Les Cendres du Phénix

Chapitre 3

3662 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 19/01/2017 11:49

L'astre du jour s'élevait imperceptiblement dans le ciel immaculé d'Aldérande. Ses rayons caressaient déjà la cime des conifères multicentenaires, mais la brume qui couvrait l'océan de verdure tardait à se dissiper dans la fraîcheur du matin. Tout à coup, les rossignols à collier se turent et s'enfuirent à tire-d'aile, et leur joyeux vibrato fut remplacé par un fracas de pas précipités dans les broussailles. Une adolescente, ses cheveux bruns attachés en queue de cheval d'où dépassaient quelques mèches rebelles, vêtue d'un treillis se fondant dans le paysage, se frayait son chemin à travers les herbes hautes et les fougères digitales. Haletante, en nage, son cœur battant la chamade, voilà des heures qu'elle avançait dans cette forêt au pas de charge.

Parvenue à l'orée d'une clairière, elle s'adossa à un tronc d'arbre et dégaina son blaster. C'était un modèle léger de faible puissance, idéal pour la chasse au petit gibier ou l'autodéfense. Elle jeta un œil par-dessus l'épaule et vit au milieu du terrain dégagé, deux sphères métalliques qui lévitaient séparées de quelques mètres l'une de l'autre. Elles étaient à peine plus grosses que des pêches sihènes bien mûres. Sans doute des sphères d’entraînement de modèle Marksman-H, très prisées par les mercenaires et les chasseurs de primes. Leur surface était truffée de détecteurs de présence et de photorécepteurs qui leur permettaient de se diriger et de s'orienter au quart de tour vers leur cible.

Leia tenta de reprendre son souffle et d'apaiser son rythme cardiaque. Elle inspira profondément, se concentra. Puis, elle bondit de sa position, fit une roulade, ajusta sa ligne de mire et tira deux salves en direction des sphères. De la fumée sortit de l'une d'entre elles. Comme une pierre, elle s'effondra sur le sol. L'autre, intacte, répliqua d'un rayon laser fulgurant. Leia esquiva le tir s'aplatissant à terre, réarma son blaster et tira une nouvelle fois en direction de la sphère restante. Une explosion retentit dans la clairière dans un panache de fumée âcre.

Pendant que Leia se relevait et s'essuyait le front dégoulinant de sueur, une silhouette émergea de la forêt. C'était un individu anthropomorphe d'un grand gabarit. Un Jézarien, une espèce rarissime dans la galaxie, à la limite de l'extinction. Il devait mesurer pas loin de deux mètres, entièrement recouvert d'un pelage qui tirait sur le roux. Les yeux en amande, le nez convexe, deux cornes épaisses enroulées sur elles-mêmes masquaient des oreilles pointues.

« Bonjour Maître Malacore », dit Leia visiblement satisfaite tout en refaisant le nœud de sa queue de cheval. « Vous doutiez de mes capacités, mais comme vous pouvez le constater, j'ai réussi ! »

« Hmmm... Pas tout à fait... »

Leia n'eut même pas le temps de se poser de questions, qu'une douleur brève mais aiguë la frappa entre ses omoplates. Elle se retourna aussitôt et aperçut, surgissant des hautes herbes, une troisième sphère tournant lentement sur elle-même. Bien que non létaux, les tirs des sphères d’entraînement étaient suffisamment puissants pour laisser une trace persistante dans la mémoire de leur victime.

Leia s'effondra sur le sol et grimaça. « Ce n'est pas juste ! Cette troisième sphère n'est pas censée faire partie de l'entraînement ! »

« Un combat c'est autre chose que la politique chère Princesse », répondit sur un ton légèrement moqueur Gurney Malacore qui toisait sa jeune élève encore les bras écartés au sol. « Y définir soi-même les règles du jeu est un luxe, y compris pour la future Reine d'Aldérande. L'ennemi usera de toutes les fourberies pour parvenir à ses fins. Vous faire comprendre cela était l'un des objectifs de la séance d'aujourd'hui. »

« Mais nous sommes dans le même camp ! Vous n’étiez pas censé détourner mon attention ! » continua de protester la jeune fille.

« C'est aussi une autre leçon à retenir. Même ceux qu'on considère comme étant ses alliés ou ses amis peuvent vous trahir. » Le Jézarien avait pris une voix plus grave dissipant toute forme de légèreté. Puis, comme pour chasser de mauvais souvenirs, il se recomposa un sourire. D'autant plus qu'il avait de réels motifs de satisfaction.

Même si Leia avait baissé sa garde sur la fin, le maître d'armes était agréablement surpris de la prestation de son élève. Bien qu'épuisée par sa randonnée matinale dans les montagnes, et mise sous pression par les tirs des sphères d'entraînement, elle s'était débarrassée de deux d'entre elles assez facilement. Elle a du potentiel, se disait-il. Quelque part, il se reconnaissait un peu en elle, sans trop savoir pourquoi néanmoins.

Il s'empara de la sphère encore opérationnelle, la rangea dans une sacoche accrochée à sa ceinture, puis sortit une barre de rationnement de la poche gauche de sa longue veste d'un orange sombre.

« Tenez, avalez ça », dit-il tout en tendant la ration de nourriture à l'adolescente toujours à terre, et qui relevait son buste pour l'attraper. Mais l'héritière des Organa faisait la moue.

« C'est tout ce que vous avez à me proposer après ce que j'ai enduré ? »

« Désolé chère Princesse, mais cela fait aussi partie de l’entraînement », répondit le Jézarien presque sur le ton du reproche. « Sachez que durant le blocus de Christophsis, vous auriez été heureuse de pouvoir en manger tous les jours. »

« Le blocus de Christophsis », répéta Leia presque surprise. « Vous avez combattu pendant la Guerre des Clones ? »

« Ce serait une longue histoire... », dit Gurney presque gêné d'en avoir trop dit.

« Allez, racontez Maître ! J'ai au moins mérité ça ! »

« Hmmm... Vous avez raison. Disons que ce sera votre récompense pour vos efforts d'aujourd'hui. »

Tout en mâchant bruyamment la barre insipide qu'elle tenait entre ses deux mains, assise en tailleur sur l'herbe, la jeune fille, les yeux grands écarquillés, était tout ouïe. Voilà qu'elle allait en apprendre davantage sur son maître d'armes. Lui, si solitaire d'habitude, qui ne partageait que rarement ses états d'âme, et encore moins son passé.

« Par où commencer ? » se demanda Gurney en caressant son petit bouc au menton. « Nous n'avons pas toujours le destin qu'on s'imagine en étant jeune, à moins d'être de bonne famille, sauf votre respect demoiselle. Les aléas, les circonstances, nos choix aussi, nous font prendre des chemins étranges. Par exemple, je n'aurai jamais imaginé être maître d'armes d'une Princesse aussi charmante que têtue », glissa-t-il avec un clin d'œil.

« N'essayez pas de vous défiler Maître ! La Guerre des Clones ! »

« C'est bien ce que je disais », repris Gurney. « Têtue... »

 

***

 

Planète de la Bordure Extérieure, la réputation et la richesse de Christophsis tenaient pour beaucoup à la présence de cristaux géants d'un vert bleuté à sa surface. Ils étaient disposés à la fois en un pavage hexagonal telles les écailles d'un trandoshien, à une tout autre échelle bien sûr, et en pics verticaux pouvant culminer à plusieurs centaines de mètres. De nombreuses études scientifiques avaient été publiées pour percer les mystères de leur genèse, mais en vain. Ces formations géologiques uniques dans la galaxie restaient une énigme.

Chaleydonia, aussi connue sous le nom de Ville Cristal, était la capitale de cette planète et hébergeait à ce titre l'essentiel des centres de décisions. Le politique n'y était jamais très éloigné de l'économique dans la mesure où ce système était dirigé par une oligarchie marchande réunie au sein de la Guilde, l'institution suprême de Christophsis. L'industrie et le commerce y étaient prospères en grande partie grâce à l'exploitation des cristaux à la surface et des minerais de la ceinture d'astéroïdes. Mais la Guerre des Clones qui avait éclaté un an plus tôt entre la République et la Confédération des Systèmes Indépendants avait mis à mal toute l'économie de ce système qui faisait l'objet de toutes les convoitises pour un camp comme pour l'autre.

A priori loin de ces enjeux stratégiques galactiques, Gurney Malacore était un simple mercenaire qui menait une vie au jour le jour. Même s'il n'avait jamais cherché à faire carrière, il avait tout de même réussi à se faire un nom dans le milieu de par son sérieux et son professionnalisme. Nombreux déjà étaient ses anciens employeurs à travers la galaxie qui, pleinement satisfaits de ses services, le recommandaient à d'autres. Il avait ainsi rejoint une modeste compagnie spécialisée dans la sécurité rapprochée des personnes, la SecuriCorp, dont le principal et riche client était l'oligarchie marchande de Christophsis, les Intendants. C'était un boulot tranquille et grassement payé avait-il pensé à l'époque, de l'argent facile comme ça se disait dans le jargon. Encore ignorait-il où cela allait l’entraîner...

Les vaisseaux des Séparatistes venaient de s'inviter de force sur l'orbite de Christophsis et initièrent leur blocus. De larges bataillons de droïdes de combat débarquèrent en rangs ordonnés dans la Ville Cristal, soutenus par des divisions de chars d'assaut et de l'artillerie lourde. L'état d'urgence avait été déclaré sur toute la planète, et la confusion la plus totale régnait chez les habitants de la capitale.

Il ne fallut pas longtemps pour que l'armée menée par le général Whorm Loathsom s'empare des principales places fortes de Chaleydonia. Ne restait plus que la Maison de la Guilde où s'étaient réfugiés les sept Intendants de l'oligarchie marchande.

C'est dans un bureau spacieux, richement décoré de sculptures en marbre de Wayland et de peintures multispectrales encastrées dans les murs, que Gurney, debout, face aux Intendants assis en demi-cercle autour de lui, tenait dans sa main un holoprojecteur en fonctionnement. La communication était manifestement mauvaise. L'image se déformait de façon erratique et le son grésillait au point de se couper par instants. Sans compter les bruits des bombardements qui se faisaient entendre au loin à travers les épaisses vitres en transparacier.

« Sept millions de crédits, cash et payable d'avance », dit l'hologramme d'un individu portant un casque sur la tête et un plastron d'un rouge sombre sur la poitrine, uniforme en tout point similaire à celui que portait Gurney.

« C'est insensé ! » s'écria un Kerkoidien. « Maudits mercenaires... C'est du chantage, de l'extorsion pure et simple ! » renchérit un autre. « Ces tarifs sont sans commune mesure avec les prix du marché », ajouta un troisième.

Sept individus, vaguement humanoïdes, grassouillets, à la peau bleu cobalt et drapés de tissus précieux et raffinés, agitaient leurs petits bras en signe de protestation. La colère qui les animait, rendait leur long et disgracieux visage encore plus laid qu'à l'accoutumée, laissant ainsi clairement apparaître des canines inférieures saillantes et hypertrophiées. Ils continuaient à chuchoter entre eux, furieux d'être à ce point pris au dépourvu. Ces marchands dans l'âme, qui n'avaient toujours pas pris la pleine mesure de la situation, encore à raisonner en termes de profits économiques et de rentabilité, ne pouvaient se résoudre à payer une telle somme, pourtant dérisoire en comparaison de leur fortune.

« Nos tarifs ont changé », répliqua sèchement le responsable de la SecuriCorp à travers l'holoprojecteur. « Dois-je vous rappeler que ça grouille de droïdes là où vous êtes ? Maintenant, si vous préférez un simple taxi, appelez-en un. Bien d'autres personnes sont intéressées par nos services actuellement... »

La porte du bureau pourtant renforcée d'un blindage en duranium commençait à fondre et à se déformer à vue d’œil sous l'effet d'une chaleur extrême. Ce n'était plus qu'une question de secondes avant que la tranquillité précaire de ce petit comité ne vole en éclat.

« Attendez ! » interrompit l'un des Intendants d'une voix tremblante. « D'accord, nous acceptons vos conditions. Voilà l'argent que vous souhaitez », dit-il en validant la transaction sur un ordinateur qu'il tenait dans le creux d'une main. « Maintenant, faites vite ! »

« Messieurs les Intendants, c'est toujours un plaisir de faire affaire avec vous », répondit le mercenaire sous son casque. Il jeta un regard avide sur un terminal portatif et pouvait constater au même moment une arrivée massive de crédits de son côté. « Je vous donne rendez-vous sur le toit de votre immeuble dans dix minutes, pas une de plus. Nous n'attendrons pas les retardataires. »

Alors que l'holoprojecteur venait de s'éteindre, sur la porte, un cercle de grand diamètre dessiné par le métal en fusion se referma. Une épaisse plaque circulaire en duranium tomba lourdement à la renverse laissant apparaître des droïdes de combat à travers le trou béant nouvellement formé. Le Jézarien en armure leur fit face. Il signifia aux Intendants d'aller se cacher derrière le bureau tout en dégainant son blaster DC-15A modifié par ses soins.

Pas de quartier. Campé sur ses appuis, Gurney arrosa de tirs nourris l'endroit où s'était tenue il y peu une porte. « Oh oh... » Les droïdes de combat B1 semblaient pris de court, tous munis qu'ils étaient d'un inoffensif chalumeau à plasma en lieu et place d'un blaster. Avec leur tête allongée montée sur une tige d'acier, ils ne purent que se regarder entre eux, impuissants, en se reprochant mutuellement de ne pas s'être réarmés plus tôt. Les uns après les autres, ils tombèrent comme des mouches et formèrent rapidement un tas fumant de débris métalliques de couleur crème. La voie était libre.

« Venez, dépêchez-vous. Pas le moment de traîner ici », lança Gurney aux Intendants qui s'étaient réfugiés les mains sur la tête derrière le large bureau en plastacier. Des têtes dépassèrent, puis les Kerkoidiens se levèrent maladroitement et de façon désordonnée, ce qui agaça un tantinet le mercenaire en charge de leur sécurité, et de leur vie à ce moment précis.

Une fois tout ce petit monde regroupé, ils coururent dans un long couloir qui débouchait sur une série de portes de turboascenseurs. Gurney leva brièvement la tête, fronça des sourcils. Quelque chose clochait.

« Les ascenseurs ont été coupés », grommela-t-il en appuyant sans succès sur les boutons d'appel. « Il va falloir emprunter les escaliers », poursuivit-il tout en devinant une certaine appréhension sur le visage des Kerkoidiens. « Messieurs, tout ira bien. Imaginez juste ça comme une petite séance de jogging. » Le mercenaire savait cependant qu'il allait devoir forcer sensiblement la nature de ses clients compte tenu du temps restant, sept minutes, et du nombre d'étages gravir, pas moins de vingt.

Ils firent donc demi-tour, réempruntèrent le même couloir par lequel ils venaient d'arriver mais furent vite stoppés par la présence d'un contingent de droïdes séparatistes. Les premières salves de Gurney vinrent sans trop de difficulté à bout des quelques droïdes de combat en première ligne, encore des modèles B1 de base. Mais l'affaire se corsa sérieusement lorsqu'apparurent en retrait la version améliorée, les super droïdes de combat B2.

Supérieurs en tout point aux B1, les B2 étaient plus grands, plus massifs et résistants grâce à leur carcasse brossée en duranium renforcé. Les tirs de blaster de Gurney ne provoquaient au mieux que de simples étincelles. Comme si de rien n'était, les droïdes continuaient d'avancer de façon synchrone en maintenant leur avant-bras droit à la verticale, renforçant ainsi le caractère menaçant de leur marche martiale.

Les super droïdes B2 étaient dotés aussi d'une intelligence artificielle plus évoluée qui leur conférait en théorie plus d'autonomie dans leur décision, même si cela se traduisait souvent dans les faits par une agressivité accrue. De fait, dès que le groupe de fuyards fut à leur portée, les droïdes abaissèrent leur avant-bras droit à l'horizontale, et armèrent les canons qui y étaient intégrés.

C'est alors qu'une pluie de rayons laser s'abattit sur le mercenaire et ses clients terrorisés. Par chance, le Jézarien et les sept Kerkoidiens purent se mettre à couvert à temps à l'angle d'une intersection. Accroupi contre le mur, Gurney plongea alors sa main dans une sacoche accrochée à sa ceinture, en sortit un objet cylindrique et le lança avec force vers les droïdes qui s'approchaient. Au moment où le cylindre toucha le sol, un flash aveuglant illumina toute la longueur du couloir. Une myriade d'arcs électriques bleutés crépitèrent sur la surface polie des droïdes de combat pour disparaître en quelques secondes. Peu de temps après, les droïdes, comme un seul homme, tombèrent à la renverse, silencieux et inertes. Gurney s'avança prudemment à l'intérieur du couloir. Il donna un coup de pied sur l'une des carcasses et s'assura que la grenade à impulsions électromagnétiques avait bien fait son effet.

Soulagés, les Intendants accompagnés de leur garde du corps reprirent leur chemin et arrivèrent à la cage d'escalier. Les marches étaient hautes et en levant la tête, il leur était impossible de distinguer le plafond du dernier étage. C'est presque si l'on pouvait voir dans les yeux des Kerkoidiens la peur du vertige. Mais il ne restait plus que cinq minutes avant le rendez-vous sur le toit. Le groupe ne pouvait se permettre le moindre découragement ou hésitation.

« C'est trop haut... » dit l'un des Intendants. « Oui, il doit bien il y avoir d'autres moyens pour atteindre le toit... » acquiesça un autre qui transpirait rien qu'à l'idée d'accomplir un tel effort, si inhabituel et inapproprié pour un oligarque de Christophsis.

« Il n'y a pas d'autre moyen », dit Gurney sur un ton sans équivoque. « C'est maigrir ou mourir », en enfonçant son index dans la poitrine bedonnante d'un des Kerkoidiens. Il ne s'adressait plus à des clients, mais des compagnons de fortune dont il était de fait devenu le leader. Ils devaient lui obéir s'ils souhaitaient s'en sortir vivants. Leurs destinées étaient désormais liées pensait-il.

Impressionnés, et sachant que leur prestataire avait raison, les dirigeants de Christophsis prirent leur courage à deux mains et commencèrent à gravir les escaliers. Gurney fermait quant à lui la marche et jeta un coup d’œil vers les étages inférieurs plongés dans l'obscurité. Il avait comme un mauvais pressentiment.

Dès les premiers étages, les Intendants donnèrent des signes de fatigue. Ils respiraient comme des moteurs de landspeeder encrassés. Ils s'arrêtaient sans cesse en posant leur main sur les deux jambes ou en se reposant de tout leur poids contre la main courante en plastacier. Ils se plaignaient constamment en invoquant des ampoules imaginaires aux pieds. Même si Gurney s'efforçait d'ignorer la plupart des complaintes de ses peu valeureux compagnons, il devait de temps en temps leur accorder des pauses. C'était pour lui l'occasion de soigner les petits bobos psychosomatiques des Kerkoidiens, et aussi de tendre l'oreille sur ces bruits lointains mais qui semblaient se rapprocher à vive allure. Ce n'était pas des bruits de pas. C'était autre chose. Un écho strident qui ne lui disait rien qui vaille. Il fallait faire vite, et pas seulement pour être ponctuel.

À mi-parcours, un des Intendants s'effondra à plat ventre, laissant échapper d'une de ses poches une poignée de crédits. Aussitôt, il se releva puis courut pour tenter de rattraper ces petites plaques rectangulaires qui disparaissaient dans les tréfonds de la cage d'escalier, au point même de basculer dans le vide avec elles. Heureusement, le Jézarien, vigilant, le retint par le col de sa robe et remit le Kerkoidien sur pied.

« Merci pour cette offrande Intendant. Qui sait ? Ces quelques crédits pourraient nous porter chance. » Fulminant intérieurement, Gurney s'abstint d’un sermon sur le caractère futile et dangereux de l’acte de son grassouillet compagnon.

L'Intendant, sans montrer le moindre signe de reconnaissance envers son prestataire pour lui avoir sauvé la vie, se contenta de marmonner son mécontentement entre ses dents et reprit à contrecœur l'ascension. Gurney regarda une nouvelle fois vers le bas. Les échos déformés avaient laissé place à des sons saccadés plus directs et distincts. Ils les suivaient, c'était évident. Subrepticement, Gurney crut voir une forme à la fois noire et brillante, ronde et acérée. C'était à quelques étages plus bas. Il fallait courir et même plus.

Sans chercher à se justifier ou à s'excuser, le Jézarien poussa littéralement dans le dos, des deux mains, le groupe de Kerkoidiens. Sous son armure, le mercenaire commençait à transpirer également, mais ce n'était pas le moment de flancher. Ça se rapprochait. À l'oreille, plus que trois étages les séparaient désormais. Puis deux. Puis un.

Finalement, le visage de Gurney ressentit une grande bouffée d'air frais. La porte donnant sur le toit venait de s'ouvrir. Mais était-il dans les temps ? Durant la montée de ces escaliers interminables, au gré des arrêts et des accélérations, la ligne temporelle avait joué au yo-yo, se contractant et se dilatant à l'envi. Il avait perdu toute notion du temps. Il porta alors son attention sur sa montre d'un air réticent, inquiet du verdict implacable. Hélas, lui et ses compagnons étaient arrivés trop tard...

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