Digne de vie

Chapitre 2 : Chapitre I – « Un baiser, chère Mère » – Partie II

2339 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 04/07/2021 23:49

Chapitre I

« Un baiser, chère Mère »

Partie II

 

 

Les retours furent bons, très bons, et même quelque peu différents de ceux escomptés. En bien ou en mal, selon les points de vue. Mais difficile de savoir ce que réservait l’avenir pour de simples êtres soumis aux humeurs des divinités régissant le plan des mortels.

Alors qu’elle se reposait et tentait tant bien que mal d’adoucir le mal de tête qui occupait toutes ses pensées tant il la faisait souffrir – les plantes n’avaient décidément aucun effet –, Aemillia entendit un certain remue-ménage au sein du sanctuaire, différent des exclamations qui retentissaient les soirs où ils célébraient – et cela faisait longtemps qu’ils n’avaient fêté quoi que ce fût, preuve que la situation de la Confrérie laissait à désirer. Elle reconnut les voix de tous ses frères et sœurs, et en décela une autre, d’homme, qu’elle n’avait jamais entendue auparavant.

Curieuse de savoir s’il s’agissait là d’une nouvelle recrue, ou bien d’un vaillant soldat souhaitant faire ses preuves en éradiquant à lui seul les occupants du sanctuaire, elle se leva difficilement de la couche dans laquelle elle s’était effondrée, sitôt avait-elle troqué ses habits d’extérieur contre son armure de cuir une fois rentrée. Comme prise d’un réflexe précautionneux, elle fit glisser la coule le long de ses cheveux châtain, et avança péniblement jusqu’à la salle principale du sanctuaire, éclairée par de vifs rayons de soleil filtrant à travers un sombre vitrail à l’image de leur Père, Sithis, une divinité suprême existant au-delà des Aedra et Daedra, l'essence-même du Mal, le Créateur, et le Chaos.

Au centre de ce qu’ils surnommaient la « chapelle », cœur du sanctuaire, se trouvaient chacun des quinze membres de la Confrérie Noire qui vivaient dans les profondeurs de Bruma. Tous revêtaient la tenue règlementaire noire et carmin – armure comme robes de mages, bien que peu d’entre eux n’usassent de la magie – et formaient un cercle autour d’un curieux personnage mis à genoux. À observer son physique, Aemillia devina qu’il s’agissait d’un Impérial, comme elle, mais il semblait particulièrement jeune, impression renforcée par sa voix hésitante et presque tremblotante. Elle était convaincue de ne l’avoir jamais vu, mais un doute s’immisça dans son esprit.

Désireuse d’avoir le cœur net quant à l’identité de cet individu, elle se faufila près du groupe et, sentant sa migraine revenir au galop, s’adossa contre un mur afin de se reposer quelque peu. La coule masquait son visage, et la gardait quelque peu dans l’ombre, permettant à son œil valide de se reposer au moins un peu tant que la douleur affluait.

« Qu’est-ce que cet étranger fait ici ? s’étrangla Isovinia en pointant du doigt le dénommé tout en dévisageant avec furie les frères khajiits, Fa'rris et Ji'dara.

– Il nous a suivis à travers les tunnels, répondit le premier.

– Nous ne l’avons pas entendu nous suivre, » fit le second.

Il y eut quelques murmures au sein des assassins. Puis une voix s’éleva, plus forte que les autres. Tous étaient à fleur de peau, prêts à se jeter sur l’Impérial tétanisé s’il esquissait le moindre mouvement.

« C’est quand même un comble pour des Khajiits de ne pas entendre un intrus ! éructa Gireanr, un Bréton qui maîtrisait avec adresse de nombreux sorts de destruction.

– Et toi, reprit l’Impériale dont le visage tournait au rouge sous la colère, que fais-tu ici ? Parle avant que je ne te tranche la gorge ! »

Le jeune intrus la dévisagea avec inquiétude tandis qu’il sentait sa dernière heure venue. Aemillia le vit serrer le poing, probablement pour se donner le courage de réagir. Malgré les spasmes qui traversaient son corps, il étouffa ses bégaiements pour répondre d’une voix claire à la femme qui était à deux doigts de lui séparer la tête de son corps d’un coup d’épée d’ébonite.

« Je m’appelle Cicéron, clama-t-il, et vous avez tué mon père ce matin.

– Et ? Tu demandes réparation ? ricana Clenhor, un elfe des bois plutôt grand pour quelqu’un de sa race. Désolé, gamin, mais on ne fait pas de ça ici.

– Je ne vous demande pas de réparation. Je… »

Il sembla chercher ses mots. Aemillia devinait au timbre de sa voix qu’il était vraiment jeune – pas tellement en termes d’âge, mais plutôt en termes de maturité. Cet Impérial était comme un poussin tout juste sorti de son œuf : ignorant du monde qui l’entourait au-delà du nid maternel. Peut-être se trompait-elle, mais elle voyait mal ce qu’un jeune comme lui pouvait venir faire ici. Mais il lui fallait avouer que ce gamin avait de sacrées tripes, surtout pour oser se faufiler ainsi dans un sanctuaire de la Confrérie Noire.

Et ce culot ne lui déplaisait pas.

« Je veux que vous m’appreniez à assassiner, déclara-t-il après un soupir. Je veux tuer comme vous le faites.

– C’est une drôle de requête que tu nous fais là, petit, » souffla Livius qui, jusque-là, n’avait fait qu’écouter, et venait de s’approcher doucement.

Aemillia voyait à son visage qu’il ne savait comment réagir, entre l’amusement provoqué par une telle situation et le sérieux qu’elle appelait.

« Comment peut-on savoir que tu ne nous mènes pas en bateau ?

– Mon père était tout ce qu’il me restait. Je le détestais. J’ai souvent souhaité sa mort, mais je n’ai jamais pu me résoudre à la commanditer, expliqua-t-il en ignorant les murmures qui s’élevaient autour de lui, dans le cercle d’assassins. J’ignore qui était l’homme qui vous a payés pour le tuer, mais je lui en suis reconnaissant. »

Livius sembla rester songeur un instant. Il laissa ses yeux ambrés se poser sur le jeune arrivant, et l’examina de la tête aux pieds en fronçant les sourcils. Puis, après ce qui sembla être une longue minute de réflexion, toujours sans prononcer le moindre mot, il s’écarta du groupe pour finalement se rapprocher d’Aemillia.

« Dis-moi, que penses-tu de lui ? » fit-il dans un large sourire, signe qu’il avait une idée quelconque derrière la tête.

Elle leva la tête, et observa à son tour l’Impérial de petite stature. Maintenant qu’elle y repensait, il lui rappelait quelque peu le marchand d’armes – difficile de se prononcer réellement tant elle n’avait guère observé sa cible. Il avait le teint clair, mais pas autant que celui de leurs voisins nordiques, sa peau reflétait les lueurs des torches illuminant la pièce çà et là, et ses cheveux roux et sales tombaient dans sa nuque ; il possédait une certaine musculature, certes, à peine visible sous ses épais vêtements, mais elle devinait facilement qu’elle pouvait le battre malgré son œil aveugle tant la naïveté du gamin transparaissait sur son visage. Quant à ses yeux…

Elle retint un cri alors que la douleur lui vrillait le crâne. Sentant ses jambes chanceler et se dérober sous son poids, elle chercha un point auquel se raccrocher pour ne pas tomber, et Livius lui saisit la main pour lui indiquer qu’elle pouvait se reposer sur lui. Elle porta sa main libre à son visage comme pour le cacher dans une vaine tentative d’adoucir ses peines, et retint quelques gémissements et pleurs. Oh, comme elle haïssait cela…

Lorsque son état se stabilisa quelque peu, elle vit des images défiler devant son œil aveugle ; cela ressemblait à un sanctuaire, le style était proche de celui de la région – un autre sanctuaire du nord de Cyrodiil peut-être ? – et un individu s’y tenait, seul ; il portait une tenue de bouffon digne des plus piètres amuseurs de la cour impériale, dansant et jonglant pour divertir aristocrates et nobles, mais surtout pour prolonger un peu plus leur misérable vie pitoyable de pitre sans le sou. Mais aussi, il parlait tout seul, à lui-même.

Elle ne pouvait entendre sa voix, mais elle devinait au loin ses lèvres qui bougeaient comme s’il déblatérait ; les silences qu’il tenait laissaient penser qu’il attendait quelque réponse, avant de reprendre. Elle ne parvenait à voir précisément les traits du visage, mais ces yeux la dévisageaient et la perçaient jusqu’au plus profond de son âme, comme s’ils lisaient en elle comme dans un livre religieux soigneusement calligraphié par des prêtres. L’homme adopta une posture menaçante envers elle, mais avant même qu’il ne pût s’avancer dans sa direction, l’image s’effaça et tout redevint noir.

« Est-ce que ça va ?

– Oui, frère, ne t’en fais pas, souffla-t-elle, haletante. Je ne m’attendais pas à ce que ça me frappe maintenant.

– Qu’as-tu vu ?

– Un sanctuaire, sûrement de la province. Et un homme, seul. Je crois que c’est lui qui porte le fardeau de la famille, sans frères ni sœurs pour l’épauler. J’ignore juste quand cela se passera. »

La tête de Livius pivota en direction de l’intrus, qui avait assisté à la scène avec effroi tant son incompréhension des événements le laissait pétrifié. Puis il se repencha vers la jeune femme.

« Penses-tu que ce soit une bonne chose de le garder parmi nous ? demanda-t-il en posant ses yeux sombres dans le sien.

– Peut-être que oui. Mais il faut le tester. Nous n’avons jamais entendu parler de recrue n’ayant pas passé le test

– À part toi, personne, non, sourit-il de cet air espiègle qu’elle n’aimait guère voir dessiné sur son visage. Bien, reprit-il en s’adressant au rouquin, tu peux peut-être – il appuya bien sur ce mot – rejoindre nos rangs. Mais tu devras nous prouver ce que tu vaux. Attrape. »

Il se saisit d’une épée de bois abîmée par le temps, que plus personne n’avait utilisée depuis de nombreux mois si ce n’était pas une question d’années, et l’envoya en direction de Cicéron. Celui-ci l’empoigna de justesse, et renvoya au Parleur du sanctuaire un regard inquisiteur.

« Aemillia sera ton adversaire, ajouta Livius tandis que cette dernière, qui s’était déjà pleinement remise de sa vision troublante, se mettait en position d’attaque. Elle se bat à la dague ; tu devras la désarmer et l’assassiner – pour de faux, bien évidemment, je ne veux pas risquer la vie d’une de mes sœurs – soit en lui tranchant la gorge, soit en l’empalant de ton épée. Si tu y parviens, alors tu pourras rejoindre nos rangs. Mais si tu échoues, ce sera toi qui finiras égorgé ou empalé. Qu’en dis-tu ?

– Vous me mettez au défi d’attaquer une aveugle ? demanda-t-il naïvement, quoiqu’un peu consterné par l’idée d’être mis face à une infirme.

– Seul un incompétent ne pourrait la vaincre, » affirma l’homme.

Autour d’eux, les assassins de la Confrérie observèrent en silence, sans savoir quoi dire. Aemillia s’approchait pas à pas du gamin, prête à lui asséner un coup dont il ne se relèverait pas. Cependant, contre toute attente, ayant dépassé son hésitation, il se prépara lui aussi à se battre. Chacun guetta les mouvements de l’autre, dessinant un cercle sur le sol de leurs pas chassés, préférant ne pas tourner le dos à l’adversaire.

Excédée par le temps que prenait ce simple test, sa patience mise à rude épreuve et y échouant, Aemillia se jeta sur lui, espérant lui faire peur et le pousser à abandonner. Au moment où sa dague allait se planter dans la chair de l’Impérial chétif, elle revit le regard de cet homme terrifiant qui lui glaça le sang.

C’était évident. Comment avait-elle pu ne pas comprendre ?...

Prise au dépourvu, elle ne put contrer le coup maladroit que porta Cicéron, qui lui coupa le souffle et la fit tomber à genoux, serrant la mâchoire afin d’endurer la douleur qui les gagnait peu à peu suite à leur rencontre violente avec la pierre. Avant qu’il ne revînt à la charge, elle leva le bras droit en l’air, indiquant qu’elle déclarait forfait.

« Il est apte, grommela-t-elle en se relevant douloureusement et en époussetant son armure salie. Il peut rester.

– Mais, protesta le jeunot, je n’ai pas—

– Dans ce cas c’est décidé, tonna la voix de Livius, couvrant celle de Cicéron. Nous procéderons au rituel d’initiation ce soir. Aemillia ? »

Elle tourna la tête vers lui, l’irritation gagnant toujours plus de terrain, aidée par la fatigue qui lui vrillait le crâne et la forçait à garder péniblement les yeux ouverts. Il lui sourit, toujours cet air espiègle dessiné sur le visage.

« Tu seras son mentor. J’imagine plutôt notre nouveau frère manier la dague. Et puis, vous vous ressemblez un petit peu, tu ne trouves pas ? »

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