles elle souhaitait attendre un peu avant de parler à Mlle Swann de nos fiançailles, par un excès de délicatesse et la crainte d’attrister encore davantage sa cousine en lui faisant valoir son propre bonheur. D’autant plus que les sentiments de Mlle Swann venaient d’être ravivés : l’homme dont elle était amoureuse, après avoir brusquement disparu, sans une explication, sans même un mot d’adieu, une année auparavant, venait de ressusciter en la personne de M. Sherlock Holmes…

Je tournai malgré moi les yeux vers mon compagnon, qui ne bougeait pas plus qu’une statue ; seulement, il avait pâli malgré lui et je crus vois une goutte de sueur perler sur son front. J’avalai péniblement ma salive. J’aurais voulu dire quelque chose, mais il me sembla que ma langue était collée à mon palais. Le jeune homme, qui n’avait pas relevé les yeux, poursuivit son récit, tandis que Mlle Anderson, après un bref regard vers le détective, baissait la tête.

– Ce simple nom me glaça le sang. Je vous croyais mort et enterré, monsieur Holmes, et mon désir de vengeance depuis longtemps disparu, mais savoir que vous étiez en vie le ralluma aussitôt. Je ne sais pas comment je parvins à rester maître de moi. Mille idées m’assaillaient en même temps. Et je dois vous avouer que la première fut une pulsion meurtrière.

« Je laissai parler Elisabeth afin de reprendre mes esprits. Dans la semi-conscience où je me trouvais, je parvins à comprendre que Mlle Swann avait mis au point pour vous revoir, en même temps, peut-être, que pour prendre sur vous une sorte de revanche, un plan étrange : vous proposer un problème insoluble qui vous attirerait à Limbrough Hall et vous tiendrait peut-être en échec – mais qui, de toute façon, amènerait vos chemins à se croiser de nouveau.

 « Je ne l’écoutais qu’à demi, mais l’imagination de Mlle Swann me faisait entrevoir des possibilités de vengeance : il m’était beaucoup plus facile de venger mon frère ici qu’en plein centre de Londres, que je ne connaissais pas, où je ne vous aurais peut-être pas reconnu, peut-être manqué, où j’aurais été pris à coup sûr. A Abernott, vous attirer hors du manoir ou bien y pénétrer serait bien plus facile. De plus, la familiarité des lieux me rassurait. Je voyais tout ce que je pouvais tirer d’une telle opportunité.

« Je décidai donc d’entrer dans le jeu de Mlle Swann. Elisabeth, qui ne demandait pas mieux que de venir en aide à sa cousine, bien qu’elle ne sache guère mentir, s’y prêterait volontiers. Vous voyez bien, monsieur Holmes, qu’elles n’étaient en rien mes complices : l’une agissait par amour, et l’autre par amitié.

Sherlock Holmes passa la main sur son front dans un geste rapide et nerveux qui n’échappa ni à Mlle Anderson ni à moi, mais que M. Lescault, tout à sa narration, ne vit pas.

– C’est alors qu’une autre pensée s’insinua en moi : une fois devenu meurtrier, peut-être obligé de fuir, je devenais indigne d’Elisabeth. C’est ce qui faillit m’arrêter. Mais en fin de compte, la haine fut la plus forte. Je crois bien que pendant ces quelques mois, j’avais perdu la tête. Je ne cessais de penser à mon frère et ce souvenir ravivait ma colère et mon désir de vengeance.

Le jeune homme soupira.

– Je ne sais comment de telles idées se sont immiscées en moi. Je ne peux pas comprendre ce qui s’est passé dans mon esprit à ce moment. Je voyais mon amour pour Elisabeth condamné, ma réputation entachée à jamais, ma vie en danger peut-être, mais Emmanuel serait vengé. Toutes mes pensées, toutes mes actions tournaient autour de cette certitude.

Le jeune homme lança un regard timide vers Mlle Anderson.

– J’approuvai Elisabeth dans sa volonté de retarder de quelques mois l’aveu de nos fiançailles. J’invoquai, puisqu’elle l’avait elle-même mentionné, le prétexte du chagrin amoureux de Mlle Swann et de la gêne qu’il y aurait à révéler notre amour dans un moment tel que celui-là. Elle me promit le silence jusqu’à ce que soit réglée ce qu’elle appelait « l’affaire Sherlock Holmes ». Pour moi, la conclusion de cette affaire avait un sens bien différent : j’avais l’intention de quitter le pays en laissant à Elisabeth une lettre pour lui expliquer mon attitude. Je ne voulais pas qu’elle épouse un assassin.

La petite main d’Elisabeth Anderson tremblait légèrement dans celle de son fiancé.

– L’intrigue, telle que vous l’avez vue se dérouler sous vos yeux, fut entièrement élaborée par Mlle Swann.

– Jean ! s’écria Mlle Anderson d’un air de reproche.

– Je crois que ce détail n’a plus guère d’importance, Elisabeth, murmura doucement M. Lescault. N’est-ce pas, monsieur Holmes ?

– Non, en effet, répondit mon ami d’une voix qui sonna étrangement creuse.

– Mlle Swann est, paraît-il, une excellente comédienne. J’ajouterai qu’elle a une imagination débordante et un véritable talent de mise en scène. Le scénario romanesque qu’elle avait imaginé pouvait manquer de vous intriguer. Livia était, de mauvaise grâce si j’ai bien compris, sa complice, et Elisabeth leur apportait toute son aide.

– Je n’y voyais pas de mal, monsieur Holmes, s’écria la jeune fille au bord des larmes. Je ne voulais qu’aider Martha. Livia avait peur. Elle a toujours été superstitieuse. Elle croyait qu’utiliser le nom de M. Ryder, qui était mort depuis des années, c’était l’offenser. Pour ma part, je n’y voyais qu’un tour innocent qui ne pouvait faire de mal à personne.

Le détective tourna son regard vers elle et ébaucha un sourire.

– Je ne doute pas de votre bonne foi, mademoiselle. Reprenez, monsieur Lescault, je vous prie. Qui a eu l’idée du premier billet ?

Le jeune homme se mit à rire.

– Ah, oui, le billet ! Quelle idée stupide ! C’est ce qui vous a mis la puce à l’oreille, n’est-ce pas ? Je vous l’ai dit, j’étais comme fou. Pendant ces quatre mois, je ne me suis pas senti vivre. Je ne parviens pas à comprendre comment je n’ai pas réellement perdu la raison. Je voulais écrire ce billet. C’était comme… comme un défi de ma part. Elisabeth avait dit à Mlle Swann qu’elle avait offert de l’argent à un inconnu pour l’écrire, afin que l’on ne puisse pas retrouver celui qui l’avait rédigé.

 « Mais reprenons le fil chronologique. Tout se passa comme prévu : Mlle Swann se rendit à Londres, et, le lendemain, vous étiez à Limbrough Hall. Je crois que c’est l’émotion extrême que me causait toute cette histoire, me mettant dans un état de surexcitation intense, qui m’empêcha de mener à bien mon projet. Je tombai malade le jour même de votre arrivée. Maintenant, j’y vois la main de la Providence, qui m’a par là même empêché de commettre un meurtre. La semaine dernière, j’étais dans l’incapacité de faire trois pas dans ma chambre. J’enrageais.

« Enfin, au moment où je commençais à me sentir mieux, Elisabeth vint m’annoncer que vous étiez reparti pour Londres. Selon toute apparence, Mlle Swann ne souhaitait plus vous retenir au manoir.

– Le procédé lui apparaissait soudain trop malhonnête, expliqua Mlle Anderson. Elle avait peur que vous ne soupçonniez Sebastian…

La jeune femme s’interrompit et rougit légèrement.

– … Ou, peut-être, que vous ne découvriez la vérité…

Il y eut un silence embarrassé. Sherlock Holmes détourna les yeux vers M. Lescault qui reprit la parole :

– Je ne pouvais me résoudre à voir ma vengeance me filer ainsi entre les doigts. Elisabeth était d’accord avec sa cousine ; pour elle, le jeu n’avait jamais été amusant, et si elle l’avait aidée, cela n’avait été que par pure amitié. Elle désapprouvait de tels procédés. Il me fallut recourir à toute la force de persuasion que j’étais capable de déployer pour la convaincre de placer un dernier billet, que j’avais rédigé, sous la porte de la chambre de Mlle Swann. Et afin qu’Elisabeth ne se doute pas des raisons profondes de mon insistance, je lui fis valoir combien nous étions plus libres de nous voir depuis que vous étiez arrivé à Limbrough Hall.

« Puisque personne n’était au courant des liens qui nous unissent, Elisabeth venait me voir en cachette. Ces derniers mois ont été assez difficiles : des absences prolongées auraient été remarquées, aussi nous voyions-nous très peu. Cela, je dois bien l’avouer, m’arrangeait, car je n’osais pas regarder Elisabeth en face depuis que j’avais conçu mon plan. Votre présence a permis qu’elle vienne me voir tous les jours, la semaine dernière, lorsque j’étais malade, puisque Mlle Swann passait le plus clair de son temps en votre compagnie. Prolonger votre séjour à Limbrough Hall nous permettait de nous voir plus librement.

« Ainsi, Elisabeth finit par accepter et glissa le fameux billet sous la porte de sa cousine, la nuit dernière. Pour elle, ce n’était qu’un moyen de vous faire revenir et de jouir d’une certaine indépendance ; pour moi, c’était un défi que je vous lançais.

– Lorsque j’ai vu l’état de bouleversement dans lequel était ma cousine, interrompit précipitamment Mlle Anderson, j’ai été prise de remords et j’ai failli tout lui avouer, mais…

La jeune fille rougit.

– J’ai été lâche, reprit-elle d’une voix tremblante. Martha et moi sommes très proches, mais elle a toujours eu un caractère très affirmé, alors que j’étais – et suis toujours – d’une timidité maladive. J’ai eu peur de sa réaction. Depuis que nous sommes enfants, je suis sa confidente. Elle a été la mienne, mais lorsque j’ai rencontré Jean, je vous l’ai dit, Martha était loin et je n’ai pu me résoudre à lui confier nos fiançailles par écrit. Je n’ai pas réussi à lui avouer hier matin ni mon amour pour Jean ni ma part de culpabilité dans ce nouveau billet qui la terrifiait…

– Ce qu’Elisabeth ne vous dit pas, monsieur Holmes, docteur Watson, dit M. Lescault avec un regard tendre à sa fiancée, c’est que sa cousine aurait elle aussi mal accueilli nos fiançailles. Tout d’abord, peut-être, par fidélité à la mémoire de son père. Ensuite parce que Mlle Swann, plus âgée qu’Elisabeth, n’aurait sans doute pas apprécié de voir sa cousine se marier avant elle, de surcroît avec l’homme qu’elle aime.

– Jean ! s’écria Elisabeth Anderson pour la troisième fois.

Le jeune homme ne s’interrompit pas.

– Elisabeth est donc partie pour Oxford afin de me dire que nous devions cesser ce jeu cruel envers sa cousine, la mettre au courant de tout, jouer la carte de la sincérité. Si elle m’avait trouvé chez moi, sans doute nous serions-nous expliqués et peut-être la suite des événements aurait-elle été différente. Mais le Ciel en a décidé autrement : je vous avais vu, le matin, aborder le docteur Watson à Abernott. Je savais que vous étiez de retour.

« Je ne sais quelle folie s’est alors emparée de moi. J’ai couru jusqu’à Limbrough Hall dans le but de me cacher dans la maison et d’y attendre la nuit. J’avais un revolver, j’étais prêt à tout. Je n’avais même pas pensé que le bruit attirerait l’attention de tout le monde. J’étais tout à ma haine et je n’avais pas même conscience de ce que je faisais. J’avais même oublié mon rendez-vous quotidien avec Elisabeth. J’ai forcé la porte de service et je me suis glissé jusque dans les souterrains dont elle m’avait déjà parlé. Après quelques heures d’une attente que je n’essayerai pas de vous décrire, j’ai eu la surprise d’entendre des pas et de vous voir arriver – il faut que je vous précise que je suis nyctalope. Je ne me possédais plus, j’ai tiré…

« Effrayé par ce que j’avais fait, sans savoir ce que je faisais, au lieu de m’enfuir par les souterrains, je suis remonté dans la maison jusqu’à la chambre d’Elisabeth, où j’étais déjà venu une fois, dans la plus grande clandestinité, et où je me suis enfermé en l’attendant. Par chance, je n’ai croisé personne.

– M. Niels devait être au premier étage, pour chercher M. Swann, suggérai-je.

Le jeune homme acquiesça et encouragea Mlle Anderson à prendre de nouveau la parole, ce qu’elle fit d’une voix qu’elle cherchait à rendre ferme, mais qui tremblait malgré elle.

– Je suis rentrée après avoir erré dans les rues d’Oxford à la recherche de Jean. Je pressentais un malheur. Lorsque vous m’avez annoncé que M. Holmes avait été gravement blessé, j’ai immédiatement compris qui était le coupable. Tout s’est instantanément mis en place dans mon esprit et j’ai deviné que Jean ne pouvait être que dans ma chambre. Je m’y suis enfermée, et M. Lescault m’a tout raconté.

– J’étais bouleversé, je ne comprenais plus mon geste. Préméditer la mort d’un homme est une chose, et passer à l’acte en est une autre. J’étais anéanti par ce que j’avais osé faire. Certes, j’avais voulu venger mon frère, mais ce faisant, j’étais devenu, comme lui, un meurtrier. Je ne sais toujours pas comment j’ai pu oser faire ce que j’ai fait pendant ces derniers mois. Je ne peux l’expliquer que par la folie. Je sais bien qu’une telle justification est absurde, puisque j’avais prévu toutes les étapes de mon crime. Je ne cherche pas à me soustraire à la justice. J’essaye juste de vous expliquer ce qu’il s’est passé en moi…

Le jeune Français attacha son regard sur Mlle Anderson, qui s’était reprise et dont l’expression me parut, une fois encore, étrangement décidée.

– Elisabeth a fait preuve d’un courage dont je ne la remercierai jamais assez. Elle m’a écouté calmement et nous avons délibéré ensemble de ce qu’il convenait de faire. Nous en avons conclu qu’une confession écrite – celle-là même qui est posée sur votre table de chevet – serait moins pénible qu’une confession orale. Mon devoir était de me dénoncer afin qu’un innocent ne soit pas accusé à ma place. Mais vous m’avez devancé et posé devant le fait accompli, et je suis heureux d’avoir pu parler devant vous. Je remercie la Providence qui vous a sauvé la vie et m’a permis de ne pas devenir un assassin. A présent, je suis prêt à me constituer prisonnier. Je ne souhaite plus votre mort. La journée d’hier m’a fait comprendre bien des choses. Je suis en paix avec moi-même pour la première fois depuis des mois et peut-être même des années.

M. Lescault avait prononcé ces derniers mots d’une voix émue mais parfaitement ferme, tandis que la jeune fille lui serrait la main. Il était évident que le repentir de notre coupable était tout à fait sincère. Holmes hocha la tête :

– Monsieur Lescault, ce que vous venez de faire est unique dans les annales du crime. Jamais je n’ai assisté à des aveux complets dirigés à l’homme qui avait manqué d’être assassiné. J’ignore si je fais bien, mais je n’estime pas qu’il soit de mon devoir de vous arrêter.

Un sourire radieux illumina le visage de Mlle Anderson, tandis que son fiancé fixait le détective avec incrédulité.

– Mais, monsieur Holmes… parvint-il à articuler.

– Si vous tenez vraiment à être mis en état d’arrestation, je puis vous rendre ce service, mais je n’en vois pas, pour ma part, l’utilité. Je ne doute pas un instant de votre bonne foi et je pense en effet que l’attentat que vous avez perpétré contre moi n’était dû qu’à une crise de folie. Je pense que si vous étiez venu cette nuit dans ma chambre pour venger votre frère, comme vous en aviez l’intention, vous n’auriez pas pu passer à l’acte. Comme vous l’avez très justement dit vous-même, il y a un abîme entre la préparation et l’exécution d’un meurtre de sang-froid…

Mon ami se tourna vers moi :

– Qu’en pensez-vous, Watson ? Votre silence est-il approbateur ? Ce n’est pas la première fois que je sollicite votre avis dans des cas que je qualifierais de litigieux. Celui-ci est-il du ressort de la police ?

– Je ne le pense pas, répondis-je lentement. M. Lescault a prouvé, cette nuit, qu’il ne voulait plus attenter à votre vie. Je ne sais si nous pouvons, médicalement parlant, qualifier de folie la préparation d’un assassinat, mais je pense, en tout cas, que M. Lescault a connu le seul châtiment qui puisse faire changer les intentions d’un homme : sa condamnation par sa propre conscience, à côté desquelles les lois humaines ne sont rien.

J’avais parlé en toute sincérité, quoique je n’eusse pu retenir un frisson en songeant que l’homme qui se tenait en face de moi avait failli tuer mon ami quelques heures auparavant. Mais je sentais que son repentir était sincère ; l’envoyer en prison n’aurait servi qu’à briser deux bonheurs naissants.

M. Lescault se leva alors et alla serrer sans un mot la main du détective, puis la mienne. Puis ce fut au tour de Mlle Anderson de s’approcher timidement.

– Comment pourrai-je jamais vous remercier, monsieur Holmes ?

Mon ami ne répondit rien, mais le sourire s’accentua sur ses lèvres. La jeune fille sembla hésiter un instant, mais Holmes arrêta d’un regard les mots qu’elle s’apprêtait à prononcer. Elle se tourna vers moi.

– Docteur Watson, je ne sais comment vous exprimer ma gratitude.

– Soyez heureuse, mademoiselle.

Elisabeth Anderson me répondit par un sourire et tous deux quittèrent la pièce. A peine avaient-ils refermé la porte que mon ami repoussa la couverture :

– Nous partons, Watson.

Je restai un instant abasourdi avant de pouvoir articuler un mot :

– Holmes, votre blessure…

– Balivernes ! Allez préparer vos affaires, ordonna-t-il d’un ton qui n’admettait pas de réplique.

– Mais enfin, le jour se lève à peine, que va penser Mlle Swann…

Je m’interrompis net et me mordis les lèvres. Holmes posa sur moi son regard tranchant comme l’acier et répondit froidement :

– Mlle Swann pensera ce qu’elle voudra.

Je quittai la pièce sans même essayer de protester. J’avais compris, à la voix de Holmes, que toute tentative de le fléchir serait vaine : il ne resterait pas une minute de plus dans cette demeure. Je me sentais mal à l’aise. Certes, le récit de M. Lescault devait avoir plongé mon ami dans des abîmes d’embarras, je le comprenais fort bien, mais ce départ précipité ressemblait trop à une fuite pour que je pusse l’approuver.

Tandis que j’entassais à la hâte mes vêtements dans ma valise, je compris que ce que je ne pouvais m’empêcher de considérer comme une lâcheté n’était que l’incapacité totale du détective à faire face à ce genre de situations. Holmes avait été confronté, au cours de sa vie, à de dangereux criminels qui n’auraient certainement pas reculé devant un meurtre de plus. Il avait lutté contre le professeur Moriarty et était sorti victorieux de ce combat à mort, il avait arrêté le colonel Moran au moment où ce dernier pensait l’assassiner de sang-froid, il était venu à bout de Stapleton, du docteur Roylott, il venait d’échapper de justesse à une autre tentative de meurtre, et voilà qu’il ne pouvait regarder en face une femme qui n’avait commis d’autre crime que celui de l’aimer… Sans nul doute, il eût mille fois préféré la haine de Mlle Swann et sa véritable culpabilité.

Mais comment aurait-il pu réagir autrement, lui dont l’implacable logique avait réduit le sentiment amoureux à un simple facteur qu’il prenait en ligne de compte, au cours d’une enquête, parmi les mobiles des criminels ; lui qui peut-être – l’ignorance totale que j’avais du passé de mon ami m’apparut ce matin-là avec plus de force que jamais – n’avait jamais connu, auparavant, ce genre de situation ? Il me sembla, tout à coup, que je le comprenais. Il n’aurait su que dire à Mlle Swann, aurait aggravé les choses. Partir comme un voleur, avant l’aurore, était pour lui la seule solution acceptable, peut-être même honorable.

.

Nous franchîmes donc le seuil de Limbrough Hall par un matin d’hiver glacé, huit jours après l’irruption de Mlle Swann dans notre salon de Baker Street. Le ciel était d’un bleu presque blanc, et la ligne rose de l’horizon entrecoupée des branches noires et grises des chênes qui entouraient le manoir. C’aurait été une belle matinée sans la tension que je sentais dans l’air froid et piquant. J’avais de nouveau le pressentiment que quelque chose allait se produire, quelque chose que le détective n’avait pas prévu.

J’allai réveiller George, le cocher, qui s’empressa d’atteler les chevaux, un peu étonné de ce départ matinal et peu cérémonieux. Holmes semblait bouillir d’impatience. Le moindre faux mouvement du cocher, tandis qu’il préparait la voiture, arrachait à mon ami des soupirs d’exaspération.

Enfin, tout fut prêt. Je m’approchais de la voiture, dans laquelle George chargeait les bagages, lorsqu’une voix retentit derrière nous :

– Monsieur Holmes !

Je me retournai involontairement, et mon ami, qui, de pâle qu’il était, était soudain devenu livide, m’imita alors même qu’il s’apprêtait à monter dans la voiture.

Mlle Swann était debout sur le seuil du manoir, drapée dans son long manteau gris perle. Sa pâleur n’avait rien à envier à celle de Sherlock Holmes, qui, après avoir considéré un instant la jeune femme, marcha lentement, comme à regret, jusqu’en bas du perron.

– Avez-vous vu Mlle Anderson ? demanda-t-il d’une voix mal assurée.

Mlle Swann acquiesça sans articuler un seul mot.

Je sais bien que je n’aurais pas dû être témoin de cette dernière scène. J’aurais dû monter dans la voiture et attendre mon ami, en me plongeant dans la muette et intense contemplation de mes chaussures. Mais je ne fis rien de tout cela. Je restai à côté de George, pétrifié, le regard tourné vers Mlle Swann. Mais elle ne me voyait pas. Ses yeux étaient fixés sur mon ami.

– Je voudrais… commença-t-elle.

Holmes l’interrompit d’un geste de la main.

– Je ne crois pas qu’une explication supplémentaire soit nécessaire, mademoiselle Swann, dit-il avec une douceur qui me surprit. Je vous demande humblement pardon.

– Pardon de quoi ?

La jeune femme avait employé un ton presque agressif.

– Je vous croyais coupable et j’ai agi en conséquence, de façon à ce que vous n’ayez aucune méfiance, de façon à ce que vous me croyiez totalement votre dupe. Je n’avais pas compris. Je vous croyais une parfaite actrice. Je ne voulais pas…

Ce fut au tour du détective de s’interrompre. Je vis trembler légèrement les lèvres de Martha Swann, tandis que sa main se crispait sur son manteau. Holmes articula lentement :

– Mademoiselle Swann, vous avez rencontré, il y a quelques années, un certain Sigerson, de passage à Florence. Je crois que vous devriez l’oublier et considérer qu’il a trouvé la mort dans son pays natal.

De nouveau, la jeune femme voulut dire quelque chose, mais Holmes s’inclina respectueusement devant elle et se retourna vers moi. Je la saluai à mon tour, sans trop savoir ce que je faisais, tout aussi embarrassé que mon ami. Puis nous montâmes dans la voiture au milieu d’un silence que ne venait pas même rompre le bruissement des branches dans le vent. Au moment de partir, mon regard fut attiré une dernière fois vers Limbrough Hall. Mlle Swann n’avait pas bougé. Seulement, son long manteau était tombé à terre et elle apparaissait à présent vêtue d’une simple chemise de nuit, les bras et les épaules nus, terriblement belle et vulnérable à la fois.

Holmes ne tourna pas la tête.

Les chevaux partirent au trot et le manoir fut bientôt dissimulé par les arbres. Mon compagnon regardait fixement droit devant lui ; je n’osais l’aborder, par crainte d’une réaction violente, à en juger par l’état de tension extrême dans lequel il se trouvait. Ni lui ni moi ne prononçâmes un mot jusqu’à Oxford. Nous attendîmes le train dans le silence le plus total, et ce n’est qu’une fois que nous fûmes installés dans un compartiment que Sherlock Holmes se décida à parler.

– Watson, commença-t-il d’une voix neutre, je vais vous demander un immense service.

– Bien sûr.

– Cette affaire doit rester strictement… confidentielle. Tout ce qui s’est passé à Limbrough Hall durant ces derniers jours resteront entre vous et moi.

J’acquiesçai. Les derniers événements m’avaient presque ôté la parole. La fin de cette aventure me semblait aussi incroyable qu’absurde, et je n’avais vécu les dernières heures que dans un état de semi-conscience brumeuse que notre veille nocturne ne contribuait pas à éclaircir. De plus, j’aurais été bien incapable de trouver les mots justes ; comment parler des mystères de l’amour avec un homme qui, bien qu’il fût mon ami le plus proche, demeurait à mes yeux la plus indéchiffrable énigme et la personne la plus indifférente au sentiment amoureux qu’il m’a été donné de connaître tout au long de ma vie ? J’ignorais totalement ce que Holmes pouvait bien ressentir à ce moment précis. La seule chose que je comprenais confusément était qu’il s’en voulait d’avoir pu, par son comportement amical qui pour lui n’était qu’un rôle destiné à endormir la confiance de celle qu’il croyait coupable, entretenir une illusion dans l’esprit de la jeune femme. Mis à part cela, je ne savais rien ; le visage fermé de mon ami ne pouvait rien m’apprendre, et une question n’eût pas, j’en avais la certitude, entraîné de réponse.

Un sourire crispé apparut sur les lèvres du détective.

– Je vous demande pardon, Watson. Je risque de n’être guère bavard aujourd’hui.

.

Nous arrivâmes à Baker Street en début d’après-midi et la première chose que je m’empressai de faire fut de renouveler le bandage de mon ami dont la blessure avait mauvais aspect. J’en fis la remarque à Holmes qui se contenta de hausser les épaules et alla s’enfermer dans sa chambre, où Mme Hudson lui apporta son repas sans qu’il daignât même la remercier, comme elle me le dit à voix basse, sur un ton où l’irritation le disputait à l’inquiétude. Je ne vis réapparaître le détective que le soir, le visage plus détendu mais l’air toujours sombre, au moment où, las d’attendre, je m’apprêtais moi-même à aller me coucher. Je cherchai désespérément que dire, mais il me devança :

– Pardonnez mon attitude d’aujourd’hui, Watson, je vous en prie. J’avais besoin d’un peu de silence et de solitude.

– Je comprends.

Holmes poussa un soupir et se laissa tomber plutôt qu’il ne s’assit dans un fauteuil. Je vis, non sans inquiétude, son regard errer du côté de la cheminée. Tout se passait comme si nous en étions revenus au point de départ, à l’inaction totale ; et cette affaire, censée aider mon ami à sortir de l’état de prostration nerveuse auquel il était sujet, n’avait fait qu’aggraver les choses…

– Non, Watson, pas aujourd’hui, me dit-il avec un sourire, rassurez-vous.

Holmes s’empara de sa pipe et l’alluma avant de déclarer :

– Vous avez été d’une patience à toute épreuve, mon ami. Le moins que je puisse faire est de lever les dernières questions qui pourraient subsister dans votre esprit au sujet de cette affaire…

– J’ai entendu comme vous le récit de M. Lescault, répondis-je, mais je n’arrive toujours pas à comprendre comment vous en étiez arrivé à la conclusion de sa culpabilité, ni surtout à la complicité involontaire de Mlle Anderson et de Mlle Swann.

A la mention de ce dernier nom, je vis un léger nuage passer sur le front de Sherlock Holmes, mais il se reprit instantanément :

– Dès le début, je me suis méfié de Mlle Swann. L’écriture de la lettre que l’on avait soi-disant « remplacée » était une imitation trop parfaite de celle de notre cliente. Mes soupçons étaient éveillés, mais je n’étais pas en mesure de les exprimer avec précision. Ce n’est qu’une fois à Limbrough Hall qu’ils ont commencé à se faire plus concrets.

– L’encre ? proposai-je.

– Parfaitement, Watson ! Vous avez remarqué cela ?

– Sur le moment, je me suis demandé ce qui pouvait bien vous intéresser sur le bureau de Mlle Swann, le soir où nous sommes arrivés au manoir. Je comprends à présent.

– Non seulement l’encre était de la même teinte violette que nous avions déjà remarquée, mais le papier à lettres était lui aussi strictement identique. L’hypothèse d’un voleur totalement extérieur au manoir, déjà fortement réduite en raison de l’absence d’empreintes, devenait de moins en moins plausible. Certes, on pouvait avoir poussé le vice jusqu’à venir écrire la « fausse » lettre sur le bureau même de Mlle Swann, mais à quoi cela eût-il servi, à part à prouver que le coupable avait tout pouvoir sur son univers quotidien ? Je me suis alors interrogé sur l’intérêt d’avoir remplacé la « vraie » lettre par une autre identique en tous points, excepté la signature. Cela ne faisait qu’amener Mlle Swann à nous parler de M. Ryder, et nous laisser entrevoir une seule piste possible, et peut-être du danger, afin de nous attirer à Limbrough Hall. Et j’ai marché, Watson, stupidement, sans me poser la moindre question !

« Seulement, après avoir vu cette encre, ce papier, mes soupçons ont été éveillés. Je me suis alors souvenu d’une chose pour le moins étrange : lors de la première visite de Mlle Swann à Baker Street, elle ne semblait pas redouter de danger véritable, alors que l’on s’était tout de même introduit dans sa chambre, durant son sommeil ! Je veux bien que notre cliente soit une femme d’une trempe exceptionnelle, Watson, mais il me semble que la crainte aurait dû la retenir chez nous, quand bien même nous serions-nous livrés à quelque indiscrétion à ses dépens. Mais le lendemain, sa peur était bien visible. Trop visible, même. Il y avait là une contradiction. L’idée m’est venue que Mlle Swann pouvait jouer la comédie, mais j’ignorais dans quel but…

« Une des hypothèses plausibles était qu’elle souhaitait accuser un des habitants de Limbrough Hall – je penchais pour son frère, d’un tempérament colérique, avec qui elle s’était disputée, qui lui réclamait fréquemment de l’argent – afin de l’éloigner en en faisant un suspect idéal pour la police ainsi que pour moi. Je crus, le lendemain matin, que cette hypothèse était la bonne, puisque l’événement nocturne renforçait les soupçons autour de l’un des habitants du manoir, personne n’ayant pu s’introduire à l’intérieur sans être doué du pouvoir de passer à travers les murs. Et nous étions, Watson, vous et moi, les témoins impartiaux, les garants de cette nouvelle impossibilité qui avait eu lieu sous nos yeux…

« Je m’attendais donc à ce qu’un faisceau d’indices finisse par converger vers l’un des suspects. Mais rien n’apparaissait, rien ne se passait. Notre voleur semblait avoir complètement disparu. Mais si quelqu’un voulait véritablement faire chanter Mlle Swann, pourquoi ne pas se manifester, pourquoi ne rien réclamer ? J’ai donc cru qu’il me suffisait d’attendre pour obtenir des éléments nouveaux qui me conforteraient dans mes doutes, sans laisser croire à Mlle Swann que je la soupçonnais d’être l’instigatrice de cette manipulation.

« Mais, vous l’avez constaté aussi bien que moi, rien ne s’est produit pendant quatre jours. Si notre cliente voulait se débarrasser de son frère, pourquoi laisser passer tant de temps alors qu’elle avait réuni les témoins nécessaires ? J’avoue que je ne comprenais plus… Or, vous le savez, Watson, la patience ne fait partie de mes qualités que lorsque je suis absolument certain qu’elle sera récompensée. D’autant plus que rien n’était vérifiable, rien ne pouvait prouver que les objets avaient bel et bien disparu, ni que l’anneau de Mlle Swann ne lui avait pas été rendu au moment de la rupture des fiançailles – ce qui était d’ailleurs le cas : elle s’est contenté de ressortir cet anneau afin d’embrouiller encore davantage les choses. Je ne pouvais être sûr de rien. J’ai soudainement pensé que l’on cherchait à m’attirer à Limbrough Hall, pour une raison que j’ignorais, ou peut-être à m’éloigner de Londres ; la seule solution pour le savoir était alors de feindre mon départ. J’étais persuadé que, si la véritable raison de ce scénario était de me retenir au manoir, très rapidement un nouvel événement aurait lieu – ce qui n’a pas manqué de se produire, d’ailleurs.

« J’ai profité de cette petite escapade pour me rendre à St James Cross, le village d’où étaient originaires les Ryder. Il ne m’a pas été trop difficile, en faisant valoir mon titre de détective, quoique non officiel, de consulter un certain nombre de documents confidentiels, parmi lesquels j’ai trouvé une lettre de M. Frank Ryder, adressée au vicaire de la paroisse, dont le contenu, vous l’imaginez bien, m’importait peu. Ce qui m’a davantage intéressé a été de constater que l’écriture du fiancé de Mlle Swann n’avait absolument rien à voir avec celle du billet trouvé dans sa chambre. On peut certes ne pas reconnaître une écriture, mais oublier celle de l’homme avec qui l’on a été fiancée m’a semblé quelque peu invraisemblable, d’autant plus que Mlle Swann m’avait affirmé catégoriquement que le billet était bel et bien de M. Ryder.

« Vous comprendrez mieux, dès lors, mon attitude envers Mlle Swann, que vous avez dû juger désinvolte : j’avais la preuve qu’elle nous mentait, je savais donc qu’elle ne risquait rien… Si j’avais vu que l’écriture de M. Ryder coïncidait avec celle du billet, je serais revenu à Abernott immédiatement. J’avais la preuve de la culpabilité de notre cliente, sans parvenir à percer à jour son mobile profond. Bien entendu, pas un instant je ne m’étais imaginé que…

Holmes s’interrompit, visiblement embarrassé, avant de reprendre d’une voix moins assurée :

– Bref, ce n’est que lorsque vous m’avez parlé du fiancé de Mlle Anderson que j’ai compris que la raison venait de là : cet homme était tombé malade à peu près le jour de notre arrivée, et n’avait pu sortir de chez lui. Il souhaitait donc me faire revenir pour tenter de nouveau sa chance. De toute évidence, l’apparition de ce nouveau billet pendant la nuit qui a suivi mon départ m’était indirectement destiné. Mais pourquoi souhaiter me retenir à Limbrough Hall ? J’avais télégraphié à Scotland Yard : rien ne s’était passé à Londres. Si Mlle Swann ne cherchait pas à faire retomber les soupçons sur son frère, une seule possibilité restait : c’était moi qui étais visé.

« Il ne m’a pas été très difficile, en me rendant à l’hôtel que vous m’aviez indiqué, à Oxford, d’obtenir le nom du mystérieux fiancé de Mlle Anderson. Ce n’est qu’à ce moment que j’ai eu la confirmation des mobiles de notre étrange voleur. Lescault… Je m’étais occupé de l’affaire, il y a de cela quelques années, alors que j’étais en France – vous devez vous souvenir que j’y ai passé quelques temps…

– Oui, c’était au début de l’année 1891, précisai-je.

– Exactement. Le reste coulait de source : un membre de la famille de l’homme que j’avais contribué à faire arrêter avait décidé de venger sa mort. Lorsque vous êtes reparti pour Limbrough Hall hier matin, je suis allé à pied jusqu’au manoir pour constater qu’un homme m’y avait précédé. Je voyais distinctement vos empreintes, qu’il m’a été aisé d’identifier, mais d’autres pas se dessinaient clairement sur le chemin. J’ai pris alors toutes mes précautions. Après tout, l’intrus pouvait très bien m’attendre au détour d’un arbre. Mais il n’en était rien : j’ai vu, aux traces qu’il avait laissées, qu’il avait attendu avec impatience pendant quelques temps dans un des fossés qui bordent la propriété. J’imagine que vous étiez en train d’effectuer votre petite inspection extérieure, vous et M. Swann.

– Mon Dieu, Holmes ! m’exclamai-je. Vous voulez dire que, pendant que nous vérifiions minutieusement les abords du manoir, cet homme était caché dans un fossé, à quelques mètres de nous ?

Mon ami esquissa un sourire.

– Bien sûr, Watson, voilà pourquoi l’absence de traces a de nouveau été un mystère pour tout le monde. La question posée n’était pas la bonne : il ne fallait pas se demander comment il était entré dans le manoir, mais quand il y avait pénétré… Il est entré par la porte de derrière, dont il a forcé la serrure avec un canif. Les éraflures étaient très nettes. Mais par la suite, l’accident dont j’ai été victime, dans les souterrains, a quelque peu distrait l’attention générale, et personne n’a songé à vérifier les abords immédiats de Limbrough Hall à ce moment-là.

« La conversation que vous avez surprise entre notre cliente, sa cousine et la femme de chambre laissait entendre que Mlle Swann ne s’attendait pas à recevoir un nouveau billet. Pour moi, cela ne pouvait signifier qu’une chose : elle s’était désolidarisée de son complice, et Mlle Anderson avait pris la relève – ce qui était confirmé par le fait que le papier avait été glissé sous la porte, et non découvert, comme la fois précédente, sur le bureau. Cela ôtait beaucoup de fantastique à l’affaire… Je m’imaginais stupidement que M. Lescault n’avait pas immédiatement fait part à Mlle Swann de ses projets réels, et qu’une fois qu’elle les avait appris, elle avait refusé de continuer le jeu qu’il lui demandait.

« En réalité, elle ignorait tout, y compris la culpabilité involontaire de sa cousine, y compris même l’existence de Lescault ; mais elle avait dû comprendre que j’étais visé, puisqu’elle a refusé de me rappeler alors que le danger commençait véritablement pour elle – après tout, l’inconnu qui avait glissé ce nouveau billet sous sa porte pouvait bien chercher à la faire chanter – et qu’elle m’a par la suite instamment prié de partir. Mais elle ne pouvait rien dire, car il lui aurait fallu expliquer pourquoi elle avait monté tout ce scénario romanesque…

« Comme Mlle Anderson, au contraire, avait insisté pour me faire revenir à Limbrough Hall, mes soupçons se sont reportés sur elle ; j’ai donc cru que le coupable se cacherait dans sa chambre. Et cette erreur a bien failli me coûter la vie ! Je pensais que Lescault attendrait la nuit pour agir, aussi ne me suis-je absolument pas méfié lorsque M. Niels m’a affirmé avoir entendu du bruit à la cave. Pourtant, j’aurais dû me poser des questions lorsque Mlle Anderson est tout de même partie pour Oxford. Je pensais que, son complice étant dans la place, elle s’empresserait au contraire de prétexter je ne sais quoi afin de rester avec lui et d’empêcher toute fouille de sa chambre. Mais après tout, elle pouvait bien, elle aussi, jouer la comédie…

– Enfin, Holmes, protestai-je, comment avez-vous pu, pendant une seule seconde, croire Mlle Anderson capable d’une telle duplicité ?

– En vertu de ma première règle, Watson, me répondit froidement le détective : ne jamais juger qui que ce soit sur les apparences, pas même la jeune fille la plus charmante et la plus innocente qui soit. Mais il est vrai, ajouta-t-il avec ce rire silencieux qui n’appartenait qu’à lui, que les femmes sont votre spécialité et non la mienne. L’erreur monumentale que j’ai commise au cours de cette enquête qui aurait dû être ridiculement simple en est la preuve !

Je ne trouvai rien à répondre. Holmes laissa un instant errer son regard, puis reprit :

– En un mot, je soupçonnais toute la maisonnée, à l’exception de Sebastian Swann, sur qui se concentraient tous les indices, mais qui aurait eu tout le temps de me chercher à me tuer durant les quatre jours que nous avons passé à Limbrough Hall, s’il avait été complice de Lescault. Restaient les femmes, qui pouvaient me retenir afin de laisser le champ libre au jeune Français : Mlle Anderson parce qu’elle était sa maîtresse, ou plutôt sa fiancée, Mlle Swann parce qu’elle avait tout fait pour m’attirer au manoir, Livia et M. Niels par fidélité envers la maîtresse de maison ou sa cousine, ou bien encore pour reporter les soupçons sur M. Swann.

« Et je me suis trompé sur toute la ligne, Watson…

Je ne pus me retenir et posai la question qui me brûlait les lèvres :

– Mais enfin, Holmes, comment se fait-il que vous n’ayez pas vu la seule chose qui sautait aux yeux de tout le monde ?

A peine avais-je prononcé ces paroles que je les regrettai, en voyant mon compagnon se renfrogner. Je voulus m’excuser, mais Holmes esquissa un sourire et répondit lentement :

– Avez-vous lu le Don Quichotte, Watson ?

Je ne compris pas immédiatement la question. Puis, étonné de cette sortie aussi inattendue qu’inadéquate à la situation, je répondis machinalement :

– Oui, mais je ne vois pas…

– Vous souvenez-vous, poursuivit Holmes sur le même ton posé, d’une aventure arrivée au Chevalier à la Triste Figure à la fin du roman, une aventure dans laquelle apparaît une certaine Altisidore ?

Je regardai le détective avec une certaine inquiétude. Ce genre de propos ne lui était pas habituel et je ne comprenais toujours pas où il voulait en venir, mes souvenirs littéraires étant quelque peu rouillés. « Le Chevalier à la Triste Figure », avait-il dit. L’idée que ce surnom convenait parfaitement à mon ami lui-même me frappa à cet instant et, incapable de me concentrer sur le récit du Quichotte, je hochai négativement la tête.

– Non, je crains de ne pas me le rappeler.

Holmes poussa un soupir.

– Don Quichotte, après je ne sais combien de pages d’errance, est magnifiquement accueilli par un duc et une duchesse, qui ont lu le récit de ses premières aventures et feignent de le traiter en véritable héros de la chevalerie afin de se divertir à ses dépens. Au milieu de nombreuses histoires burlesques auxquelles ils le font participer – et auxquelles il croit dur comme fer –, ils font jouer à une demoiselle de la cour, jeune, belle et excellente comédienne, le rôle de l’amoureuse éperdue… A moins que cette demoiselle ne décide d’elle-même de jouer un tour à ce chevalier si grotesque, ajouta lentement le détective, comme s’il cherchait dans sa mémoire. Oui, ce doit être cela. Toujours est-il qu’elle feint pour lui un amour sans limites, dans le seul but de le ridiculiser.

« Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, Watson, le beau sexe est davantage votre domaine que le mien. Vous avez parfaitement compris, et je n’ai rien vu… Ou plutôt… Pour être franc… Suite à certaines paroles de Mlle Swann, lorsque nous étions à Montpellier, suite à ses lettres, j’aurais pu croire… C’est la raison pour laquelle je ne voulais pas lui écrire. Je ne voulais pas qu’elle s’imagine, de son côté, que…

Jamais je n’avais vu mon ami aussi embarrassé. Il détourna la tête.

– Mais dès lors que nous sommes arrivés à Limbrough Hall et que j’ai compris que Mlle Swann nous mentait, cette pensée a totalement disparu de mon esprit. Je n’ai plus pensé qu’au motif de ce mensonge, mais étant aussi peu initié que notre chevalier errant à ce sentiment que l’on appelle l’amour, je n’ai pas imaginé une seule seconde que ce que je croyais être un piège ait pu être la vérité. Je me suis cru plus malin que Don Quichotte, murmura Holmes avec un sourire quelque peu amer, et j’ai voulu répondre à Mlle Swann…

Il me sembla que ce nom franchissait difficilement le seuil de ses lèvres.

– J’ai voulu lui répondre, disais-je, sur le même ton. J’ai feint de ne pas la croire coupable, j’ai feint…

Mon ami se leva brusquement, et le geste presque violent qu’il fit lui arracha un gémissement. Il porta la main à son épaule, dans un réflexe douloureux, et se dirigea vers la porte de sa chambre.

– Même vous, Watson, vous avez douté de mes sentiments, n’est-ce pas ?

Je sursautai. Holmes s’était retourné vers moi et me dévisageait de son regard si profondément scrutateur. Je ne pus m’empêcher de rougir et balbutiai une vague réponse.

– Je croyais que vous me connaissiez mieux que cela, mon ami. Cela prouve du moins que je ne suis pas un si mauvais comédien…

Le détective ouvrit la porte de sa chambre et s’arrêta un instant sur le seuil.

– Watson…

La voix de mon ami tremblait un peu.

– J’aimerais, s’il est possible, que nous enterrions ce sujet à tout jamais.

.

Mais il était écrit que Mlle Swann ferait de nouveau, par deux fois, irruption dans la vie de Sherlock Holmes.

Quelques jours après l’aventure de Limbrough Hall, alors que la neige venait frapper à nos carreaux, je reçus une lettre provenant de Plymouth. L’écriture sur l’enveloppe m’était totalement inconnue. Intrigué, je l’ouvris pour constater qu’elle était de Sebastian Swann.

Le fait qu’elle me fût adressée plutôt qu’à mon ami m’embarrassa, mais je fis tout de même part à Holmes, qui me fixait de son regard scrutateur depuis le canapé où il était assis, du nom de l’auteur de cette lettre. Le détective, en constatant mon trouble, m’adressa un sourire bienveillant :

– Allons, mon cher ami, ne faites donc pas cette tête-là ! Je m’y attendais. Tout ceci est dans l’ordre des choses. Lisez donc cette lettre sans gêne, et si vous estimez que je dois à mon tour avoir connaissance de son contenu, vous m’en ferez part.

Je reportai donc mon attention sur les deux pages noircies d’une écriture quelque peu malhabile mais volontaire :

« Plymouth, le 12 février 1896.

« Cher docteur Watson,

« Pardonnez-moi de prendre la liberté de vous écrire afin de mettre un point final à l’histoire qui nous a réunis pendant quelques jours à Limbrough Hall. J’aurais souhaité envoyer cette lettre à M. Holmes, mais je n’ai pas réussi à poser le premier mot en haut de la page. Il m’a semblé plus facile, je ne sais pourquoi, de m’adresser à vous.

« Mlle Anderson m’a fourni des explications à propos des événements qui ont bouleversé Limbrough Hall il y a peu, et dont, m’a-t-elle dit, M. Holmes avait découvert, je ne sais comment, les véritables raisons et enjeux. J’étais le seul à n’avoir rien compris à ce qui se jouait autour de moi. A présent que Mlle Anderson m’a éclairé, je suis plus à même de faire la part des choses et de vous remercier, vous et votre ami.

« La vie au manoir a considérablement changé depuis votre venue. Je ne savais, la semaine dernière, si je devais m’en irriter ou m’en réjouir, mais j’ai depuis pris conscience de la nécessité, à laquelle se trouve un jour confronté tout homme, d’affronter son destin au lieu de le fuir. Ce jour est venu pour moi, et j’en suis presque heureux. Voilà bien longtemps déjà que j’aurais dû quitter cette vieille demeure familiale où le passé m’empêchait de me construire un quelconque avenir. Je vous en avais déjà fait la confidence. Vous m’aviez incité à partir mais je n’étais pas en mesure de vous écouter.

« A présent, les choses ont changé. Je me suis décidé. Demain, un bateau fait voile vers l’Amérique, où je vais tâcher de me rendre digne de mon père. Si je ne sers pas ma patrie avec autant de gloire qu’il l’a fait, du moins mènerai-je une vie plus libre et plus honorable que celle que j’ai menée jusqu’à présent.

« Mlle Anderson et moi avons eu une longue explication qui a le mérite d’avoir mis les choses au clair. Ma cousine et M. Lescault ont annoncé leurs fiançailles le lendemain de votre départ. Pour moi, qui étais ignorant des événements de la nuit, cette nouvelle était la plus inattendue et la plus accablante qui pouvait arriver. Ne vous avais-je pas dit, docteur, que ma sœur et moi partagions une malédiction amoureuse ?

« M. Lescault va bientôt épouser Mlle Anderson, et tous deux envisagent d’aller habiter à Londres, où le talent d’orfèvre de M. Lescault pourra être reconnu selon ce qu’il mérite. Vous imaginerez sans peine que cette nouvelle m’a profondément affecté. Les deux jours qui ont suivi toutes ces révélations ont été difficiles pour tous. Mais je me sens à présent comme régénéré : ma vie vient de prendre un sens nouveau, qui n’est plus prisonnier de sentiments morts avant même d’avoir pu exister, et ce grâce à vous et à M. Holmes, que je vous prie de remercier en mon nom et place.

« Ma cousine – c’est le nom que je lui donnerai à présent – me prie de joindre sa gratitude et celle de M. Lescault à la mienne. Eux aussi ont finalement pris en main leur destin, débarrassés tout comme moi de certains fantômes qui empêchent de vivre véritablement, et libres grâce à la magnanimité de M. Holmes. Je vous le répète, je n’ai point osé écrire à votre ami, me sentant véritablement intimidé après les événements qui ont eu lieu au manoir. Mais j’aimerais qu’il sache à quel point je lui suis reconnaissant, ainsi qu’à vous.

« Veuillez me croire, docteur Watson,

« Très sincèrement vôtre,

« Sebastian Swann. »

Je relevai la tête. Mon ami m’observait en silence, derrière les volutes de fumée qui sortaient de sa pipe malodorante, le visage impénétrable. Sans hésiter, je lui tendis la lettre du jeune homme, qu’il parcourut sans mot dire, avant de retomber dans une apathie complète.

Depuis l’épisode de Limbrough Hall, Sherlock Holmes avait à peine bougé du canapé de notre salon de Baker Street, et cette inactivité totale, bien qu’elle ne fût pas ponctuée par les injections de cocaïne dont je ne pouvais supporter le spectacle, commençait à m’oppresser. Je ressentais le besoin d’un changement qui n’arrivait pas. J’en arrivais presque à souhaiter qu’un meurtre eût lieu sur le pas de notre porte. Holmes esquissa un sourire ; sans nul doute avait-il suivi, par je ne sais quel mouvement involontaire ou regard dirigé vers la rue, le fil de mes pensées. Ce sourire ironique ne fit qu’augmenter mon irritation.

– Puis-je connaître le motif de cette soudaine joie, Holmes ?

– Ce n’était pas de la joie, Watson. Je pensais aux habitants de Limbrough Hall. J’aurais mieux fait de ne jamais aller là-bas.

Pendant un bref instant, j’hésitai à répondre. Il m’avait bien fait comprendre, quelques jours auparavant, que le sujet était définitivement clos, et voilà qu’il le relançait de lui-même.

– Pourquoi dites-vous cela, Holmes ? Vous avez permis à ces gens de vivre selon leur cœur, d’affronter une vérité qu’ils s’ingéniaient à fuir. Cela ne se fait jamais sans heurts et sans grincements de dents, mais la situation actuelle est préférable.

– Oui, répéta-t-il pensivement, sans doute mon intervention a-t-elle été bénéfique. M. Lescault et Mlle Anderson vont connaître les joies du mariage et M. Swann celles des voyages…

Holmes arrêta d’un geste les paroles de protestation qui allaient jaillir de mes lèvres.

– Je sais ce que vous allez dire, Watson : mon cynisme est tout à fait déplacé. C’est qu’il m’est difficile d’avouer que ce que vous venez de me dire me réconforte grandement.

– Vous réconforte ? demandai-je, incrédule.

– Peut-être fallait-il en effet cette épreuve ultime à Jean Lescault pour être enfin en paix avec lui-même et pour épouser Mlle Anderson, peut-être M. Swann avait-il besoin d’être confronté à la réalité pour prendre les choses en main, et peut-être ai-je contribué, quoique involontairement, à rendre ces gens heureux…

– Bien sûr ! Pourquoi minimisez-vous le rôle que vous avez joué dans cette affaire ?

Holmes poursuivit sans prêter attention à mon intervention :

– Mon ami, relisez cette lettre. M. Swann n’oublie-t-il rien – ou personne ?

Je me sentis stupidement rougir. Je n’étais pour rien dans cette omission, dans le silence volontaire qu’observait Sebastian Swann à propos de sa sœur, mais il me sembla pendant un instant que le regard du détective qui pesait sur moi était clairement accusateur.

Si le jeune homme avait évoqué de façon allusive la « malédiction amoureuse » qui avait frappé leur famille, il ne disait rien de Mlle Swann, de son devenir, de ses sentiments. Le souvenir d’une jeune femme, vêtue d’une longue chemise de nuit, un manteau froissé à ses pieds, seule en haut des marches d’un perron comme sur une scène de théâtre au moment où le rideau va tomber, le souvenir d’une jeune femme dont les larmes venaient rehausser la beauté s’empara de mon esprit. Comme ces héroïnes tragiques emportées par leur inéluctable destin, elle s’était laissée prendre à son propre piège.

Holmes n’ajouta pas un mot ; il se leva brusquement, jeta un coup d’œil à la petite fiole posée sur la cheminée, haussa les épaules et alla à la fenêtre.

– Je ne serais pas surpris, Watson, que cette maussade journée ne nous apporte un client. Voilà un jeune homme qui, sans nul doute, vient me remettre un télégramme urgent…

.

L’affaire Swann n’eut donc aucune suite. Elle avait même à peu près déserté ma mémoire lorsque, deux ou trois ans plus tard, Holmes rentra un soir dans notre appartement de Baker Street de fort mauvaise humeur – une mauvaise humeur dont la pauvre Mme Hudson fit les frais. Aux questions que je me hasardai à lui poser, il se contenta de hausser les épaules en signe d’agacement, puis finit par me répondre sèchement que ses affaires ne me regardaient en rien. Quelque peu vexé par sa remarque acerbe, je m’efforçai de reporter toute mon attention sur la lecture d’un traité médical. Holmes, quant à lui, se dirigea vers la bibliothèque et en tira un gros livre qu’il contempla un instant avant de le feuilleter lentement, comme à regret. Soudain, sa voix s’éleva, lointaine et presque triste :

– Qu’aurais-je pu faire, Watson ? Mlle Swann est une jeune femme charmante, accomplie, intelligente, mais je n’ai jamais éprouvé, vous le savez, ce sentiment que l’on appelle l’amour… Et Mlle Swann ne fait pas exception à la règle… Trouvez-vous que ce soit une idée bien raisonnable de s’éprendre de quelqu’un comme moi ?

Je m’attendais tellement peu à de telles paroles que je faillis en lâcher mon livre. Je restai un instant sans rien dire, les yeux grand ouverts, cherchant à me convaincre que c’était bien mon ami, Sherlock Holmes, qui venait de prononcer ces mots. Il haussa les épaules avec un sourire fatigué, posa doucement le livre sur la table et se retira dans sa chambre après m’avoir souhaité une bonne nuit. Je n’avais pas pu articuler un mot, et lorsque la faculté de parler me revint, Holmes avait refermé la porte. Je m’approchai alors de la table et m’emparai de l’ouvrage qu’avait feuilleté mon ami.

Il s’agissait du deuxième tome de Don Quichotte, que Holmes n’avait probablement pas ouvert depuis des années.

Que s’était-il donc passé ? Avait-il croisé Martha Swann au théâtre où il s’était rendu ? Lui avait-il parlé ? Que s’étaient-ils dit ? A l’instant où l’écris ces lignes, je l’ignore encore, et je l’ignorerai probablement toujours. En vertu du silence que je lui avais promis, jamais je ne posai au détective la moindre question. Je me contentai, ce soir-là, de lire les premiers mots de la page à laquelle le Don Quichotte était resté ouvert sur la table:

« Le duc et la duchesse, avec les rois Minos et Rhadamanthe, se levèrent, et tous ensemble avec Don Quichotte et Sancho allèrent vers Altisidore, et la firent descendre de son catafalque. Elle, contrefaisant la pâmée, fit une grande révérence au duc, à la duchesse et aux deux rois, puis elle jeta les yeux sur Don Quichotte, et, en le regardant de travers, lui dit : "Dieu te pardonne, chevalier sans amour, puisque c’est par toi que j’ai demeuré en l’autre monde, à ce qu’il m’a semblé, plus de mille ans." »

Jamais je ne reçus d’autres confidences de la part de mon ami. Jamais plus nous n’évoquâmes le souvenir de Limbrough Hall, ni celui d’aucun de ses habitants. Mais je sais que l’amour que lui avait porté Mlle Swann a longtemps pesé sur ses épaules plus que toute autre chose. Sherlock Holmes, qui avait triomphé des plus grands criminels de cette terre, qui n’avait jamais craint de placer les hommes en face de leurs contradictions, de leurs vices et de leurs méfaits, qui se passait de la loi pour rendre sa propre justice, avait été contraint de fuir devant l’amour d’une femme.

Laisser un commentaire ?