Le problème à deux corps

Chapitre 2 : Est-ce crime ?

4154 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 09/12/2025 17:46

Chapitre 2 : Est-ce crime ? [1]


Si je devais établir une comparaison entre toutes les déclarations sanglantes qui furent prononcées par les clients de Holmes entre les murs de notre petit appartement, la phrase de Lady Amelia ne figurerait même pas dans la liste des trente plus dramatiques qu’il m’ait été données d’entendre, mais à l’époque, je n’étais pas encore habitué au fantastique, au burlesque, au tragique qui semblaient se bousculer au 221B, une fois épuisées toutes les ressources officielles. Profondément ému par la détresse de cette femme, autant que choqué par les circonstances terribles du drame qui l’avait frappée, je lui présentai aussitôt mes plus sincères condoléances, imité par Holmes qui ne pouvait malgré tout s’empêcher de pianoter son impatience sur l’accoudoir de son fauteuil.

– Comme vous pouvez l’imaginer, reprit notre visiteuse après s’être essuyé les yeux avec le mouchoir qu’elle tenait à la main, nous avons immédiatement prévenu la police, qui est arrivée sur les lieux à peine deux heures après la découverte des… des…

Butant sur les mots, elle réprima un nouveau sanglot.

– Des corps, suggéra Holmes avec une douceur qui me surprit.

Elle hocha la tête en se mordant les lèvres.

– L’inspecteur a provisoirement conclu à un malheureux accident.

Holmes leva les yeux au ciel.

– Vous n’êtes pas, je suppose, en accord avec les conclusions de la police, provisoires ou non, sans quoi vous ne seriez pas venue me consulter.

Lady Amelia se redressa et une expression déterminée, presque féroce, passa sur son visage.

– Monsieur Holmes, mes enfants ne sont… n’étaient pas stupides. Je ne peux imaginer que leur mort puisse être le résultat d’une maladresse de leur part, pas plus que d’une volonté de se nuire l’un à l’autre. L’inspecteur Bradstreet attend le rapport d’autopsie pour se prononcer définitivement, mais il me semble que toutes les pistes devraient être suivies le plus tôt possible, afin que d’éventuels indices puissent être découverts le cas échéant.

– Je ne peux qu’être d’accord avec vous, Lady Amelia, dans le cas probable où cette affaire s’avérerait criminelle. Avez-vous des soupçons qui justifieraient votre venue ici ce matin ? Vous n’êtes pas arrivée à Baker Street à la première heure, malgré l’urgence qui semble vous animer. Peut-être avez-vous tenté de convaincre votre époux sinon de vous accompagner à Londres, du moins de se ranger à vos vues ? Cela fait plusieurs fois que je vous vois tourner machinalement votre alliance et même l’ôter de votre doigt, ce qui – vous me pardonnerez, je l’espère – semble indiquer une certaine tension de votre part, peut-être dirigée en partie envers votre mari.

La remarque me sembla inutilement brutale, mais notre visiteuse ne parut pas s’en offusquer.

– Vous avez raison : j’ai essayé de persuader mon mari de venir avec moi, mais il est convaincu que la police, quoique ralentie par les lourdeurs de l’administration, suffira à la tâche. Cela dit avec le plus profond respect que j’éprouve pour Scotland Yard, je pense que faire appel à un détective indépendant tel que vous ne peut qu’augmenter les chances de tirer au clair cette affaire le plus rapidement possible.

Holmes s’abstint sagement d’émettre la moindre remarque sur le travail de la police et joignit l’extrémité de ses index sous son menton, signe chez lui d’un intérêt et d’une concentration sans faille :

– Madame, vous avez frappé à la bonne porte, soyez-en certaine. A présent, et bien que cela vous soit très difficile, pouvez-vous nous expliquer avec précision les circonstances de la mort de vos fils ?

– Avant toute chose, il me semble important de vous préciser que mon mari est un collectionneur d’armes et qu’il pratique l’escrime et le tir depuis son enfance ; il a transmis cette passion à Dennis et Geoffroy, qui ont reçu des cours hebdomadaires de fleuret et d’épée pendant sept ans. Il est absolument inimaginable, et je pèse mes mots, que nos enfants soient allés chercher deux des rapières de la collection de leur père et qu’ils se soient battus avec ces armes dangereuses sans les boutonner et sans porter les protections d’usage.

Le regard perçant de Holmes se fixa sur le visage de notre visiteuse, qui le soutint sans difficulté.

– Vous vous rendez compte, j’imagine, de ce que signifie une telle déclaration.

– Bien sûr, monsieur Holmes, et je l’assume. Lorsque mon époux aura surmonté le choc, il en arrivera aux mêmes conclusions que moi. Nos enfants ne sont pas morts accidentellement, et seule la découverte du coupable de ce crime affreux pourra nous apporter une certaine paix.

– Bien évidemment, approuva mon colocataire. L’incertitude serait la chose la plus terrible compte tenu des circonstances.

Je n’avais jamais réfléchi, n’ayant jamais auparavant été mêlé à une affaire policière, à la situation épouvantable dans laquelle se trouvait la famille de la victime lorsque l’enquête n’aboutissait pas. Le doute, la suspicion, la terreur devaient ronger les innocents, les isolant au moment où le réconfort aurait dû provenir du soutien des autres membres de la famille. Mais comment accepter l’aide et la consolation de quelqu’un que vous soupçonnez d’être le meurtrier de vos enfants ?

– Vos fils, reprit Holmes, s’entraînaient-ils parfois seuls ?

– Non, ils étaient toujours sous la surveillance de leur père ou d’un maître d’armes. Ils savaient très bien qu’il leur était absolument interdit de toucher aux épées de collection.

– Vos enfants étaient jumeaux, j’imagine, sans quoi ils n’auraient pas pratiqué l’escrime pendant le même nombre d’années. Quel âge avaient-ils ?

– Onze ans, bientôt douze. Leur anniversaire tombe le mois prochain.

J’éprouvais une profonde compassion mêlée d’admiration pour cette femme brisée par le deuil le plus terrible qui soit au monde, mais qui, pensant à la tranquillité d’esprit du reste de sa famille, était venue demander l’aide de Holmes afin que la vérité triomphe, que justice soit faite pour ses deux enfants et que les innocents puissent trouver ensemble un apaisement ou une consolation. Le détective, visiblement impressionné de son côté par la détermination de sa cliente, adoucit sa voix pour aborder les questions les plus délicates :

– Vous sentez-vous capable de m’expliquer, le plus précisément possible, ce qui s’est passé hier dans votre demeure de Hampstead ? Je m’efforcerai de revenir le moins possible sur les circonstances du drame, mais il me faut les connaître dans le détail pour pouvoir élaborer une théorie.

Lady Amelia acquiesça, droite et digne dans le malheur qui la frappait.

– Avant d’en venir à la journée d’hier, Monsieur Holmes, j’aimerais vous relater un incident qui a eu lieu il y a quelques mois, auquel j’ai à peine prêté attention à l’époque, mais qui depuis hier revient hanter mes pensées.

– Je suis tout ouïe.

Jamais cette phrase en apparence banale, mais prononcée avec une intensité qui me fit tressaillir, ne refléta réalité plus tangible. Lorsqu’un client, pour une raison ou pour une autre, intéressait Sherlock Holmes, ce dernier absorbait littéralement la moindre de ses paroles. Les yeux clos, il n’existait plus, il disparaissait pour devenir concentration pure, uniquement focalisé sur le récit qui lui était fait. Ce fut la première fois que je constatai ce phénomène, comme une sorte de tension intérieure qui durcissait son visage et avait quelque chose de presque inquiétant dans sa rigueur et son intensité.

– Dennis et Geoffroy ont… avaient l’habitude de faire de longues promenades dans la campagne qui entoure notre propriété, accompagnés de leur précepteur qui ne se contente pas d’éduquer leurs esprits, mais prône également un entraînement physique régulier. En octobre dernier, par une belle journée fraîche mais ensoleillée, M. Spencer, qui était chez nous depuis deux mois et avait déjà gagné la confiance et l’admiration de nos enfants, les a donc emmenés pour une marche d’une ou deux heures dans les bois. A cette occasion, ils ont rencontré une vieille bohémienne qui a voulu leur prédire « la bonne aventure ». La vieille femme a regardé les lignes de leurs mains avec attention, et a soudainement poussé un cri étouffé. Interrogée par les enfants, elle leur a prédit, semble-t-il avec une certaine réticence, une mort brutale de la main l’un de l’autre. Profondément choqués, Dennis et Geoffroy, qui, comme beaucoup de jumeaux, s’adoraient, l’ont pressée de questions pour en savoir plus, mais elle a refusé de leur en dire davantage et a disparu dans les bois. Ils sont revenus de leur promenade agités, inquiets, nerveux, et ont éclaté en sanglots lorsque leur père et moi les avons interrogés. Mon époux s’est contenté de hausser les épaules et je les ai, de mon côté, rassurés comme j’ai pu, en leur affirmant ce que je crois sincèrement : que les diseuses de bonne aventure racontent la plupart du temps n’importe quoi. Pour tout vous avouer, ni mon mari ni moi-même n’avons fait grand cas de cet incident.

Elle se tut un instant, comme pour puiser en elle une force qu’elle n’était peut-être pas certaine de posséder.

– Vous avez fort bien fait de mentionner cet événement, murmura Holmes en ouvrant les yeux, qui brillaient d’un éclat farouche. J’imagine que le drame qui a eu lieu hier vous l’a cruellement rappelé ?

Lady Amelia s’essuya de nouveau les yeux.

– Je ne cesse d’y penser depuis hier soir et je n’arrive pas à comprendre ce qui s’est passé. Je ne suis pas une femme superstitieuse, je ne crois pas aux malédictions, et pourtant… Mais je vais essayer d’en venir aux faits. Hier soir, un peu après dix-neuf heures, Lord Thornhill et moi-même nous sommes inquiétés de ne pas voir nos deux fils se présenter dans la salle à manger à l’heure du dîner.

– Etaient-ils habituellement ponctuels ?

– Oui. Nous sommes assez exigeants sur ce point, tant avec nos enfants qu’avec ma nièce et mon neveu, qui vivent avec nous depuis des années.

– S’agit-il de cette même nièce pour laquelle vous souhaitez solliciter l’avis de mon ami, le docteur Watson ?

Tout comme je m’étais étonné, quelques minutes auparavant, de la manière dont Holmes m’avait embarqué dans cette histoire, je fus également surpris du terme « ami » qu’il employa à ce moment, pour la première fois, de manière parfaitement naturelle. Il me semblait quelque peu prématuré pour qualifier la relation que nous entretenions alors depuis quelques mois seulement. Ce n’est que plus tard que je compris que, si Holmes n’était pas homme à se lier facilement, et menait une vie solitaire, il jugeait rapidement les hommes. Il avait décidé, presque immédiatement après notre rencontre et une fois pour toutes, que j’étais digne de confiance, et il agissait en conséquence. Je pense, sans chercher à me vanter, n’avoir jamais démérité de cette marque d’amitié qu’il manifesta ce jour-là.

– Ma sœur et son époux sont décédés alors que leur fille avait quatre ans et leur fils deux ans et demi. D’un commun accord avec mon mari, nous avons recueilli et élevé Andrew et Emily comme s’ils étaient nos propres enfants. Ils vivent avec nous depuis cette époque, bien que ma nièce doive bientôt quitter la maison familiale pour se marier.

– La différence d’âge avec vos propres enfants est-elle importante ?

– Emily a vingt-deux ans, Andrew bientôt vingt-et-un.

– Je vous remercie. Je vous en prie, veuillez poursuivre votre récit de la soirée d’hier. Votre nièce et votre neveu étaient-ils présents dans la salle à manger à dix-neuf heures ?

– Oui.

– Avez-vous remarqué de quel endroit de la maison ils arrivaient ?

– J’avais croisé mon neveu sur le palier du premier étage quelques minutes auparavant. Il réajustait son costume. J’en ai déduit qu’il finissait tout juste de s’habiller pour le dîner et venait donc de sa chambre. J’ignore où se trouvait Emily. Après quelques minutes d’attente, mon mari, contrarié, a sonné et prié notre majordome, M. Bolton, d’aller chercher les enfants. Il est revenu rapidement, disant qu’il ne les avait trouvés ni dans leur chambre ni dans la salle d’études. M. Spencer, leur précepteur, s’est levé de table pour joindre ses efforts à ceux des serviteurs. Après une dizaine de minutes de recherche infructueuse, mon mari, mon neveu, ma nièce, son fiancé et moi-même avons contribué à fouiller la maison, sans succès. Je commençais à être très inquiète, mais pas une seule seconde je ne me suis douté…

Elle s’interrompit avec un sanglot et attendit quelques instants avant de reprendre :

– Nous avons alors élargi nos recherches à l’extérieur de la maison. Il avait plu dans l’après-midi et il me semblait peu probable que les enfants soient sortis, surtout seuls, mais l’hypothèse d’un accident commençait à se faire jour dans notre esprit, ou du moins dans le mien. J’étais en train de me diriger vers l’étang qui borde notre propriété, lorsque j’ai entendu le cri horrifié de Matthew Dane, le fiancé de ma nièce qui dînait avec nous ce soir-là. J’ai couru vers lui. Il se tenait debout, pétrifié, près de la petite gloriette d’été. J’ai alors vu mes deux enfants… gisant à terre, le cœur transpercé chacun d’une longue rapière. Ils étaient étendus de manière parfaitement symétrique, la main droite crispée sur la garde de leur arme, habillés de vêtements identiques.

Lady Amelia se tut de nouveau. Je n’osais imaginer les terribles souffrances de cette femme courageuse et de son époux, qui avaient vu s’écrouler en un instant leur présent, leur passé et leur avenir, et connu les affres du deuil le plus cruel qui soit au monde. Je pressai respectueusement la main de notre visiteuse et l’assurai de nouveau de notre profonde sympathie alors que Holmes, je le voyais bien, brûlait d’envie de poser mille nouvelle questions. Sa compassion était réelle, comme il me l’affirma par la suite, mais tout son être était alors tendu vers l’enquête, à l’affût du moindre élément qui lui permettrait de résoudre l’énigme de cette double mort. Sans cette capacité de concentration, qui s’opérait au détriment de son humanité, aurait-il réussi autant d’exploits inaccessibles au commun des mortels ? Je me suis souvent demandé si dans cette faculté qui était la sienne de se détacher non seulement des contingences matérielles mais également de ses émotions résidait, en partie du moins, la clé de ses spectaculaires succès.

– Êtes-vous en mesure de nous dire, demanda-t-il avec douceur après quelques instants de silence, comment ont réagi les personnes qui se trouvaient alors autour de vous ?

– Ma nièce est arrivée sur les lieux quelques secondes après moi et a été immédiatement saisis de convulsions. Son frère et son fiancé l’ont emmenée à l’intérieur. Tout le monde pleurait, je crois. Je suis désolée, Monsieur Holmes, je ne me souviens pas. Tout ce qui s’est passé hier soir me semble enveloppé d’un brouillard glacé.

– C’est parfaitement compréhensible, l’interrompis-je en lançant à Holmes un regard d’avertissement qu’il sembla comprendre.

– Je vous prie d’excuser par avance la peine que je vais certainement, quoique involontairement, vous causer. Il me reste encore quelques questions à vous poser. Croyez bien qu’elles sont nécessaires pour que je parvienne à faire la lumière sur cette ténébreuse affaire.

Lady Amelia se redressa et s’essuya les yeux.

– Posez-moi toutes les questions que vous voudrez. Je suis prête.

– Savez-vous qui a vu vos fils vivants pour la dernière fois ?

– M. Spencer semble être le dernier à leur avoir parlé, vers 17h15 ou 17h30, à la fin de leur leçon quotidienne. Il leur a donné la permission de se retirer dans leur chambre après avoir bu une tasse de thé et mangé un biscuit.

– Ont-ils effectivement mangé et bu ? demanda vivement Holmes.

– J’avoue que je l’ignore. Dans la confusion qui a suivi…

– Bien évidemment. Il me sera facile de m’en informer auprès des domestiques. Une autre question, Lady Amelia : quelqu’un avait-il intérêt à la disparition de vos enfants ? Qui sera, à présent, votre héritier et celui de votre mari ? Vous avez mentionné votre nièce et votre neveu…

Notre cliente, qui avait ouvert la bouche pour protester, se ressaisit.

– Je comprends la nécessité de cette question, bien que je la déplore. A la mort de ma sœur et de mon beau-frère…

– Pouvez-vous me donner leur nom ?

– John et Caroline Barnes. A leur mort dans un accident, mon mari et moi avons fait de leurs enfants nos légataires. Lorsque Dennis et Geoffrey sont nés, sept ans plus tard, notre testament a été modifié de la manière suivante : un tiers de notre fortune devait revenir à chacun de nos fils, et le dernier tiers être partagé entre mon neveu et ma nièce.

– Cette décision est tout à votre honneur, fis-je remarquer.

– Comprenez, messieurs, que j’aime les enfants de ma sœur comme les miens. Pendant près de sept ans, nous avons été persuadés qu’ils seraient les seuls enfants que nous aurions jamais.

– Votre nièce et votre neveu s’entendaient-ils bien avec leurs cousins ?

– Dans la mesure où une différence de dix ans les séparait, oui. Leurs intérêts étaient bien sûr très différents, et des querelles occasionnelles ont pu s’élever, surtout durant l’adolescence d’Andrew, mais notre famille est… était… unie et heureuse.

Holmes acquiesça pensivement, les doigts joints sous le menton.

– Lord Thornhill, j’imagine, a dû se faire de nombreux ennemis dans le cadre de sa profession, notamment en raison des nombreux procès dans lesquels il s’est montré intraitable avec les coupables.

– Mon mari n’a qu’une ambition, Monsieur Holmes : faire appliquer la loi. C’est un homme d’une grande intégrité, mais j’ai bien conscience que cela ne suffit pas pour être apprécié ni même respecté. Je ne suis pas au courant, dans le détail, des affaires de mon époux, mais vous avez raison : il ne s’est pas fait que des amis au cours de sa carrière. De là à penser que…

– Je m’efforce simplement de ne négliger aucune piste. Vous avez mentionné le précepteur de vos enfants, M. Spencer : que pouvez-vous me dire de lui ?

– Il est avec nous depuis quelques mois seulement. L’ancien précepteur qui avait suivi Dennis et Geoffroy est soudainement tombé malade l’été dernier et il est malheureusement décédé d’une méningite foudroyante. M. Spencer est un ancien professeur de lycée aux références irréprochables. La seule ombre au tableau le regardant ne concerne pas nos enfants : plusieurs domestiques de Parkfield et des environs se sont amourachées de lui, s’il faut en croire les ragots qui courent parmi notre personnel.

– Il faut toujours attacher de l’importance aux ragots des domestiques, murmura Holmes. Lady Amelia, ajouta-t-il en se levant avec précipitation, nous prendrons le prochain train pour Hampstead. Watson, aurez-vous la gentillesse de consulter le Bradshaw ? [2] Si ma mémoire est bonne, nous devrions pouvoir quitter Londres vers 14h.

– Si vous souhaitez profiter de ma voiture… proposa notre cliente.

– Je vous remercie, mais j’aurai quelques recherches préliminaires à effectuer auparavant. Cependant, si vous avez la gentillesse d’envoyer votre cocher nous chercher à la gare de Hampstead à…

– 14h34, complétai-je après un coup d’œil au Bradshaw.

– Ma voiture vous y attendra.

Holmes coupa court aux remerciements de notre visiteuse et me laissa la raccompagner jusqu’au palier, tandis qu’il se précipitait vers ses dossiers pour y fouiller avec une énergie qui me laissait assez peu d’espoir quant à l’ordre relatif que j’avais réussi à rétablir dans notre salon. [3]

– Watson, nous avons une heure et demie à peine pour faire nos préparatifs avant de quitter Baker Street, s’écria-t-il tout en laissant tomber à terre des coupures de journaux qui, visiblement, ne l’intéressaient pas. Nous devrons peut-être passer deux ou trois jours sur place si nous devons suivre plusieurs pistes…

Il s’interrompit, une liasse de feuilles à la main, et me lança un regard pénétrant :

– Mais je m’avance peut-être en disant « nous » ? J’ai l’impression de vous avoir forcé la main dans cette affaire et je vous prie de m’en excuser.

– Absolument pas, me récriai-je. L’affaire s’annonce passionnante, et, si vous voulez bien de moi une fois encore, je n’ai de toute façon rien de mieux à faire.

Son visage s’illumina et il reprit sa recherche frénétique parmi ses archives.

– En tant que médecin, vous vous occuperez de la jeune Emily Barnes et vous recevrez peut-être des confidences non couvertes par le secret médical. Qui sait ? Peut-être trouverez-vous matière à l’écriture d’un second récit ! ajouta-t-il malicieusement.

Etant donné le peu de bien qu’il semblait penser de la rédaction du premier, je m’abstins de toute réponse sur ce point.

– Pourquoi n’avez-vous pas voulu accepter la proposition de Lady Amelia de l’accompagner dans sa voiture ? J’aurais pensé que vous souhaiteriez examiner les lieux le plus rapidement possible.

– Excellente remarque, docteur, mais la pluie qui est tombée sans discontinuer toute la nuit a probablement effacé les traces éventuelles. De plus, j’ai besoin de calme et de silence pour réfléchir posément à cette affaire. Une heure et quart de fiacre puis de train devrait suffire. Ah, voici ce que je cherchais…

Il extirpa d’une pile de journaux, qui s’effondra à terre dans un bruissement de feuilles froissées, un article qu’il parcourut rapidement avant de me le tendre avec un sourire satisfait. Je le lus à mon tour. Il reprenait la carrière de Lord Thornhill et les différents jugements qu’il avait rendus. Mon œil fut vite accroché par le nom d’un des accusés.

– Spencer ? m’exclamai-je. Vous ne pensez pas que…

– Spencer est un nom de famille très courant, bien évidemment, mais nous devons garder en tête le fait que le précepteur de ces deux enfants probablement assassinés porte le même nom qu’un homme qui, ruiné par Lord Thornhill, s’est tiré une balle dans la tête plutôt que de devoir affronter le déshonneur. Quelques recherches supplémentaires s’imposent, ne croyez-vous pas ?



[1] Disclaimer : ce titre ne m’appartient évidemment pas…

[2] Le Bradshaw était l’indicatif des chemins de fer de l’époque, qui recensait tous les trains et leurs horaires.

[3] Cette anecdote est largement inspirée par une scène tirée de la série « Sherlock Holmes » avec Jeremy Brett, surnommée « Granada » en raison de la première chaîne sur laquelle elle a été diffusée. Dans « The resident patient » (« Le pensionnaire en traitement »), Holmes recherche un article de journal et dévaste le salon avant de le trouver (et encore, c'est Watson qui le trouve...). L’extrait se trouve ici (à 2 min 54) : https://www.youtube.com/watch?v=Dw5AeQxjJC8.

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