Digne de vie

Chapitre 6 : Chapitre III – Le premier contrat – Partie II

4165 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 06/08/2021 00:34

Chapitre III

Le premier contrat

Partie II

 

 

Le bruit d’une goutte de sang imbibant la lame de la dague s’échappant de celle-ci pour rejoindre la flaque grossissant sur le sol dallé de pierre tira Cicéron de sa rêverie.

Devant lui, l’aubergiste dont la vie venait de quitter le corps. Offerte à Sithis, son âme scellait le destin de l’Impérial au sein de la famille. Il adressa une prière silencieuse au Père de la Terreur qu’il avait appris à vénérer, le seul père auquel il acceptait de se soumettre et à qui il offrait pleinement sa vie…

Il entendit des pas et des voix ; la raison lui revint aussi subitement qu’elle ne l’avait quitté. Il lui fallait fuir. Maintenant. Sinon tout cela n’aurait servi à rien !

La porte était presque à portée de main. Il n’avait qu’à l’ouvrir, la passer, la refermer, et il en aurait fini avec cette histoire. Mais son corps refusait de se mouvoir, ses yeux restaient happés par cette vision du sang rougeoyant, brûlant, dégoulinant, et tellement, tellement envoûtant…

 Il retint son souffle, et fit un pas, puis un deuxième. Sa main se resserra sur la poignée dans un crissement du cuir peu désagréable pour l’oreille, qu’il actionna en tentant de faire le moins de bruit possible, ne voulant en aucun cas trahir sa présence en ces lieux maudits. En l’espace d’un battement d’ailes de papillon, voilà qu’il se trouvait dans la rue, à quelques pas de la porte qu’il venait tout juste de franchir.

Il poursuivit sa fuite discrète en passant au-delà de plusieurs bâtiments, jusqu’à chercher l’entrée du sanctuaire la plus proche et accessible ; un des passages secrets se trouvait juste là, et il retourna auprès de ses frères et sœurs en courant dans les dédales, guidés par son instinct, ou par un automatisme enfin développé après toutes ses errances.

La transpiration coulait le long de sa peau et imbibait ses cheveux et son armure, les collant à sa peau d’une manière très désagréable. Il ressentait successivement un froid digne du pire des hivers, puis une chaleur brûlante comme le feu des âtres, à en croire que son corps prenait enfin conscience de ce qui s’était passé et lui faisait ressentir les émotions qui l’avaient parcouru plus tôt toutes à la fois sans distinction.

Il tomba tout d’abord sur Akh’aasha, une Khajiite au pelage de la couleur du sable de sa patrie natale, qui, fidèle à elle-même et son sale caractère, lui jeta un regard mauvais, avant de lui adresser finalement un sourire et une salutation amicale – peut-être avait-elle remarqué le sang qui teignait sa dague, témoignant de l’acte qu’il venait de commettre. L’acceptait-elle enfin grâce à son premier contrat ? Il sembla que oui.

Ses pas le menèrent ensuite jusqu’à Livius, qu’il lui tardait de revoir afin de lui annoncer que le contrat avait été rempli comme demandé. Le Parleur se trouvait comme à son habitude dans ses quartiers privés, et discutait avec sa Silencieuse impériale, Isovinia.

« Frère, parvint-il à articuler alors qu’il se trouvait à bout de souffle, presque plié en deux, j’ai scellé le contrat, comme demandé.

– Bien, bien, bien, sourit le Parleur. Voilà qui est excellent. Te voilà officiellement membre à part entière de notre chère Confrérie. Je vais adresser un courrier à Alisanne afin de l’informer de la bonne nouvelle. Elle sera ravie de voir nos rangs s’agrandir, surtout avec d’aussi bons membres que toi.

– Tu devrais aller l’annoncer à Aemillia, suggéra Isovinia. Elle en sera ravie. »

Un immense sourire s’afficha sur le visage de Cicéron alors qu’il se précipitait vers les quartiers communs. Oh, comme il avait hâte de lui apprendre la nouvelle ! Sera-t-elle fière de lui ? Une part de lui l’espérait grandement.

Intrigué de ne pas la trouver dans la salle d’entraînement, le jeune homme alla voir du côté du dortoir, où il avait tout autant de chances de tomber sur elle. Il la trouva assise sur un fauteuil de bois à demi rembourré de plumes enveloppées dans un tissu de lin, des peaux de chevreuil recouvrant çà et là le meuble, et un livre entre les mains. La couverture de cuir était très abîmée, cela était sûrement dû aux maintes lectures que l’ouvrage avait subies. Elle était plongée dans sa lecture et paraissait si paisible qu’il n’osa la déranger.

Il resta là, sur le seuil de la pièce, à attendre qu’elle sortît de son univers de lettres et de mots. Elle lui parut différente ; elle se révélait à lui sous une forme qu’il ne lui connaissait pas. Il l’avait toujours vue comme un mentor qui devait malgré elle lui inculquer tout son savoir, et qui répugnait à le voir. Désormais, en cet instant, elle lui semblait être une jeune femme si calme, si détendue, qu’il était difficile de reconnaître le fait qu’elle était un redoutable assassin, à en croire ce qu’il avait entendu à son sujet.

Maintenant qu’il y repensait, elle ne lui avait jamais réellement parlé d’elle, tous les exploits dont il avait eu vent lui avaient été narrés par ses frères et sœurs lors de quelques soirées passées autour du feu à festoyer et rire. Il se souvenait d’une anecdote que Nililyth, une des archères bosmeri, lui avait racontée ; Aemillia avait à elle seule rempli un jour la totalité des contrats qui leur avaient été communiqués par Alisanne. Leur messager avait eu quelques problèmes sur la route, et avait été intercepté par des gardes de la ville ; la crainte que leur couverture partît en fumée avait poussé Aemillia à braver les dangers – elle était alors tout juste formée aux arts de l’assassinat – et à s’infiltrer dans les quartiers où étaient retenus les documents ainsi que le messager. Tuant au passage deux hommes qui avaient manqué de la surprendre, elle avait libéré le messager en lui ordonnant de rentrer à Bravil, tout en récupérant le paquet de lettres qui leur étaient destinées.

Et plutôt que d’attendre une validation de la part de Livius, la jeune Impériale qui souhaitait faire ses preuves avait pris d’elle-même contact avec les commanditaires et rempli les contrats, un à un. D’après ce qu’il avait entendu, elle avait grandement été grondée par le Parleur et par les aînés du sanctuaire lorsqu’elle les informa de ce qu’elle avait fait, mais ils avaient aussi salué son courage et sa bravoure. À l’époque, avait ajouté Nililyth d’un ton un peu plus sombre, elle n’était pas encore harcelée de visions. Cicéron s’était alors empressé de demander quelle était cette histoire de visions dont il avait pu être témoin, dans un sens, et dont il avait entendu parler. Cependant, Nililyth, tout comme ses autres frères et sœurs, avait refusé d’y répondre, affirmant qu’elle-même ne savait pas tout ce de quoi il en retournait, bien qu’il la suspectât de mentir à cet instant.

« Oh, tu es là ? fit soudainement Aemillia, l’arrachant de ses pensées. Est-ce que tout s’est bien passé ?

– Parfaitement bien, ma sœur, exalta l’Impérial qui retenait à peine le tremblement de sa voix. Jamais je n’ai ressenti de choses pareilles, c’était si fort, si… »

Aemillia souriait, et l’invita d’un petit geste à venir s’asseoir près d’elle. Il ne se fit pas prier, et prit place sur le fauteuil voisin au sien, tout aussi confortable et soigneusement rebourré de plumes – un vrai travail d’orfèvre. Une torche crépitait au-dessus de leurs têtes, apportant lumière et chaleur, ainsi qu’un petit bruit très agréable à entendre.

« Cela fait tout drôle de tuer pour la première fois, pas vrai ?

– J’avais si peur qu’on me voie et qu’on m’entende. Quand ma lame a tranché cet homme, je n’ai su quoi faire. Mon corps a réagi tout seul pour que je m’échappe des lieux. C’était si surréaliste…

– Je suis contente que ton premier meurtre ait été désiré. Cela n’a pas été notre cas à tous, dans cette famille. »

S’il avait pu voir ses yeux, il aurait juré pouvoir y déceler une tristesse et une amertume profondes, tant cela transparaissait dans sa voix. Son cœur balançait ; devait-il la laisser tranquille et ignorer cet état d’âme, ou bien devait-il appuyer pour savoir ce qu’elle sous-entendait par cela ? Il hésitait grandement, entre son envie de savoir et son respect pour son mentor.

« Sais-tu d’où me vient cette balafre ? » demanda simplement Aemillia en la pointant du doigt, toujours de ce même doigt portant un anneau d’or qui brillait intensément.

Il secoua la tête de droite à gauche, avant de se souvenir qu’elle ne pouvait le voir de ses yeux fermement clos. Avant qu’il n’articulât sa réponse, elle reprit.

« Je l’ai depuis une quinzaine d’années ; c’est à cette époque que j’ai perdu tout ce que j’avais de plus cher. Le monde m’a volé ma famille et m’a affligée de cette balafre hideuse qui effraie quiconque me découvre pour la première fois.

– Que vous est-il arrivé ?

– Veux-tu vraiment l’entendre ? Ce n’est pas une belle histoire. »

Cicéron répondit par l’affirmative, la gorge nouée par l’appréhension, curieux de savoir pour quelle raison elle avait décidé de lui raconter son passé. Elle posa le livre sur ses genoux, garda les mains à plat dessus, caressant la couverture qui semblait douce malgré les rainures qui la ridaient, et inspira profondément.

« Bien, » dit-elle enfin.

Elle se repositionna sur sa chaise, se mettant un peu plus à l’aise qu’elle ne l’était déjà, et débuta son récit.

« Je suis née en primétoile, il y a… – elle marqua un temps d’arrêt, comme si elle comptait dans sa tête les années – vingt-deux ans ; ma constellation est celle du Mage, et mon signe est celui du Rituel. Comme tu le sais, ceux nés sous le signe du Rituel reçoivent des pouvoirs magiques qui varient en fonction de l'alignement des lunes et des Divins, et le signe les guide aussi sur leur voie tracée par les étoiles. Il semblerait que les étoiles ne voulaient, dans un sens, pas de moi. »

Un sourire se profila sur ses lèvres, mais il n’évoquait pour Cicéron rien de plus qu’une tristesse mélancolique.

« Je suis née vers le sud de Cyrodiil, et ai vécu toute mon enfance sur les routes avec mes parents et d’autres marchands. Nous étions itinérants, et faisions fortune selon les saisons, selon les villes. Parfois les temps étaient durs, mais nous faisions avec. Rien ne me destinait à une telle vie. »

Elle marqua une légère pause. Il l’écoutait sans rien dire, les coudes posés sur ses genoux et le corps quelque peu penché en avant vers elle, absorbé par son histoire, et désireux de découvrir comment une personne telle qu’elle avait pu devenir assassin, et borgne.

« Le jour où tout a changé était un jour d’ondepluie. Je me souviens de l’odeur des forêts que nous longions, le pétrichor qui emplissait mes poumons d’enfant… J’avais eu sept ans à peine trois mois plus tôt, et je me sentais invincible. Comme toute gamine de cet âge, j’étais naïve et pensais que le monde était fondamentalement bon.

« Alors que nous traversions une route – je ne me souviens plus de la direction que nous suivions – notre convoi a été attaqué par des bandits. Notre mule avait pris du retard sur les autres, alors nous étions isolés du reste de notre groupe. Nous étions une proie facile. Les hors-la-loi ont égorgé mon père et ma mère, et m’ont forcée à me taire lorsqu’ils m’ont découverte dans la charrette ; j’étais si tétanisée que je les ai laissés me bâillonner pour être sûrs que je ne crie pas, et ne dise rien. Ils m’ont lié les poignets dans mon dos, et, redoutant que je prenne la fuite à pieds, ils m’ont aussi attaché les chevilles. Je ne pouvais que pleurer en silence alors qu’ils m’emmenaient avec eux dans leur campement. J’étais prisonnière d’inconnus terrifiants qui vivaient dans une grotte, et vivais attachée à un rocher au milieu d’ossements de bêtes qu’ils avaient tuées et dépecées.

« L’un d’eux avait été particulièrement magnanime, et me donnait régulièrement à manger ; je n’étais pas nourrie à ma faim, mais c’était toujours mieux que de mourir de famine. C’était le seul qui était un tant soit peu « gentil » avec moi, des cinq hommes qui étaient là, si l’on peut dire. Il n’y avait aucune femme, et ce doit être pour cela qu’ils m’ont causé autant de tort. Je pense qu’ils vénéraient Molag Bal lorsqu’ils n’avaient rien de mieux à faire ; ils étaient la personnification de ce maudit prince daedra, et tout comme le fait le Roi du Viol, ils s’en donnaient à cœur joie pour me retirer la part d’humanité qu’il me restait. »

Sa voix s’étouffa un instant. Elle baissa quelque peu la tête, et ses bras semblaient se mouvoir pour cacher son corps du regard de Cicéron qui, à cette révélation, ne put que détourner les yeux tant cela le gênait que de savoir ce que ces hommes avaient pu lui faire à l’époque.

« Lorsqu’ils ne me passaient pas dessus, ils s’amusaient à me mettre face à un ragnard et à voir lequel de lui ou de moi survivrait. Je me défendais avec des pierres, des bâtons, et triomphais, parfois. La plupart de mes cicatrices viennent de ces combats ; c’est un miracle que je n’aie pas contracté de maladie grave. Peut-être aurait-il mieux valu que je meure à ce moment-là, cela aurait été plus simple pour tous.

« À chaque fin de combat ils m’enlevaient toutes les armes qu’ils avaient pu trouver sur moi. Ils savaient que j’étais dangereuse malgré tout ce qu’ils me faisaient subir ; lorsque j’ai étranglé à mains nues un ragnard, ils riaient, mais je savais très bien qu’ils redoutaient que je me rebelle. Ça aurait pu durer longtemps comme ça – j’ai tout de même subi tout ça pendant plusieurs semaines – jusqu’au jour où mes prières furent entendues.

« J’avais réussi à ramener jusqu’à ma « prison » une pierre particulièrement bien affûtée ; ils avaient été un peu plus laxistes vis-à-vis de leurs fouilles, et c’est ce qui m’a sauvée. J’ai passé ma soirée et ma nuit à taillader en silence la corde qui me reliait à cette pierre, et lorsqu’elle a cédé, je sentais déjà la liberté me tendre les bras et m’accueillir. Je me suis faufilée près de ces porcs endormis, et ai pris la dague de l’un d’eux. En silence, je leur ai tour à tour tranché la gorge ; ils gisaient dans leur puanteur comme des bêtes, et je les ai regardés se vider de leur sang et se tordre de douleur, en souriant comme jamais. Je devais faire terriblement peur, et pitié, à voir. Je ne m’étais jamais sentie aussi bien de toute ma vie, avant cela. »

Cicéron sentit un frisson glacial parcourir son corps et ne put s’empêcher de trembler violemment. Il se sentait affreusement mal de découvrir le passé d’Aemillia, mais la fascination le poussait à continuer à écouter.

« Si vous avez pu vous libérer et tous les tuer, alors d’où vient votre blessure ?

– C’est là que l’ironie frappe. Ils avaient mis un ragnard dans la même position que moi, attaché à un rocher. Probablement mon adversaire du lendemain. La pauvre bête avait rongé la corde pour se libérer, tout comme moi, dans un sens. Il devait être affamé, et a dû voir en moi une proie facile, puisqu’il s’est jeté dans mon dos et m’a plaquée au sol ; j’ai dû me battre de toutes mes forces contre cette bestiole qui était bien trop grosse comparée à moi, et ai essuyé quelques coups et blessures. Elle m’a mordue au bras, je lui ai planté la dague dans les flancs, et alors que je ne m’y attendais pas, elle m’a violemment griffé le visage. Puisque l’œil avait été touché, il n’en fallut pas plus pour que je perde rapidement la vue. »

Elle effleura du bout des doigts l’endroit où les griffes avaient creusé cinq sillons presque parallèles, et reprit.

« J’ai erré sur les chemins, le visage ensanglanté et aussi affamée qu’un ours. J’étais la proie idéale pour n’importe qui. Mais j’ai croisé le chemin d’un homme qui a rendu mon destin meilleur ; il m’a trouvée inconsciente, étendue par terre, et emmenée dans la ville la plus proche pour m’y faire soigner. Nul là-bas ne connaissait de sort de guérison, alors il a fallu m’administrer cataplasmes sur cataplasmes. À cause de ça, j’ai gardé la marque de cette aventure. »

Aemillia inspira profondément. Elle redressa le haut de son corps, comme si le poids du passé s’était légèrement envolé, lui permettant de mieux respirer, grâce à cette confession.

« Quant aux visions… »

Son visage se leva doucement vers le plafond de la pièce, avant de se tourner en direction de Cicéron.

« Les Divins m’ont prise en pitié. Stendarr et sa miséricorde m’ont offert une capacité de clairvoyance pour s’excuser de ne pas être intervenu pour me secourir. Il avait sûrement eu pitié de moi. Grâce à lui je vois des choses, parfois abstraites, parfois claires. Je vois des visages, des scènes, des paysages. Je vois le futur, le passé, le présent. Je vois des proches, ou des inconnus. Mais jamais je n’entends, jamais je ne ressens, je vois juste. Et dans l’une d’elles, je t’ai vu, toi. »

Elle ouvrit doucement les yeux, et ce fut la première fois qu’il put plonger son regard dans le sien. Il découvrit alors un iris brillant, de la couleur de la forêt, où céladon, viride, pin et lichen se mêlaient sur quelques notes de blé et de topaze ; il resta un instant muet, captivé par les couleurs dansant autour de la pupille d’un noir profond. Tant de lumière et de clarté dans un si bel iris. Et tant de douleur qui transparaissait de l’œil grisâtre lacéré de cicatrices…

Aemillia, quant à elle, luttait contre elle-même pour ne pas détourner le regard. Elle voulait le voir, elle voulait voir le visage de celui qu’elle avait aidé à grandir. Elle voulait pouvoir poser son œil sur lui et le contempler sans que cet homme au regard fou ne revînt la hanter, sans que l’idée de sa fin ne revînt la frapper. Elle savait que si elle gagnait cette fois-ci elle gagnerait toutes les fois suivantes. Sa tête lui faisait mal, son œil aussi, et son cœur se serrait à la simple pensée qu’elle reverrait cet homme à la tenue de bouffon. Il manqua de peu de l’assaillir, mais la voix de Cicéron la rattrapa et l’extirpa de cet enfer d’images superposées et floues.

« Merci, lui dit-il timidement. Merci de m’avoir raconté tout ça.

– Merci à toi de m’avoir écoutée, répondit-elle sobrement, bien que les mots eussent du mal à franchir ses lèvres. Il valait mieux que tu apprennes ça de moi plutôt que de la part de quelqu’un autre. Mais tu sais… »

Elle eut un temps d’hésitation. Elle ferma les yeux, pencha son visage en arrière alors qu’elle s’appuyait un peu plus sur le dossier du fauteuil. Sa respiration était lourde ; sa bataille mentale l’avait exténuée.

« Je me suis toujours demandé pourquoi j’avais survécu, finit-elle par articuler. J’ai longtemps prié Stendarr, le suppliant de me dire si j’étais digne de vivre. Et tout ce qu’il a pu faire était de me doter de ce don de clairvoyance tout aussi douloureux que mystérieux. Il y a, la plupart du temps, des signes qui me font comprendre qu’une vision va arriver, mais je suis toujours surprise quand elles arrivent. Le dieu de la miséricorde a pris en pitié une pauvre infirme à demi aveugle. Il doit me haïr pour avoir voué le reste de mon existence à Sithis. C’est étrange qu’il ne m’ait pas repris ce qu’il m’avait donné. »

La douceur et l’amertume qui se mêlaient dans ses paroles étaient semblables à un appel à l’aide. Elle semblait inquiète à l’idée de ne pas avoir sa place en ces lieux.

Il senti que son devoir était de la rassurer ; sans qu’il n’eût à réfléchir, les mots s’échappèrent de ses lèvres sans qu’il ne les contrôlât.

« Je pense que vous l’êtes, digne de vie, sourit-il en s’avançant quelque peu afin de poser sa main sur la sienne, avant de finalement se raviser. Je vous ai observée. Et j’ai compris. La personne qui a tué mon père, c’était vous. J’ai compris grâce au poison et à la dague. C’est grâce à vous que j’ai trouvé ma voie, alors oui, Aemillia, ma sœur, au moins pour cela, vous êtes digne de vie. »

Elle afficha un mince sourire quelque peu farouche, et il vit son œil gauche envoûtant pétiller d’une énergie nouvelle. Il sentit ses joues rougir sous l’intimidation, et se prit à penser qu’il la trouvait fantastique tandis que sa douce voix le remerciait de nouveau.

« Au fait, reprit-il finalement après un court silence, vous m’avez donné votre âge, mais vous ignorez le mien. Je fêterai mes dix-neuf ans en âtrefeu. Je suis né en 161.

– J’espère que tu feras une longue carrière dans notre famille. »

Il se leva, prêt à retourner aux côtés de ses frères et sœurs pour s’entraîner ; ce n’était pas parce qu’il avait réussi sa première mission qu’il était exempté de travail, il y avait toujours quelque chose à faire au sanctuaire. Aemillia le retint une dernière fois, de sa voix douce et posée.

« Tu peux arrêter de me vouvoyer tu sais. Je ne suis plus ton mentor, nous sommes égaux maintenant. D’accord, Cicéron ? »

Entendre son nom prononcé par la jeune femme le prit au dépourvu – comment était-il censé réagir à cela ? – si bien qu’il ne put formuler de réelle réponse. Il acquiesça, et quitta les lieux, sous le regard amusé de celle qui fut jusqu’alors sa mentor.

Ce soir-là, le soir du douzième jour du mois de plantaisons de l’an 180 de l’Ère Quatrième, Cicéron fut officiellement reconnu par ses pairs, ainsi que par le Père de la terreur, Sithis, comme un membre de la sombre famille de la Confrérie Noire.

Sa nouvelle vie commençait désormais.

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