Paradise Motel

Chapitre 1 : Route 66 Rail Haven

Chapitre final

2271 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 23/04/2020 22:32

Springfield, Missouri. 4 juillet 1985.


Rien de tout ceci n’allait durer bien longtemps, il le savait. Pas avec les responsabilités qui lui incombaient.

Particulièrement en ce moment, alors que le maire Kline était aux prises avec les commerçants d’Hawkins. Mais, à part Larry, qui avait bien poussé au cul pour voir Starcourt sortir de terre, qui pouvait leur en vouloir ? Starcourt, c’était l’emblème de ce que le capitalisme américain avait de mieux à offrir, le temple du prêt-à-consommer : du plaisir à manger, à regarder, à flâner, à goûter. Mais surtout à dépenser, le tout dans des effluves mêlées de gaufres chaudes et de parfums bon marché. Et le gargantuesque centre commercial, tout rutilant et bardé de néons flamboyants, laissait moins que des miettes aux boutiques du centre-ville, exsangues depuis l’ouverture de la galerie marchande. Joyce Byers en savait quelque chose, elle qui hantait les allées désertes du Melvald’s General Store depuis des semaines, donnant la chasse aux moutons de poussière et aux étiquettes décollées. C’était une question de temps avant que Donald doive mettre la clé sous la porte… et Joyce à la rue.


A l’ombre d’un parasol publicitaire Budweiser, vautré sur un transat à l’extrémité de la piscine, vêtu d’un short de bain et d’une chemise hawaïenne laissée ouverte, Jim Hopper fit onduler ses doigts de pieds avec délectation. Pile entre ses jambes, à peu près au-dessus de son nombril, la courbe de la margelle à l’autre bout du bassin s’inscrivait parfaitement dans les ronds de fumée qu’il tirait de sa clope à intervalles réguliers.


Avec une pointe de culpabilité, Hopper eût une pensée pour Powell, son adjoint. C’est vrai, c’était moche de l’avoir laissé en plan juste avant les célébrations du 4 juillet. Mais, cette année moins encore que les précédentes, Hopper ne se sentait pas le courage de jouer les nurses pour la population d’Hawkins, pendant que les gosses se gaveraient de barbe-à-papa et de corn-dogs à s’en faire vomir, tandis que les plus grands s’offriraient au drive-in une biture bon marché assortie d’un joint ou deux, avant de se peloter sans vergogne à l’arrière d’une bagnole de prêt, Apocalypse Now en toile de fond. Pendant ce temps, devant le feu d’artifice, leurs parents déploreraient à voix haute l’emploi déplorable de leurs impôts par le comté, tout en s’extasiant secrètement face au spectacle d’un ciel d’encre constellé de couleurs vives, un verre de merlot on the rocks à la main. Avec un peu de chance, Powell garderait la tête froide. Le maire s’en déclarerait satisfait, et Powell aurait alors toutes les chances de prendre la relève le moment venu… pour peu que Kline soit réélu. Et rien n’était moins sûr.


Une bouée à tête de flamant rose dérivait misérablement à la surface de la piscine, désertée par les rares clients du motel encore présents à cette heure avancée de l’après-midi. Sur une petite desserte à côté de lui était posé un cocktail bigarré, saturé de glace pilée, surmontée de morceaux d’ananas frais et de coco râpée, d’une paille en plastique bicolore et d’une ombrelle en papier décorée de motifs japonisants. De la condensation était apparue sur le verre. Il faisait 32°C à l’ombre. Hopper ne put réprimer un large sourire : cette escale sur la route 66 avait tout d’un petit paradis terrestre à ses yeux.


Décidément non, rien à Hawkins ne lui manquait. Rien ni personne, et surtout pas la bande à Wheeler, cette troupe de geeks turbulents sans lesquels il aurait pu continuer à squatter tranquillement son petit enfer personnel sans avoir à se soucier de rien. Ni de personne. Tout spécialement de ce petit merdeux de Mike, avec son air de pas y toucher. Toujours fourré dans la chambre d’Elfe. Toujours scotché à elle, ses lèvres maladroites dévorant sa bouche avec l’avidité d’un môme se jetant sur son bol de Cap’n Crunch ; ses mains empotées de joueur de D&D palpant sa taille, et Dieu sait quoi encore !, dès qu’il avait le dos tourné. Et sous son propre toit, le fumier ! C’était tout bonnement devenu intolérable. Il avait pris le gamin entre quatre yeux, quelques jours auparavant, et lui avait intimé l’ordre de se tenir aussi loin que possible d’Elfe. S’il avait pu le contraindre à quitter la ville, il l’aurait fait. Il avait dû faire appel à ses dernières réserves de bon sens pour ne pas réduire en bouillie son insupportable tête à claques, et s’était contenté de hausser un peu le ton, laissant imaginer au gosse ce qui lui pendait au nez en cas de transgression. Il avait eu l’air de comprendre… Bon débarras !

Il y avait bien Joyce, évidemment. Joyce… Là aussi, c’était une question de temps. Il comprenait, bien sûr. La disparition de Bob l’avait meurtrie à jamais. Et il était bien placé pour savoir ce que c’est que de vivre quotidiennement dans le regret, esclave de ses souvenirs, redoutant autant que chérissant la présence de ces fantômes qui hantaient ses nuits chaque fois qu’elle avait la faiblesse de convoquer leur souvenir. Mais… enfin merde ! Il était , lui ! Et bien vivant. Qui d’autre, à part lui, était en mesure de comprendre les épreuves qu’elle avait dû traverser ? Qui mieux que lui en connaissait le prix ? Ils avaient soustrait Will au Flagelleur Mental ensemble. Ils avaient triomphé de ces foutues bestioles venues du Monde à l’Envers et fait fermer le labo des horreurs ensemble. Elle ne pourrait jamais partager ça avec qui que ce soit d’autre. Personne, jamais. Et s’il fallait remettre ça, eh bien… il rempilerait. Sur le champ. Parce qu’elle seule rendait possible la vie à Hawkins. Elle seule la rendait plus que supportable. Elle, et Elfe.


Hopper écrasa son mégot contre la desserte, avant d’allonger paresseusement le bras pour se saisir de son cocktail arc-en-ciel. Il prit un moment pour en humer le parfum, l’air gourmand, avant de le porter à ses lèvres. Mais, avant qu’il ait pu goûter au breuvage, l’ombrelle se mit à tourbillonner brutalement sous sa moustache, avant d’être violemment propulsée hors du verre, suivie de près par la paille en plastique, répandant une bonne partie de son contenu sur son torse découvert. Il étouffa un juron puis, avec réticence, tourna la tête vers le transat voisin en ébauchant un sourire crispé. Assise en tailleur, Elfe le dardait d’un œil noir, tirant sauvagement sur le Twizzle à la fraise qu’elle avait calé entre ses dents. Un petit filet de sang affleurait au bord de sa narine gauche. Hopper prit une grande inspiration pour s’exhorter au calme.

_ Tu te souviens ? Quand on a convenu toi et moi que tu ne te servirais pas de ton truc ici ?

_ Quand est-ce qu’on rentre ? Contra-t-elle d’un air buté.

_ Tu devrais aller te rafraîchir un peu, jeune fille, grommela-t-il en se tapotant le nez.

Agacée, Elfe s’essuya le nez d’un brusque revers du bras, avant de répéter obstinément :

_ Quand-est-ce qu’on rentre ?

_ Pourquoi tu ne vas pas plutôt piquer une tête, hein ?

_ J’en ai pas envie.

_ Tu n’es pas contente d’être ici ? De voir un peu du pays ?

_ NON ! Je VEUX rentrer.

_ Pourquoi ? Tu as quelque chose de plus intéressant à faire que de passer un peu de temps avec ton père ?

Le visage de la gamine se ferma un peu plus, avant de lui balancer, pleine de fiel :

_ Tu n’es pas mon père.

Hopper encaissa le coup, bien qu’il sache, au plus profond de lui-même, qu’elle n’en pensait rien.

_ J’ai pourtant un papier à la maison qui dit tout le contraire, jeune fille, répliqua-t-il avec humeur.

_ Ouais ? Bah allons le chercher alors ! Parce que je n’irai plus nulle part avec toi sans ça !

Si un type lui avait dit, deux ans auparavant, qu’il se trouverait aujourd’hui contraint d’assumer l’éducation d’une adolescente télékinésique en colère, Hopper se serait bien payé sa tête. Mais, à présent qu’il était dans le vif du sujet, il se sentait épuisé de se sentir constamment dépassé. Aurait-ce été aussi difficile avec Sarah ? Il se détourna avec un sacré pincement au cœur, avant de se perdre à nouveau dans la contemplation du flamant rose, d’un œil morne cette fois. Toute impression de félicité l’avait déserté. Comme s’il reflétait l’état d’esprit d’Elfe, le ciel, au-dessus du parasol, se couvrait de lourds nuages noirs.


Chez Enzo, il avait attendu Joyce pendant une heure, peut-être deux. Non. Le temps de vider deux bouteilles de vin pour être exact, et de comprendre qu’elle ne viendrait pas. Bordel ! Comment avait-elle osé ? Il avait laissé plus d’argent que nécessaire pour régler la note – il leur avait coûté assez cher en gressins – et était rentré chez lui furibard, et plus que légèrement éméché. Il avait trouvé la maison désespérément vide, et cette solitude lui avait tout à coup paru insupportable. Un peu comme si Elfe, elle aussi, lui avait posé un lapin. Deux le même soir, pour Jim Hopper, c’était trop. Il avait attendu rageusement qu’Elfe rentre à la maison, Maxine Mayfield sur les talons, le temps de prendre une décision qu’il était presque sûr de regretter, une fois à jeun. Il avait renvoyé Max chez elle, fourré quelques affaires dans un sac de voyage, et avait collé Elfe dans la voiture, direction l’horizon. Elle n’avait d’abord rien dit, désarçonnée par sa fébrilité, et avait à peine protesté lorsqu’elle avait constaté son état manifeste d’ébriété. Bon gré mal gré, Elfe s’était laissée entraîner dans cette balade sauvage, en couvant Hopper d’un regard inquiet. Ils avaient taillé la route vers Toledo, avaient fait une brève halte à Greenville le temps d’avaler quelques sandwichs, avant de s’arrêter une nuit à Saint Louis. A ce stade, Elfe jouait encore le jeu de Hopper, et ils s’étaient offert une soirée parfaite au Moolah Theatre, en se gavant de pop-corn et de crème glacée devant Retour vers le Futur, guillerets comme deux gamins en fugue. Le lendemain, ils avaient repris la route vers la petite ville de Cuba et avaient campé une nuit à l’Indian Lake. Là, Elfe s’était montrée un peu plus rétive, surtout à l’idée de manger du poisson presque cru. Mais, depuis qu’ils avaient posée leur unique valise dans ce motel de Springfield la veille au soir, Elfe s’était murée dans un silence hostile. La balade père-fille commençait à lui paraître sacrément longue, d’autant qu’ils laissaient Hawkins de plus en plus loin derrière eux.


_ On ne peut pas rester ici indéfiniment, asséna-t-elle, inflexible.

_ Non ? Et pourquoi pas ? Bougonna-t-il en allumant une autre cigarette avec la nonchalance d’un fumeur de longue date.

_ La maison me manque, répondit-elle tout bas.

Hopper coula un regard méfiant vers elle, et son amertume se délita graduellement devant sa bouille déconfite.

_ La maison, c’est là où nous sommes toi et moi, souffla-t-il d’une voix radoucie.

Elfe secoua la tête.

_ Non. Pas que toi et moi. Mike aussi. Et Max. Et Lucas et Will. Et Dustin, et Nancy, et Mrs Byers. Avec nous. Tous ensemble, à Hawkins. C’est ça notre maison. Là-bas tu es mon père. Mais pas ici. Mon père ne se cache pas. Mon père ne fuit pas.

Hopper la considéra un long moment, la gorge nouée. C’était la première fois qu’elle lui parlait aussi ouvertement, la première fois qu’elle mettait des mots sur ce qu’ils avaient construit péniblement, en se mesurant l’un à l’autre : l’ébauche d’une famille, l’enceinte protectrice d’un foyer. Ce qui leur avait, à l’un comme à l’autre, toujours cruellement manqué. La première fois qu’elle le validait en tant que père. Étrangement, c’est à ce moment précis, alors même qu’Elfe venait de lui faire l’inventaire de tout ceux à qui il avait voulu tourner le dos ces trois derniers jours, alors que le couvercle de nuages noirs crevaient au-dessus de leurs têtes avec fracas, imprimant de gros cratères sur la surface ridée de la piscine, qu’Hopper se sentit mieux. Comme adoubé. Il savait où était sa place. Et ce qu’il avait à faire. Point barre.

_ Tu as raison, ma grande, lui souffla-t-il au milieu d’un sourire, serein face à la tempête à venir. On rentre. Les vacances sont finies.


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