Des ondes dans la nuit

Chapitre 3 : La ville qui ne voulait pas être normale

Chapitre final

7721 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 24/08/2018 12:49

Dean Winchester détestait cordialement les anges, à l'exception notable de Castiel. Pris collectivement, il s'agissait d'une bande de fanatiques coincés, dangereux et brutaux. Individuellement, c'était tous des trous du culs, il s'autorisait l'expression.

Tout en vérifiant la présence de son couteau et de son pistolet à sa ceinture, Dean se colla dos à la balustrade, là où il pouvait garder les deux anges dans son angle de mire, voire tracer discrètement un symbole pour les expulser au loin. Les deux créatures, quand à elles, le jaugeaient avec méfiance. Elles désiraient visiblement rester à distance raisonnable de l'armement du chasseur. La plus petite des deux, grande de seulement trois mètres, s'assit d'un geste artificiellement nonchalant. L'autre s'appuya contre le mur de la maison et mit les mains dans son pull bleu électrique.

Insensible à la tension qui vrillait l'air, la Vieille Femme Josie déposa un plateau de thé entre les deux anges et le chasseur. Dean jeta un coup d'œil aux tasses. Il n'était pas un spécialiste, mais il doutait que la couleur normale du thé soit un tel rose saumon. L'instant suivant, le thé prit une couleur turquoise et la conserva. L'odeur était agréable par contre, rappelant au chasseur des souvenirs oubliés, doux-amers. Il reposa la tasse sans la boire.

L'un des anges émit un son que Dean, à défaut d'un autre mot plus adapté, qualifia mentalement de gloussement désobligeant. Il n'avait pas de bouche pour boire, mais il tenait la tasse devant son visage vide et lisse et le thé s'élevait en gouttelettes qui s'évaporaient entre la tasse et le visage.

« Est-ce que quelqu'un va finir par m'expliquer ce qui ce passe dans cette ville de fous ?, finit par s'exclamer Dean. Et me dire où est mon frère ?

Un bruit comme un bourdonnement d'abeille fut émis par le plus petit des anges, celui portant l'espèce de toge. La Vielle Femme Josie traduisit au fur et à mesure que l'ange reprenait sa respiration avant de continuer.

-Erika dit qu'il fallait s'y attendre, que les Winchester ne changent jamais. Que vous êtes à l'endroit le plus empreint de surnaturel de tous les États-Unis avec Lebanon au Kansas. Mais que la seule chose qui vous intéresse c'est « Sammy, où est Sammy, je veux Sammy ».

Dean se sentait déjà des envies de meurtre.

-Si vous ne voulez pas que vos sales gueules d'anges explosent aux quatre coins de la véranda, vous feriez mieux de me donner des réponses claires et précises. »

La menace ne sembla pas inquiéter les anges. L'un d'eux émit un ricanement, l'autre haussa les épaules d'un air désintéressé. Dean réunit tout son sang-froid, déterminé à obtenir des réponses. Il servait pertinemment que tuer les anges ne l'avancerait à rien. Le problème, c'est qu'ils en avaient conscience également. Le chasseur était à leur merci s'il désirait sauver Sam. Il mit au défi d'un regard la vieille femme et les deux anges. Tous trois attendaient en silence qu'il se décide à agir ou avoue son impuissance face à eux. Il ne pouvait que subir leurs moquerie en silence.

Intérieurement, il lâcha une bordée de jurons. Il détestait les anges, et haïssait plus encore être à leur merci. Moins il en voyait, mieux lui et le monde se portaient.

Cependant, il devait avoue être intrigué par la présence de ces anges dans cette ville étrange. Ce ne pouvait pas être une coïncidence. Après une apocalypse ratée, une guerre civile angélique et une invasion du purgatoire, Dean Winchester avait cessé depuis longtemps de croire aux miracles et aux coïncidences. Il aurait aimé également savoir les vrais noms des deux anges. Erika n'était pas le genre de nom que portaient habituellement les anges, et il n'en avait encore jamais vu deux porter le même nom.

Leur apparence l'intriguait plus encore. Il avait rencontré des dizaines d'anges dans leurs vaisseaux humains qu'ils portaient comme des masques. De la véritable apparence des anges, il n'avait aperçu que l'ombre d'ailes sur un mur et la lumière bleue vive qui s'échappait de leurs blessures. Quand Castiel l'avait sorti de l'enfer quelques années plus tôt, il avait sans doute vu sa véritable apparence, mais il était incapable encore aujourd'hui de s'en souvenir.

Ce qu'il voyait devant lui, ces deux êtres en partie immatériels, faits de poussière, de lumière et de vide, aux formes étirées de manière absurde et aux yeux multiples, était-ce la véritable apparence des anges ? Et si cela l'était, pourquoi Dean et la Vielle Femme Josie pouvaient regarder les anges sans mourir, les yeux brûlés par la présence divine ?

Dean n'en savait rien. Ces anges étaient la chose la plus étrange qu'il ait vu à Night Vale, devant même la station de radio et son fantôme réjouit et sanguinolent. Le chasseur se demanda si Castiel ressemblait à ce qu'il voyait devant ses yeux. S'il était aussi comme eux répugnant par son anormalité tout en étant doté d'une beauté certaine par cette même étrangeté. Le regarderait-il avec des dizaines d'yeux menaçants et curieux ? Mais Castiel était au Purgatoire, coincé là-bas par sa faute. De telles pensées ne servaient à rien.

Un grésillement arracha Dean à ses pensées vagabondes. Vieille Femme Josie s'approcha de sa radio, une antiquité de bois sculpté qui trônait sur la table du salon. Elle monta le son afin que la voix, désormais familière, qui s'élevait et retombait comme le flux d'une marée, soit audible depuis le porche de sa demeure.

Dormez. Rêvez. Essayez de vous réveiller. Réalisez que vous êtes coincés à tout jamais dans votre rêve et restez-y. Priez de ne pas y mourir.

Bienvenue à Night Vale.

« Éteignez-moi ce truc, ordonna Dean. Je suis ici pour des réponses, pas pour écouter pérorer ce fantôme.

Vieille Femme Josie lui sourit. C'était un sourire qui se voulait amical, mais avec trop de dents pour que Dean soit à l'aise.

-Asseyez-vous et buvez votre thé mon petit, lui intima-t-elle en retour. Cecil est le seul en ville qui puisse vous apporter une réponse, aussi vague soit-elle. Il est le seul qui en a la capacité et le droit, par ordonnance municipale. Il est la Voix de Night Vale.

Dean se rassit violemment. D'instinct, il comprenait que s'il ne se taisait pas, la vielle femme ou ses compagnons le feraient taire de force. Les deux anges oscillaient, tous leurs yeux se ferment et se rouvrant en une parfaite synchronisation, comme s'ils dialoguaient dans un étrange code morse.

Chers auditeurs, nous savons tous que les anges n'existent pas. Nous ne connaissons rien des hiérarchies angéliques ni des guerres célestes, et il en sera toujours ainsi. On vous a dit que les anges existaient ? Ah ! Et pourquoi pas les montagnes, sérieusement !

Ceci dit, la Vieille Femme Josie nous informe que Erika et Erika, deux des anges qui demeurent chez elle, lui ont déclaré que Dean Winchester, vous savez, le chasseur aux yeux verts arrivé récemment dans notre ville, est un imbécile patenté.

Est-ce vrai ? Est-ce faux ? C'est ce qu'il pense de lui-même en tout cas, poursuivit Cecil. Dans chaque homme, chaque femme, il y a un enfant apeuré, persuadé de n'être pas à la hauteur. Bien sûr, certains d'entre nous ne se souviennent plus de leur enfance et n'ont pas ce souci. Ce doit être étrange de vivre avec les souvenirs de son enfance.

Le chasseur, se lève, dérangé par la voix qui s'échappe de la radio. Elle semble trop le connaître. Trop le comprendre.

Son frère lui manque. Celui aux magnifiques cheveux, pas celui qui attend que la porte de sa cage s'ouvre. Celui-là, le chasseur l'a presque oublié, et il n'en a presque plus honte.

Le froncement de sourcil de Dean s'accentua. Il commençait à envisager sérieusement de bannir les anges, de se lever et de trouver d'autres personnes qui pourraient l'aider à retrouver Sam. D'une main, il vérifia que son couteau était à portée de main pour dessiner un sceau.

Le chasseur réalise peu à peu la vérité. Il ne sait rien. Il n'est qu'une poignée d'atomes tenant ensemble par miracle. Et n'est-ce pas vrai de nous tous ? Chacun se force a rester une forme solide pour une raison ou pour une autre. Pour sentir la fraîcheur de la nuit une fois de plus, pour sentir la couleur de la voix d'un être aimé. Pour protéger ce qu'on pourrait perdre la seconde suivante ou même ce que l'on a déjà perdu, sans même le savoir. Les anges voient cela. Ils rient car ils savent. ''Le monde est une scène'', et la lame d'un frère les en a tous deux fait sortir. Mais cela ne veut pas dire qu'ils ne voient pas la fin de l'acte s'approcher. Les anges voient une déchirure entre le fils de Cain et le fils d'Abel, que le chasseur est incapable de voir encore.

Cette fois, Dean ne se contint plus. Il sortit son arme de sa ceinture et tira deux balles dans le poste radio, sans se soucier du hurlement, presque un feulement, qui sortit de la gorge de Vieille Femme Josie. Les anges semblaient se moquer de lui, leurs ailes de ténèbres et d'eau se gondolant légèrement.

Il remit son arme à sa place et sans un mot, bouillant de rage et de peur, entreprit de quitter la propriété de Vieille Femme Josie. Derrière-lui, la radio détruite fumait, mais la voix de Cecil accompagna malgré tout sa retraite, jusqu'à devenir inaudible avec la distance qui s'élargissait entre lui et le perron.

Le chasseur tire dans la radio qu'il fixait d'un œil torve. Il voudrait faire taire la voix, les voix qui résonnent dans sa tête et son ventre, mais il en est incapable. Il s'éloigne, bouillant de rage et de peur. Nous vous en dirons plus sur cette histoire quand elle se développera.

Et maintenant, jetons un œil sur le trafic.

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Sam était... quelque part et quelque qu'en – le mot n'existait pas, bien sûr, mais il ne trouvait approprié pour expliquer sa situation -. Ou nulle part et à nul moment. C'était une sensation étrange, comparable à nulle autre que le jeune chasseur avait jamais éprouvée. Pour l'expliquer, il ressentait le besoin d'inventer des mots nouveaux.

Il était incapable d'ouvrir les yeux pour examiner son environnement. Il n'était pas sûr d'avoir encore des yeux à ouvrir. À défaut de voir où il se trouvait, Sam décida de bouger pour découvrir son environnement.

La tentative de mouvement lui donna envie de vomir. C'était comme si ses atomes étaient éparpillés sur des mètres cubes de distance et avaient malgré tout essayé de bouger en harmonie. Il fallu plusieurs minutes à Sam pour que la sensation de nausée s'éloigne. Et n'était-ce pas le plus étrange, si son corps était disséminé dans l'atmosphère, que son estomac lui envoie cette impression de nausée ? Sam réfléchit à cette question quelques instants avant de décider que ce n'était pas le plus surprenant de ce qu'il vivait. Son absence de panique était plus étrange encore. Certes, il avait déjà été dans des situations terrifiantes. Il avait été possédé par Lucifer, été torturé et plus encore en Enfer, était mort à plusieurs reprises. Il ne comptait plus les fois où il avait manqué d'être tué par un vampire, un loup-garou, un démon ou des clowns psychotiques. Cependant, être éparpillé sous forme d'atomes aurait dû le perturber plus que cela. Ce n'était pas comme s'il avait déjà vécu pareille situation. Il était vrai que ce n'était pas comme s'il pouvait changer quoi que ce soit à ce qui lui arrivait, vu son état. Il ne pouvait qu'espérer que Dean allait bien et travaillait à remédier sa situation. Il avait pourtant l'impression que même s'il avait voulu paniquer, il en aurait été incapable. Si son estomac et la sensation de nausée était encore là d'une manière ou d'une autre, il semblait que son cerveau n'était pas capable de lui envoyer des messages de peur ou de douleur. Il n'était pas sûr que ce soit un point positif dans son état, mais il devrait faire avec.

Au lieu de paniquer, Sam ne ressentait donc qu'une vague curiosité à l'égard de ce qui lui arrivait et un dérangement fantôme entre ses omoplates. Il se força à rester parfaitement immobile, ne voulant pas risquer de bouger plus que nécessaire ses atomes éparpillés, et fit mentalement le point sur sa situation. Il était capable de penser, mais pas de voir. Il essaya de parler, mais mis à part une nouvelle vague de douleur, il ne put émettre aucun son.

Étrangement, il était capable en se concentrant très fort d'éprouver des sensations physiques. Il sentait le vent souffler autour de lui. Quelque part, les derniers rayons du soleil réchauffait certaines particules de son être. Ailleurs, certain de ses atomes semblaient plongés dans l'eau glacée d'un torrent. Sa myriade d'atomes lui transmettait des situations de toucher qu'il n'aurait pas dû être capable de ressentir. C'était une sensation vertigineuse qui devint inconfortable au bout de quelques minutes.

Sam se laissa donc flotter dans l'éther, laissant les sensations physiques venir à lui plutôt que de les forcer. Au bout d'un temps impossible à déterminer, il commença à entendre des fragments de conversations. S'il tentait de se concentrer dessus, tout se brouillait aussi se contenta-t-il d'écouter ce que les atomes de ses tympans surprenaient autour d'eux.

La plupart des fragments de conversation qui retentissaient dans les oreilles absentes de Sam n'avaient rien d'exceptionnel. C'étaient des discussions d'amoureux, un père réprimandant sa fille – mais parce qu'elle avait oublié de prendre son couteau à cran d'arrêt à l'école, ce que Sam interpréta comme étant un chasseur parlant à sa fille –, des ragots susurrés à mi-voix au travail... D'autres fragments de conversations étaient plus étranges.

Sang. Meurtres. Présages. Tentacules surgissant des murs. Enfants possédés par des entités inconnues. La ville entière semblait accumuler plus de menaces en quelques heures que les frères Winchester en avaient affrontés depuis que leur père leur avait appris à tirer. Cependant, les habitants dont Sam surprenait les conversations ne semblaient pas perturbés par ces événements mais y voyaient la normalité.

Comment ?, s'interrogea Sam. Comment peut-on laisser cette ville debout, sans la réduire en cendres pour empêcher ses cauchemars de s'échapper ? C'était leur devoir à lui et Dean. Alors pourquoi cette idée le mettait-elle si mal à l'aise ?

« Vous auriez dû lui dire.

Sam fut soudain déconcentré dans le fil de sa réflexion. Cette voix de jeune femme était la plus audible qu'il lui avait été donné d'entendre jusque-là.

-À quoi bon le lui dire ?, répondit une voix familière. Il le découvrira bien assez tout seul. Et qui sait, tout seul Deano ne foirera peut être pas tout aussi royalement que ces deux là sont capables de le faire.

-Mais des choses les attendent, rétorqua la femme – mais sa voix était devenue étrangement vieille, quoi que reconnaissable – des choses terribles.

-Et les Winchester ont toujours réussi à s'en sortir, comme Gabriel peut te le confirmer, rétorqua la voix de Balthazar. Certes, les dommages collatéraux sont énormes, surtout pour leurs alliés, mais qu'est-ce qu'un ou deux humains ou anges à l'échelle des événements, hein ?

-Peut-être... »

Sam écoutait attentivement la conversation. Il était sidéré d'entre les voix d'anges dont il était persuadé qu'ils étaient morts. Il avait vu leurs cadavres, mais que ces deux-là entre tous aient pris leur précautions pour survivre ou revenir n'aurait pas dû l'étonner, décida-t-il. Il n'était toutefois pas sûr que leur présence en ces lieux soient une bonne chose, et le chasseur espérait bien découvrir ce qu'ils tramaient. Cependant, une voix détourna son attention. Celle de Dean.

« Dans quels ennuis t'est-tu fourré cette fois-ci Sammy ?, demandait-il d'une voix inquiète. Comment je vais bien pouvoir t'en sortir tout seul hein ? Si seulement Cas était là... »

Sam eut un moment de profonde compassion pour son frère. Lui aussi aurait voulu que Cas soit là, ne fut-ce que pour le confort de Dean. En attendant il ne pouvait que prier pour Dean et pour Cas, en espérant que le premier pourrait le sauver, et que le second réussirait à sortir du Purgatoire, malgré les doutes de Dean.

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Dean marchait à grandes enjambées, sans but précis. La voix de Cecil l'avait mis dans un étage de rage froide comme il en avait rarement ressentit. C'était comme si chaque intonation doucereuse de sa voix charmeuse avait été un poignard destiné à faire ressortir toutes ses souffrances et mauvais instincts.

Le chasseur ralentit son pas. Maintenant qu'il y réfléchissait, son comportement avait été anormal. Certes, il reconnaissait qu'il avait un tempérament colérique. Mais en rejouant la scène dans sa tête, il ne voyait aucune réplique de la part de la vieille femme, des deux anges ou de Cecil qui aurait dû éveiller une telle colère en temps normal.

Il s'était fait manipuler. Cecil l'avait d'une manière ou d'une autre forcé à se mettre en rogne au point de quitter la ferme de la vieille femme sans avoir obtenu les réponses qu'il voulait. L'ennui, c'est que Dean n'avait aucune idée du pourquoi et du comment le fantôme avait fait cela.

« Comme si ça ne suffisait pas, grommela-t-il. Il y a de la foutue magie dans l'air, à tout les coups. Dans quels ennuis t'est-tu fourré cette fois-ci Sammy ? Comment je vais bien pouvoir t'en sortir tout seul hein ? Si seulement Cas était là... »

Mais Cas n'était pas là, Sam n'était pas là, Bobby et John ne seraient plus jamais là. Dean serra les dents et se mit à réfléchir. Qu'avait-il appris depuis son arrivée dans cette ville qui pouvait lui servir à récupérer son frère ?

Une idée germa bientôt dans l'esprit du chasseur.

Il fallu presque une demi-heure à Dean pour rejoindre le parking du motel et récupérer l'impala. Il ne vérifia pas le contenu du coffre, savait qu'il y avait dedans le matériel nécessaire pour son travail de la nuit. Cinq minutes plus tard, il se gara et récupéra ce dont il avait besoin. Une pelle sur l'épaule, un bidon d'essence à la main, son arme et son briquet dans la poche, Dean pénétra dans le cimetière de Night Vale.

De nuit, le lieu réussissait l'exploit d'être plus gothique que de jour. On se serait cru dans un mélange d'Entretien avec un vampire et de la famille Addams. Sur le seuil de son caveau, une femme portant un grand tablier blanc enlevait les toiles d'araignées avec un plumeau. Elle salua Dean en souriant. Celui-ci nota la série de dents pointues et se promit de revenir faire un tour dans ce coin du cimetière plus tard. Quelque pas plus loin, il du s'écarter pour laisser passer une file d'araignées qui titubaient le long du sentier comme si elles avaient bu et qui gloussaient dans une langue qu'il ne connaissait pas.

Enfin, Dean arriva devant la tombe de Cecil Gershwin Palmer qu'il avait repéré en passant quelques heures plus tôt. L'endroit était désert. D'un geste nonchalant de sa pelle, Dean poussa sur le côté le verre doseur de laboratoire qui servait de vase pour des fleurs étranges à moitié desséchées. Le verre et les fleurs roulèrent jusqu'au bas du talus où les secondes se répandirent, en un amas pathétique.

Sans y prêter aucune attention, Dean commença à creuser. La tombe ne devait pas souvent recevoir la pluie et la terre était dure. Pourtant, le chasseur continuait son ouvrage sans ralentir de rythme. Au bout d'un long moment, sa seule concession à la fatigue qu'il ressentait fut de se redresser un instant pour éponger la sueur sur son front.

Sur la pierre tombale, une fillette d'une douzaine d'années, à la peau brune, aux cheveux nattés et aux yeux noirs le fixait. Elle portait une salopette en jean, un t-shirt rose à dentelle et mâchait du chewing-gum d'un rose vif dont elle faisait régulièrement éclater des bulles grandes comme ses poings. Elle portait des écouteurs sur les oreilles. Ses chaussettes étaient tâchées de sang et une hache ruisselante également d'un liquide écarlate reposait contre la stèle. Dean lui adressa un regard mauvais et poursuivit sa tache.

« Vous, monsieur, vous devez avoir une sacrément bonne opinion de vous même.

Dean ne répondit pas.

-Je veux dire, continua la gamine tout en changeant bruyamment son chewing-gum de joue, faut avoir de sacrés tripes pour faire ce que vous faites.

Dean continua à creuser.

-D'abord j'ai pensé que vous étiez suicidaire, mais non, ça ne colle pas. Si vous vouliez mourir il y a des méthodes moins douloureuse. Manger un scorpion vivant. Aller voir la maire Pamela Winchell et lui dire de se taire. Enjamber le mur du parc à chien.

-Ok gamine, finit par grincer Dean. Où veux-tu en venir ?

-Je m'appelle Tamika Flynn Mr-le-chasseur. Au fait que vous êtes en train de faire la chose la plus sacrilège qui soit pour une ville qui ne croit pas en un quelconque Dieu et qui refuse d'admettre l'existence des anges.

-Rien à carrer. Ce fils de pute sait quelque chose et refuse de parler. Il croit que le savoir lui donne du pouvoir et bien il se trompe. Un fantôme de moins fera du bien à tout le monde.

-Vous n'avez aucune idée de qui est Cecil hein ?

-J'écoute.

-C'est la Voix de Night Vale. Ce qui fait de lui la personne la plus importante à des kilomètres à la ronde. Il a du pouvoir. Et je ne parle pas de pouvoir politique ou magique. L'autre type de pouvoir.

La gamine se pencha vers Dean et jetant des regards d'un côté et de l'autre comme une caricature de comploteuse. Elle se mit à chuchoter bruyamment.

-Personne ne veut voir Cecil partir. Personne. »

Dean hocha les épaules pour montrer à quel point il se sentait concerné. Tamika semblait avoir décidé qu'elle n'avait plus rien à lui dire et se contenta de l'observer. Enfin, au bout d'un long moment, Dean entendit un choc sourd au fond du trou. Il venait d'atteindre le cercueil.

Cela tira à Dean son premier sourire depuis la disparition de Sam. Il donnait un nouveau coup de pelle pour élargir le trou quand soudain, tout se brouilla autour de lui. Quand le paysage se densifia à nouveau, le chasseur se tenait au milieu d'un terrain vague.

« Non !, cria-t-il en jetant sa pelle sur le sol d'un geste plein de rage. Non ! »

Il lui fallu quelques secondes pour retrouver son sang-froid. Il se redressa. Seule la gamine était toujours là. Elle sauta du bloc de béton où elle se tenait pour s'approcher de Dean.

« Je vous avais dit que personne ne voulait voir du mal arriver à Cecil. Écoutez.

Ce disant, elle lui tendit un de ses écouteurs.

Par décision municipale, l'existence du vieux cimetière a été annulée, déclarait la voix de Cecil. Ses habitants vivants et assimilés ont été relocalisés en attendant de trouver de nouveaux logements. Pendant ce temps, le chasseur...

Dean lâcha d'un geste rageur l'écouteur.

-Qu'est-ce que vous croyez faire là monsieur-le-chasseur ? Que...

-Ça suffit Tamika.

Le chasseur et l'enfant se tournèrent vers Carlos. Celui-ci ne semblait pas se préoccuper d'eux, toute son attention dirigée vers la tablette électronique qu'il tenait dans ses mains.

-Je m'occupe de lui, poursuivit le scientifique.

Dean lui lança le regard le plus noir dont il dispose. Le scientifique restait imperturbable, les yeux fixés sur sa tablette. Il sortit de sa poche un EMF pour en observer les réactions et hocha la tête d'un air intéressé. Il releva finalement la tête et grimaça.

-Désolé, déclara-t-il en rangeant son matériel dans une sacoche qu'il portait en bandoulière. Quand il s'agit de science j'ai tendance à oublier les choses plus urgentes... J'ai un message de Cecil pour vous.

-Ah oui ? Et bien vous pouvez-dire à ce petit imbécile...

Tamika lui coupa la parole en dirigeant sa hache sur sa gorge. Son visage était désormais dépourvu du moindre amusement.

-Ne dites jamais du mal de Cecil devant un habitant de cette ville, poursuivit Carlos sans sembler accorder d'importance à la gamine psychopathe. Cela rend les habitants nerveux. Heureusement que vous et moi êtes seuls ici et qu'il n'y a aucune petite fille à côté de nous prête à vous tuer en cas d'insulte.

-Ça j'ai comme un doute, fit Dean en testant du pouce le tranchant de la hache.

-Tamika Flynn est en fuite, c'est un fait officiel. Il est donc impossible pour elle d'être présente ici et maintenant. Si quelque chose d'impossible se produit, elle est ignorée par tous. C'est ainsi que les choses fonctionnent à Night Vale. Demandez à n'importe quelle personne en ville si les anges sont réels et vous verrez ce qu'on vous répondra. Faites mieux, demandez leur alors qu'un ange est à côté de vous. Croyez-moi, la réponse sera la même.

-Les anges ne sont pas réels, déclara Tamika d'une voix monocorde. Il est interdit de proclamer des mensonges sur leur existence et de dévoiler des secrets sur leur hiérarchie ou leurs agissements.

-C'est une ville de fous.

-Non, c'est la ville qui est folle. Je suis un scientifique, et j'étudie cette ville, je sais de quoi je parle. Rien n'y obéit aux règles scientifiques de base, ni même à la logique pure. Il se passe autant d'événements surnaturels en un mois ici qu'en six mois dans tous les États-Unis et le taux de mortalité y est plus élevé que n'importe où dans le pays. J'ai entendu des comités scientifiques, des chasseurs et deux gouvernements préconiser d'y envoyer une bombe nucléaire. Officiellement, cela n'a jamais été fait. Si l'on se fie aux relevés scientifiques, une bombe a explosé et nous baignons dans des radiations plus élevés que dans le cœur d'une centrale nucléaire. Pourtant, le bon sens et l'observation nous disent que tout va bien et le taux de morts et de malades qu'on pourrait imputer aux radiations est de zéro depuis des années. La ville est toujours debout, ce qui devrait soulager tout le monde. Mon équipe et moi sommes à peu près sûr que la ville s'est construite autour d'une sorte de point névralgique d'activité paranormale.

-Comme quoi ? Une porte des enfers ?, demanda Dean, captivé malgré lui.

-Non. Enfin, il y en a une au sous-sol de la pizzeria Big Ricco, mais c'est l'un des sites les moins dangereux de la ville. Non, Night Vale est une... soupape. Ou un phare. Désolé, je n'ai pas de meilleur moyen de le dire. Vous êtes un chasseur, vous savez qu'il y a des choses autour de nous, dangereuses. La ville les attire, et s'arrange pour les coincer ici. Les gens d'ici sont habitués et savent les combattre. Imaginez une ville de chasseurs uniquement consacrés à ne pas laisser de leur territoire les horreurs qui y apparaissent. Ils n'en sont pas forcément conscients, mais c'est ce qu'ils font. Si Night Vale cessait d'exister, toutes sortes d'horreurs se déverseraient en dehors. L'apocalypse ressemblerait à un terrain de jeu pour enfant à côté de ce que vous verriez alors. Ici, un nuage sentient qui laisse tomber des animaux morts sur son passage – et je parle du format éléphant plutôt que souris – est quelque chose qui sort à peine de l'habituel.

-D'accord, j'ai saisis le tableau, le coupa Dean.

C'était vrai. Il avait vu suffisamment de choses étranges dans cette ville pour être prêt à croire n'importe quoi. Il commençait même à oublier son idée de simplement mettre le feu à la ville en partant. Bien sûr, il devrait consulter Sam mais il savait déjà ce que son frère lui répondrait. La vraie difficulté ce serait de convaincre son petit frère de partir plutôt que de rester étudier les étrangetés de l'endroit.

-J'ai compris, reprit le chasseur. On est dans le plus gros piège à monstre de la création. Pourquoi me dire tout ça ?

-Night Vale protège le monde par son existence. Qu'est-ce qui protège Night Vale ?

Dans un des buissons proches du terrain vague où se tenaient Dean, Carlos et Tamika, un bruit étrange retentit. Le chasseur se figea. Il y avait quelqu'un là bas qui écoutait la conversation.

-Bien sûr, c'est une question tout à fait rhétorique et je ne m'y risquerais pas à y répondre, déclara très fort Carlos en s'adressant directement au buisson, avant de reprendre une voix normale. Où en étais-je ?

-A une question que le conseil municipal n'approuve pas mais qui n'est pas illégale tant qu'elle reste rhétorique, répondit le buisson.

-Exactement. Aucun habitant de Night Vale dont l'existence est reconnue par le conseil municipal ne peut répondre à cette question sans risquer de très grave conséquence. Vous comprenez, quelqu'un pourrait s'en servir comme moyen de pression...

Dean écarquilla les yeux en essayant de comprendre le message caché dans le discours du scientifique.

-Heureusement, cet interdit ne s'applique pas aux êtres à l'existence réfutée par le conseil... Bonne soirée Mr. Winchester. Vous êtes sur la bonne voie. »

Sur ces derniers mots, le scientifique partit. Le buisson le suivit en passant devant Dean. Ses feuilles étaient en plastique et cachaient très mal un homme en costume noir doté d'un micro et d'un carnet de notes. Tamika quand a elle était partie aussi discrètement qu'elle était venue.

Dean repris sa pelle et monta dans l'impala. Sa colère s'était calmée, ou plutôt transformée. Il sentait une boule de rage froide dans son estomac qui l'aidait à se concentrer sur sa tâche et à y voir plus clair. Il commençait à comprendre comment fonctionnait Night Vale. La ville n'avait plus qu'à bien se tenir.

Il roula à tombeau ouvert jusqu'à la maison de la Vieille Femme Josie. Sur le porche, les deux anges le regardaient approcher de leur milles yeux grands ouverts.

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Dans le vide terrifiant où il flottait, Sam entendit soudain la voix de Cecil. Sa voix n'était pas comme les autres qu'il avait entendus durant les jours ou les minutes qu'il avait passé dans son état actuel. La voix était plus chaude et vibrante que jamais. Elle résonnait dans la nuit, s'emplirait et se réverbérait autour de Sam au point qu'il n'entendait plus qu'elle.

Dean Winchester vitupère et exige pour qu'on lui rende son frère, déclarait Cecil. Erika, celui qui porte un col en V, l'un des...invités de Vieille Femme Josie, qui sont tout sauf des anges, lui répond. Les anges n'existent pas bien sûr, donc même si ils ont des ailes et une sensation d'angélisme autour d'eux, ce ne peuvent pas être des anges, n'est-ce pas ? Bien.

Erika se moque du chasseur. Nous autres, gens de Night Vale, avons l'habitude de voir passer ces personnes. On les reconnaît à leur regard dur, leur ignorance et leur tendance à quitter la ville en hurlant de terreur sans raison valable. Beaucoup ici les voient comme quantité négligeable. Nous ne devons pas oublier cependant que, dehors, ils sont souvent la seule chose qui séparent les honnêtes citoyens de redoutables dangers. Le reste du monde n'a pas la chance d'avoir un conseil municipal et une police secrète dévoués.

C'est pourquoi il me semble mesquin de se moquer des chasseurs. Certes, ils ne sont pas parfait, mais qui l'est en ce monde ? Même mon cher Carlos a ses défauts.

''Un bon chasseur, déclare le second Erika, connaîtrait le meilleur moyen d'obtenir de force quelque chose de Night Vale. Il ne suffit pas de menacer sa voix. Il faut savoir comment, et à qui s'adresser. Un tel chasseur commencerait par...

Oh.

Chers auditeurs, vous savez tous combien je tiens à la vérité. C'est mon devoir de vous tenir informés, mais il y a des choses qui ne doivent pas être connues, pour le bien de tous. Si chacun pouvait obtenir ce qu'il veut de ceux qui nous dirigent, comment l'ordre pourrait-il être maintenu ?

J'en ai peut être trop dit. Je vais m'arrêter là pour ne pas avoir de soucis avec la police secrète du sherrif.

Aussi, chers auditeurs, pendant que Dean Winchester s'adresse au maire et au conseil municipal, je vous emmène vers la météo.

Un air de rock éléctro s'éleva dans l'air, inquiétant et rassurant à la foi. Sam se mit à écouter tranquillement la musique, incapable de s'inquiéter pour sa situation ou celle de son frère.

Lentement, il réalisa que, pour la première fois depuis qu'il avait sentit son corps de démantibuler, il éprouvait une sensation physique. C'était comme un tiraillement qui résonnait dans chaque particule de son être. Sais prévenir, cette sensation se transforma en une douleur insoutenable. Sam eut l'impression que chaque atome de son corps était arraché à l'endroit où il flottait et était précipité vers les autres à toute vitesse.

Quand la douleur cessa, Sam ouvrit les yeux. La première chose qu'il vit, avec un soulagement infini, ce fut ses genoux et ses mains blanches de les avoir trop serrées. Du sang perlait sous ses doigts. Son cœur battait à toute vitesse tandis qu'il éprouvait en même temps douleur, terreur et soulagement d'être en vie. En quelques secondes cependant, son instinct de chasseur reprit le dessus et il mit de côté tout ce qu'il ressentait pour examiner son environnement.

Il se trouvait dans une pièce obscure. De lourdes tentures violettes couvertes d'éclaboussures de sang séché empêchaient de voir s'il y avait des portes ou des fenêtres par où s'échapper. Autour d'un autel de pierre se trouvaient assemblés une femme au teint sombre en costume noir et une dizaine de silhouette noires encapuchonnées. Leurs capes ne préservaient cependant pas vraiment leur anonymat. Si leurs visages étaient cachés, les capes s'arrêtaient à hauteur d'épaule et permettaient de reconnaître l'habit d'un boucher, d'un policier, d'une scout et même d'un employé de magasin avec son nom indiqué sur une étiquette expliquant combien l'homme était heureux et contraint d'aider la clientèle.

Le bras ligoté sur l'autel, Dean regardait Sam avec un soulagement qui ne cherchait même pas à se déguiser. Quelques gouttes de sang perlaient d'une blessure superficielle sur son avant bras. Sam se crispa d'inquiétude. Il connaissait trop la tendance de Dean à se sacrifier pour lui et ne parvenait pas à faire semblant d'être serein devant cette situation.

« Le rite de sang a été pratiqué conformément à la circulaire municipale 061-43-'' ?/, déclarèrent les hommes et femmes encapuchonnés en un chœur parfait. Vous conformerez-vous à notre accord ?

-Et comment !, cracha Dean avec rancœur. Relâchez-moi maintenant !

Une femme au teint brun et à l'air arrogant s'avança. Elle ne portait pas de masque mais une écharpe portant les mots « maire de Night Vale » brodés en écarlate. Elle claqua des doigts et les liens de Dean se défirent avant de glisser derrière les tentures à la manière de serpents. Dean se tourna vers la femme.

-Très bien, on s'en va. Au plaisir de ne pas vous revoir Pamela. Remettez une porte dans ce mur et laissez-nous passer.

Même s'il n'avait aucune arme, il était évident qu'il menaçait son interlocutrice. Sam se rapprocha pour renforcer la menace. Le conseil municipal les encercla aussitôt.

« Pas tout de suite, déclara Pamela.

Le visage de Dean se ferma encore davantage.

-On avait un accord.

-Et il sera tenu. Nous avons juste besoin que vous signez quelques papiers. Afin d'assurer mutuellement nos arrières.

Sans avoir le temps de protester, Sam et Dean se virent entraînés vers une table couverte de papiers.

-Qu'as tu fait Dean ?, demanda Sam d'une voix chargée de colère.

-Rien, vraiment, répondit son frère en ne lui faisant pas l'affront de détourner son regard. J'ai simplement promis que s'ils te ramenaient intact et entier, on quitterait la ville avant la fin de la nuit. Définitivement. »

Sam décida de laisser couler pour l'instant et examina le papier devant lui. Il semblaient conforter les affirmations de Dean. C'était principalement des clauses de confidentialité leur défendant de parler ou d'écrire sur Night Vale une fois à l'extérieur, leur interdisant d'emporter le moindre objet, être vivant ou assimilé. On leur demandait de surcroît de réfuter l'existence et anges et d'approuver le bannissement des stylos et d'autres produits que seule cette ville pouvait considérer dangereux. Les deux frères, habitués aux contrats démoniaques où les pièges se comptaient par dizaines pour chaque ligne, en examinèrent attentivement chaque syllabe avant de signer.

Dès qu'ils eurent reposé les plumes de paon qu'on leur avait fourni afin qu'ils signent de leur sang, la pièce fut envahie par une fumée violette. En quelque secondes, celle-ci fut assez opaque pour empêcher toute visibilité. Étrangement, la fumée semblait également étouffer les bruits et Sam entendait les jurons de Dean, pourtant à côté de lui, comme s'ils étaient proférés à une centaine de mètres de là.

Quand la fumée se dissipa, Sam et Dean se trouvaient dans le parking de leur motel. L'impala était garée à côté d'eux, le moteur ronflant et les portes ouvertes. Sur la plage arrière de la voiture reposaient les sacs que les deux frères avaient laissé la veille dans la chambre. Le coffre, ouvert également, montrait que toutes les armes étaient impeccablement rangées. Le message était parfaitement clair. Leur départ immédiat n'était pas espéré mais exigé.

Dean grogna de mécontentement. Sa chère impala avait été bougée sans son consentement. Les clés n'avaient pourtant pas quitté sa poche. Il s'assit immédiatement sur son siège pour vérifier que rien n'avait été dérangé et plaça sa clé dans le contact pour couper le moteur. Pendant cette vérification compulsive, Sam pénétra dans le motel avant d'en ressortir presque immédiatement.

« Les clés sont rendues et la chambre payée par le conseil municipal. Qu'as tu fait pour les ennuyer à ce point ?

-Pas grand chose. J'ai juste tenté de m'attaquer à Cecil Palmer. Son fantôme et son corps pour être exact.

-Le type de la radio ?

-La voix de Night Vale. Il y a tout un pataquès mystique derrière ce nom. On a sous-entendu avec plus ou moins de subtilité que sa survie équivalait à celle de la ville. J'ai énervé à peut près tout le monde et poussé les bons boutons. Un petit rituel de sorcellerie, une promesse et ils t'ont... rematérialisé ou je ne sais quoi. Ça leur a coûté cher, mais je leur ai fait comprendre que le prix pouvaient être plus élevé encore s'ils ne faisaient rien.

Sam pris le temps de vérifier deux fois le contenu de chaque sac avant de répondre. Le comportement de son frère l'énervait mais, cette fois, il ne parvenait pas à se mettre en colère. La mort ne l'effrayait pas, mais ce qui lui était arrivé ? S'il n'avait rien ressenti sur le moment, il était terrorisé après coup.

-Que fait-on alors ?, finit-il par demander en se penchant à travers la portière avant sans toutefois s'asseoir.

-On se tire. J'ai vu des choses Sammy... Je vais te dire, je ne connais pas un seul chasseur, vivant ou mort, qui tenterait de rester.

-Et tu ne veut même pas chercher à t'occuper de cette ville ? Elle semble un repaire de monstres en tout genre.

-J'ai vu un dragon à cinq têtes, des tarentules parlantes... répondit Dean avec un éclat de rire nerveux. Mais je suis à peut près sûr que s'occuper de cette ville serait une mauvaise idée. Je préfère savoir ces choses ici qu'à l'extérieur. Ils disent tous que Night Vale contient ses horreurs. Ne compte pas sur moi pour les déchaîner par erreur sur l'Amérique. Je ne suis même pas sûr qu'une bombe nucléaire réglerait la situation.

Sam finit par acquiescer lentement. La ville était dangereuse. Cela ne voulait pas dire qu'il donnait raison à Dean, ni qu'il ne tenterait pas de le faire revenir sur sa décision. Cette fois, il faudrait que son frère travaille dur pour convaincre Sam que sa décision était la bonne.

Il prit sa place aux côtés de Dean et les deux portières claquèrent. Dean ne put cacher son soulagement en voyant Sam accepter si facilement sa décision. Il tourna la clé de contact et l'impala démarra.

Aussitôt, la voix de Cecil s'éleva de l'autoradio. Dean changea de chaîne et débrancha l'autoradio, en vain. Les deux frères laissèrent alors la voix envoûtante les accompagner tandis qu'ils sortaient du parking du motel.

… rare qu'on rejoigne Night Vale, plus rare encore qu'on la quitte. Pourtant, ce soir, l'impala qui s'engage dans Coyote Corner ne va pas se retrouvée coincée dans une boucle éternelle sur la voix rapide. Elle passe à côté de la forêt murmurante d'où aucune voix sort pour tenter de la retenir. Elle dépasse la bibliothèque d'où s'échappent des cris de désespoir, puis Arby's et les lumières venues d'un autre monde qui le surplombent. Elle frôle une bande de chiens sauvages qui taguent un mur des mots « le maire Winchell est vendue à la cause féline ».

Une légère brise souffle dans la voiture, les derniers vestiges de la tempête d'incertitude qui a ravagé Night Vale. Elle n'entame par la détermination des deux passagers. Ailleurs dans la ville, les survivants se relèvent, soudain libérés de leurs peurs du futur. Ils vivent à nouveau dans un présent dangereux et meurtrier. Le danger est rassurant car il est familier et perpétuel.

L'impala ralentit à peine à côté du parc à chien où des figures encapuchonnées dodelinent de la tête en dépeçant un passant inattentif et enfin, enfin, quitte le territoire de Night Vale. Aux occupants de cette voiture, à tous nos auditeurs, je dirais ceci : courrez. Courrez pour vos vies. Craignez tout ce qui est. Devenez ce que vous voulez. Vivez.

Bonne nuit Night Vale. Bonne nuit.

Restez aux écoutes pour le bruit du vide et ...

Le reste de la phrase se transforma en un grésillement inaudible avant de s'éteindre. Les Winchester avaient quitté Night Vale. Désormais, sa Voix leur serait inaudible, à l'exception de quelques fragments portés par hasard jusqu'à eux sur les ondes de la radio.

Dans le rétroviseur ils virent les maisons s'éloigner. Le panneau d'entrée de la ville, qui portait maintenant la mention « WELCOME TO NIGHT VALE. Le sommeil est un mensonge. 1921/1 300 000 habitants. Chasseurs, restez à l'écart. Vraiment. Sérieusement. », rétrécit à son tour. Lentement, la nuit se transforma en jour, le ciel d'un bleu/violet uniforme se rapprochant peu à peu des teintes normales attendues dans le désert de l'Arizona. Tous les signes qui indiquaient la proximité de Night Vale disparurent peu à peu. L'impala ne ralentit pourtant pas. Elle se projetait à grande vitesse sur la route, dans une course pour s'éloigner le plus rapidement possible d'horreurs indicibles.

Bientôt, se disaient les passagers de la voiture, bientôt nous pourrons nous arrêter. Et faire semblant d'avoir oublié.

Derrière eux, ils laissaient une ville qui se relèverait toujours des calamités que le sort lui envoyait, heureuse de se battre pour sa survie et sa conception de la normalité. Là, le fantôme d'un présentateur radio et un scientifique aux tempes grisonnantes s'assuraient que la population soit prête à affronter les dangers qui la guettaient avec la meilleure arme possible, celle de la connaissance. Là, deux anges se cachaient de leurs frères et d'une guerre qui ne pouvait avoir que des perdants.

Là, le soleil risquait de ne pas se lever un jour de plus. Pourtant, ses habitants se sentaient en sécurité. D'une certaine façon, ils l'étaient. Ils l'étaient en tout cas davantage que les frères Winchester. Dans la voiture qui était somme toute leur maison, ceux-ci se pensaient à l'abri. Ils ne voyaient simplement pas l'ombre menaçante des anges et des démons se rapprocher d'eux, une fois de plus.

Night Vale pouvait dormir tranquille. Ceux qui la quittaient, eux, n'auraient pas dû.


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