Le problème à deux corps
Chapitre 1 : La vie privée de Sherlock Holmes
4568 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 30/11/2025 22:15
Chapitre 1 : La vie privée de Sherlock Holmes [1]
Le lecteur qui a pris la peine de lire attentivement les écrits que j’ai consacrés aux aventures de mon ami, M. Sherlock Holmes, aura sans doute noté les mentions qu’il m’est arrivé de faire concernant son caractère particulier et les brusques changements d’humeur dont il était l’objet. L’intérêt principal de mes récits résidant avant tout dans le raisonnement exceptionnel et les déductions extraordinaires de mon ami, je me suis efforcé, autant que faire se peut, de m’en tenir aux faits et à la logique. J’entends encore Holmes me faire remarquer que j’ai totalement échoué sur ce point et romancé bien trop à son goût ce qui lui apparaissait probablement comme des évidences mathématiques. Il me semble, cependant, que j’ai réussi à vulgariser auprès d’un public dont je m’étonne encore de la fidélité les méthodes rationnelles qui constituaient l’essence même de « la science de la déduction ». [2]
Je n’ai jamais répondu aux trop nombreux solliciteurs qui me réclamaient le récit de la vie privée de Sherlock Holmes et m’en suis toujours tenu aux comptes-rendus de ses enquêtes, mais, en me relisant, bien des années plus tard, je me rends compte qu’il m’est arrivé, plus souvent qu’à mon tour, de glisser nombre de remarques sur son caractère excentrique. A présent que me voilà vieux et nostalgique de cette époque d’aventures et de mystères, je me suis surpris à parcourir d’anciennes notes concernant des affaires où apparaissaient des personnalités connues et que je ne pouvais publier à l’époque. Mais la gloire et la renommée passant comme le reste, je suis à présent tenté d’exhumer quelques cas relativement anciens, survenus dans les premières années de ma collaboration avec Holmes, qui m’ont non seulement amené à admirer l’acuité et la vivacité de son esprit, mais également permis de mieux comprendre le fonctionnement atypique de celui qui allait devenir mon ami le plus cher.
Il me fallut bien des années, à la fois parce qu’il ne se livrait pas facilement et parce que son mode de pensée était unique en son genre, pour apprendre à connaître Sherlock Holmes, à comprendre ses manies et, malheureusement, le prix qu’il devait payer pour posséder un esprit aussi brillant et exceptionnel. Car le don extraordinaire qui était le sien s’accompagnait bel et bien d’une malédiction dont j’aimerais parler ici, et contre laquelle il a lutté toute sa vie.
J’ai évoqué dans « Une étude en rouge » la première enquête que je suivis aux côtés de Holmes, mais à aucun moment je n’ai, par la suite, cherché à expliquer comment, de spectateur imprévu et occasionnel, j’en suis venu à me trouver à ses côtés pour la plupart de ses affaires.
Il est temps, peut-être, de réparer cet oubli.
Après l’arrestation et la mort subite de Jefferson Hope [3], j’éprouvai le besoin de me changer les idées et quittai donc Baker Street quelques jours, pour la première fois depuis mon récent emménagement, ayant reçu l’invitation d’un de mes amis, le colonel Hayter [4], à venir passer quelques jours avec lui dans sa propriété située à trois heures de Londres. Cette semaine à la campagne eut sur ma santé tant physique que mentale un effet bénéfique, et pourtant je ne pouvais m’empêcher de penser à mon étrange colocataire et de me demander ce qu’il faisait tandis que je parcourais les sentiers du Surrey et profitais de la conversation et de la bibliothèque, toutes deux fort intéressantes et instructives, du colonel. Comme je narrais à ce dernier mes récentes aventures, il me regarda d’un air amusé.
– On dirait que vous vous êtes passionné pour cette affaire. Je ne vous savais pas si féru d’histoire criminelle.
– Je ne le suis pas d’ordinaire, admis-je, mais la manière dont Holmes a résolu ce qui demeurait un insondable mystère pour tout le monde, même pour Scotland Yard… je n’ai jamais rien vu d’aussi fascinant.
– Avez-vous l’intention de suivre votre détective sur une autre enquête ?
Je me rappelle avoir souri face à ce que j’estimais alors une question parfaitement incongrue.
– Bien sûr que non. J’ai saisi l’opportunité de voir par moi-même en quoi consistait son travail lorsqu’il me l’a proposé, mais l’occasion ne se représentera probablement pas.
En prononçant ces mots, j’étais parfaitement sincère. Je ne pouvais évidemment pas m’imaginer que j’allais passer près de vingt années de ma vie aux côtés de Sherlock Holmes, suivre de près plus de cinq cents affaires résolues par ses soins, et m’efforcer de l’aider dans la mesure de mes modestes capacités à chaque fois qu’il aurait besoin de moi. A cet instant, Sherlock Holmes n’était que mon colocataire, un homme excentrique et fort intéressant, mais dont je ne savais rien, ou à peu près, qui m’avait seulement laissé apercevoir un fragment de son quotidien et avec qui j’estimais n’avoir que peu de choses en commun. Le colonel Hayter, qui me connaissait bien, hocha la tête en souriant :
– Vous me semblez fasciné par cet homme autant que par les mystères qui lui sont donnés à résoudre ou que par ses facultés de déduction. N’avez-vous pas songé à écrire l’aventure que vous venez de vivre, en mettant à l’honneur votre colocataire ? Si vous la racontez de manière aussi captivante que vous venez de le faire avec moi, nul doute que vous trouverez votre public ! Edgar Allan Poe et Emile Gaboriau ont ouvert une voie que vous pourriez suivre.
Je me contentai de hausser les épaules en murmurant quelques banalités. Je me sentais quelque peu gêné, tout d’abord par la mention de ces deux auteurs, que j’avais moi-même cités devant Holmes et qu’il avait balayés d’un revers de main, ensuite parce que j’avais eu dans ma jeunesse des velléités littéraires. J’avais même, plus récemment, commis quelques nouvelles historiques que je n’avais jamais eu le courage de proposer à un éditeur. Les mots de mon ami étaient venus bien malgré moi raviver ce qui avait été plus qu’une lubie dans mes jeunes années, et si je ne l’évoquai pas devant lui, par pudeur ou par crainte qu’il ne me demandât de jeter un œil à ce que j’écrivais avant d’être moi-même résolu à le faire lire, je commençai à prendre en effet quelques notes sur l’aventure incroyable que nous avions vécue, Holmes et moi, une semaine auparavant.
Je rentrai à Londres quelques jours plus tard, revigoré par mon séjour au grand air, pour retrouver un Sherlock Holmes plus léthargique que jamais. Lorsque je poussai la porte de notre salon commun, il était allongé sur le canapé, triturant mélancoliquement les cordes de son violon, égrenant des notes discordantes dont le son n’était pas sans rappeler le miaulement colérique d’un chat malencontreusement échaudé. Il se redressa en m’entendant entrer, me salua d’un signe de tête et reprit sa posture alanguie, les yeux mi-clos, contemplant le feu qui brûlait dans la cheminée.
J’avais déjà pu constater cet état d’apathie chez Holmes à deux ou trois reprises depuis le début de notre colocation, et ne m’en étais pas préoccupé plus que cela, accaparé que j’étais alors par mes propres problèmes de santé ; d’ailleurs, ne m’avait-il pas prévenu qu’il lui arrivait de « rester des jours sans ouvrir la bouche » ? Cependant, à présent que je me sentais moi-même plus alerte que je ne l’avais été depuis mon retour d’Afghanistan, et que j’avais pu constater de mes yeux l’énergie que le détective était capable de déployer sur le terrain, cette attitude aux antipodes de ce à quoi j’avais pu assister durant ces quelques jours d’enquête m’intriguait, médicalement parlant, et commençait même à m’inquiéter quelque peu. Bien que nous ne fussions pas encore proches, ni même véritablement amis, j’éprouvais pour Holmes un sentiment d’admiration, et peut-être même, ainsi que l’avait suggéré Hayter, de fascination mêlée de curiosité et d’une certaine dose d’empathie. Peut-être pressentais-je déjà ce que je n’appris que petit à petit au sujet de ses accès de mélancolie et de la difficulté qu’il éprouvait à se tirer de ces moments de dépression qui l’assaillaient régulièrement.
Tandis que je rangeais certaines affaires dans le petit bureau qui, au salon, m’était réservé, Holmes dut sentir que les convenances lui dictaient de m’adresser la parole. Faisant un effort pour se redresser, il passa en position assise.
– Avez-vous passé une agréable semaine dans le Surrey ? me demanda-t-il d’une voix qui me parut faible et dépourvue d’énergie. J’espère que vous avez pu vous remettre de notre petite aventure.
– Je me sens parfaitement bien, je vous remercie, répondis-je. Je vous avoue que l’affaire de Lauriston Gardens m’avait ébranlé et que ces quelques jours à la campagne m’ont en effet été bénéfiques.
Il hocha la tête comme pour indiquer qu’il en était heureux pour moi, et je ne pus m’empêcher de l’interroger à mon tour :
– Et vous ? Avez-vous reçu de nouveaux clients, de nouveaux cas à élucider ?
Holmes soupira profondément et se laissa retomber sur les coussins de notre sofa comme si tous les malheurs du monde venaient peser sur ses épaules.
– Malheureusement, rien d’intéressant. Les criminels, mon cher docteur, manquent désespérément d’imagination.
Il s’agissait là d’une litanie dont j’allais bientôt être familier, mais sur le moment, je ne relevai pas sa complainte et enchaînai sur un sujet qui me préoccupait davantage :
– A propos d’imagination, mon ami, le colonel Hayter, m’a donné une idée que je souhaiterais vous soumettre avant de la mettre à exécution. Verriez-vous un inconvénient à ce que je couche par écrit l’aventure que nous avons vécue ensemble ?
Ma suggestion, loin de déclencher chez mon interlocuteur des torrents d’enthousiasme, fut accueillie par une grimace dubitative.
– Si cela vous fait plaisir, se contenta-t-il de me répondre avant de se replonger dans la muette contemplation du feu mourant, estimant visiblement qu’il avait épuisé son quota de sociabilité pour la journée.
– Bien évidemment, repris-je, si je venais un jour à publier quoi que ce soit vous concernant, je vous demanderais votre avis avant de…
Il écarta ma proposition d’un geste impatient.
– Inutile. Je suis à peu près certain que votre récit ne me conviendra pas de toute manière, mais si c’est ma bénédiction que vous voulez, vous l’avez. Tout ce que vous pourrez écrire sur moi ne m’intéresse pas.
Je ne pus m’empêcher d’éprouver une certaine aigreur face à cette attaque gratuite, ce dont Holmes parut se rendre compte. S’asseyant en face de moi pour la seconde fois depuis le début de notre conversation, il joignit l’extrémité de ses longs doigts sous son menton.
– Je suis désolé, docteur. Je n’insinuais pas que vous soyez un mauvais auteur, puisque je n’ai aucune idée de la qualité de votre prose, mais l’emploi du mot « imagination » qui a fait naître en vous, par association d’idées, celle de votre récit, me semble pour le moins problématique.
Apaisé par ses excuses, et curieux de connaître son point de vue sur le sujet, je me hasardai à lui demander si son esprit scientifique rejetait le concept même d’imagination.
– Non, non, non ! s’écria-t-il, irrité de n’être pas compris immédiatement. L’imagination est une faculté essentielle pour un détective, dans la mesure où elle permet d’échafauder des hypothèses ; mais une enquête policière n’est pas une œuvre de fiction. Elle doit s’appuyer sur des faits concrets et sur un raisonnement logique, dans lequel l’imagination a sa part parmi une multitude d’autres facultés. Les émotions et les sentiments humains ne doivent entrer en ligne de compte qu’en tant que terme de l’équation dont la résolution consistera en la dissipation du mystère initial. Vous sentez-vous capable, docteur, d’écrire un tel récit, dénué de toute subjectivité ? Et, ce qui est tout aussi important, croyez-vous qu’un tel récit serait susceptible d’intéresser qui que ce soit ?
Ce fut notre première – mais non la dernière, loin de là – querelle littéraire. Elle m’amena à réfléchir à l’article que Holmes avait lui-même écrit et contre lequel je m’étais emporté, prenant à tort son auteur pour un poseur incapable de réaliser ce dont il se vantait. J’avais cru comprendre qu’il avait également rédigé une ou plusieurs monographies dont j’imaginais (à juste titre, comme je l’appris par la suite) qu’elles n’avaient guère été appréciées. Qui, en effet, aurait envie de lire pendant plus de soixante pages la différence entre deux cent cinquante sortes de cendres de tabac ? [5] Mon ami considérait l’écriture comme un moyen de mettre au clair un raisonnement ; dans une œuvre non fictive, selon lui, ni le style, ni les effets dramatiques, ni le caractère des personnages ne devaient avoir la moindre importance. Bien que je ne fusse absolument pas d’accord avec lui, considérant la littérature comme un objet esthétique avant toute chose, il soulevait un point qui méritait d’être examiné avec attention : dans quelle mesure fallait-il introduire dans mon récit des éléments personnels, qu’ils concernassent ma propre vie, celle de Holmes ou bien encore celle des principaux protagonistes de l’affaire ?
Laissant là à la fois mon colocataire qui semblait de fort mauvaise humeur, cette conversation potentiellement conflictuelle et une interrogation littéraire non résolue, je me retirai dans ma chambre et décidai de terminer ce que j’avais commencé, à savoir prendre des notes sur l’affaire de Lauriston Gardens, me laissant la possibilité de réfléchir ultérieurement à la manière plus ou moins personnelle dont j’aborderais le récit lorsque je le rédigerais.
Je ne le savais pas encore, mais il me faudrait plusieurs années pour répondre à cette question.
Nous étions à la fin du mois de mars 1881. La pluie battait sans discontinuer les carreaux de notre petit appartement ; Londres semblait noyée sous des trombes d’eau. Durant les jours qui suivirent mon séjour dans le Surrey, je demeurai la plupart du temps à Baker Street, songeant non sans une certaine angoisse que d’ici quelques mois, à l’été au plus tard, il me faudrait retrouver une occupation qui me permette de payer ma part de loyer, une fois épuisée la pension gouvernementale qui m’avait été octroyée après ma démobilisation. Je ne pouvais imaginer retourner dans l’armée, après avoir été blessé aussi sévèrement [6], mais ouvrir un cabinet médical à Londres me paraissait tout aussi inenvisageable, quoique pour des raisons bien différentes : comment, avec le peu que je possédais, louer un local digne de ce nom, le meubler, me créer une patientèle… ?
J’en étais là de mes réflexions lorsque Mrs Hudson apparut sur le seuil de notre pièce commune. [7]
– Je vous demande pardon, docteur, mais il y a là une dame qui désire voir M. Holmes. Je l’ai fait patienter dans mon propre salon, ne sachant pas si…
Elle laissa sa phrase en suspens et lança vers la porte de la chambre voisine un regard éloquent, aussi réprobateur qu’interrogateur. Notre logeuse savait, tout comme moi, que Holmes n’était pas encore levé, quoiqu’il fût onze heures passées. Je ne l’avais presque pas vu durant ces derniers jours : il apparaissait périodiquement, à l’heure des repas, puis s’enfermait dans sa chambre d’où s’échappaient à intervalles réguliers des fumées inquiétantes accompagnées d’odeurs nauséabondes. J’en avais déduit qu’il s’adonnait à quelque expérience qui semblait l’avoir tiré du marasme où je l’avais trouvé lorsque j’étais rentré à Baker Street ; il était redevenu plus loquace, me jouant volontiers, le soir, un ou deux airs de violon au lieu de pincer ses cordes dans une cacophonie disharmonieuse qui, sans nul doute, reflétait son état d’humeur du moment. Le matin, cependant, rien ne semblait pouvoir le tirer de son lit avant l’heure du déjeuner.
– Cette dame est bouleversée, poursuivit Mrs Hudson. Elle a besoin d’aide, c’est évident, et si M. Holmes souhaite avoir davantage de clients, peut-être faudrait-il qu’il fasse quelques efforts pour les recevoir lorsqu’ils se présentent à une heure décente de la journée.
Je ne pus m’empêcher de sourire à l’énonciation de cette diatribe sévère mais parfaitement légitime.
– Je m’en occupe, Mrs Hudson. Auriez-vous la gentillesse de demander à cette dame de patienter encore une dizaine de minutes ?
– Docteur Watson, me répondit notre logeuse en se penchant vers moi, c’est aussi pour M. Holmes que je m’inquiète. Je pense qu’une affaire pourrait… lui faire du bien.
Je m’étonnai de constater que Mrs Hudson, qui ne connaissait pas Holmes depuis plus de six mois, semblait en savoir – ou avoir deviné – plus long que moi sur ses activités, ses habitudes irrégulières et ses malheureuses tendances à négliger son propre corps lorsque son esprit était soit trop, soit trop peu nourri par les enquêtes qui se présentaient à lui. Remisant pour y réfléchir plus tard cette pensée dans un coin de mon cerveau, j’acquiesçai, me levai et allai frapper à la porte du détective. N’obtenant aucune réponse, je me permis d’entrer, espérant que l’affaire était d’importance et que je ne le dérangeais pas pour rien.
La chambre de Holmes était à son image, tantôt impeccablement rangée, tantôt dans un état de désordre indescriptible. Ce jour-là, on eût dit qu’une tornade avait traversé la pièce. Je m’approchai non sans mal du lit, évitant les nombreux vêtements, livres, documents et autres objets moins inoffensifs, comme une bouteille d’acide mal rebouchée ou un scalpel bien aiguisé, qui jonchaient le sol, et posai avec douceur ma main sur l’épaule de mon colocataire. Ce dernier semblait dormir profondément.
– Holmes, une cliente est arrivée.
Le mot « cliente » eut sur lui un effet immédiat et saisissant : il se redressa sur son lit avec une promptitude surprenante, les yeux grands ouverts et parfaitement éveillé, et bondit hors des couvertures vers le coin de la chambre où se trouvait son cabinet de toilette, non sans un chaleureux sourire à mon endroit alors qu’il passait en trombe devant moi. Souriant à mon tour, je le laissai à ses ablutions pas si matinales et passai moi-même au salon où je m’efforçai de mettre un peu d’ordre afin que le détective pût recevoir convenablement sa visiteuse.
Moins de dix minutes plus tard, Sherlock Holmes, tiré à quatre épingles, rasé de près, impeccablement coiffé, pénétrait dans notre pièce commune, que je m’étais laborieusement astreint à rendre présentable, alors que Mrs Hudson y introduisait une femme vêtue de noir qui serrait dans sa main gauche un mouchoir de soie. Appréciant d’un coup d’œil la très nette amélioration de l’état de notre salon par rapport à la veille au soir, il me gratifia d’un sourire et d’un « Merci, docteur », puis reporta son attention sur sa cliente. Après avoir respectueusement salué cette dernière, je m’apprêtais à me retirer dans ma chambre, lorsqu’elle esquissa un geste dans ma direction.
– Excusez-moi, monsieur, êtes-vous médecin ?
Je me retournai sur le seuil de la pièce et observai plus attentivement la nouvelle venue. C’était une femme de trente-cinq à quarante ans, dont la pâleur et les traits tirés, ainsi que la robe de deuil, laissaient supposer qu’elle venait d’être cruellement frappée par le sort. Ses yeux verts, rougis par les pleurs, me fixaient et semblaient me demander de l’aide.
– En effet, Madame, répondis-je : John Watson, médecin militaire démobilisé, à votre service.
– Peut-être serez-vous assez bon pour me donner un avis professionnel ? Tous les membres de notre famille ont reçu un terrible choc hier soir, mais ma nièce a été particulièrement affectée et a refusé de recevoir notre médecin habituel ; je comptais, en venant à Londres, m’adresser à un de ses confrères, mais je souhaiterais rentrer au plus tôt auprès de mon époux, aussi, si vous acceptiez…
Holmes l’interrompit avec une certaine brusquerie qui n’était cependant pas dénuée de sollicitude.
– Vous pouvez considérer le docteur Watson comme un autre moi-même et dire devant lui tout ce que vous jugerez nécessaire sans redouter la moindre indiscrétion de sa part. Si vous, ou un membre de votre famille, avez besoin des services d’un médecin…
Il se tourna vers moi avec un regard interrogateur, peut-être hésitant, craignant sans doute, par impatience, de s’être trop avancé à ma place. Son intervention m’avait en réalité agréablement surpris, et, entraîné par la curiosité autant que par la compassion que j’éprouvais envers cette femme venue chercher de l’aide auprès de mon colocataire, je n’hésitai pas un instant pour acquiescer et assurer notre visiteuse de ma bonne volonté et de mon absolue discrétion. Elle me remercia d’un sourire quelque peu tremblant tandis que Holmes reprenait en main la conduite de l’entretien :
– Et maintenant, madame, veuillez nous expliquer ce qui vous amène ici et quel est ce « terrible choc » qui vous a poussée à laisser votre époux, malgré des circonstances évidemment pénibles, pour venir me demander conseil.
– Monsieur Holmes, je suis Lady Amelia, épouse de Lord Alfred Thornhill.
Je m’efforçai de ne rien laisser paraître de mon intérêt : Lord Thornhill, magistrat à la haute cour de justice de Londres, était une personnalité bien connue, très proche du ministre de la Justice et réputé particulièrement sévère dans sa juridiction.
– Hier, reprit notre visiteuse d’une voix vacillante, la plus terrible des tragédies a frappé notre maison : mes deux fils – mes deux petits garçons… ont été trouvés morts dans le jardin de notre propriété, près de Hampstead, mutuellement percés d’un coup d’épée en plein cœur.
[1] Le titre de ce chapitre est repris du film éponyme de Billy Wilder, que je ne peux que vous conseiller (pour ceux qui aiment Sherlock Holmes, c’est un bel hommage, et en plus, c’est vraiment drôle). En ce qui concerne le titre du récit, comme d’habitude, tout le crédit en revient à mon compagnon ; il s’agit d’un détournement d’un roman de science-fiction récemment adapté en série, Le problème à trois corps.
[2] « La science de la déduction » est le titre de l’article de journal que Watson découvre un matin, au début de sa cohabitation avec Holmes, et écrit par ce dernier (mais Watson ne le sait pas, il a rencontré le détective quelques semaines auparavant seulement et il ne sait même pas quel est son métier). Le bon docteur s’acharne sur l’article en question, disant qu’il s’agit d’un ramassis de sornettes et que l’auteur ne pourrait certainement pas faire le quart de ce dont il se vante. Holmes lui fournira la preuve qu’il se trompe quelques minutes plus tard… et c’est ainsi qu’est éveillée la curiosité de Watson pour son étrange colocataire.
[3] Jefferson Hope est le coupable du double crime relaté dans Une étude en rouge, premier roman mettant en scène Sherlock Holmes et sa rencontre avec Watson.
[4] Personnage canon, chez qui Holmes et Watson se rendent dans la nouvelle « Les propriétaires de Reigate ».
[5] Holmes a bel et bien écrit une monographie qui porte sur ce sujet. De manière générale, il fait souvent des remarques à Watson sur la manière dont il écrit ses récits et lui reproche de préférer le « sensationnel » et le « dramatique » à l’exposition simple et claire des faits. Il y a dans certaines discussions un véritable manifeste littéraire de la part de Conan Doyle en même temps qu’une (assez habile) parade aux reproches qu’on pourrait lui faire.
[6] Dans certaines nouvelles, Doyle explique que Watson a été blessé à l’épaule ; dans d’autres, c’est à la jambe qu’il aurait reçu une balle. Ce qui est certain, c’est que le bon docteur a été gravement malade durant la guerre en Afghanistan et qu’il ne pourra plus exercer en tant que médecin des armées ; il doit donc se rabattre sur la médecine civile et ouvrir, acheter ou partager un cabinet à Londres, ce qui est compliqué car il n’est pas très riche.
[7] Mrs Hudson est la logeuse de Holmes et Watson : ainsi que cela se pratiquait beaucoup à l’époque victorienne, de nombreux « messieurs » célibataires partageaient de la sorte un appartement tenu par une femme, mariée ou veuve, qui s’occupait de la cuisine et des travaux domestiques, ces services étant compris dans le prix du loyer. Mrs Hudson apparaît dans plusieurs nouvelles de Conan Doyle, et bien que son rôle soit relativement limité, elle fait partie du décor, au même titre que le « 221B Baker Street » (soit dit en passant, personne ne sait si le « B » indique l’étage, un « bis » ou bien tout autre chose).