Un simple assassin

Chapitre 1 : Un simple assassin

9537 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 25/03/2021 01:30

Un simple assassin


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18 de soirétoile, 4E 186

Alors que j'entame cette nouvelle étape de ma vie, j'ai décidé de tenir enfin un journal de bord. Il s'est passé tellement de choses jusqu'ici, tant au sein de la Confrérie elle-même qu'au-dehors. Quand je pense qu'il ne semble subsister aucune trace de ce qui s'est passé, cela me semble être un affront à Sithis lui-même et c'est pour cette raison que j'ai à cœur de combler cette lacune.

Oui, la Confrérie Noire possède ses propres scribes et chroniqueurs, mais leur tâche consiste à consigner les événements importants pour l'organisation dans son ensemble. Considérez le présent ouvrage comme le journal personnel d'un homme, humble assassin ayant juré de mettre son bras et sa vie au service de la Confrérie Noire.

 

23 de soirétoile, 4E 186

Je suis arrivé sain et sauf au Sanctuaire de Cheydinhal où Rasha et les autres m'ont reçu à bras ouverts. Force m'est de reconnaître que l'accueil et le soutien de ma nouvelle famille sont des plus chaleureux. Ce Sanctuaire connaît peut-être la souffrance et la douleur, les fantômes de la Purification hantant toujours ses murs, mais qui d'autre aurait pu comprendre à ce point la peine d'un frère qui a perdu son foyer et son cœur ? Qui mieux peut réconforter un homme dont le Sanctuaire n'est plus ? Le Sanctuaire de Bruma a peut-être disparu, mais mes chers frères et sœurs peupleront mes rêves à jamais, tout comme leurs âmes vivent pour toujours aux côtés de notre Père révéré.

 

Journal de Cicéron, Volume 1

 

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Cela faisait quatre mois que le sanctuaire de Bruma avait cédé face au Penitus Oculatus.

Quatre mois que toute la famille qui y résidait avait sauvagement été massacrée par ces êtres infâmes qui n’avaient d’humain que l’apparence.

Quatre mois que Cicéron se réveillait en sursaut la nuit, s’extirpant douloureusement de ce cauchemar qu’il voyait encore et encore. L’image de Livius mourant devant lui, le corps tacheté de son propre sang que nul ne pouvait faire cesser de couler, et celle d’Aemillia qui retenait ses larmes avant de s’éloigner peu à peu, jusqu’à disparaître... Lorsqu’il ne s’agissait pas de ces visages, le tonnerre des éboulements assourdissants résonnait à ses oreilles, et l’éveillait dans un sursaut et, quelquefois, dans un cri de terreur.

Il s’était juré de ne pas délaisser leur mémoire, de n’oublier aucun d’entre eux. Et ce journal qu’il gardait sous sa couche lui suffisait pour mettre de côté la douleur, jusqu’à la prochaine crise. Il n’avait rien eu à consigner depuis tout ce temps, seules ces deux entrées y étaient inscrites, et l’encre s’était asséchée depuis lors. Tout comme le passé de la Confrérie que le Penitus Oculatus avait écrit à Bruma. Il ne pouvait plus rien y faire.

« Tout va bien ? »

La voix de Rasha le tira de ses pensées alors que son regard fatigué se perdait dans le vague, son corps las assis sur un pauvre tabouret rongé par le temps et l’usure. La trace des postérieurs qui s’y étaient installés se dessinait sur le bois qui avait perdu de sa superbe, de même que cette famille maudite à laquelle il appartenait et qu’il avait juré de servir de sa lame.

« Oui, bien sûr. Je suis juste un peu fatigué, mentit-il sans croire à ses propres paroles.

– Tu ferais mieux de te remettre vite d’aplomb. Voilà pour toi. »

Le Khajiit lui lança un bout de parchemin enroulé sur lui-même, qui lui tomba mollement sur les genoux. Le contact entre la feuille froissée par le voyage et le cuir de sa tenue émit un petit bruit, presque inaudible, comme une plainte ou une lamentation qu’il fallait taire. Il le déroula machinalement, pour lire ce que l’Oreille Noire avait inscrit dessus ; un énième meurtre commandité, dont il avait visiblement la charge puisque c’était à lui qu’on avait remis l’ordre. La personne qui avait pris contact avec la Confrérie Noire par ses prières n’était autre qu’un des employés du manoir qui se dressait fièrement dans le quartier sud-ouest de la ville, bien protégé par les remparts. Il fallait alors à Cicéron se rendre dans l’auberge du pont de Cheydinhal, juste à l’entrée ouest de la ville, afin de prendre contact avec le commanditaire et ainsi connaître le nom de la cible, et toucher le paiement. Cela rappela bon nombre de souvenirs à l’assassin Impérial, certains moins agréables que d’autres, tandis qu’il poussait la lourde porte de bois pour y pénétrer.

L’odeur du bois brûlant au cœur de l’âtre se mêlait aux effluves d’alcool et de nourriture qui provenaient de la cuisine. Comme à son habitude, le tavernier nettoyait une chope de métal en attendant qu’un client vînt commander quelque chose. Derrière son comptoir, il gardait plusieurs bouteilles prêtes à être débouchées et servies, ainsi qu’une lourde bourse pleine de septims. Cicéron repensa à la sienne, qui commençait à être plus remplie d’air que de pièces ; ce contrat pourrait lui permettre de renflouer ses caisses, une fois la taxe reversée à la famille pour l’entretien du sanctuaire. Cette scène, il l’avait vécue de nombreuses fois, et ne parvenait toujours pas à s’y faire. Depuis ce jour de sombreciel, à peine cinq mois auparavant, il n’était plus aussi enclin à s’y rendre, détestant de plus en plus les lieux remplis de personnes extérieures à la famille, qui étaient tout autant d’ennemis que de menaces pour elle.

L’assassin chercha du coin de l’œil le commanditaire. Il n’y avait que des hommes de race humaine dans les environs, tous Impériaux ou presque, et les mots écrits sur le parchemins s’étant contentés du minimum, il lui était fort difficile d’identifier celui avec qui il avait affaire. Il posa ses yeux sombres sur chaque visage qu’il lui était possible d’identifier, et face à son incapacité à trouver le bon, il alla demander un peu d’hydromel au tavernier. Assis à une table afin de boire tranquillement, dans le vain espoir de pouvoir noyer quelques souvenirs désagréables, il fut interpelé par un individu entre deux âges, à la barbe brune parcourue de traits blanchis par la vieillesse, et de profondes rides creusant son visage aux traits pourtant encore jeunes.

« C’est vous qui avez fait appel ? lâcha Cicéron avant de boire une nouvelle gorgée ; la boisson tiède était amère, sûrement à cause des souvenirs qu’il liait à ce goût qu’il avait autrefois tant adoré.

– Vous devez m’aider. Je vous donnerai tout ce que j’ai. Je vous implore…

– C’est bon, pas besoin de pleurer, grommela-t-il en faisant un bref signe de la main à son interlocuteur, à la fois pour le faire taire et pour l’inviter à s’asseoir afin de mieux discuter. Je m’en charge. Dites-moi juste qui est la cible.

– La baronne Hadriana, souffla l’homme en jetant autour de lui des regards inquiets, terrorisé à l’idée qu’on l’eût suivi et qu’on l’espionnât. Voilà tout ce que j’ai. S’il vous plaît, tuez-la. N’importe comment, je m’en fiche, faites ce que vous pouvez. Oh, misère…

– La baronne, vraiment ? – Cicéron manqua de s’étouffer sous la surprise. – Qu’est-ce qu’elle a bien pu vous faire ? »

Silence. Le commanditaire souhaitait garder ses raisons secrètes. Sans chercher plus loin, il haussa les épaules.

« Bah, les affaires sont les affaires. Vous avez vos raisons, j’ai les miennes. Le contrat sera honoré, » conclut-il en se saisissant de la bourse en cuir de vache et en l’attachant à sa ceinture.

L’homme repartit, et Cicéron en fit de même, prenant la direction du fameux manoir où résidait la future victime dont le sang abreuverait bientôt sa lame. Il faisait encore un peu jour, si bien qu’il pouvait aisément profiter de la tombée de la nuit, et du crépuscule gagnant petit à petit Cheydinhal et ses alentours, pour user de discrétion et remplir son contrat.

La bâtisse était impressionnante et saisissait l’œil dès lors que sa silhouette se dessinait entre les remparts ; pour peu, elle aurait fait de l’ombre à la famille de dignitaires qui dirigeait la ville. On racontait qu’elle avait été achetée par un voyageur inconnu dont on ignorait presque tout, il y avait de ça près de deux cents ans. Puis il s’était complètement évanoui dans la nature, sûrement à cause de la crise d’Oblivion qui avait ravagé Cyrodiil à cette époque, et une riche famille avait fait l’acquisition de la demeure auprès du comte de Cheydinhal de l’époque – aussi connu sous le nom d’Andel Indarys –, la rendant encore plus luxueuse que ce qu’elle n’avait été auparavant. La famille en question était celle dont descendait la baronne Hadriana, la famille Chenius. Richesses et opulences se faisaient savoir dès lors que l’on apercevait leur manoir qui ne perdait de sa superbe d’années en années. Pourquoi diable vivre en plein jour, à la vue de tous, lorsque l’obscurité et le secret du sanctuaire pouvaient amplement suffire ? Cicéron se le demandait, et ne parvenait à comprendre ce besoin qui animait les nobles de devoir autant s’afficher.

Aidé par la discrétion que lui permettait sa tenue de cuir, qui limitait les bruits de frottement à chacun de ses mouvements, l’assassin se fraya silencieusement un chemin jusqu’à l’étage. Personne ne rôdait dans les environs, à part lui-même, si bien qu’il s’était permis d’opter pour la manière la plus téméraire de faire, en plantant ses doigts et la pointe de ses chausses dans les maigres interstices séparant les pierres des murs extérieurs. Il misa tout sur une fenêtre mal verrouillée qui se retrouva être sa porte d’entrée dans la demeure, en l’enfonçant d’un coup de poing dans le cadre. En deux temps et trois mouvements, il s’était parfaitement infiltré dans le domaine de sa cible, à l’insu de tous.

La baronne ne fut pas bien difficile à trouver. Elle était, il fallait se l’avouer, plutôt imbue d’elle-même, et ne ratait pas la moindre occasion de se mettre en valeur et en avant, au détriment des autres invités aux soirées mondaines réunissant les nobles de la région ou de la province. Cicéron en avait entendu parler, et rarement en bien, au détour de rumeurs dans les tavernes ou dans les rues. On y racontait que sa fille était vouée à devenir le même genre de personne, d’autant que le père était absent, apparemment au service de la garde de l’Empereur – bien que l’assassin ignorât tout de son poste et statut – et très souvent mobilisé à la cité impériale pour affaires.

Avec tout ceci, et un caractère particulièrement excentrique, la baronne passait le plus clair de son temps à se pomponner et s’admirer dans sa chambre privée, face à son immense miroir qui, pourtant, ne pouvait rendre son reflet entier à cause de sa forte corpulence, signe ostensible d’une aisance et d’une richesse lui permettant de se nourrir des aliments les plus riches et chers. Elle était, elle aussi, une Impériale de sang pur, et en était particulièrement fière ; c’était d’ailleurs un des sujets de vantardise dont elle n’avait cesse de relancer lors desdites soirées, au détriment des hybrides ou des représentants des autres ethnies. Quelle femme pitoyable, se dit-il en l’espionnant à travers la mince ouverture de la porte de sa chambre, où elle s’adonnait à son activité favorite.

Il sortit sa dague d’ébonite – celle d’Aemillia ; à cette pensée ses doigts tremblèrent légèrement – et pénétra doucement dans la pièce à la lumière tamisée, le crépuscule s’étouffant à travers les rideaux tirés devant la fenêtre. Un parfum de fleurs, rose et lavande, s’était suspendu dans les airs, et emplissait ses narines à chaque inspiration jusqu’à devenir suffoquant. Un bouquet carmin trônait sur la table de chevet, et une fiole de parfum de verre translucide sur la commode. La baronne s’en arrosait allègrement, quelques gouttes par ici, quelques gouttes par là, dans un rire désagréable, qui sonnait hautain et méprisant aux oreilles de l’assassin. Il avait toujours détesté les individus de pouvoir. Dès lors que l’un lui était supérieur, un ressentiment naissait dans son cœur. Cela avait commencé avec son père biologique, et la baronne n’était aucune exception. Seule la Famille était différente, car elle l’avait accepté et accueilli, et elle le respectait.

Le mouvement fut rapide, et plus qu’efficace. En un coup de poignet, la gorge de la femme se retrouva nettement tranchée en deux, et si elle n’avait pas porté cette immonde robe teintée de couleurs vives peu naturelles, le parquet de la pièce aurait été repeint d’un magnifique rouge écarlate. Elle n’avait pas poussé le moindre cri – ni de surprise, ni de douleur – et s’était laissée tomber dans ses bras, avec toute la grâce dont pouvait faire preuve une femme de son statut. Il la porta délicatement jusqu’à son lit, du mieux qu’il pouvait, où il la coucha et la recouvrit d’un drap masquant son méfait. Le crime sera long à être découvert, c’en était pour le mieux. Il essuya prestement sa lame à l’aide d’un mouchoir qui traînait là, et qu’il s’empressa de dissimuler avec le corps, avant de ranger son arme à sa place, contre sa cuisse. Jetant un dernier regard sur son méfait, satisfait par sa discrétion et ses manières professionnelles, il tourna les talons et referma la porte en silence derrière son passage.

Ce n’est pas pour autant que l’Impérial pût repartir de suite; il fut pris en flagrant délit d’intrusion chez autrui par une bonne qui passait par là. Peut-être souhaitait-elle s’entretenir avec la baronne pour quelque affaire. Il ne le saurait jamais. Avant même qu’elle ne poussât le moindre cri irritant pouvant alerter gardes et autres membres du personnel, il lui planta sauvagement sa lame en plein cœur. Le liquide sombre et poisseux fut projeté sur son armure de cuir, ainsi que sur son visage, alors qu’il la retirait des chairs mollassonnes de sa poitrine. Elle tomba dans un bruit atone, seule sa tête fit un vacarme désagréable en se cognant dans un meuble de bois avant de toucher le sol.

Cicéron pesta à demi-mot. Il détestait les imprévus – il les abhorrait. Son beau crime ne passerait pas inaperçu. Il fallait s’échapper, et vite. Sinon, ces deux femmes ne seraient pas les seules à se faire tuer en ce jour d’ondepluie.

Empruntant la même fenêtre qu’à l’arrivée, sans réellement prendre le temps de dissimuler son passage, il se laissa glisser le long des pierres. Atterrissant sur l’herbe sans un bruit, il repartit en direction du sanctuaire, et se faufila à travers l’entrée secrète qui le ramena chez lui en un rien de temps.

Ce soir-là, il inscrivit une énième entrée dans son journal, sans trop s’étendre.

 

1 d'ondepluie, 4E 187

J'ai honoré le contrat de la baronne, elle a eu une belle mort. Sa femme de chambre a eu moins de chance.

 

Incapable de trouver le sommeil après avoir rédigé ces quelques mots, perdu dans une insomnie entrecoupée de moments de vide où son esprit se perdait dans un fil de pensées trop fin pour être suivi, Cicéron se permit une promenade nocturne. Un vieil adage disait que le coupable revenait toujours sur les lieux du crime, et ce fut malheureusement son cas. Vêtu en civil, sans son armure carmin d’assassin, nul ne put faire le rapprochement entre cet Impérial banal aux cheveux roux salis par la poussière et le crime odieux qui avait été commis plus tôt dans la journée. Des gardes l’interrompirent, mais l’air ignorant qu’il afficha les dissuada de l’importuner davantage. Une honteuse satisfaction le gagnait ; il jouait si savamment avec ses masques qu’il s’en effrayait lui-même.

Il longea la berge de la rivière dont les remous paisibles étaient limités par son entrave due aux remparts. L’Impérial interrompit sa traversée du pont pour se pencher par-dessus la rambarde boisée de ce dernier, et ainsi observer le reflet des lunes projetées sur l’étendue ondulant doucement. À Bruma, ils n’avaient ni rivière, ni mer dans laquelle contempler le reflet des astres la nuit ; Cheydinhal était plus agréable au moins pour cette chance qu’elle lui offrait. Retournerait-il un jour dans sa ville natale ? Elle lui manquerait presque, si seulement il pouvait oublier la violence avec laquelle il avait dû la quitter sans lui faire ses adieux. Mais parlait-il seulement encore de la ville en pensant cela ?

La brise qui secoua ses cheveux mi-longs vint caresser dans le même temps sa nuque, comme le signe affectueux d’une vieille amie qui le retrouvait enfin après l’avoir tant attendu ou cherché. Elle l’embrassa affectueusement, le berçant dans ses bras éthérés refroidis par la fraîcheur de la nuit à travers laquelle elle se promenait elle aussi. Il se laissa aller à un moment d’émotion, une grimace de douleur plissant les traits de son visage alors qu’il repensait à cette scène. Oh, comme les regrets l’assaillaient ! Si seulement il avait trouvé une issue favorable pour tous face à ce déplaisant destin…

Un bruit de clapotis insistants parvint à ses oreilles, l’arrachant de cette rêverie qui l’avait coupé du monde pendant ce qui avait semblé une éternité. Combien de temps était-il resté là, perdu dans le vide, ignorant de ses environs ? Rouvrant les yeux, il chercha l’origine de ce son. Là, sous le pont, une forme s’agitait dans l’eau, ou plutôt, se débattait. Cela ne ressemblait pas à un animal, ni à un humain adulte. Un enfant, peut-être ?

Sachant l’eau plutôt profonde dans ce lit dompté, il se jeta la tête la première dans le cours glacé, et nagea à toute vitesse jusqu’à la pauvre victime qui commençait à abandonner sa lutte. Il n’avait pas réfléchi, c’était presque par instinct qu’il avait réagi. Après tout, n’aurait-elle pas fait la même chose dans cette situation ? Elle qu’il estimait tant, qu’il adorait tant, n’aurait-elle pas sauté dans l’eau pour secourir une créature en danger qui s’y noyait ?

« Accroche-toi ! » hurla-t-il à son attention, bien qu’il ne sût s’il avait été entendu par-delà le vacarme de la rivière.

Cicéron attrapa du mieux qu’il put le petit corps, et le serra contre son torse, refusant de le lâcher sous aucun prétexte. De sa main libre, il battit l’eau afin de se glisser jusqu’au pied de la grande chapelle d’Arkay, voisine du sanctuaire de la Confrérie Noire. L’immense édifice austère projetait son ombre aux alentours. Il déposa doucement ce qu’il identifia comme une enfant contre le lit d’herbe, et, collant son oreille sur la poitrine, écouta le cœur qui battait à en rompre. Tout allait bien, elle était seulement sonnée et déboussolée. Cette constatation rassurante lui permit de souffler, et il s’agenouilla près d’elle, gardant ses yeux rivés sur son visage qui ne reprenait pas de couleurs. Il n’eut pas à attendre longtemps pour qu’elle toussât et reprît sa respiration en haletant, épuisée par ce qui venait de se passer. Sans montrer le moindre signe d’inquiétude en constatant un visage inconnu, elle s’assit difficilement sur son séant, et releva les yeux vers lui.

« Merci, monsieur, souffla-t-elle alors timidement en triturant une mèche de ses cheveux trempés dont s’écoulaient des torrents d’eau.

– Qu’est-ce que tu faisais là ? gronda-t-il sans vraiment le vouloir. Pourquoi tu te promènes dans la rivière Corbolo à cette heure-là ? »

La petite baissa la tête, honteusement. Sa chevelure brun foncé lui tomba sur le visage, et dégoulinait toujours d’épaisses gouttes, sans parler de sa robe dans le même état déplorable. Elle devait être frigorifiée, constata-t-il alors tandis qu’une légère brise souffla sur eux. Ses dents commençaient à claquer, mais était-ce à cause du froid, ou bien à cause des larmes qui coulaient le long de ses joues ?

« Ma maman est morte, pleura-t-elle, sa voix formant une plainte qui s’étouffa dans la nuit. Elle dormait dans son lit et on est venu la tuer.

– Je vois, » grommela Cicéron, impassible, détournant le regard vers le pont où il se tenait quelques instants plus tôt.

Il s’était renfrogné, avec le temps. La réalisation en était dure. Il était plus hostile envers les autres, plus renfermé sur lui-même. Le dialogue se faisait difficilement, il préférait fuir plutôt qu’affronter. Et il n’avait que faire des problèmes des gens « d’en-haut », ceux qui insultaient la Famille en public mais l’appelaient dès qu’ils s’enfermaient chez eux. Si ses anciens compagnons avaient pu voir ce qu’il était devenu, ils n’auraient su le reconnaître. Cette amère constatation lui serra le cœur, une fois de plus. Fut un temps, il n’aurait su rester insensible face à cette enfant qui venait de perdre un parent. Mais aujourd’hui, plus rien n’importait, si ce n’était sa famille maudite. Comme cela était étrange, il n’avait qu’un quart de siècle et pourtant haïssait le monde entier comme s’il en avait le triple. Il se surprenait presque à avoir bravé le froid nocturne pour sauver cet enfant qui, d’ailleurs, semblait vivre à peu de choses près la même situation que lui autrefois.

« Tu n’as pas de père ?

– Papa est à la capitale, renifla-t-elle en se reprenant peu à peu. Avant de partir, il m’a dit qu’il reviendrait vite. Ça fait trois mois qu’il y est, et on a pas de nouvelles. Il a dû m’oublier…

– C’est bien un père. Le mien était un bon à rien aussi. Et il s’est fait tuer. Il n’a eu que ce qu’il méritait. »

Pourquoi se confiait-il, qui plus était à une gamine ? Il l’ignorait. D’autant plus qu’il déformait la réalité – parler de lui comme d’un bon à rien était bien trop léger à son goût. Mais quelque part, et aussi étrange que cela pouvait paraître, cela l’apaisait. L’enfant paraissait pure, dénuée de tout sentiment négatif – elle semblait avoir vécu dans un confort chaleureux et entouré par une famille aimante. Tout son contraire, en soi. Une idée germa dans son esprit, comme une manière de repayer sa mentor pour tout ce qu’elle avait fait pour lui. Après tout, n’était-il pas lui-même entré dans la famille suite à l’assassinat de son dernier parent ? Quelque part, il se haïssait de vouloir pervertir cette fillette, comme si cette simple décision lui coûterait très cher à l’avenir.

« Comment tu t’appelles ? demanda-t-il presque gentiment – une attitude qu’il avait presque oubliée et qui lui semblait à présent peu naturelle – en souriant légèrement à l’enfant.

– Aemillia, répondit la petite fille, ses yeux semblables à deux émeraudes luisant sous le clair de lune. Octavia disait que c’était pour que je sois très maligne qu’on m’a appelée comme ça. »

Cicéron se figea. Ses yeux fixaient le visage pâle de l’enfant sans s’en détourner. C’était un prénom courant en Cyrodiil, certes, mais par Sithis, pourquoi fallait-il que cette petite le portât elle aussi ? De tous les noms, c’était celui qu’il avait le moins envie d’entendre ailleurs que dans ses souvenirs. À chacune de ses évocations, il revoyait le visage de sa défunte mentor, son tendre sourire alors qu’elle cachait sa douleur lors des mauvais jours, son œil aveugle fixant le vide lorsqu’elle se perdait dans ses pensées…

Elle aurait fêté son vingt-neuvième anniversaire en primétoile, si seulement elle n’avait pas été massacrée par ces monstres du Penitus Oculatus. Sa voix tremblante résonnait encore en Cicéron tandis que leurs adieux se projetaient dans son esprit. Un frisson parcourut le corps du jeune homme – il savait que ça n’était pas seulement le fraîcheur de la nuit sur son corps trempé.

« J’ai eu dix ans le mois dernier, sourit la gamine. Je suis une grande fille, maintenant. »

La respiration du jeune homme s’emballa ; sa poitrine se leva et s’abaissa rapidement, tandis qu’il se retrouva incapable d’inspirer et d’expirer convenablement. Ses mains tremblaient violemment, c’était à peine s’il pouvait les bouger, et une sensation de nausée lui prit la gorge alors qu’elle s’asséchait. Par Sithis, implora-t-il en silence, pas encore

Il voulut porter la main droite à son cou, où pendait l’anneau d’or d’Aemillia. Il le gardait sous la forme d’un pendentif, accroché à une chaîne, et c’était pour lui un véritable porte-bonheur, un malheureux grigri qui le rassurait lorsque survenaient des crises de panique, bien trop fréquentes depuis ce terrible jour de sombreciel. Mais sa main ne toucha que du vide ; seule sa peau refroidie par l’eau et la brise, ainsi que les vêtements de coton trempés, vinrent à la rencontre de ses doigts abîmés par le manche de sa dague d’ébonite. La peur le saisit de plus belle, et il manqua de hurler ; aucun son ne franchit ses lèvres.

« Ma bague… » parvint-il finalement à souffler d’une voix fébrile.

Il avait perdu la bague. Il avait perdu la bague ! Par Sithis, c’était le pire scénario possible ! Le sol se déroba sous ses genoux fatigués, et il tomba sur son séant, le visage livide.

« Ça va pas ? » demanda la fillette.

Sa voix lui parut irritante alors qu’elle faisait simplement preuve de gentillesse à son égard. La soudaine envie de la frapper pour la faire taire et la punir – c’était de sa faute s’il avait perdu le bijou ! – se fit violente, mais son honneur le rappela à l’ordre. Partagé entre le désir de fuir cette nuit oppressante et son émissaire de malheur, et celle de retourner s’enfoncer dans les profondeurs de la rivière Corbolo pour tenter de remettre la main sur son précieux pendentif, il ne put qu’enfoncer son visage dans ses mains, impuissant. Si ses larmes ne s’étaient pas taries en ce funeste jour, peut-être aurait-il pu pleurer sa perte. C’était comme s’il l’avait abandonnée une seconde fois…

« À cause de toi, j’ai perdu quelque chose de très précieux, lâcha-t-il finalement d’un air renfrogné après avoir repris le contrôle des émotions et du chaos qui l’assaillaient. Tu vas devoir travailler pour moi pour me rembourser. Viens. »

Sa décision avait été prise, et il ne reviendrait pas dessus. Il se leva, sans dire le moindre mot de plus, et passa dans l’ombre de la grande chapelle, jusqu’à atteindre la petite trappe située à l’arrière de la maison abandonnée, sous laquelle avait été creusé le sanctuaire plusieurs siècles avant. La gamine le suivit docilement, sans broncher, retenant jusqu’à ses tremblements frigorifiés et ses reniflements. Le seul bruit qui laissait comprendre qu’il y avait de la vie dans la nuit fut celui de leurs pas trempés sur l’herbe.

La chaleur des torches et de l’âtre leur apporta le réconfort tant désiré. Cicéron ignora les regards de ses frères et sœurs restés là à veiller – certains Argoniens ne parvenaient à dormir la nuit, visiblement – et offrit quelques linges à l’enfant pour qu’elle épongeât l’eau qui ruisselait encore de ses vêtements et cheveux. Il l’abandonna un instant pour aller troquer sa propre tenue, et en vêtir une plus agréable – à savoir, l’armure d’assassin, dans laquelle il se sentait toujours parfaitement à l’aise – et, face à ses cheveux trempés qui mettraient bien trop de temps à sécher, lui qui détestait sentir leur humidité dans sa nuque, les noua rapidement en un chignon fait à la va-vite, qui suffirait amplement pour l’instant. Avant de revenir vers la petite, il profita de son détour par les quartiers pour fouiller dans un vieux coffre un peu poussiéreux, duquel il tira quelques vêtements qui avaient appartenu à un ancien membre, un Bosmer qui avait été recueilli lorsqu’il était encore petit, d’après ce qu’il avait entendu dire. Il se dit en les trouvant que cela ferait l’affaire, jaugeant la taille de l’enfant et celle des vêtements, et alla les porter à la fillette. Elle le remercia poliment, et partit se cacher derrière un pilier, dans l’obscurité de la pièce, pour se changer loin des regards.

« Tiens, mange, fit-il en lui tendant un bol plein à ras bord de la soupe de légumes qu’on gardait au chaud sur l’âtre rougeoyant lorsqu’elle revint timidement vers lui. Et assieds-toi là, ajouta-t-il en lui montrant une chaise en bois qu’un frère avait abandonnée au coin du feu avant de regagner son lit. Tu vas rester ici ce soir, et on verra avec les autres ce qu’on fera de toi demain. Si tu peux rester, tant mieux pour toi. Sinon, je ne réponds pas de leurs actes. »

Elle acquiesça, et but tranquillement la soupe. Elle en redemanda même un bol, ce qu’il ne put lui refuser. Elle semblait si pure et innocente, cela se voyait tant sur son visage fin et si pâle. Était-ce ce à quoi aurait pu ressembler « son » Aemillia si elle n’avait pas perdu ses parents dans cette attaque de brigands ? Et voulait-il réellement corrompre cet enfant ? Elle ne comprenait sûrement rien de ce qui lui arrivait… N’était-ce pas odieux de sa part de l’incomber de cet avenir lourd et marginal qui l’attendait si elle suivait ses pas ?

Ses pensées s’éparpillaient, se posant parfois sur la silhouette naïve de cette enfant, et à d’autres occasions s’envolaient pour retrouver la jeune femme qu’il avait tant appréciée – à défaut d’employer ce mot déchirant auquel il refusait de songer – de son vivant. Pourquoi Sithis avait-il permis cela ? N’aurait-il vraiment pas pu les aider et les protéger de cet odieux massacre ? Ils n’avait pu rendre les derniers honneurs à ses frères et sœurs massacrés ce jour-là ; il leur serait impossible d’être renvoyés sous la forme de fantômes afin de guider les générations futures…

L’odeur du sang qui coulait à flots dans ses souvenirs vint l’assaillir, et lui donna la nausée. Voilà que les cauchemars le prenaient même en plein éveil. Dire qu’il ne supportait déjà plus de les voir l’assaillir chaque nuit. Par Sithis, ne trouverait-il donc jamais le repos ? Il maudit sa condition de pauvre mortel soumis aux désirs des divinités et du Temps lui-même.

Aussi étrange que cela pût paraître, il s’endormit contre le dossier de la chaise, le feu réchauffant doucement son corps. Épuisé par cette soirée dont il se serait bien passé des émotions, il avait fini par chasser l’insomnie et trouver un semblant de repos.

Et au réveil, la petite avait disparu. Ne restait d’elle que ses vêtements à demi séchés roulés en boule et laissés à même le sol de pierre, et le bol de soupe dans lequel elle avait dîné, abandonné sur le bois d’une chaise. Pas un vestige de plus de son passage dans le sanctuaire, si ce n’était l’amertume qui emplissait la gorge de Cicéron alors qu’il réalisait le danger qu’il faisait ainsi courir à sa famille. L’angoisse le saisit aussi soudainement qu’il ne se releva pour sortir à toute vitesse du repaire des assassins. Devant lui, la trappe avait été mal refermée, signe que la petite était passée par là, et avait fait de son mieux pour dissimuler ses traces. Que Sithis me pardonne, songea le jeune homme, se jurant de tuer quiconque aurait entendu cette gamine parler du sanctuaire, ainsi que cette petite qui ne savait obéir et attendre dans un coin.

Il rechigna à interroger les quelques passants qu’il croisa – l’aube pointait à peine le bout de son nez au-delà des collines voisines – et se lança à la recherche de l’enfant. Où diable avait-elle bien pu s’en aller ? Instinctivement, il se dirigea vers les bords de la rivière, près de la chapelle d’Arkay. Le coupable revenait toujours sur les lieux du crime, après tout. Et là, presque de manière inespérée, il aperçut la fine silhouette juvénile qui, tour à tour, plongeait dans l’eau sombre, avant de ressortir la tête pour reprendre sa respiration, et de recommencer son petit manège.

« Aemillia ! hurla-t-il à pleins poumons, ignorant les regards interrogateurs des passants matinaux et l’inquiétude qui serrait son cœur. Sors de là ! »

Elle tourna la tête vers lui, ses bras battant doucement la surface afin de flotter sans trop se fatiguer, avant d’afficher un large sourire ravi. Elle esquissa même un signe de la main. Puis, sans répondre, elle enfonça de nouveau son visage aux joues rougies par le froid dans la rivière.

Combien de temps dura son petit manège ? Bien trop aux yeux de Cicéron, qui n’y tint plus et se précipita vers elle. L’eau vint percuter son armure avec fracas, les gouttelettes giclant çà et là lui arrosaient le visage, et avant même qu’il n’eût à plonger pour la rattraper – et lui éviter une fois de plus la noyade, certainement – elle ressortit de l’eau une dernière fois, poussant un cri de victoire.

« Je l’ai ! Je l’ai ! » chantait-elle en revenant vers lui tranquillement à coups de mouvement de brasse.

Elle sortit de l’eau, aussi trempée jusqu’aux os que la nuit précédente, et se jeta sur lui en sautillant dans tous les sens. Elle était si excitée, si enjouée, il était difficile de lui en vouloir. Mais la panique qui animait Cicéron l’empêchait de partager sa gaieté. Il lui en voulait, terriblement, pour le tort qu’elle lui avait causé.

« Qu’est-ce qui t’a pris !? gronda-t-il bien plus fort qu’il ne l’aurait souhaité. Tu n’avais pas le droit de sortir ! Et qu’est-ce que tu foutais dans l’eau ? Tu voulais te noyer, comme hier ? Si tu tiens si peu à la vie, il fallait me prévenir ! »

Aemillia – par Sithis, il ne parvenait à se faire à cette idée – baissa honteusement la tête, et semblait triturer nerveusement quelque chose entre ses doigts. Une enfant que l’on grondait, comme toute autre. Cicéron se souvenait que lui-même, étant petit, avait tendance à réagir comme cela sous les invectives de son père. Sur le moment, il trouva qu’il lui ressemblait, qu’il était devenu comme cet homme qu’il avait tant haï, et cette idée lui fut détestable, insupportable – il ne pouvait le tolérer. L’éclat de l’objet qu’elle gardait dans le creux de ses mains le ramena à l’instant présent, annihilant la haine qui grondait dans sa gorge, et, lorsqu’il remarqua cet étincellement, il ordonna à l’enfant de lui tendre ce qu’elle gardait si précieusement.

Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’il reconnut ce petit éclat de lumière dorée reflétant un rayon de soleil. L’anneau qu’il avait offert à sa mentor pour son anniversaire était là, au creux de sa paume, et luisait comme s’il voulait exprimer toute sa joie d’avoir été tiré du fond vaseux du fleuve.

« Vous aviez l’air d’y tenir, murmura-t-elle. Alors je devais vous la rendre. C’est à cause de moi que vous l’avez perdue hier, monsieur. Octavia m’a toujours dit que, si je le pouvais, je devais réparer mes erreurs, et le mal que j’ai fait aux autres personnes…

– Ne me refais plus jamais ça, souffla l’Impérial sans savoir s’il devait poser sa main sur l’épaule ou la tête de la gamine ou juste la garder dans sa poche. Viens, on rentre. »

Il récupéra l’anneau, et le serra de toutes ses forces au creux de sa paume. Sa chaleur irradiait, et le rassurait – quel soulagement de le savoir à nouveau en sa possession. Il ne se le serait jamais pardonné. Et il devait admettre avoir du mal à remercier la petite pour son dévouement. Si elle restait aussi fidèle envers sa famille, alors peut-être ferait-elle un excellent assassin, le plus redoutable et le plus à-même d’agir pour leur bien à tous. Elle le suivait, sans un mot, exactement comme la veille, à la différence que cette-fois ci un large sourire illuminait son visage trempé. Elle était ravie d’avoir pu aider, et réparer sa faute envers cet étrange adulte qui lui semblait si bizarre.

« Comment vous vous appelez, monsieur ? demanda-t-elle finalement alors qu’il soulevait la trappe menant au passage secret qui les ramènerait au sanctuaire.

– Cicéron, grommela-t-il. Sois sage, et tais-toi maintenant. Tu vas devoir m’obéir pour survivre.

– C’est quoi votre travail, monsieur Cicéron ? »

Il la regarda fixement, un mélange de curiosité et de fatigue dans les yeux. Elle était suspendue à ses lèvres, impatiente d’en savoir plus sur l’homme qui l’avait sauvée – bien qu’il ignorât toujours par quel moyen elle s’était mise dans cette situation – et guettait sa réponse. Elle était décidément une fillette très expressive, et même s’il le refusait, il commençait à s’attacher à elle. Oh, il savait qu’il regretterait amèrement ses actes, mais il ne pouvait plus faire demi-tour désormais.

Il se demanda un instant, à l’observer, comment aurait agi Aemillia à sa place. Aurait-elle fait comme lui ? Sa gentillesse et son amour pour la Famille n’avaient pas de pareille, mais cette enfant n’en faisait pas encore officiellement partie. Pour protéger les siens, aurait-elle tranché la fine gorge blanche qui s’agitait sous cette tignasse brune ? Ou bien l’aurait-elle défendue elle aussi au péril de sa vie ? Cicéron était convaincu qu’elle aurait agi comme il s’apprêtait à le faire. Mais qu’aurait-elle alors répondu face à la curiosité insatiable d’une petite qui, en entendant sa réponse, comprendrait sûrement un jour que la personne se tenant devant elle n’était autre que celle qui avait tué sa mère, tout comme lui-même avait fait le rapprochement entre les méthodes d’assassinat de sa propre mentor et le décès prématuré de son père ?

« Je suis juste un simple assassin, soupira-t-il, las de tous ces questionnements auxquels il ne trouverait jamais de réponse. Et je vais faire de toi l’une des nôtres. »

 

Aussi étrange que cela pût paraître, sa décision fut acceptée à l’unanimité. Même Rasha, avec son habituel air renfrogné, semblait ravi d’avoir une nouvelle recrue. Il n’avait ni hérissé le poil, ni montré les crocs, et bien au contraire faisait patte douce devant la jeune Impériale qui découvrait avec fascination ce monde d’en bas où tous vivaient terrés, dans la pauvreté et l’obscurité. Cela devait lui faire tout drôle après le luxe auquel sa mère l’avait très certainement habituée, mais jamais elle ne s’en était plainte. Chaque jour apportait son lot de découvertes et de joies, et elle s’y était habituée avec le temps.

Aemillia apprenait vite. Cicéron avait été désigné pour être son mentor – quelle ironie ; était-ce un signe de la pitié de Sithis ? – et chaque conseil qu’il lui donnait sonnait comme un écho des paroles de feu sa mentor. Dans ces moments-là, il se remémorait combien elle lui manquait. Ah, si seulement le destin avait été autre…

Le jeune homme s’attacha bien trop vite à elle. Il détestait cette sensation de trahir sa sœur d’armes en s’occupant de cette enfant qui n’avait rien à voir avec elle, si ce n’était le nom. Il la considérait comme une petite sœur, bien qu’ils ne partageassent pas le même sang, et se devait de la protéger plus que quiconque. Parfois, elle lui évoquait plus une fille, comme un enfant qu’il n’aurait certainement jamais, incapable de s’attacher à une femme et de fonder une famille avec celle-ci ; si le moindre des assassins qui se terraient dans le sanctuaire lui causait du tort, il aurait été prêt à lui trancher la gorge sans hésiter un seul instant. La Dunmer Sedyni avait bien failli en faire l’expérience.

Un jour, alors qu’elle avait une fois de plus fait ses preuves à l’entraînement, ayant terriblement proprement tranché la gorge des mannequins de paille malgré sa petite taille, faisant toujours plus la fierté de Cicéron, il la prit à part, et lui parla à cœur ouvert. Il ne reviendrait pas sur sa décision, ce serait sa manière à lui de faire son deuil de cette relation qui aurait pu en être autrement si le sort avait été clément. Elle avait du potentiel, beaucoup de potentiel. Avec elle dans leurs rangs, il n’y avait aucune raison que les rumeurs du déclin de la famille ne fussent vérité. Elle était la digne héritière d’Aemillia, c’était une évidence.

« Cette bague, murmura-t-il en tirant du col de son armure la chaînette à laquelle pendait l’anneau, je te l’offre. Elle appartenait à une grande dame, une sœur d’armes qui était la meilleure de tous les assassins que Sithis a pu accueillir dans sa famille. En portant ce bijou, c’est ta famille que tu soutiens. Alors fais-lui honneur, et garde-le précieusement. »

Aemillia avait accepté le cadeau, ses yeux brillaient d’adoration. Elle le garda à son tour en pendentif, autour de son cou ; ses doigts d’enfant étaient bien trop fins pour pouvoir revêtir l’anneau. Et, quelque part, elle semblait particulièrement apprécier l’idée d’imiter son mentor. Elle ne lui avait jamais exprimé explicitement une forme d’attachement à son égard, mais la lueur dans ses yeux aussi brillants que des émeraudes parfaites gonflait de fierté et d’affection le cœur de l’assassin.

La gamine resta à peine une année parmi eux. Et elle disparut du jour au lendemain, sans laisser de traces de son existence, si ce n’était un nouveau vide dans le cœur de Cicéron. L’espoir d’un jour la revoir hantait son esprit, mais les mois passant, il s’étiola, jusqu’à ne devenir qu’un vague sentiment qui jamais ne serait comblé. Un regret de plus s’amoncelant dans la pile de regrets indicibles qu’il gardait en lui.

 

*

 

7 de hautzénith, 4E 188

Refuge est perdue, la ville a été prise par les corsaires et ce n'est plus qu'une question de temps avant que son Sanctuaire ne tombe à son tour. Que la Mère de la Nuit garde ses enfants en cette heure de grand besoin.

 

*

 

Ce fut ensuite le chaos. Cheydinhal à feu et à sang, les sanctuaires et les membres de la Confrérie Noire tombaient les uns après les autres. Bravil avait sombré, l’Oreille Noire avait péri dans un brasier de flammes magiques – un spectacle merveilleux, mais néanmoins tragique pour sa famille qui se retrouvait alors sans le moindre contact avec la Mère. Ramenée à Cheydinhal par Garnag, le seul assassin orc que Cicéron eût jamais rencontré, elle se laissait jour après jour consumer par l’impureté du lieu. Sans crypte pour la préserver, ça n’était plus qu’une question de temps avant que la dépouille ne perdît de sa splendeur.

Cicéron, devenu Gardien de la Mère impie afin de pallier ce problème effroyable, ne comptait plus les années qui s’écoulaient. La solitude – il n’y avait plus que lui dans le sanctuaire désormais – et le rire de ce stupide bouffon qui avait été son ultime contrat le hantaient et l’enfonçaient jour après jour dans la folie. Le seul lien qu’il gardait avec la réalité et le passage inexorable du temps n’était autre que son journal, qui atteignait désormais son troisième volume, et qui ne ressemblerait bientôt à rien de plus qu’un amas de gribouillis illisibles sous sa plume frénétique. Le troisième jour de semailles, en cette terrible année de 189, fut la date fatidique qui scella son destin, et avait définitivement fait s’effondrer tout espoir de retourner à une vie normale.

 

*

 

3 de semailles, 4E 189

J'ai endossé mon nouveau rôle de Gardien. Mon devoir consiste désormais à m'assurer que l'autel de la Mère de la Nuit reste propre et les bougies allumées. Je dois également m'occuper du corps.

La crypte de la Mère de la Nuit était un endroit consacré : comme enveloppée d'un linceul, à l'abri de la lumière du soleil et du monde de la surface. Depuis que sa dépouille en a été retirée, elle est sujette à la saleté et à la corruption des vivants. Le corps est parfaitement conservé, aussi le problème n'est pas physique mais plutôt d'ordre spirituel. La dépouille doit être sanctifiée régulièrement afin de pouvoir servir à canaliser l'âme de la Mère de la Nuit. L'esprit éternel de notre Maîtresse voyage librement dans le Néant mais c'est au travers de sa dépouille terrestre qu'elle communique avec l'Oreille noire.

C'est ainsi que, chaque semaine, je lave le corps à l'aide d'huiles, récite les anciennes incantations et m'occupe personnellement d'éradiquer insectes et rongeurs. Si la Mère de la Nuit ne parle pas, ce sera parce qu'elle le choisit et non parce qu'elle en est incapable. C'est ma responsabilité, c'est mon vœu.

 

*

 

Sa fuite vers Aubétoile, puis Épervine, en Bordeciel, et en compagnie du sarcophage de la Mère de la Nuit, n’aidaient en rien son mental déjà dévasté. Écrivant de temps à autre dans son carnet pour oublier le rire qui résonnait en lui, et qu’il était devenu, il ne vit pas les quatorze longues années qui s’écoulèrent. Quatorze longs printemps, quatorze longs hivers. Sans quiconque pour parler, si ce n’étaient les fantômes de son esprit dont il ne reconnaissait plus les voix ni les visages, Cicéron ne pouvait que se faire la conversation à lui-même, et à Cicéron qui lui répondait. Quelquefois, il croyait entendre une voix de femme l’appeler – était-ce la voix de la Mère qui l’avait enfin jugé digne de devenir son Oreille Noire ? Non, bien sûr que non, Cicéron n’était que le Gardien, il n’avait aucune chance de pouvoir un jour devenir l’Écoutant de la momie qui partageait sa vie.

Certaines nuits, lorsque tonnait l’orage et frappaient les éclairs, laissant gronder la voix rauque des nuages à travers les murs de la bâtisse souterraine et terriblement vide, il revoyait des visages dans ses rêves. Celui d’une femme à l’effroyable cicatrice revenait souvent. Qui était-elle ? Cicéron l’ignorait. Le rire cachait ses paroles lorsqu’elle lui parlait. Le rire l’étouffait, la faisant disparaître, comme si elle n’avait jamais existé ailleurs que dans cette rêverie nocturne. Parfois, une petite fille aux yeux similaires se tenait à ses côtés et le fixait avec curiosité. Mais celle-ci non plus ne lui était plus familière. Son cœur se serrait alors lorsqu’il ouvrait les yeux et, convaincu qu’il avait oublié quelque chose de très important, une promesse qu’il n’aurait jamais dû rompre, il retournait à son quotidien affreux.

 

*

 

13 de semailles 4E 201

Le Sanctuaire est sécurité et salut. Mais silence, tellement silence. J'offre mon amour à la Dame impie. Je lui donne gratuitement mon rire. Mais je ne l'entends pas. Le silence est revenu. Maintenant que je suis rire et que je n'entends plus les rires, j'entends à nouveau le silence. Le silence du Néant. Il traverse le temps et l'espace. Un silence assourdissant, encore une fois.

 

*

 

Cela faisait quinze ans qu’avait débuté cette lente descente aux enfers. Même le Néant aurait pu être une prison plus agréable que la folie dans laquelle s’était enfoncé celui qui, autrefois, assassinait prestement et proprement, comme on le lui avait appris et comme il l’avait appris à d’autres. Sa lame, il en prenait terriblement soin, y tenait plus qu’à sa propre vie. Désormais il n’existait plus que pour servir la Mère. Et on s’opposait à cette figure que la Famille avait tant vénérée lorsqu’elle était encore flamboyante. Même dans leurs derniers instants, les membres des sanctuaires tombés l’avaient appelée, avaient imploré sa pitié et sa clémence.

Mais à présent, recroquevillé et souffrant au cœur du sanctuaire abandonné d’Aubétoile, il attendait son heure. Il avait abandonné derrière lui la momie à Épervine, il n’était même pas sûr d’un jour pouvoir la revoir. Il avait failli à sa tâche, il ne méritait plus d’être le Gardien. Et dire qu’il avait enfin trouvé une Oreille Noire… !

Mais cette chienne d’Astrid était mauvaise. Arnbjorn, son mari loup-garou, l’était aussi. Nazir le Rougegarde, Babette la gamine vampire, Gabriella la Dunmer, Festus Krex le vieux mage et Veezara l’Argonien, tous étaient bons à jeter ! Ils ne respectaient rien, rien ! Ils ne croyaient plus en la Mère de la Nuit, ils ne respectaient plus les traditions ! Cicéron était le seul à faire encore vivre la Confrérie, lui et lui seul… Et l’Oreille Noire. Ah, n’était-ce pas elle qui venait à lui ? Elle devait obéir à cette odieuse femme qui se prétendait dirigeante de la famille ! Au diable, au diable, au diable !! Que Sithis les abandonne tous ! Seul Cicéron était digne de la famille… Juste Cicéron, le pauvre Gardien, celui qui était autrefois un simple assassin de la Confrérie. Cicéron, le pauvre fou.

Il criait, gémissait, usant des jeux de galeries pour faire parvenir sa voix à celle qui venait pour lui. Il croyait l’entendre répondre, mais n’était même plus sûr de savoir s’il s’agissait réellement de sa voix, ou bien d’une illusion de son esprit mourant qui cherchait en vain à se prémunir de la douleur de l’instant.

Ah, voilà que l’Oreille Noire s’approchait de lui. Incapable de retenir le sang de couler, les plaies des griffures que l’homme loup-garou lui avait infligées commençaient à devenir poisseuses, entre poussière et liquide rougeâtre désagréable. Il rampa un peu plus, tentant de se cacher comme une bête apeurée et traquée, en vain. Le froid le gagnait, et sa gorge s’asséchait.

Elle arrivait… L’Oreille Noire venait le tuer, Cicéron le savait.

Elle le retrouva au fond du sanctuaire abandonné, replié sur lui-même, se répétant mille et une incantations sans le moindre sens destinées à la Mère de la Nuit et à Sithis. Le pauvre homme était dans un état lamentable ; ses plaies saignaient abondamment, formant une tache rougeâtre s’étendant dans le creux séparant les pierres du sol, ses yeux révulsés fixaient le vide comme s’ils pouvaient voir les fantômes du passé, et ses cheveux roux salis de poussière se collaient à sa peau transpirante. Sa voix brisait le silence du Néant qui avait rendu sourd le Gardien, et sonnait comme une mélodie familière, bien qu’il ne pût se souvenir de cette femme, ni d’autre chose de sa vie d’avant, lorsqu’il ne servait pas la Mère impie. Une sensation de chaleur, qu’il n’avait que trop peu connue, le gagna, tandis qu’elle posait sa main sur l’épaule de l’Impérial.

« Pauvre Cicéron, souffla-t-elle en s’approchant doucement de lui. Vous avez oublié qui vous étiez… »

Elle resserra son étreinte sur l’homme qui paniquait de plus belle en attendant son heure venir. Son corps tremblait ; il ressemblait à un enfant terrorisé par ses cauchemars. Un enfant que nul ne viendrait réconforter et rassurer, car plus personne ne s’inquiétait de son sort. Il était seul, livré à lui-même, dans un monde où il n’était pas le bienvenu, où il n’avait que très difficilement trouvé sa place, aussi précaire pût-elle être.

« Cher Cicéron, reprit-elle doucement en libérant son visage d’une mèche rousse venue lui barrer le front, j’arrive un peu tard pour vous le dire. Vous n’étiez pas qu’un simple assassin. Vous avez toujours été bien plus que cela. »

Alors il le remarqua.

Une chaînette entourait le cou de l’Oreille Noire. Elle s’était glissée hors du col de l’armure, probablement lorsqu’elle s’était agenouillée à ses côtés. Et à ces fines mailles soigneusement travaillées pendait un anneau, la bague d’or qu’il lui avait transmise il y avait de ça quatorze ans. Son éclat rappela à Cicéron un sentiment agréable, une mélancolie mêlée à une fierté et une affection qu’il n’avait que rarement senties.

Sous ses yeux las, le bijou brillait tristement, comme s’il exprimait la peine de sa première porteuse, désespérée de n’avoir pu sauver le pauvre Cicéron de sa folle solitude, avec laquelle il devait malheureusement poursuivre sa vie, aussi douloureux cela pût-il être pour lui.

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