Nous avons souffert, et tenu le diable à distance

Chapitre 1 : Nous avons souffert, et tenu le diable à distance

8767 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 17/04/2020 20:23

Cette fanfiction participe aux Défis d’écriture du forum Fanfictions . fr : Il était une fois dans l’Ouest (avril-mai 2020).


Nous avons souffert, et tenu le diable à distance


Montant en tourbillons évanescents soulevés par le pas indolent des chevaux éprouvés par la chaleur âcre écrasant la petite ville de Gonzales, la poussière ocre des rues de terre battue ne parvint pourtant pas à dépasser les ourlets des lourdes robes de coton effleurant le sol, martelé d’une activité foisonnante qui n’eut de cesse de se développer au fil des années. Juchée sur son cheval alezan, observant les allées et venues des passants traversant sans crainte la rue en discutant joyeusement, avant d’entrer dans le saloon pour la plupart des hommes, s’arrêtant devant les friperies et autres tailleurs pour les femmes, Euphémia est étonnée, comme lors de chacune de ses visites, de constater qu’en dépit de l’évolution de Gonzales, certaines choses ne changent, et ne changeraient probablement, jamais. Elle qui arriva au Texas, petite fille effrayée par l’inconnu et endeuillée du décès de son père venait rejoindre sa sœur aînée, Sarah. Depuis ces années mille huit-cent vingt, elle fut l’observatrice privilégiée des nombreux changements ayant jalonné l’existence de cet état aride, où la vie se révélait bien souvent rude et pénible. D’enfant, elle passa à femme mûre, encore dans la fleur de l’âge bien que ne pouvant être considérée comme jeune, en traversant nombre d’épreuves. La Révolution texane, et la cruauté de Santa Anna poussant les femmes sur les routes. La Guerre de Sécession et les interminables heures dans les ateliers à fabriquer des balles pour les maris et les fils partis combattre. Et entre les deux, les heurts avec les tribus Comanches des environs, qui cloîtrèrent les habitants de Peach Creek à l’intérieur de leurs propres maisons. Enfin, sa lutte la plus récente, s’engager corps et âme pour l’obtention du droit de vote pour les femmes. Toutes ces épreuves éprouvèrent certes ses forces et son esprit, parfois elle se questionna sur le sens véritable de la vie, si le seul but de son existence était de survivre tant bien que mal, cependant elle parvint, chaque fois, à en ressortir plus assurée, endurcie, renforçant les valeurs forgées par son caractère indomptable. Et encore, ce qu’elle vécut, en comparaison, paraissait fort peu face aux souffrances endurées par Sarah. Cette dernière fut, sans hésitation, la femme la plus forte jamais connue de mémoire de Texane, nombre d’habitants souscrivant à cette analyse en ayant seulement vaguement entendu parler de la protagoniste de ces rumeurs.

Depuis sa première visite, une éternité plus tôt lui sembla-t-il, les coiffes sobres furent progressivement remplacées par des ombrelles plus ou moins raffinées, les grossières robes de toile dans des tons peu variables de marron, vert et ocre cédant face à d’amples jupons recouverts de tissu de gammes plus colorées, allant du noir ébène au turquoise, agrémenté ci et là de jaune, pourpre et carmin. La population changea également, les fermiers marchant d’un pas pressé entre deux récoltes et les ménagères balançant leur panier à l’anse passée autour de leur coude, laissent maintenant place à d’autres habitants coiffés de haut-de-forme et chapeaux sophistiqués, des soldats démobilisés suite à la guerre flânent dans les rues en s’échangeant quelques anecdotes. Les chariots sont plus nombreux que les passants ou cavaliers solitaires, circulant au petit trot en occupant la majorité de la rue. Une carriole bariolée de rouge, blanc et bleu clamant un show exceptionnel du cirque de l’ouest passe à la droite d’Euphémia, qui ne lui accorde qu’un bref regard. Une nouveauté, cela aussi. À présent pas une année ne passe sans que deux ou trois cirque ne viennent en ville, s’installant pour une semaine ou un mois dans ses environs, là où il n’en circulait autrefois qu’un tous les deux ou trois ans. Et encore, quand l’année fut favorable. Le Texas, réputé terre hostile, n’attirait jusque là guère les foules.

Oui, songe la fière femme, le niveau de vie s’éleva considérablement, bien que cela se remarque plus particulièrement aux atours des passants et quelques bâtiments rénovés, voir ajoutés. Fondamentalement, l’activité de Gonzales reste la même, fermiers et cultivateurs de coton constituant toujours la majorité de sa population. Les échoppes sont presque identiques n’était leurs améliorations. Les saloons, comme à l’habitude, ne désemplissent pas et les mêmes rixes éclatent régulièrement entre les clients, tandis que leurs chevaux se désaltèrent presque paisiblement dans les larges bacs mis à leur disposition, habitués à ces démonstrations de soudards et autres cow-boys éméchés plus ou moins capables de tenir debout. Euphémia voue à ces braves bêtes, obligées de s’engager dans des combats qu’elles ne souhaitent guère mener, une affection véritable bâtie au fil des années ayant jalonnées sa vie. Un amour pour les équidés hérité de son enfance, et qui l’accompagnerait jusqu’à la fin de sa vie, personne, dans son entourage, n’en doute. Un instant, elle regrette de se trouver elle-même juchée sur un cheval ; à moins de se pencher, et prendre le risque de déclencher une rixe avec les bêtes dont elle ne connaît pas le caractère, impossible de venir leur flatter l’encolure.

Un gamin au béret de travers hèle les passants, incitant les femmes aux foyers et les soldats à l’oeil morose à acheter le journal qu’il tend à bout de bras, hissé sur une cagette renversée. Tournant le regard vers le petit vendeur, Euphémia remarque le regard des gens foulant la terre battue, particulièrement devant le saloon au nom cerné de deux pâles imitations de pierres précieuses. Ou plutôt, leur façon de se tourner vers n’importe quoi, évitant ostensiblement le milieu de la route. Occupé par une frêle forme qui fut autrefois la terreur des longues plaines jalonnant Peach Creek. Même le travailleur, quelques mètres derrière l’homme, regarde alternativement vers la droite, puis la gauche, mais pas une seule fois Euphémia ne le voit observer le paysage droit devant lui. Comme si nier à toute force l’existence de la silhouette qui marche devant lui pouvait la faire disparaître par un miracle du Seigneur. Le reconnaissait-ils, au moins, tous ces hommes et ces femmes plissant le nez comme si une odeur de pourriture s’élève soudainement des caniveaux ? Ou voir un indien suffit amplement à attirer leur mépris ?

Elle-même ne reconnaît pas immédiatement la silhouette aux traits creusés, comme gravés dans une cire éternelle, sur une peau d’un marron-rouge. Ou du moins a-t-elle un doute, jusqu’à croiser le haut-de-forme coiffant l’épaisse crinière grise de l’indien. Un chapeau vu plusieurs fois au cours de son adolescence, puis de sa vie de jeune femme, avant que la guerre de Sécession n’ait raison des Comanches plus efficacement que les rangers de l’époque. Tarantula. Un homme réputé pour être le plus terrible des indiens de Peach Creek, et peut-être bien au-delà. Mais comment le fier chef au torse nu, toujours juché sur un cheval, devint-il ce vieillard à la chemise et au gilet texan ? Seul son pantalon aux bords frangés n’avait guère changé, l’indien serrant contre son coeur, voûté, la lance fièrement tenue en main quand il partait en guerre.

Il était bien loin du Comanche redoutable qu’elle aperçut pour la première fois à ses douze ans. Comme il lui avait paru impressionnant, ce jour-là !


Suite à la Révolution texane, et le rejet par le Congrès de la loi proposée par Sam Houston garantissant des terres aux indiens, les raids Comanches reprirent de plus belles, poussant les habitants à vivre la peur au ventre. Comme le disait si bien Sarah, les fusils étaient plus astiqués que les casseroles. Un incessant cercle vicieux de texans tuant les indiens, parce qu’ils les tuaient, ceux-ci tuant les texans parce que les indiens étaient tués… Une conception qu’ignorait Euphémia, uniquement préoccupée par la grande maison qui remplacerait la bicoque dans laquelle vivait pour le moment sa famille.

Sarah et elle, profitant d’un de leur rares moments de calme quand Bartlet, le mari de la première, partait de la maison pour repousser les Comanches, sellèrent leurs chevaux avant de s’octroyer une promenade à travers les immenses plaines de Peach Creek. Elles discutèrent de sujets auxquels Euphémia ne comprenait pas tout, et qui pourtant allaient façonner la personnalité de la femme qu’elle deviendrait.

Soudainement, alors qu’elles s’arrêtèrent un instant en haut d’une butte recouverte d’herbe tendre balayée par un léger courant d’air, Euphémia vit le visage de sa sœur se teinter d’une gravité inattendue, alors même que Sarah ne bougeait de sa position semi-avachie sur sa selle.

– Écoute, murmura-t-elle, levant un bras en l’air avant de le reposer.

La petite fille n’eut pas besoin de lui demander ce qu’elle faisait ; des exclamations furieuses, surprises pour certaines, heurtèrent ses oreilles, rendant le soleil brûlant de l’après-midi plus glacial que les récits décrivant ce que d’autres appelaient la neige. Elle ne comprenait rien à ce dialecte, et ce fut précisément cela qui manqua la faire trembler sur son cheval. Des indiens ! Les mêmes qui menaient Bartlet loin du foyer familial, et massacraient sans discontinuer les texans, d’après ses quelques amis ! Seul le calme de sa sœur, qui pouvait tout aussi bien demander quelle poule venait de pondre, lui permit de conserver suffisamment d’attention pour écouter la suite des directives.

– Les Comanches sont en train de faire boire leurs poneys juste là. Je crois qu’ils nous ont vu. Tu vas faire demi-tour doucement, sans bruit, en direction du Sud, et rentrer chez nous. D’accord ?

– Mais qu’est-ce que tu vas faire, toi ? fit la jeune Euphémia, faisant néanmoins signe qu’elle comprenait.

Enfin, Sarah ne pouvait pas affronter une bande d’indiens avec seulement un fusil ?!

– Je vais les conduire à Pickel Drow,. Je ne crois pas que leurs poneys pourront me suivre, ajouta-t-elle, son sourire en coin cherchant à transmettre sa certitude à sa jeune sœur. Allez vas-y !

Encouragée par la sérénité de façade de Sarah, Euphémia talonna sa monture, mains crispées sur les rênes. Le sang battait furieusement ses tempes, son estomac noué ne lui commandant qu’une chose : courir hors de portée des Comanches, foncer au grand galop dès qu’elle serait certaine de ne plus être visibles par les Peaux-Rouges !

Dans son dos retentit l’exclamation furieuse de Sarah.

– Je suis là, espèce de chiens puants ! Attrapez-moi si vous pouvez !

Le « yeah » qui suivit figea la petite fille en pleine fuite, comme si l’appel destiné à lancer dans une course furieuse le cheval de Sarah lui intimait, à elle, l’ordre de ne plus bouger. Au lieu d’obéir, elle ne put plus faire un pas. Tordant son corps, dissimulée imparfaitement derrière le renfoncement d’une colline, elle vit les indiens, quelques dizaines de mètres devant elle. Ils tirèrent la tête de leurs poneys du ruisseau, s’élançant à la poursuite de la texane sur une injonction de celui qui semblait être leur chef, menant sa monture d’une seule main. Coupant net leur course, la texane traversa l’étendue d’eau dans sa longueur, presque sous le nez des Comanches, une provocation qui les poussa à suivre exactement le plan qu’elle prévit.

Bouche bée, Euphémia suivit, de loin, la cavalcade effrénée du hongre gris de sa sœur, franchissant troncs tombés et herbes coupantes tant elles se révélaient sèches, poursuivie par le petit groupe, suivant toujours cet étrange Comanche coiffé d’un haut-de-forme, restant en place en dépit des nombreux soubresauts. Fascinée, chaque cri indien, souvent ponctué d’un encouragement vocal de Sarah pour sa monture, faisait vibrer la petite fille d’excitation. Que sa sœur était loin devant les indiens, creusant chaque seconde plus encore l’écart les séparant ! Jamais les sauvages ne pourraient la rattraper !

Le chef poussa plus encore son cheval pie, dépassant à un train d’enfer ses guerriers, se jouant également des obstacles fournis par le terrain. À cette distance, Euphémia ne pouvait voir son visage, mais elle devinait la frustration, et pourquoi pas, la colère de l’homme à se faire distancer par une femme, qui plus est une texane ! Car ses efforts restaient vains, Sarah continuait de s’élancer encore et encore, le vent lui-même trop lent pour l’arrêter ; au contraire, il semblait la porter, lui apportant son soutien. Si elle ne craignait pas et la punition, et de se faire découvrir, la fillette aurait bien joint sa voix à celle du petit groupe.

Un petit cri terrorisé jaillit de la gorge d’Euphémia, qui plaqua les mains sur ses lèvres.

Négociant un tournant serré, gagnant ainsi de précieuses secondes, Sarah fut forcé de freiner son cheval des quatre fers. La plaine, foulée avec tant d’allégresse, s’achevait brutalement, bordée par une épaisse ligne rocheuse laissant voir sa continuité en contrebas. Euphémia la vit jeter un regard en arrière, vers les indiens déboulant à leur tour, un archer tenant sa flèche entre ses dents en attendant de pouvoir l’encocher.

L’hésitation fut presque imperceptible. Le hongre gris, poussé par sa maîtresse, tourna les sabots, franchissant le talus par lequel il arriva tout aussi promptement. Un instant, la fillette crut que sa sœur allait tenter d’emprunter un autre chemin, sans voir qu’il risquait d’être bien trop tard.

Elle sut se tromper quand, quelques mètres plus loin, Sarah fit faire une nouvelle volte-face à sa monture. Comme dans un rêve, elle la vit lancer celle-ci avec une énergie renouvelée. Droit vers le fossé.

Le cheval vola. Euphémia, et, elle le sut par la suite, les indiens, ne trouvèrent aucun autre mot. Ses puissants postérieurs se détendant comme un ressort, le hongre plana, une poignée de secondes, comme suspendu entre ciel et terre. Sa cavalière ne trahit, du moins à cette distance, aucun signe de nervosité.

Quand les quatre jambes de l’animal reprirent contact avec le sol, sortant du ruisseau accompagné de fortes éclaboussures, grimpant par à-coups de la croupe sur le talus, Euphémia s’avisa qu’elle retint sa respiration durant le saut. Inspirant profondément, elle vit Sarah se tenir face aux indiens, arrêtés en haut de la butte. Les poneys ne pouvaient pas suivre le hongre dans son envolée.

La nuque de la texane se raidit, rivant son regard sur le guerrier à la droite de l’homme au haut-de-forme. L’archer. Tendant la corde de son arme, sa flèche désormais encochée, il la visait, bien décidé à se venger de cet affront. Le cheval d’Euphémia recula, sur son impulsion. Elle ne voulait pas voir cela.

Le chef suivit le regard de Sarah. Vit l’archer. Auquel il prit l’arc entre ses larges mains, la flèche maintenue entre ses doigts pour l’empêcher de filer. Il n’eut pas besoin de parler, son homme se contentant de le le dévisager avec surprise. Son reflet parait les traits de la texane en contrebas. L’homme au haut-de-forme fit un vague signe de tête, qu’Euphémia interpréta comme le signe qu’il ne continuerait pas la poursuite.

Sarah y répondit, se reprenant à une vitesse qu’admira la petite.

Sur un cri de leur chef, les indiens reculèrent, avant de faire demi-tour, repartant dans le lointain avec une célérité digne de leurs célèbres montures. Seuls restèrent, l’espace d’un instant, la texane et l’indien, face-à-face. Un dernier regard, et le dernier s’éloigna à son tour, reprenant la tête de son groupe en quelques foulées.

Les imitant, Euphémia galopa à vive allure, secouée, mais pas suffisamment pour ne pas imaginer quelle serait sa punition si Sarah s’apercevait qu’elle se mit en danger, tout cela parce qu’elle ne lui obéit pas.


Ce fut quelques temps plus tard, durant la fête inaugurant la nouvelle maison de la famille, qu’Euphémia désormais toute jeune adulte apprit le nom de cet indien, au couvre-chef si caractéristique. Tarantula, disait Bartlet à son ami John Lockart, reprenant une discussion entamée une heure auparavant. Redoutable, différent des autres chefs indiens n’attaquant que s’ils se trouvaient provoqués. Lui décidait de ne pas se laisser prendre ses terres, voir, de se servir des texans y prenant leurs quartiers. Surtout des femmes.

Une réalité que put constater, par elle-même, Euphémia. Les années s’écoulèrent, jalonnées de travail pénible, de moments de complicité, de quelques fêtes par moments. Mais les choses empirèrent progressivement, la peur et la paranoïa envahissant les texans disséminés le long des terres de Peach Creek. De plus en plus, les indiens s’invitaient sur leur territoire, menant des raids contre les fermiers et indépendants, le sort de leurs victimes redouté par les vivants. Au moindre coup de vent suspect, Sarah, Euphémia, et leur esclave Tildy héritée de leurs parents qui n’en avait que le nom (une condition à laquelle personne ne pensait, Euphémia cherchant activement un moyen de lui rendre une liberté officielle), prenaient les fusils, toujours à portée de bras. Ne laissant leurs doigts se détendre qu’une fois l’absolue certitude de ne pas avoir affaire à une menace. Et même après la suspicion restait, les incitant à scruter les environs avec méfiance, scrutant de longues minutes une silhouette animale quelconque afin de s’assurer ne pas se retrouver face à des indiens.

La chance ne dura hélas pas, et elle eut pour visage Tarantula, au visage cette fois marqué de deux traits noirs barrant ses yeux verticalement, les lèvres également recouvertes d’ébène.

Alors qu’Euphémia et sa sœur mettaient un peu d’ordre dans la maison, Tildy balayant le perron à l’extérieur, la petite femme noire rentra précipitamment au sein de l’édifice, claquant les portes et abandonnant son instrument de ménage au passage. Un seul mot heurta le silence lourd.

– Tarantula !

Immédiatement, les deux femmes cessèrent leur ouvrage, Sarah, plus vive, atteignant la première la fenêtre.

– Que veulent-ils ? demanda Euphémia, sur ses talons.

Par-dessus l’épaule de Sarah, plus petite, la jeune femme vit les poneys pies s’approcher dangereusement de leur demeure. Environ huit hommes. Tous avaient le visage peint, et possédaient au moins une arme, principalement des arcs et des lances. Au bout de l’une d’elles, Euphémia vit une poupée, pendue à sa hampe par le cou. Une poupée, pour des Comanches ?

Son cerveau refusa de faire le lien, pas plus qu’elle ne voulut comprendre pourquoi la moitié d’entre eux se trouvaient munis d’ombrelles. Elle répéta plutôt sa question, espérant que Sarah le sache, elle qui vivait au Texas depuis des décennies. En tête chevauchait l’indien au haut-de-forme, plus patibulaire encore que les autres. Ou plus décidé, elle ne le sut.

Car, enfin, en quoi trois texanes seules, sans homme à massacrer, pouvaient bien intéresser ces indiens ? Leurs actions ne pouvaient être dictées seulement par la soif de sang ?!

Hélas, la réponse de sa sœur lui fit regretter que ce ne soit pas le cas.

– Des chevaux. Des femmes. Cette année des tas d’enfants indiens sont morts de la variole. Il leur faut des femmes pour en avoir d’autres.

Peinant à retrouver son souffle, Euphémia se demanda comment Sarah pouvait énoncer une telle horreur sans trembler. Elle se montrait certes préoccupée, inquiète, mais ne mourrait pas de peur comme ses compagnes.

– M’am Sarah, qu’est-ce qu’on peut faire ? gémit Tildy, encore dans l’encadrement de la porte menant à la salle.

L’intéressée lui jeta un bref regard, avant de scruter de nouveau les indiens. Euphémia la sentit se crisper contre elle. Juste avant qu’elle ne se décolle de la fenêtre, filant à travers la pièce pour courir à l’entrée, avant que les indiens ne puisse franchir le portail de leur propriété resté ouvert.

– Les faire partir. Vous avez vu ces ombrelles ? J’espère qu’ils n’ont pas capturé les femmes à qui elles appartiennent !

Tildy s’écarta de son chemin, fixant Euphémia, qui vint la rejoindre, d’un regard désespéré.

Le bruit d’une armoire que l’on ouvre ramena leur attention vers Sarah. Ouvrant un des placards de l’entrée, celle-ci en sortit deux fusils, qu’elle leur tendit.

– Vous restez à l’intérieur, souffla la texane, avant de s’armer à son tour.

Aucune protestation ne s’éleva, elles n’en avaient pas le temps. Courant à la fenêtre, les deux femmes restantes se tinrent prêtes à tirer, Euphémia ne quittant pas un instant sa sœur des yeux.

Refermant la porte derrière elle, Sarah descendit les marches du perron d’un pas pressé, mais non précipité, fixant les indiens comme des intrus indésirables, canon contre sa poitrine. De là où elle se tenait, le vent ramenait tous les sons aux oreilles d’Euphémia, que ce soit le craquement des brindilles sous les bottes de la femme s’avançant seule vers les indiens, que les exclamations de ceux-ci couvertes par le bruit des sabots foulant la terre aride.

Ils ralentirent, quelques mètres avant d’entrer dans la propriété, Tarantula en tête. Il fut le seul à descendre de poney, ses guerriers scrutant soit la petite femme s’étant elle-même stoppée devant son portail, soit la façade de bois blanc à la recherche des autres femmes qu’ils savaient cachées à l’intérieur.

Sans s'arrêter, le chef indien planta sa lance dans le sol à sa droite, poussant un cri féroce qui fit frémir Euphémia. Tildy, à ses côtés, alla jusqu’à pousser un autre gémissement inquiet.

Alors qu’il s’apprêtait à entrer, Sarah referma promptement la grille de fer forgé, devant lui, avant de reculer d’un pied afin de pouvoir user de son arme sans gêne. Peu impressionné, Tarantula posa la main sur le métal.

Un claquement sec l’informa que la texane vint pointer le canon de son fusil droit sur sa tête.

Retirant sa main, Tarantula la toisa, sans qu’Euphémia, le coeur au bord des lèvres, ne sache clairement interpréter son expression. De la surprise, bien évidemment, mais aussi une pointe de… plaisir ? En tout cas, la colère agitant les membres de son groupe restait absente chez son chef.

Un bref instant, les deux silhouettes de part et d’autre du portail s’observèrent.

Puis, Tarantula prit la parole, son accent trébuchant sur les mots.

– Toi. Toi tu viens dans mon… dans mon lit !

À son ton, il ne doutait pas de la soumission de la texane.

Sarah ne répondit guère, le choc l’empêchant de parler, tandis que la rage bouillait le sang d’Euphémia. De quel droit cet indien osait-il entendre disposer ainsi de sa sœur ?! Sous prétexte qu’il la voulait ?!

Elle empoigna plus fermement encore son arme, baissant le canon pour viser. Sans pouvoir aller plus loin. Saisissant son poignet, Tildy hocha négativement la tête, très doucement.

– Je ferais aucun mal aux autres squaw, continua Tarantula. Je donne ma parole.

Et toujours cette humiliante certitude ! Bien qu’il parut sincère, cela ne rassura, ni n’apaisa en rien les sentiments brûlants tordant le coeur d’Euphémia, furieuse de ne pouvoir intervenir en personne. Pourquoi Sarah voulut-elle donc aller seule à la rencontre de cet indien ?

Cependant, la réponse de la texane ne se fit pas attendre, seulement entrecoupée par sa respiration légèrement laborieuse.

– Toi… tu as bien plus besoin… de bétail que de moi. Allez à l’étable.

Elle se tut un bref instant, comme elle-même révoltée par ce qu’elle allait venait de dire, alors que seule la nécessité guida ses paroles. D’abord incrédule, et plus agacée encore, de comprendre que les indiens allaient venir prendre leurs biens, Euphémia ne put qu’admettre qu’il s’agissait là de la seule façon pour elles de ne pas finir ligotées sur la croupe des poneys. Mais cela suffirait-il ?

Tarantula jaugea l’étable du regard, puis la femme lui faisant face, le canon de son fusil tremblant à peine. D’un souple mouvement du poignet, Sarah le ramena contre sa poitrine, sans cesser de toiser l’indien. Plissant le front, celui-ci la dévisagea, comme guettant ses réactions. Il la regardait toujours quand elle lui tourna le dos, revenant à l’abri de ses murs d’un pas à peine plus rapide qu’à l’habitude, tel un soldat revenant vers sa compagnie muni de la certitude que les ennemis s’en iront.

Euphémia recommença à respirer correctement, fusil toujours au poing, en la voyant revenir vers elles saine et sauve. La porte de l’entrée claqua avec humeur, sans qu’aucune flèche ne vienne la transpercer. Tarantula continua à la fixer de longues minutes, s’intéressant à peine à ses guerriers pillant leurs biens avec allégresse. Effectivement, songea la jeune femme, la famine se montrait aussi pénible pour les indiens, que le manque de ventres. Et si elle resta à les observer au travers des carreaux, jusqu’à ce qu’ils repartent avec leur butin, elle s’attarda plus longuement sur le haut-de-forme repartant dans le lointain, soulagée de ne pas avoir eu à mener un assaut dont elle ne serait pas certaine de ressortir victorieuse.

L’amertume de devoir repartir de presque rien fut quantité négligeable, à côté de l’incomparable sentiment d’être toujours en vie, et aussi libre que possible.


Plusieurs années s’écoulèrent, et le Texas connu une brève période d’un calme relatif, avant que les combats ne reprennent de plus belle. Certains moments furent heureux, comme la naissance de Joël, le fils de Sarah et Bartlet, et le papier qu’écrit Euphémia pour faire de Tildy sa sœur de lait. D’autres furent pénibles, comme lorsque Travis, le frère un peu plus âgé d’Euphémia refusa à Noël de manger à la table d’une nègre, et décida de s’en aller sans jamais revenir devant le refus de la jeune femme de traiter Tildy comme une esclave. Le pire se révéla être la capture de Mattie, sa meilleure amie, par les indiens, avant qu’elle ne revienne défigurée. L’échange entre les prisonnières des Comanches, et les chefs de guerre indiens, censé délivrer toutes les femmes prisonnières, se solda par un massacre entre les deux camps, ravivant la querelle jamais vraiment éteinte entre les Texans et les Indiens. Les kidnappings se firent plus fréquents encore, et une nouvelle fois il fallut vivre avec l’angoisse nouant les tripes, les fusils toujours plus proches, ne pouvant plus désormais seulement sortir des maisons sans craindre de disparaître à jamais dans la nature.

En mille huit-cent quarante-deux, forcé de s’engager à la chasse aux Comanches de part son métier de ranger, Bartlet dut partir, encore. Cette fois, il tenta de convaincre son épouse d’émigrer à Gonzales afin de se protéger. Un refus des plus tranchants lui fut opposé, Sarah refusant de quitter ses terres, de laisser ses possessions aux mains des guerriers descendant les montagnes. L’homme ne comprit sa décision, insistant en invoquant le devoir et la raison, ne menant qu’à une dispute qui éclata entre le couple juste avant le départ de Bartlet, Sarah rentrant en lui lançant à la figure son propre devoir de protéger la maison. Si Euphémia, accompagnée de Tildy, n’eut pas une seconde l’idée de la laisser seule, elle songea qu’il s’agissait là d’un bien grand gâchis, entre deux personnes s’aimant aussi puissamment que le faisaient sa sœur et son beau-frère.

Ce dernier finit par s’éloigner, après qu’elle l’eut serré dans ses bras, demandant de tout faire pour ramener sa femme à la raison, « si tu peux ». Une précision judicieuse, quand il s’agissait de faire changer d’avis la texane, plus butée encore que la pire des mules.

Les jours et les nuits s’écoulèrent, ponctués par les sursauts aux hululements d’une chouette, ou même quand aucun bruit autre que ceux des imaginations à vif retentissaient, les vérifications et nettoyages incessants des armes, le crépitement des flammes dans la cheminée, leur luminosité paraissant bien faible en ces temps troublés, et les pleurs du bébé réclamant son repas ou exprimant sa nervosité.

Une seule nuit dévia légèrement, quand Euphémia, cédant à son inquiétude, se demanda à voix haute comment allait Sarrasin. Elle adorait son étalon à la robe immaculée, reçu lors du Noël précédent, elle qui rêvait de posséder un cheval blanc depuis sa rencontre avec Sam Houston. Ce fut d’ailleurs du nom du propre animal de l’homme, que Sarrasin tenait son patronyme. Aussi, ne pas savoir comment se portait son précieux équidé, en plus de ne pouvoir s’en occuper quotidiennement comme elle en avait l’habitude, rongeait les sangs de la jeune femme, au point que dormir sans lui avoir octroyé sa caresse rituelle devenait un enfer plus prenant encore que ces satanés Comanches.

– Tu as tort, répondit Sarah.

– Mais il doit se sentir bien seul, répliqua-t-elle en terminant de nettoyer le canon de son arme.

– C’est un cheval, il n’en mourra pas ! C’est pour essayer de rester en vie qu’on fait ça, Euphémia.

L’intéressée lui jeta un regard en coin, fâchée de ce qu’elle considérait comme une déclaration vide de sens. Ce n’était pas parce que Sarah ne partageait son amour des équidés, qu’elle devait ignorer tout ce qui ne se trouvait pas entre les Comanches et leur survie !

– Y’a rien d’autre dans la vie que d’essayer de rester en vie ?

Étrangement, Tildy se tourna à demi vers sa sœur, sans cesser de recharger en poudre son pistolet. L’hilarité prit la petite femme, bientôt rejointe par le rire, moins fort qu’auparavant, de Sarah.

– Et toi, qu’est-ce que tu en dis Tildy ?

– Vive la vie ! déclara celle-ci sans hésitation.

Une joie soudaine que ne partageait pas Euphémia. Il s’agissait d’une véritable question, pas d’une interrogation lancée au hasard sur laquelle il serait possible de se moquer !

Mais alors qu’elle commençait à reprocher le comportement de Sarah envers son époux, douchant l’hilarité de ses compagnes, un bruit sourd les coupa net, ramenant la nervosité dans la pièce.

Pour rien, une nouvelle fois. Une chance qui ne dura guère plus que jusqu’au lendemain.

Sa dernière rencontre avec Tarantula eut lieu ce jour-là. Mais d’une manière à laquelle Euphémia ne se serait jamais attendue.

Cédant à une impulsion, et profitant du sommeil de Sarah, Euphémia voulut à tout prix jeter un coup d’oeil à l’étable, voir d’elle-même l’état de son cheval. Des jours qu’elle ne l’avait pas vu ; qu’est-ce qui lui prouvait qu’il ne manquait de foin ou d’avoine, voire pire, d’eau ? Déjà qu’il ne pouvait accéder à un breuvage frais, l’impossibilité de s’abreuver par une sécheresse pareille lui serait sans nul doute fatale ! Indiens ou pas, Euphémia refusait de voir son animal périr à cause des excursions comanches.

Seulement Tildy refusa de voir sa sœur de lait s’exposer ainsi, tout autant qu’elle comprenait le lien l’unissant à Sarrasin. Aussi décida-t-elle de se rendre à sa place dans l’étable, armée d’un fusil, vérifier la bonne santé de l’animal.

Le bruit de la porte se refermant alerta Sarah, son sommeil trop léger pour ne pas réagir à ce bruit pourtant autrefois habituel. En apprenant la décision de ses compagnes, elle ouvrit immédiatement le battant, dans la ferme intention de ramener Tildy en sûreté auprès d’elles. Trop tard.

Les silhouettes d’une bonne quinzaine de Comanches se découpèrent dans l’encadrement, deux d’entre maintenant la petite femme terrifiée entre eux. Euphémia n’en reconnut aucun, et n’eut le loisir de s’y attarder ou de se remettre de sa surprise ; sa sœur referma vivement l’ouverture. Ils n’attendaient qu’une occasion, dissimulés dans les environs, pour s’emparer des imprudentes osant s’aventurer à l’extérieur. Hélas, la jeune femme ne le comprenait que maintenant.

Sarah n’écouta aucune des excuses et plaintes d’Euphémia. Après quelques minutes durant lesquelles la texane observa « de quel côté allait sauter le fauve », de sa propre expression, elle ne put se résoudre à laisser Tildy aux mains des indiens. Traînée derrière un cheval, puis attachée à un arbre, la femme noire paraissait à peine consciente, fermement maintenue par un guerrier muni d’un couteau dont le reflet de la lame frappait les pupilles.

Armée seulement d’un pistolet, et donnant le difficile ordre de mettre un terme définitif à leurs souffrances, et à celles de Joël, plutôt que d’avoir à subir les tortures des comanches si cela tournait mal, Sarah s’excusa sans que sa sœur ne sache de quoi. Puis elle sortit de l’abri précaire fourni par la maison, allant seule à la rencontre des agresseurs.

Hélas, un miracle ne pouvait décemment pas se renouveler une seconde fois.

À peine fit-elle trois pas, leur criant d’arrêter, qu’une flèche se ficha dans sa cuisse. Euphémia, cachée derrière la porte entrouverte, en jaillit à son tour, tandis que sa sœur tombait du perron pour heurter le sol dans un cri de douleur. Elle voulut pourtant y croire encore, encourageant mentalement la texane sans pouvoir plus s’exposer.

Sortant un couteau dissimulé dans une poche, sous sa robe, Sarah parvint à se relever, titubant jusqu’au portail, qu’elle ouvrit d’une main, puis des deux, s’y appuyant de tout son poids. Se renfonçant dans les ombres de la porte, Euphémia retenait les larmes menaçant de perler à ses paupières, en se répétant telle une litanie qu’il fallait qu’elle fasse ce qu’elle devait faire, quoi qu’il arrive.

Sarah réussit à avancer de quelques pas encore, pointant sa lame devant elle. Elle s’écroula dans un souffle au sol, perdant connaissance en heurtant les pierres, sa lame glissant de sa paume.

Sans perdre de temps, les Comanches s’emparèrent d’elle, la hissant près de Tildy, leurs corps inanimés s’entrechoquant. Euphémia baissa le canon, visant en imaginant se trouver seulement à la chasse, obligée d’achever les bêtes qu’elle n’était parvenue à abattre sans souffrances.

– Je t’aime moi aussi, Sarah, souffla-t-elle, pas un sanglot ne venant faire trembler sa voix.


Et pourtant, elle se trompa. Le miracle se produisit pour la deuxième fois.

Il prit l’aspect d’un haut-de-forme, avançant au pas vers la demeure des McClure. De Sarah.

À peine les Comanches virent-ils arriver le chef indien, cessèrent-ils de danser autour des prisonnières ou d’agiter les ombrelles de leurs précédentes victimes.

Mettant pied à terre, Tarantula jeta dédaigneusement sa lance à l’un des guerriers. Son carquois en peau de bête tomba au sol, négligemment passé par-dessus sa tête. S’approchant de Tildy d’abord, il prit son visage dans une main, ne lui accordant que très peu d’attention.

Puis, il se plaça derrière Sarah, levant les yeux vers ses mains liées. Jetant un regard défiant quiconque d’intervenir, il sortit le poignard reposant contre sa jambe de son étui, coupant les liens de la texane. Prenant soin de la maintenir afin qu’elle ne s’écroule brutalement, Tarantula passa ses bras autour du corps de la femme, accompagnant sa descente jusqu’à l’étendre au sol.

Euphémia n’osa plus bouger, plus esquisser le moindre mouvement, seulement capable d’observer avec incertitude le chef indien retirer la flèche de la jambe de sa sœur étouffant ses cris dans la manche de sa robe. Il la relevant ensuite en position semi-assise avec douceur. Continuant son office, il déchira les bas autour de la blessure de Sarah, allant jusqu’à la soigner avec l’une de ses préparations typiques contenue dans son collier, bandant le tout à l’aide d’un foulard détaché des épaules de la texane, tout aussi incrédule que les guerriers alentour.

Comme hypnotisée, Euphémia s’avança, fusil braqué devant elle. Tarantula murmura quelques phrases, que la jeune femme ne parvint à comprendre, Sarah elle-même peinant à se concentrer suffisamment pour les écouter, à bout de forces. Ce fut sûrement pour cela qu’elle saisit la main du Comanche, luttant pour rester consciente. L’homme plissa le front, sans comprendre d’abord, tout en lui rendant sa poigne. Euphémia continuait de marcher, toujours plus près, se préoccupant uniquement de l’indien si proche de sa sœur, qu’en un coup de poignard il pouvait l’occire.

Tarantula comprit quand la texane ne put se tenir droite plus longtemps, passa son bras derrière ses épaules afin, une nouvelle fois, de lui éviter une chute lourde sur le sol. Lui-même ne prêtait plus attention à ses guerriers, le regard rivé sur la femme qu’il maintenait fermement.

Ce ne fut que quand le claquement des bottes d’Euphémia frappant le bois des marches retentit, qu’il détacha ses yeux de Sarah, pour observer la jeune femme lui faisant face. Quelque chose brilla dans ses prunelles ébènes, quelque chose qui ressemblait à du respect. Lui montrant son poignard, l’indien le rangea dans son étui, récupéra son carquois, chaque fois en la dévisageant.

Enfin, il remonta à cheval, récupérant ses rênes sans crainte. Il savait n’avoir rien à redouter de la seconde texane, tout comme Euphémia savait, intimement, qu’elle n’aurait plus à vivre dans la terreur d’une attaque comanche. Sa lance en main, il se dirigea au pas vers elle, et elle avançait lentement vers lui, sans oser encore ramener son arme contre ses flancs.

Elle y parvint enfin, quand la monture pie de Tarantula s’immobilisa devant elle. Aucune sauvagerie ne venait déformer les traits de l’indien, aucune trace de cette soif de sang si présente chez ses congénères. Et tous les guerriers, derrière lui, se tenaient à cheval, observant la scène sans sembler désirer intervenir pour mettre la ferme à feu et à sang.

Euphémia était bien trop troublée pour s’inquiéter de sa présence face à une quinzaine de comanche, presque sans arme. Aussi suivit-elle seulement du regard la lance du chef, quand elle s’abaissa vers elle, ses franges de cuir marron pendant mollement à hauteur de son visage.

– Toi, brave squaw, déclara Tarantula, tandis qu’il relevait son arme.

Sans la quitter des yeux, il arracha le collier pendant sur son torse, le lançant à la jeune femme.

Reprenant contact avec la terre, la fin de ce moment irréel approchant à grands pas, Euphémia glissa ses yeux sur les petits tubes assemblés les uns contre les autres, reliés par une une pièce de tissu piqueté colorée de blanc et de bleu.

Talonnant sa monture, Tarantula fut suivi par ses guerriers, gravissant les reliefs vallonnés de Peach Creek. Euphémia n’attendit pas de le perdre de vue, pour se précipiter vers les deux femmes encore au sol, jetant collier et fusil par terre dans son empressement.

Mais elle eut le temps de se demander si, au fond, son jugement des Comanches n’était pas en partie erroné, si, en dépit de leur réputation, certains d’entre eux étaient munis de véritables sentiments humains, et capables de s’attacher à d’autres personnes que celles de leur tribu. Car le plus aveugle des spectateurs aurait malgré tout remarqué la douceur, presque tendresse, avec laquelle Tarantula soigna Sarah, usant de sa propre médecine sans redouter de la voir par la suite pillée par la texane. Si absorbé par son ouvrage, qu’il ne vit que bien tard Euphémia, pourtant armée, et capable de lui faire sauter la cervelle avant que ses guerriers ne puissent intervenir.

Elle qui haïssait les indiens, et particulièrement ce Tarantula, seul chef qu’elle connaissait personnellement, décidant que tous les indiens étaient les sauvages, remettait en doute ce jugement si fermement acquis. Aurait-elle finalement tort ?


Mais ici, et maintenant, dans cette rue autrefois étroite désormais suffisamment large pour que deux chariots s’y rencontrent sans se heurter, Euphémia hésite à peine l’ombre d’une seconde. Sans interrompre le pas calme de Saracen, elle se laisse glisser sur son côté, sans cesser de fixer la silhouette courbée marchant, comme perdue, vers elle. Une fois pied à terre, elle saisit la bride de son cheval, se dirigeant vers lui, Tarantula, comme si personne d’autre n’existe au monde. Du coin de l’oeil, elle voit le travailleur, dépassant le chef indien, la dévisager brièvement, incrédule.

En effet, quel spectacle offre-t-elle, une dame bien habillée, des boucles aux oreilles, marchant sans hésitation aucune vers un Comanche crasseux, méprisable et méprisé, sans nul doute en quête d’un quelconque larcin à commettre pour survivre un jour de plus là où il devrait plutôt débarrasser le monde de sa présence ! Pourtant, ses pas se font lents, toute sa volonté mobilisée à placer un pied devant l’autre sans s’arrêter plus que nécessaire. Au risque de ne pas repartir.

Pas à cause de l’individu qui ralentit à son tour, intrigué d’être centre de l’attention d’une personne. Elle fut spectatrice de trop de mépris au cours de son existence pour s’en trouver encore pourvue face à un chef indien, ayant perdu jusqu’à la presque totalité de sa dignité par cause d’une vendetta aussi cruelle qu’inutile contre les membres de son espèce. Elle se refuse également le mépris gravé sur l’ensemble des visages se tournant peu à peu vers elle. Même, elle ne le ressent pas une seconde, pas devant un homme qui lui prouva, alors qu’elle haïssait puissamment l’ensemble des indiens sans distinction autrefois, que ces « sauvages » sont pourvus d’un coeur, d’un honneur.

Mais ce qu’elle décide de faire lui crève littéralement la poitrine, une pointe douloureuse lancinante d’appréhension.

Enfin, Tarantula s’arrête, laissant la grande femme franchir les derniers pas les séparant. Quelques secondes durant, ils se font face, elle attendant sa réaction, lui cherchant dans sa mémoire à quelle occasion cette femme croisa sa route. À chaque instant passé, Euphémia raffermit sa décision, alors que les passants s’arrêtent les uns après les autres, ne comprennent pas, ne pouvant comprendre, pourquoi elle ne fait pas comme eux, continuant à cheval comme si rien n’existait sous son nez à part l’obligation urgente de partir le plus vite possible.

Tarantula la reconnaît, si rapidement qu’Euphémia en est malgré elle surprise.

– Toi, brave squaw grand courage, fait-il, un léger mouvement de tête ponctuant sa déclaration.

Si son corps se montre fatigué, éprouvé, sa voix conserve la force et la fermeté du jeune homme qu’il fut. Elle ne répond pas ; ce n’est pas une question. Un mince sourire étire les traits creusés, si peu et si bref. Elle distingue la résignation dans les yeux de l’indien. Pour sa vie passée et échappée ? Parce qu’il pense qu’elle veut prendre sa revanche sur ces années durant lesquelles elle attendit les catastrophes derrière les fenêtres, en pointant le fusil ? Ou croit-il qu’elle lui témoignera le même dédain que les autre texans ?

Elle le fixe brièvement, tournant tout aussi promptement son regard vers le sol. Elle hésite, sans aucun doute. Son coeur lui dit non, sa tête lui crie oui. Étrangement, cette contradiction apparente ne s’oppose pas tant que cela.

Euphémia relève plus encore la tête. Sans prendre de haut le chef indien, simplement en le regardant comme faisant face à un égal.

– Vous ne devriez pas être à pied.

Elle se félicite que sa voix ne tremble pas. Au contraire, seule l’assurance transparaît de ses propos, une assurance qu’elle ressent cette fois pleinement. Maintenant que la première phrase franchit la barrière de ses lèvres, la suite lui vint avec une aisance non feinte.

En face, Tarantula incline la tête sur le côté, l’incompréhension remplaçant la résignation. La réaction de la « brave squaw » ne figure guère parmi celles qu’il imagine, bien sûr. Derrière ces yeux ébènes, elle devine sans peine les questions se heurtant dans ce crâne martelé par une guerre sournoise.

– Prenez mon cheval, finit-elle, très vite.

Tout autour du duo, des exclamations surprises retentissent. Elle entend même une voix masculine marmonner « mais qu’est-ce qu’elle fait ? », approuvée par ses comparses.

Tarantula se redresse, un éclat apparaissant dans son regard si éteint, cherchant confirmation dans les iris marrons. Il la trouve, saisit le bras de la femme dans une étreinte brève, mais si intense qu’il aurait pu la prendre dans ses bras et la serrer de reconnaissance.

Les exclamations reprennent de plus belle, quelques sons féminins s’ajoutent à la panoplie vocale ambiante. Certains se demandent ce qu’elle voulait, voir doutent de ce qu’ils viennent d’entendre.

L’indien saisit les rênes de Saracen, tandis qu’Euphémia passe derrière lui afin de ne pas le gêner. Regard fermement planté dans le sien, il lui tend sa lance, tandis qu’elle caresse avec une émotion grandissante les doux poils de celui qui déjà n’était plus son animal.

Comprendre que le chef indien lui confie, même juste le temps de se hisser sur le cheval, son bien le plus précieux, la laisse bouche bée. Elle fixe la petite plume blanche se balançant dans le vent, le bois à la fois léger et dur sous sa paume, les liens de cuir frangés.

Euphémia dévie son regard, le reportant sur le Comanche tandis qu’il récupère son bien, glissant l’arme avec une douceur, eh bien, le premier mot lui venant à l’esprit est « encourageante ». Comprend-il le sacrifice que cela lui demande, de laisser son cheval partir loin d’elle sans espoir de le revoir ? La lueur chaude de l’ébène lui murmure que oui.

Elle laisse retomber ses mains le long de ses flancs, insensible à la foule massée autour de la texane offrant, de son plein gré, son bien à un sauvage, la désapprobation déformant leurs traits.

Une main ridée saisit le haut-de-forme, dernière caractéristique de Tarantula, sa signature. Doucement, l’indien ôte l’accessoire, le pose sur son cœur. Euphémia reste droite, la poitrine serrée d’un chagrin teinté de dignité, d’une sorte, non pas de joie, mais de certitude d’avoir fait ce qu’il fallait. Quand le chapeau retrouve sa place, sur le crâne de Tarantula, une émotion sincère passe sur son visage sculpté à la cire.

Il fait volte-face tandis qu’Euphémia flatte une dernière fois les naseaux de Saracen.

Son assurance s’ébranle, devant les murmures indignés des dames se penchant les unes vers les autres, leur chaperon opinant gravement du chef. Il s’arrête, se retournant vers Euphémia.

Celle-ci revient à la réalité, là où les considérations dédaigneuses se trouvaient jusque là si éloignée d’elle, alors qu’elle tente de maîtriser un chagrin pourtant honnête. Papillonnant des paupières, elle observe les texans qui la toisent à son tour, pour une fois unis dans un même refus d’accepter ce qu’ils venaient de voir, reportant leur colère sur l’idiote touchée par la déchéance d’un sauvage.

– Vous avez vu ? crie-t-elle à la cantonade aux yeux exorbités.

Elle se tait une fraction de seconde, l’émotion nouant sa gorge, le port altier. Qu’ils regardent donc !

– Je lui ai donné ce que j’aimais le plus !

Un respect égal à celui qu’elle ressent elle-même se reflète sur Tarantula. Il reprend sa marche, son dos voûté s’évaporant déjà, et ce fut avec fierté qu’il toisa la foule occupant les deux bords de la route. Et si les gens s’écartent de son animal avec hâte et dégoût, il n’en est nullement heurté, comme si cela est parfaitement normal. Encore un peu étonné de se retrouver ainsi soudainement considéré.

Il se retourne encore quelques fois vers Euphémia, plus pour demander son assentiment muet. Les chevaux ont toujours eu plus de valeur chez les indiens, que les texans. Enfin, son regard se reporte vers la ligne d’horizon, loin, loin de Gonzales, ou il se dirige, pressant doucement les flancs de Saracen pour lui commander d’avancer un peu plus vite, se redressant à chaque pas du cheval.

Et si une unique larme coule sur la joue d’Euphémia, disparaissant sur sa lèvre s’étirant en un demi-sourire, elle n’y prête guère d’attention, inspirant profondément pour retrouver une respiration normale. Ce n’est qu’une goutte dans un océan versé tout du long de sa vie, et cette larme n’est pas destinée à sa propre personne.

Laisser un commentaire ?