L’homme sans sanctuaire

Chapitre 1 : L'homme sans sanctuaire

Chapitre final

4762 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 21/01/2021 17:21

L’homme sans sanctuaire


聖域のない男


°


13 de semailles 4E 201

Le Sanctuaire est sécurité et salut. Mais silence, tellement silence. J'offre mon amour à la Dame impie. Je lui donne gratuitement mon rire. Mais je ne l'entends pas. Le silence est revenu. Maintenant que je suis rire et que je n'entends plus les rires, j'entends à nouveau le silence. Le silence du Néant. Il traverse le temps et l'espace. Un silence assourdissant, encore une fois.

1er de ondepluie 4E 201

Mère et Gardien doivent partir. Je ne suis pas l'Oreille noire et je ne la serai jamais. Mais je suis le Gardien.

Je dois servir la volonté de ma Mère avant la mienne. Je dois trouver son Oreille noire. Je dois montrer à Astrid qu'elle se trompe et lui apprendre la beauté et la nécessité des vieilles traditions.

J'ai envoyé la lettre à Astrid. Nous partirons bientôt. Mais ce Sanctuaire restera le sanctuaire de Cicéron !

Un lieu de repos et de travail, car je prends une nouvelle fois l'épée et Lui envoie quelques âmes fortunées, quand le rire frappe, selon mon gré !

Journal de Cicéron, Volume 5

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Cicéron n’était pas un homme du genre à revenir sur ses décisions.

Mais était-il toujours un homme ?

Combien de fois s’était-il réveillé en pleine nuit, assailli par des cauchemars, des démons des anciens temps, venus le menacer de leurs visages affreux et leurs lames affûtées ? Il en avait perdu le compte, comme il avait cessé de compter les années.

Le Rire était lui. Il était le Rire.

Et le Rire lui ordonnait de retrouver ce sanctuaire.

Il avait quitté Cheydinhal six mois auparavant. Le roulis, le tangage, le tapage sur les grises et mornes vagues l’avaient rendu tant malade, malade, malade !

Il avait annoncé à la Mère qu’il l’emmènerait à Épervine, là où subsistait le tout dernier sanctuaire encore debout. Le seul à ne pas avoir été purgé ! Le seul qui pouvait les accueillir, et en même temps… le seul qui enfreignait les règles.

Sans Oreille noire, comment avaient-ils eu vent des assassinats commandités ? Sans la Mère de la Nuit à leurs côtés, comment pouvaient-ils communiquer ?

La Mère était restée tout ce temps à ses côtés, tout ce temps… Elle ne l’avait jamais quitté. Le pauvre Cicéron s’en était soigneusement occupé, oh, oui ! Il avait enduit son corps d’huile, prononcé les sacrements, il avait tout fait pour la maintenir dans ce monde, tout ! Et jamais elle ne lui avait parlé ! JAMAIS.

N’était-il pas digne ? Ne le serait-il jamais ?

Que devait-il faire ? Que fallait-il faire pour qu’elle daignât s’adresser à lui ?

L’irritation le gagnait. Oh, comme ça l’énervait !

Et malgré les lettres, malgré la promesse qu’il avait faite, leur route s’était détournée de celle d’Épervine. L’idée de se rapprocher autant des montagnes de Jerall lui avait inspiré un mal-être sans pareille. Bien qu’il ne sût pourquoi. Il n’avait jamais foulé le sol de Bordeciel, il n’avait jamais quitté la province impériale. Alors il n’avait jamais vu non plus les environs d’Épervine.

La solitude lui plaisait plus que l’inconfort d’un sanctuaire qui ne suivait pas les règles. Et malgré le froid d’Aubétoile, son nouveau « chez-lui » lui avait paru accueillant. La neige couvrait les pas et les bruits ; comme c’était amusant de voir le sang la teinter de rouge aux aurores !

Mais le Rire n’était plus. Le Rire l’avait rejeté, tout comme le rejetait la Mère impie ! Le silence, le pesant silence, le silencieux silence, dans sa tête, entre ces murs, cet horrible silence !

Alors l’idée était venue. L’idée s’était glissée, tel un serpent discret glissant sur sa peau écailleuse entre les pierres du sanctuaire d’Aubétoile, dans sa tête, dans son esprit, lui susurrant ses mots doux. L’idée le lui répétait doucement, murmurait, qu’il devait trouver l’Oreille noire. La nouvelle Oreille noire. Celle qui communierait avec la Mère, celle qui remettrait la Confrérie sur son chemin de gloire.

Il devait partir pour Épervine. Il devait tenter sa dernière chance. Le sanctuaire abritait peut-être la prochaine Oreille noire. Serait-ce possible qu’Astrid l’eût trouvée ? Peut-être Astrid était-elle l’Oreille noire. Pauvre Alisanne. Mourir sur un bûcher, et être succédée par un membre peu orthodoxe de la famille… Quelle honte devait-elle ressentir, aux côtés du Père de la Terreur ?

Il dut rejeter sa fierté d’assassin. Son ego de Gardien était plus fort. Il fallait servir la Mère avant ses propres désirs. Il devait trouver l’Oreille noire.

Anticipant son départ, il avait griffonné sur un parchemin une lettre, fort polie, fort courtoise, expliquant à la tête du sanctuaire du sud de Bordeciel qu’il la rejoindrait bien vite. Une fois le messager et sa lettre partis, il avait commencé ses préparatifs. Provisions, monture, charrette ; tout était fin prêt pour son départ. Hissant du bout des bras le cercueil de la Mère à l’arrière de l’attelage, à l’abri dans une boîte de bois, il la couvrit d’un tissu, la dissimulant des regards des impurs de ce bas monde.

Il quitta Aubétoile en ondepluie, le 28 du mois. Dans la ville, toujours ensevelie sous la neige, le peuple s’adonnait à célébrer la fête des bouffons. C’était le jour idéal pour Cicéron. Il ne pouvait quitter les lieux que dans un tel contexte. Ce bouffon n’avait à se mêler aux festivités. Il avait cessé de rire, après tout, depuis que le Rire l’habitait. Bien qu’il l’eût quitté. Reviendrait-il ?

Il avait ressorti des entrailles du sanctuaire abandonné une vieille carte toute abîmée. Les côtes maritimes de Bordeciel étaient quelque peu brouillées, mais on identifiait encore très bien les routes. Les grands axes de la province n’auraient pu changer avec le temps, si bien qu’il avait marqué dans son esprit la route à suivre pour se rendre jusqu’à Épervine. Il avait estimé à deux semaines la durée de son voyage. Avec de la chance, peut-être serait-il plus court.

Sur son poste de conducteur, il veillait à la douce avancée de la charrette. Les sabots du cheval claquaient sur la pierre à peine recouverte de neige, bien trop déblayée par les passants, et le vacarme des roues, enfoncées dans le sol à cause du poids du chargement, lui donnait tant mal au crâne ! Le vent glacial s’infiltrait sous son épais manteau, et même en se frictionnant vigoureusement les bras, il ne parvenait à chasser ses tremblements.

Il passerait les deux semaines à venir assis sur cette charrette, laissant son cheval le tirer lui et sa pauvre mère, en direction de sa nouvelle crypte. La route allait être longue, très longue, alors autant s’occuper l’esprit.

Il se mit à parler, parler et encore parler. Chantonner, aussi, parfois. Il parlait au cheval, il parlait à sa mère, et il parlait à Cicéron, aussi. Et Cicéron lui répondait, alors il fallait poursuivre la discussion. En quelques heures, il avait passé un campement de géants s’occupant tranquillement de leurs mammouths, et affronté une horde de loups venus s’en prendre à son cheval et lui-même. S’il avait laissé les géants faire leur affaire sans demander son reste, il n’avait pas laissé les loups l’embêter bien longtemps. Un coup de lame et voilà qu’ils gisaient dans leur sang, ces sales bêtes.

En passant à travers le fort Dunstad, il songea bien à se prendre une chambre dans l’auberge du Smilodon Trébuchant, mais jamais sa Mère n’aurait souhaité qu’il s’arrêtât. Non, il leur fallait continuer, poursuivre leur route, sans jamais cesser d’avancer. Il s’endormait parfois, faisant de courtes siestes à peine revigorantes. Quand la fatigue commençait à se faire trop pressante, il croquait dans un bout de racine fortifiante. Cela suffisait à le faire repartir sans vaciller. Même lorsque la nuit tombait et que le froid se faisait toujours plus glacial, il gardait grands ouverts ses petits yeux fatigués. Qui savait quel stupide bandit serait assez audacieux pour tenter de s’en prendre à lui ?

Au bout du cinquième jour, à l’aube, il lui arriva une désagréable mésaventure.

Il avait eu ce pressentiment en observant les oreilles du cheval plaquées en arrière, signe de nervosité. L’animal n’avait cessé de renâcler, et semblait de moins en moins enclin à avancer. Pourtant Cicéron en avait pris grand soin ! Il avait fait de longs arrêts – à contrecœur ! –, libérant la bête de sa lourde charge à tirer ! Et il ne lui en était absolument pas reconnaissant ! Stupide canasson, il en ferait un ragoût lorsqu’il serait parvenu à destination !

Quoi qu’il en fût, sa roue cassa. Elle était tout bêtement sortie de son axe, et s’était effondrée à peine plus loin, faisant s’échouer la charrette et paniquer le cheval. Soudainement libéré de ses entraves, il n’attendit pas plus pour s’échapper loin du bouffon qui râlait et criait son exaspération. Lorsqu’il remarqua que sa monture l’avait elle aussi abandonné, Cicéron n’y tint plus et poussa de plus grands cris, attirant l’attention de quelques badauds.

Un certain Vantus Loreius, propriétaire de la ferme voisine à qui il avait humblement donné son nom semblait-il, s’approcha de lui. Voyant le lourd chargement enfonçant la pauvre roue restante qui tenait à peine, il afficha un air désagréable, et sa mine se renfrogna un peu plus lorsque Cicéron vint à lui. Visiblement, ce Loreius n’appréciait guère les bouffons. Oh, s’il n’était pas tant embarrassé par cette situation, il leur aurait bien tranché la gorge, à lui et sa femme !

Mais il fallait au Gardien admettre que, de par sa petite taille – il y avait bien au moins une tête de différence entre lui et tous ces individus de race humaine –, il ne saurait maîtriser les deux. Il valait mieux tenter de les brosser dans le sens du poil, bien que le cœur n’y fût pas, jusqu’à obtenir d’eux ce qu’il fallait. Pour la suite, il verrait bien.

« Que vous arrive-t-il, petit homme ? demanda l’Impérial au teint sombre en s’approchant de lui avec méfiance.

– Ne le voyez-vous donc pas ? grimaça Cicéron, ne retenant pas sa voix qui s’envolait vers les aigus, comme à chaque fois que l’exaspération le gagnait. Ma roue et mon cheval m’ont lâchement abandonné ! Oh, et ma pauvre Mère, quand pourrai-je lui montrer sa nouvelle crypte ? »

Il commença à réfléchir à voix haute, râlant contre cet acharnement du destin. Sithis le mettait-il à l’épreuve en lui offrant de nouvelles âmes ? Il lui fallait subir la tentation sans y succomber, mais par le Père de la Terreur, comme c’était dur ! Il s’était pourtant juré de ne plus tuer en quittant cette maudite ville enneigée !

Un garde du Clos s’était approché, mettant de côté sa rivalité avec son vis-à-vis de la châtellerie de Blancherive qui en avait fait de même de l’autre bord de la frontière entre les provinces, et sembla s’apprêter à dégainer épée et bouclier au cas où le pauvre infortuné se révélait être violent.

« Vous tous, tous autant que vous êtes, n’aideriez-vous pas un pauvre bouffon à mener sa mère à un nouveau lieu de repos ? Ma pauvre charrette ne peut plus rouler, aidez-moi à la réparer !

– Jusqu’où comptiez-vous aller avec ça ? ricana le garde de Blancherive en tapotant nonchalamment sur l’énorme caisse de bois qui abritait le sarcophage de la Mère impie sous le regard presque horrifié de son Gardien.

– Épervine, grommela-t-il en se ressaisissant. Nous devions nous rendre à Épervine. Mère a toujours désiré reposer là-bas.

– Une tombe de plus dans leur immense cimetière, railla Loreius, qui observait la scène sans plus s’inviter dans le cercle que formaient les autres hommes.

– Exactement, acquiesça Cicéron en affichant un rictus qui aurait pu ressembler à un sourire s’il ne tordait pas ses lèvres d’une manière si affreuse.

– Et vous comptiez aller à Épervine comme ça, avec votre mère, dans une charrette si délabrée ? C’est un miracle qu’elle ait roulé jusqu’ici, déjà ! »

Cicéron se serait bien passé de leurs remarques désagréables. Mais il lui fallait repartir, au plus vite ! Qu’ils réparassent sa roue, pour pouvoir repartir ! D’autant plus qu’il devrait assez tôt enduire le corps de sa Mère d’huile, sans quoi elle se dessécherait. S’il le faisait sous leurs yeux, ils le dénonceraient sûrement pour recel de cadavre, et ne rendraient pas les hommages à la hauteur de la défunte. Non, il devait vite reprendre sa route, s’éloigner de ces impurs, et rejoindre au plus tôt le sanctuaire d’Astrid. Le dernier sanctuaire encore debout.

Loreius était-il un homme magnanime ? Voilà qu’il revenait avec une quantité non négligeable d’outils. À l’aide d’un cric à manivelle, et accompagné des deux gardes, ils élevèrent l’avant de la charrette – Cicéron priait pour que son chargement ne glissât pas – et s’armèrent de patience afin de remettre la roue en état.

Le Gardien fit ce qu’il pouvait pour les aider, mais il lui était difficile de ne pas penser au cercueil de la Mère de la Nuit. Si ces hommes découvraient qui ils étaient, ils l’exécuteraient sans aucune forme de procès, et détruiraient les restes de la femme.

« Vous avez entendu la nouvelle ? demanda un des deux gardes – lequel ? Cicéron s’en moquait bien – en se tournant vers lui. Apparemment, un agent du Penitus Oculatus aurait trouvé la planque de la Confrérie Noire.

– Cette bande d’assassins ? interrogea Loreius en relevant la tête vers l’homme qui venait de parler. C’est vraiment possible ?

– On dit qu’il n’en reste que des cendres. Ils sont tous morts. »

Le sanctuaire ? Détruit ? Impossible. Impossible, c’était impossible !

« J’aurais jamais cru qu’ils puissent se faire avoir un jour. Voilà de la vermine en moins sur Nirn ! »

Vermine ? De la vermine ? Le sang de l’assassin bouillonnait. Comment cet homme osait-il parler de sa famille ainsi ? Oh, lorsqu’il partirait, sa dague goûterait du sang, il fallait en être sûr ! Du bon sang bien frais, bien rouge, bien chaud !

« Ce n’est qu’un bruit qui court, grommela-t-il en croisant les bras sur son torse et en tapant du pied. Tant qu’aucun messager ne vient porter de communiqué officiel de l’empereur, ce sera difficile d’y croire. »

L’un des gardes acquiesça.

Loreius mit fin à la conversation en ôtant le cric. Il tapota sur le bois de la charrette.

« Voilà pour vous mon p’tit monsieur. Votre roue est comme neuve. Mais sans cheval, vous n’irez pas bien loin.

– Merci à vous, grimaça Cicéron. Ne vous en faites pas pour ma monture, je vais me débrouiller. Je vais profiter un peu de ce repos forcé. »

Il se retrouva rapidement seul avec sa Mère. Loreius était reparti s’atteler à sa ferme, et les gardes retournèrent faire leurs rondes habituelles.

Ce fut lorsque la nuit tomba qu’il passa à l’action. Ils riaient du bouffon, et le bouffon rirait bien d’eux en retour lorsqu’ils se noieraient dans leur propre sang ! Il se glissa jusque sur le perron de leur demeure, et en crocheta la serrure. Tout assassin devait savoir s’infiltrer dans n’importe quel bâtiment, par tous les moyens. La porte grinça, mais ne sembla pas réveiller les deux fermiers qui se reposaient dans une chambre un peu plus loin.

Quelques secondes plus tard, il n’y avait plus d’âme autre que celle de l’assassin qui rôdait dans les lieux. Le bruit avait été si net, si beau ! Oh, comme il aimait ça ! Trancher, trancher, trancher ces belles gorges ! Que le Père se satisfasse de ces âmes qu’il lui offrait !

Il trouva son salut en un cheval gardé dans les écuries ; la bête se laissa mener jusqu’à la charrette et ne broncha pas lorsqu’il la fit avancer en tirant la cariole.

Lorsque l’on découvrirait les corps, Cicéron serait déjà bien loin, bien à l’abri, dans son nouveau sanctuaire, près de sa nouvelle famille…

C’était impossible que celui d’Épervine eût été détruit. Il refusait d’y croire. Il devait le voir de ses propres yeux.

Il longea les routes. Il eut tout le temps d’admirer le beau château de Blancherive, oh oui ! Le pauvre Cicéron aurait bien aimé visiter Fort-Dragon, peut-être même pourrait-il en voir un voler dans les airs non loin de là ? On disait qu’un dragon avait été aperçu du côté de Helgen, peut-être était-ce vrai. Là encore, il voulait le voir pour y croire.

Sa charrette grondait et secouait, secouait tandis qu’ils longeaient la rivière blanche, avant de la traverser grâce à un pont de pierre en arrivant à Rivebois.

Voilà une petite dizaine de jours qu’il avait quitté Aubétoile, et la température chaude des terres lui plaisait davantage que celle glaciale du nord. Il venait de la montagne, mais après toutes ces années à se terrer dans la crypte de Cheydinhal, il avait fini par perdre cette habitude et cette résistance au froid.

Et de Rivebois à Épervine, il lui fallut encore six longues, longues journées de voyage.

Six jours passés à se demander si les rumeurs étaient vraies. À s’inquiéter de se retrouver face à une porte close, qui ne le mènerait qu’à une scène d’horreur et de massacre lorsqu’il l’ouvrirait.

Cela parut à Cicéron comme une éternité.

Une éternité entrecoupée de moments de flottement, alors qu’il croisait quelques passants, et tendait l’oreille, guettant la moindre de leurs paroles. Peut-être mentionneraient-ils un assassinat en bonne et due forme signé par la Confrérie. Ses frères et sœurs d’Épervine n’étaient pas morts, il en était certain. Il commençait à croire que ce parchemin qu’il détenait entre ses mains était la réponse d’Astrid, l’invitant à les rejoindre. Là ! Les lettres inscrites à l’encre de seiche ne dessinaient-elles pas son nom ? Pauvre fou. C’était le destinataire. C’était son écriture à lui.

Il arriva du côté de la petite ville à l’immense cimetière qui faisait sa triste réputation par le nord. Passer par l’est d’Épervine revenait à traverser Helgen, qui aurait été dévastée quelques temps auparavant par un dragon. Là encore, n’étaient-ce pas que de drôles d’histoires que Cicéron s’était inventées lui-même ? Impossible de le savoir.

Quoi qu’il en fût, lorsqu’il approcha du petit chemin de pierre s’enfonçant entre les pins, il dut pincer son nez en fronçant les sourcils. Une odeur de décomposition l’assaillit violemment. Même son cheval sembla dérangé par celle-ci, et renâcla à avancer plus loin.

L’Impérial n’eut d’autre choix que de descendre de sa charrette, et d’immobiliser le canasson réfractaire à un arbre en nouant les rênes. Puis il progressa silencieusement et craintivement jusqu’à l’origine de cette épouvantable puanteur.

Lorsqu’il remarqua l’étrange épouvantail fixé à un arbre, une sorte d’instinct lui dicta de fuir ce lieu hanté par la mort. Et pour cause. L’épouvantail – qui en était véritablement un puisqu’il n’inspirait que de l’épouvante – était tout bonnement le cadavre de ce qui devait être autrefois un homme à en croire sa stature. Figé au tronc par vingt flèches – par Sithis, c’était un carnage ! –, on avait caché son visage sous une capuche de toile noire. Quelques insectes virevoltaient près de leur source de nourriture ; ils étaient les seuls charognards à s’être aventurés en ces lieux.

Bien que la pluie eût lavé le sol dans les jours qui avaient précédé, quelques taches de sang subsistaient, teintant l’herbe séchée et les obscurcines poussant çà et là d’une belle couleur pourpre qui s’effaçait. La porte, d’ordinaire fermée et protégée par un sort empêchant quiconque qui n’y était pas invité d’entrer, restait entrouverte, et laissait flotter jusqu’au bouffon itinérant une odeur encore plus prononcée que celle qui émanait du cadavre, mêlée à celle des cendres.

Oui, c’était bien ça, il ne restait que des cendres du sanctuaire.

Il ne risqua pas d’y pénétrer ; la voûte s’était effondrée et bloquait le passage. Tout ce qu’il subsistait de cette demeure n’était que des éboulements, des pierres et des morceaux de meubles calcinés par les incendiaires qui avaient fait ce massacre, et semé des cadavres derrière leur passage.

Tous ses frères et sœurs. Astrid aussi. Morts. Misérablement, exterminés comme de vulgaires chiens galeux. Avant même qu’il ne pût les rencontrer, en savoir plus sur eux, ils avaient été annihilés. Jusqu’au dernier.

Il n’y avait pas le moindre gardien fantomatique rôdant dans les environs. Non, même eux avaient été massacrés.

Ou alors ils avaient déserté. Ils n’avaient plus de sanctuaire à protéger, désormais.

Et Cicéron, dans tout ça ?

Le pauvre Cicéron était seul, à l’abandon.

Il n’avait plus de famille. Il n’avait plus que sa Mère, qui refusait de lui parler.

« Mère, appela-t-il en posant sa tête sur la caisse de bois qui abritait sa dépouille, que doit faire Cicéron ? Parlez, ne laissez pas ce silence oppresser plus longtemps ! »

La seule réponse qu’il obtint fut un lourd silence perturbé par le vent qui soufflait faiblement à travers les branches des pins. Un renard famélique passa sur le chemin, sûrement intéressé par la charogne qui pourrissait là, mais fit demi-tour, effrayé par les mouvements du bouffon se redressant et remontant sur la charrette.

Le cheval hésita quelque peu à repartir. Les coups de fouet qu’asséna Cicéron suffirent à le convaincre de reprendre la route. Retraçant le chemin par lequel ils étaient arrivés, les sabots frappèrent durement les pierres.

Que devait-il faire ? Il n’avait plus de famille, plus de maison. Plus de sanctuaire.

Il était le dernier membre vivant de la Confrérie. Et sans Oreille noire, impossible d’entendre les prières. Comment saurait-il qu’un enfant pleurait sa Mère ? Comment saurait-il où trouver la cible ?

Quel était son destin, désormais ?

Ne valait-il pas mieux qu’il disparût à son tour ?

Pauvre idiot. Sombre fou. Avait-il perdu la raison ? Il ne pouvait décemment pas abandonner sa pauvre Mère dans ce bas-monde. Il en était le Gardien, c’était à lui de prendre soin d’elle.

Mais à quoi bon entretenir sa dépouille, si plus personne n’était là pour la vénérer, l’écouter, l’appeler ? Pourrait-il rebâtir la famille, retrouver ses enfants perdus en Bordeciel ? Cicéron réprima un violent tremblement. Seul, il ne pouvait rien faire. Devait-il au moins tenter ? Mais qui serait assez stupide pour suivre un bouffon fou à lier et lui faire confiance ?

Il lâcha les rênes de sa monture et la laissa suivre le chemin qu’elle désirait, tirant le Gardien et la Mère à travers les routes perdues de la province nordique. Plus rien n’avait d’importance, de toute manière. Il n’avait plus de provisions, s’il voulait se nourrir, il lui faudrait s’arrêter dans une ville ou une auberge. Et cette simple perspective lui paraissait irréalisable, comme si la force nécessaire pour descendre de cette charrette l’avait depuis longtemps quitté.

Comme si les astres avaient eu pitié de la pauvre créature qu’il était, Cicéron fut ramené à Aubétoile au terme d’un long voyage. Un mois entier s’était écoulé depuis son départ, et c’était comme si rien n’avait changé. Non, la ville n’avait pas changé ; seul lui était différent de celui qu’il était à son départ. Il avait perdu ses espoirs, il n’était plus que désillusions.

Abandonnant sa monture avec une note adressée à l’inconnu qui la retrouverait, lui indiquant qu’il fallait en prendre soin, il retourna dans le sanctuaire délaissé, livré à l’humidité de la neige infiltrée çà et là. Luttant pour ramener le cercueil de la Mère impie jusqu’à sa dernière demeure, il lui prodigua les soins habituels. Recouvrant la peau desséchée d’huiles, il glissa entre les doigts recroquevillés une fleur cueillie à l’entrée du sanctuaire. Les pétales de l’obscurcine tombaient, attirés inexorablement vers le sol glacial. Rien de bon ne se trouvait dans ce sanctuaire. Rien de bon s’en sortirait non plus.

Tous ces sacrifices qu’il avait dû faire depuis si longtemps n’avaient-ils donc servi à rien d’autre qu’à prolonger un moment dont la fin était inévitable ?

Tous devaient mourir un jour, c’était un fait. Il le savait plus que quiconque.

Mais à présent que la fin de sa famille approchait, inéluctable, il commençait à regretter ses actes. S’il avait suivi une autre voie, aurait-il pu devenir quelqu’un de meilleur ? Quelqu’un… de digne ?

Ses paupières se fermèrent doucement tandis qu’une sensation de chaleur l’enveloppa. Blotti sur une vieille couche disposée à-même le sol, il s’enroula dans une couverture, se demandant ce qu’il adviendrait de demain. Il avait presque hâte du lever du jour.

Il ne vit pas la silhouette prendre forme non-loin de là, traversant les lourdes portes du cercueil de bronze. Une femme aux traits tirés, sur le visage de laquelle se voyaient les centenaires qui s’étaient écoulés depuis son décès. Un fantôme à l’allure d’une Dunmer, le teint d’ordinaire foncé étrangement pâle, et les yeux rougeoyant malgré la clarté de ce corps éthéré.

Observant la silhouette endormie, elle s’approcha lentement d’elle. Flottant au-dessus du sol, son enveloppe immatérielle dansant dans son sillage avant de s’évaporer dans l’air, elle s’arrêta près du corps, avant de s’agenouiller. Se penchant au-dessus de l’homme, elle vint entourer de ses bras son pauvre enfant au cœur meurtri.

L’âme du bouffon disparut en silence, rejoignant celles de ses frères et sœurs aux côtés du Père de la Terreur.

Et lorsque le jour pointa, se reflétant sur les stalactites translucides, son corps était déjà aussi froid que la neige qui tombait sur la ville.

L’homme sans sanctuaire avait retrouvé les siens.

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