Rira bien qui rira le dernier

Chapitre 1 : Rira bien qui rira le dernier

Chapitre final

8193 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 29/03/2021 14:33

Rira bien qui rira le dernier



Le mois de primétoile touchait à sa fin, sous un épais manteau de neige, comme les habitants de Cheydinhal avaient l’habitude de voir chaque hiver. Recouvrant les toits des chaumières, repoussée sur les côtés du chemin par le passage des résidents, crissant sous les pas lorsqu’elle n’avait pas été déblayée, formant des monticules à l’image d’animaux ou d’individus sous les mains gantées de cuir des enfants, elle envahissait chaque recoin de la ville du nord-est de Cyrodiil.

La route Bleue s’étendait bien au-delà de ses remparts, menant les voyageurs et commerçants, ou autres âmes en quête de nouveaux horizons, vers la province voisine de Morrowind, dominée par les Dunmers qui n’avaient fui les retombées de l’éruption du mont Écarlate voilà presque deux siècles plus tôt. Les montagnes de Valus, qui s’étendaient de tout leur long, marquant une frontière naturelle des plus hostiles, surplombaient la ville et ses habitants, soumis aux effets du temps qui s’écoulait inexorablement, amenant avec lui autant d’amertume que d’angoisse dans les cœurs.

Et l’homme de race impériale qui rôdait dans ces rues confinées ressentait tout cela. Lui-même éprouvait ces sentiments désagréables et insidieux, sans pouvoir les confier à qui que ce fût. À quoi bon en parler ? La situation était bien trop critique pour s’apitoyer sur son sort. Il fallait penser avant tout à la famille.

La Famille, oui. C’était le plus important.

Les Hommes de toute race cherchaient le réconfort auprès des leurs lorsqu’ils faisaient face à un deuil, c’était naturel. Et lui-même n’y faisait pas exception ; il était un Homme, après tout. À l’annonce du décès ô combien misérable de leur sœur, tous s’étaient réunis auprès de leur Mère, une fois celle-ci parvenue à leurs côtés. La voir leur avait procuré une forme de réconfort, un soutien qui leur faisait savoir qu’ils ne devaient pas relâcher leurs efforts, qu’ils devaient encore et toujours se battre. Aller de l’avant, poursuivre leurs vies et leurs quotidiens, c’était ce qu’elle voulait. C’était ce qu’il fallait faire, pour le bien de la Famille.

Car l’annonce de la mort d’Alisanne avait porté un coup dur à leur famille. La Brétonne – dont on ne disait que du bien de son vivant – avait été violemment tuée dans une tempête de flammes magiques, et il n’en restait désormais plus que des cendres dans ce qui avait autrefois été la crypte de leur Mère. Son tombeau avait lui aussi été ravagé, n’en restait que des ruines qui ternissaient l’image somptueuse de ce qu’était autrefois ce vénérable mausolée.

Cela faisait deux mois que le grand cercueil de pierre de la Mère de la nuit avait été sauvé de la crypte assaillie, et que la dépouille reposait dans le sanctuaire de la Confrérie Noire situé à Cheydinhal. Deux longs mois durant lesquels la situation plus que critique avait poussé à bout les membres restants de la Main Noire, amenant inexorablement son lot de tensions qui faisaient à chacun et chacune hausser le ton lors des discussions. La Famille devait se relever, ses membres ne devaient se laisser abattre. Renoncer, reculer, c’était accepter la défaite, reconnaître avoir perdu. Et il était hors de question que cela se produisît. Ils devaient agir comme ils l’avaient toujours fait.

Mais sans Oreille Noire pour entendre les prières des avides de sang, comment allaient-ils faire ?

Il était évident que l’âme omnisciente de la Mère devait elle aussi faire son deuil ; perdre une fille, celle à qui elle avait fait entendre sa voix tant désirée, était difficile, et cela était d’autant plus vrai pour les vivants que pour les défunts. Mais cela faisait deux mois, à présent, il était plus que grand temps de reprendre du service. Les assassins ne pouvaient indéfiniment rôder aveuglément dans les rues des villes en espérant pouvoir entendre les rumeurs évoquant le Sacrement Noir ! C’était indigne de leur réputation !

L’homme soupira. Aujourd’hui encore, il devait rentrer bredouille. Malgré les heures passées à errer dans Cheydinhal à l’affût de rumeurs autour d’un quelconque contrat, ou bien encore à la recherche de potentiels nouveaux membres pour leur famille dysfonctionnelle, il n’avait essuyé qu’un lourd échec, écrasant, oppressant. Ça n’aurait pas été une bonne journée, en définitive, comme beaucoup d’autres avant.

Traînant nonchalamment du pied jusqu’à la maison abandonnée du quartier est, soulevant quelques volutes de poussière et de neige décidées à fermement s’accrocher à ses vêtements, il eut une pensée pour les siens. Combien de temps allaient-ils encore tenir dans de telles conditions ? Sans Oreille Noire, pas de Sacrement. Sans Sacrement, pas de Confrérie. Et sans Confrérie, que deviendrait-il ? Il avait tout quitté, tout abandonnée de sa vie d’avant le jour où il avait suivi ces deux étranges Khajiits à Bruma. Il avait tiré un trait sur sa vie paisible et normale – oh, comme c’était risible ! Avait-il seulement eu une vie un tant fût peu normale avant cela ? – le jour où il avait accepté de devenir un assassin. Il ne regrettait rien, non, mais qu’y pouvait-il ? Douter était le propre des Humains.

L’Impérial contourna la bâtisse laissée à l’abandon, et déblaya quelques branchages pour révéler la trappe qu’ils dissimulaient. La plaque, circulaire, bouchait autrefois un ancien puits ; en quelques centaines d’années – le Sanctuaire était bien vieux – personne ne s’était dit, dans un semblant d’éclair de génie, que cela pouvait avoir servi de repaire à quelque organisation de malfrats. Tant mieux pour la Famille, il fallait dire. Comme le racontait le dicton, pour vivre heureux il fallait vivre caché – étaient-ils seulement vraiment heureux ? Il se le demandait, tout en sachant pertinemment que jamais il ne trouverait réponse à ce questionnement incessant qui le hantait quelquefois la nuit tombée.

La froideur des pierres humides l’accueillit à son retour. Quelques flambeaux éclairaient sobrement les lieux, qu’il connaissait de toute façon aussi bien que les rainures de la lame qu’il entretenait avec soin chaque jour. En y pensant, il porta aussitôt sa main à sa hanche. Oui, sa dague d’ébonite était bien là, avec lui. Quel soulagement. Il soupira.

« Bon retour, l’accueillit un de ses frères, un Rougegarde fort sympathique malgré l’ambiance morose qui régnait chez eux. As-tu de bonnes nouvelles à nous partager ? »

L’Impérial secoua la tête de droite à gauche, sans en dire plus. À quoi bon ? Chaque jour qui passait faisait croître dans leurs cœurs une angoisse toujours plus saisissante et dont ils ne pouvaient se défaire. Si bien que, pour se préserver un peu plus, il avait fini par ne parler qu’à de rares occasions, préférant laisser aux autres cette douloureuse tâche que de briser le silence. Sa voix n’avait su saisir la chance qu’elle lui avait donnée ce jour-là, après tout. Méritait-il encore de pouvoir se faire entendre alors que plus rien n’avait de valeur à ses yeux ? Ses regrets lui collaient à la peau et l’étouffaient.

Une fois de plus, il se comportait en lâche, et fuyait.

Le calme du Sanctuaire était pesant, si lourd qu’il en était presque palpable. Et il n’y avait rien à y faire. Il y avait bien eu, à une époque, des rires d’enfant pour égayer tout cela, mais la petite avait disparu du jour au lendemain sans laisser la moindre trace. Probablement un enlèvement pour du trafic, ou bien une fugue. Peu importait. Elle n’était plus là, il ne pouvait plus prendre soin d’elle et lui apprendre tout de son métier, lorsqu’il croyait bêtement pouvoir en faire une héritière à la hauteur de celle qui lui avait transmis tout ce savoir. Quelle gamine serait, de toute façon, assez stupide pour rester dans un tel environnement ? Rien ici ne permettait à un enfant de se développer et de grandir convenablement. Peut-être aurait-il dû fuir, lui aussi, lorsqu’il en avait encore l’occasion. Désormais, il était lié à cette famille maudite à laquelle il vouait sa vie, sans possibilité de la quitter.

Il sortit d’un des tonneaux de la réserve une ridicule pièce de viande et quelques légumes terriblement laids, qu’il alla préparer dans l’aile dédiée à la cuisine, composée d’un maigre âtre et de quelques casseroles, afin de se mettre au moins quelque chose de convenable sous la dent. Les temps étaient durs pour tout le monde ; la Grande Guerre continuait de faire des ravages, même six ans après que le Traité y eût mis fin. Les récoltes n’étaient pas bonnes, et tout ce qui survivait jusqu’à maturation était fade, insipide. Ou bien était-ce simplement qu’il avait perdu le goût des choses ? Il n’aurait su le dire.

Il fut interrompu dans son maigre dîner fastidieux par l’appel d’un de ses camarades ; Rasha, le Khajiit qui dirigeait ce Sanctuaire d’une main de fer sous une fourrure de velours, réclamait l’attention de tous les membres présents. Il rejoignit d’un pas peu pressé le reste du groupe, espérant que, quoi qu’il eût à dire, ce ne fût pas long, lui permettant de retourner vaquer à ses occupations ennuyeuses en guettant le lever du jour et l’avènement d’un lendemain aussi sommaire et affligeant que celui dont il avait rêvé la veille.

« Mes bien chers frères et sœurs, clama le Suthay-raht d’une voix puissante, quoique légèrement enrouée. Les temps sont durs. Sans Oreille Noire pour nous transmettre les Sacrements qu’elle entend, notre Mère se fane dans son cercueil. Nous allons faire appel à une de nos plus anciennes traditions, mise de côté depuis bien trop longtemps. Nous allons nommer un Gardien pour prendre soin d’elle, en attendant qu’une nouvelle Oreille Noire s’annonce et se révèle à nous. »

Il poursuivit son discours pendant de longues minutes qui s’étirèrent à l’infini, et qui parurent à l’Impérial comme une éternité, le laissant seul avec un désir d’en finir avec cette vie dans laquelle il ne trouvait guère de plaisir ou de contentement. Le Khajiit expliqua longuement ce qu’était la tâche de Gardien ; il avait pour seule occupation de s’occuper de la dépouille momifiée, de s’y dédier corps et âme en reniant ses désirs assassins. Laver le corps, l’enduire d’huile et d’onguents visant à la protéger de la putréfaction de ce monde, et à accueillir l’âme omnisciente qui s’exprimait autrefois à feu Alisanne Dupré. Ce qui signifiait ne plus pouvoir tuer quelque âme que ce fût. Une vie bien triste, pour un membre de la confrérie d’assassins, dont le seul plaisir coupable était d’écourter la vie d’autrui pour que lui-même pût vivre et survivre.

« La Main Noire va à présent se retirer afin de choisir lequel d’entre nous sera le plus apte à effectuer cette tâche primordiale. Je vous annoncerai la décision demain. En attendant, je vous remercie pour votre attention, mes bien chers frères et sœurs. »

Sans laisser aux membres la possibilité de poser les questions qui pouvaient leur trotter en tête, il disparut dans ses quartiers, suivi par les trois autres Parleurs de la Main Noire qui gardaient eux aussi une mine sombre, comme endeuillés à la simple idée de cette décision qu’ils devaient prendre. Ne manquait que l’Oreille Noire pour la compléter ; cette main était amputée de son pouce, l’élément le plus crucial pour opérer dans l’ombre.

« J’espère que ça ne sera pas moi, grimaça Sedyni, une camarade dunmeri, à ses côtés. Si je devais arrêter de tuer, je perdrais le seul plaisir que me procure ce maudit quotidien. »

Il haussa les épaules. Il fallait bien que quelqu’un fût désigné. Ce serait la surprise, bien qu’elle ne pût réjouir que ceux qui ne seraient désignés.

« Ça te plairait, toi, Cicéron, de ne plus tuer pour te dévouer entièrement à notre Mère ? s’enquit-elle en plissant ses yeux rouges injectés de sang.

— Si c’est ce que veut la main, alors j’accepterai mon sort. Le Père ne m’en voudra pas de ne plus lui apporter d’âmes, si je peux prendre soin de notre Mère à la place. »

Elle lui sourit gentiment, affichant un air compatissant assez étrange venant d’une représentante de la race réputée pour être distante et réservée, en plus d’avoir un caractère exécrable. Il devait bien y avoir des exceptions de temps à autre, se dit-il. Lui-même n’en était-il pas une ?

« Nous verrons bien demain ce que le sort aura décidé, » lâcha-t-il en tournant les talons en direction de la table de bois abîmée où il avait laissé son assiette à demi dévorée, et à présent refroidie.

Même s’il était incapable de l’admettre face aux autres, il espérait, au fond de son cœur, qu’il ne fût pas désigné. Il ne vivait plus que pour tuer, depuis qu’il l’avait rencontrée. Ce serait un affront fait à feu sa mentor que d’abandonner cette lame qu’elle lui avait léguée pour se tourner vers les soins de la momie. D’un autre côté, elle devait probablement être heureuse de le voir devenir un être aussi important, de là où elle l’observait. Voir ses pensées dériver jusqu’à cette femme lui coupa l’appétit ; il repoussa l’assiette, la laissant là pour quiconque aurait envie de grignoter en pleine soirée. Cela n’avait plus aucune importance pour lui, après tout.

 

Comme chaque nuit depuis trois ans désormais, les cauchemars vinrent le hanter. Et même après tout ce temps, il ne parvenait à s’y habituer.

Ils s’invitaient sournoisement dans son esprit, revêtant l’habit des doux rêves afin de gagner sa confiance, pour ôter leur masque enjôleur dès qu’il baissait un peu trop sa garde.

Des visages affreux, déformés par l’obscurité dans laquelle ils se terraient, se tordaient toujours un peu plus dès qu’il posait son regard sur eux. Même s’il tentait de clore ses paupières pour ne plus voir les fantômes de ses camarades ravagés par la mort, il entendait toujours leurs lamentations. Des rires, des cris, ou encore des pleurs, modifiant toujours un peu plus leurs voix jusqu’à les rendre méconnaissables.

Seule l’une d’elles restait indemne malgré les émotions qui la traversaient. De toutes, c’était la seule qui déchirait son pauvre cœur d’ores et déjà en lambeaux.

Aemillia.

Ce nom tabou au quotidien devenait comme une prière une fois la nuit tombée. Il le répétait inlassablement, le laissant l’envelopper doucement, captiver toutes ses pensées, et le bercer au milieu de ces horreurs qui, par moments, l’éveillaient en sursaut, transpirant à grosses gouttes, et le paralysant au fond de sa couche. Lorsque, parfois, les spectres le poursuivaient jusque dans sa demi-conscience au réveil, il sentait l’âme de sa défunte amie le protéger, et faire fuir ces monstres qui n’avaient plus rien d’humain, ombres qui ressemblaient à peine à ceux qu’elles étaient autrefois.

Sithis portait bien son appellation du « Père de la Terreur » ; aucun de ses frères tombés au combat n’avait été plus horrifique que dans ces apparitions venues lui rappeler d’un ton accusateur qu’il n’avait su les protéger, qu’il n’avait su les sauver. Alors pourquoi devait-il s’en vouloir d’être le seul et unique survivant de la chute du sanctuaire de Bruma ? Comment aurait-il pu, dans tous les cas, leur épargner ce funeste sort qu’ils avaient trouvé en ce triste jour de soirétoile qu’il regrettait tant ? Ce n’était pas lui qui avait été doté d’un pouvoir de clairvoyance. Et même avec le sien, Aemillia n’avait pu les prévenir de ce qui leur arriverait.

À moins qu’elle n’eût gardé cela pour elle pendant tout ce temps ?

Cette simple pensée le fit trembler. Il se recroquevilla un peu plus sous les peaux de bêtes tannées, faisant bruisser la paille de sa couche. Il ne voulait plus penser à elle, il voulait oublier ce sentiment de désespoir qui le gagnait à chaque réminiscence de sa vie passée à ses côtés. Et pourtant, il s’était juré de ne jamais oublier ce doux visage si injustement meurtri, cette voix qui articulait délicatement son prénom, cette main tant abîmée qui lui avait tout appris…

Il se retourna, s’étendit sur le dos, remontant un peu plus les couvertures sur son menton. Les angoisses remontaient, comme à chaque fois. Il sentait leurs mains charnues venir enserrer sa gorge, leurs doigts noueux appuyant de plus en plus fort, exerçant une pression dont il pouvait de moins en moins se défaire… Le poids de la culpabilité l’étouffait.

Il n’avait su protéger ses frères et sœurs là-bas, à Bruma. Il n’avait su protéger le Sanctuaire, leur demeure, dans cette maudite ville qu’il avait tant aimée en grandissant, et tant haï en vieillissant, à moins que ce ne fût l’inverse. Tout était confus dans sa tête, souvenirs et rêveries s’entremêlaient pour former une réalité connue de lui seul. Le choc de la mise à sac du Sanctuaire par le Penitus Oculatus, dont il ne parvenait toujours pas à comprendre l’implication dans cette histoire, lui faisait perdre pied, l’enfonçait dans cette déconnexion de l’univers qui l’entourait. Et lorsque le monde lui avait offert une chance de se racheter, de se raccrocher à cette vérité de laquelle il s’éloignait, en mettant sur sa route cette enfant au nom tabou, il n’avait qu’à peine su la saisir. Où était cette petite fille, désormais ? Probablement morte. Peut-être aurait-elle pu devenir leur nouvelle Oreille Noire si elle avait été encore présente. Peut-être aurait-elle pu redorer le nom de leur famille maudite.

Il n’avait été qu’une succession d’échecs, tous plus honteux les uns que les autres, tandis que le monde autour de lui progressait, évoluait, allait de l’avant. Il ne pouvait que se morfondre et se maudire de n’avoir été qu’un simple idiot incapable d’entrevoir les signes, et tout juste apte à laisser passer les occasions aussi facilement que les caravanes khajiites arpentaient la province à la recherche de clients.

Si la Main Noire le nommait comme Gardien, peut-être pourrait-il expier ses fautes ? Peut-être pourrait-il se racheter ? Aemillia, où qu’elle se trouvât désormais, saurait le pardonner. Aemillia, qui l’appréciait tant de son vivant, serait fière de lui, s’il devenait ce Gardien tant attendu.

Cette simple pensée le fit rire amèrement. Il n’aurait jamais assez d’une vie pour réparer tout le mal que sa présence avait causé. De sa naissance jusqu’à sa mort, il resterait une nuisance pour les autres. À l’étroit dans un corps qu’il ressentait comme un cercueil, il ne pouvait qu’attendre passivement que le temps s’écoulât, que la vie suivît son cours, et que la mort vînt le chercher.

Il se rendormit, rattrapé par l’épuisement, après de longues minutes passées à contempler l’obscurité en luttant intérieurement contre ses démons. Mais ce sentiment insupportable refusait de le quitter, et lui collait au corps comme une seconde peau bien trop désagréable à revêtir, et dont il ne pouvait se défaire quand bien même il tentait de la trancher.

 

Finalement, le jour vint par se lever, comme il le faisait nécessairement tôt ou tard, apportant avec lui son lot de déceptions habituelles auxquelles il s’était fait depuis bien longtemps. L’amertume formait une boule dans sa gorge qui refusait de s’en détacher malgré le nombre de fois où il déglutissait ; il s’y était accoutumé, depuis le temps, mais cela restait tout de même une sensation dont il se passerait sans regrets.

S’il avait su que le vingt-cinquième jour de primétoile changerait considérablement sa vie, peut-être aurait-il attendu avec bien moins d’impatience que le soleil ne se levât, recroquevillé sur lui-même sous les peaux de bêtes dans sa couche de paille. La boule au ventre, il sortit de son lit d’un pas lent et peu assuré, et se rafraîchir le visage en se le rinçant à l’eau n’arrangea rien ; il était toujours ailleurs, perdu dans ses pensées, dans un autre monde qui n’existait que dans son esprit et son cœur, et dans lequel il ne pouvait physiquement s’échapper quand bien même il le souhaitait. Scrutant ses mains abîmées par les mauvais traitements qu’il leur infligeait, ainsi que les faibles cicatrices qui ornaient ses poignets, il ne pouvait retenir les jurons qui interrompaient ses pensées, tous s’adressant à lui-même, lui inspirant une nouvelle fois un dégoût de lui-même et une envie de disparaître, de cesser d’exister.

Puis, tôt dans la matinée, Rasha convoqua une nouvelle assemblée, à laquelle tous les membres, sans exception, se rendirent. Cicéron s’avança sans grande envie jusqu’à la salle où tous se réunissaient. Écoutant d’une oreille distraite, il appréhendait le moment où le Khajiit appellerait le nom de l’heureux élu.

« Mes biens chers frères et sœurs, annonça le Suthay-raht avec solennité, accompagnant la parole de grands gestes dignes des plus éminents orateurs de la Cité Impériale. La Main Noire a pris sa décision. Notre Gardien sera notre frère Cicéron. Si tu veux bien prendre place à mes côtés... »

Il resta un instant pantois, incapable d’émettre le moindre son, ni de bouger le moindre membre ; pas même son auriculaire ne frémit tant il ne savait que faire, ni comment réagir. Il y avait une part de joie, celle d’obtenir ce rôle primordial en ces temps troublés et d’être presque aussi important pour la Confrérie que ne l’était la Main Noire. Le soulagement, aussi, d’enfin pouvoir être utile à quelque chose et quelqu’un, de pouvoir se racheter et de donner un sens à son existence vaine dans ce Sanctuaire. Mais d’un autre côté… comment décrire ce sentiment ? Une angoisse sourde commençait à monter. Celle de ne pas être à la hauteur, celle de ne plus pouvoir être l’homme libre qu’il avait pu être, bien que ces atrocités qui le hantaient jour et nuit l’en eussent déjà privé en quelque sorte depuis trois longues années. Cette soudaine promotion au sein de sa famille maudite était synonyme de responsabilités sans pareille. Serait-il seulement à la hauteur ? Lui, Cicéron, autrefois connu pour être l’incapable fils de Humilis Salvius, marchand d’armes émérite de Bruma, pouvait-il retrouver de la valeur dans cette nouvelle situation ?

« Je suis sûre que tu feras un Gardien formidable, » lui susurra une voix fantomatique qu’il aurait préféré ignorer tant elle lui lacérait le cœur.

Oui, Aemillia avait entrevu son destin. Elle avait su qu’il serait choisi. C’était un effet du hasard des plus étranges, auquel il devait se résoudre. Il devait endosser cette responsabilité, que cela lui plût ou non. Même s’il devait, pour entièrement se dévouer à la dépouille de la Mère Impie, abandonner la lame qu’elle lui avait confiée peu avant de quitter ce plan du monde, et de rejoindre leur Père. C’était le destin qu’elle lui avait révélé, celui auquel il devait se donner, quoi que cela pût lui coûter. Il ne pouvait lui donner tort, pas à Aemillia.

Mais pourquoi fallait-il que, où qu’il se rendît, quoi qu’il fît, elle hantât ses pensées et son cœur ? Pourquoi fallait-il que ses réminiscences s’accompagnassent d’une lacération si vive qu’il la croyait réelle ?

Il refusait d’admettre ce sentiment. Son deuil était déjà bien trop lourd, il ne pouvait s’encombrer de telles émotions qui le déviaient de sa tâche. Il était un assassin, sans états d’âme. Ses remords, ses regrets, sa haine de soi et son dégoût ne pouvaient être partagés. Il devait tout garder pour lui, car cela n’avait aucune importance pour autrui – tout cela n’était qu’un fardeau dont nul ne saurait le délester.

Et pourtant, malgré cela, son cœur se réduisait à cet instant un peu plus ; toujours plus affaibli par la tristesse qui le gagnait, et ce sentiment poignant de ne pas avoir été à la hauteur, il se serra en arrachant une faible lamentation muette à Cicéron.

Ce qui s’était passé à Bruma serait inchangé à tout jamais ; il ne parviendrait jamais à la ramener à la vie. Peu importait combien il le désirait, cela ne se produirait jamais. Et cette réalisation, qui le frappait toujours autant violemment, achevait de détruire toute la joie de vivre qu’il avait pu ressentir autrefois.

Il avança, telle une de ces marionnettes pour enfants guidées par des fils invisibles, jusqu’à la petite estrade où l’attendait Rasha. Le Khajiit affichait un air ravi, sa queue tachetée battant l’air paisiblement. Ce « sacrifice » devait lui apporter assez de réconfort pour qu’il oubliât la situation dans laquelle se trouvait leur famille, probablement. Pour l’instant.

Quelques-uns applaudirent. Cicéron fit un vague signe de main pour les remercier de cette attention. Mais tous savaient que ça n’était qu’un simple rituel, rien dont on pût se réjouir. Enfin, peut-être qu’eux pouvaient se réjouir de ne pas avoir été choisis, soulagés de ne pas à avoir à sacrifier ce à quoi ils tenaient. L’Impérial tentait de se rassurer comme il le pouvait, afin d’adoucir la peine que lui infligeait cette sentence. Peut-être que la Mère accepterait de lui parler, faisant de lui la nouvelle Oreille Noire, de fait. S’il s’en occupait mieux que quiconque, s’il faisait tout à la perfection, peut-être lui parlerait-elle.

Et s’il devenait la nouvelle Oreille Noire, cela voudrait dire que leur famille avait une chance de se tirer de cette horrible mauvaise passe, de se relever et de retrouver la gloire d’antan. Depuis que Bravil leur avait échappé, que la crypte avait été violée, toutes les décisions revenaient à la Main Noire de Cheydinhal – l’argument d’autorité était que la Mère Impie avait été déplacée dans ce Sanctuaire-ci, mais c’était surtout parce qu’il s’agissait, avec celui d’Épervine, du dernier encore debout en Tamriel, et donc sur Nirn toute entière –, si bien que, si cette chance s’offrait à eux, cela changerait beaucoup de choses à leur quotidien morose.

Cette idée d’un avenir plus lumineux, un peu plus radieux, fit timidement sourire l’Impérial ; cela n’échappa pas à Rasha et son œil avisé, qui lui donna un léger coup de coude afin d’attirer son attention, et de l’emmener dans un recoin pour discuter en tête à tête, après avoir dispersé la foule.

« Avec le temps que prendront les différents rituels de préparation, tu ne pourras endosser ton nouveau rôle que dans quelques semaines. Il y a tant à faire, pour que tu saches quoi faire et comment, beaucoup de lecture des vieux textes, aussi. Tu ne pourras plus sortir, ni tuer. Tu devras entièrement te dévouer à Elle. 

— C’est le prix à payer pour purifier notre Mère, répondit Cicéron en haussant les épaules, bien qu’abattu par les contraintes et les responsabilités qu’impliquait sa nouvelle fonction.

— Je te promets que tu auras droit à un dernier contrat avant de devenir pleinement Gardien. Lorsque nous le trouverons, il te sera réservé. Puis viendront les rituels. »

Il acquiesça ; que pouvait-il faire d’autre ? Il devait suivre les ordres. Il porta la main à sa hanche, où patientait la dague d’ébonite soigneusement affûtée. Il était bien triste de ne plus pouvoir lui faire honneur comme il se devait. Un tel travail d’orfèvre, bêtement gardé attaché à sa ceinture sans ne plus jamais avoir l’opportunité de la tremper dans du sang… C’était bien regrettable.

« J’attendrai l’occasion, alors, répondit-il en esquissant un faux sourire. Tu sais où me trouver, de toute manière. »

Le Khajiit acquiesça, et prit congé, retournant dans les quartiers de la Main Noire. Cicéron le regarda disparaître dans l’obscurité, et regagna lui aussi les pièces communes, le pas lourd. L’envie de s’en aller, d’être ailleurs, était bien grande, mais il ne devait surtout pas fuir ; il n’en avait plus le droit. Comme si Rasha lui avait placé un couteau sur la gorge, il devait obéir et se conformer aux souhaits de la Main Noire. Sa liberté lui avait été irrémédiablement arrachée.

 

Quelques jours plus tard, le vingt-neuvième jour de primétoile, lors d’une énième ronde dans les rues de Cheydinhal, l’un des membres de la Confrérie entendit parler d’un noble qui désapprouvait grandement la présence d’un bouffon dans sa demeure, jugeant le pitre peu divertissant, en plus de le soupçonner d’être un voleur, ou bien plus encore. Des rumeurs circulaient, disant qu’il était prêt à payer cher pour la mort de cet homme. Certains raillaient même, glissant à qui voulait l’entendre que c’était étrange que la Confrérie Noire n’eût toujours pas réglé ce problème.

Le bruit parvint jusqu’aux oreilles pointues de Rasha, qui n’attendit pas plus longtemps pour avertir Cicéron de son ultime contrat : assassiner ce bouffon devenu trop gênant pour son employeur. C’était un jeu d’enfant ; il logeait dans une aile du manoir, qui avait autrefois appartenu à la baronne Hadriana Chenius. Sans héritier pour reprendre la demeure et le titre, sa fille avait apparemment disparu quelques années plus tôt, l’immense bâtisse avait été rachetée par un homme riche venu d’on ne savait où. Un type imbus de lui-même, qui voulait que tout le monde sût que ses coffres étaient bien remplis, et qui ne craignait absolument pas qu’un voleur vînt se servir dans l’un d’eux. Il y avait sûrement quelque chose sous cette histoire de bouffon gênant, mais qui cela concernait ? Surtout pas Cicéron.

Ce n’était pas incongru d’avoir à assassiner des individus supposés divertir autrui. Beaucoup de nobles considéraient les bardes, bouffons et autres artistes itinérants comme des décorations d’intérieur remplaçables au premier désagrément venu. Ce pauvre bouffon-là n’en était probablement qu’un parmi tant d’autres. Quel dommage qu’il fallût passer par un meurtre pour qu’il quittât les lieux.

L’Impérial ne pouvait refuser ce contrat. Le travail, c’était le travail. Il ne devait pas faire la fine bouche, encore moins dans une condition telle que la sienne. S’il refusait, sa lame ne boirait plus jamais de sang ; c’était la dernière occasion de satisfaire sa soif. Et sa dernière occasion pour rendre hommage à l’enseignement de son mentor. Il ne pouvait lui tourner le dos ainsi, il devait faire honneur à son savoir qu’elle lui avait si patiemment transmis.

Pourtant… Une petite voix lui susurrait que ça n’était peut-être pas une bonne idée. Refuser était bel et bien une option, bien qu’il en perdrait assurément la face auprès de ses frères et sœurs si c’était là sa décision. Dans ce cas, il lui fallait fuir, mais qui savait combien de temps pourrait-il se cacher loin des siens ? Le Père le retrouverait, le terroriserait, et enverrait l’un de ses enfants le chercher pour lui faire payer sa traîtrise envers sa Famille.

Non, non. Il devait tuer. C’était sa dernière opportunité. S’il ne remplissait pas ce contrat, il ne prouverait pas sa valeur, il ne serait plus digne de tuer, ni même de servir sa Mère ni la Famille. Et s’il n’avait plus aucune valeur… Que deviendrait-il ? Mériterait-il encore de respirer l’air de Nirn, d’entendre le chant de la surface et celui des profondeurs ? Mériterait-il encore de vivre… ?

Cachant du mieux qu’il put les tremblements et l’hésitation qui secouaient sa voix, il fit savoir à Rasha que le contrat serait rempli au plus vite. Le Khajiit écarta ses babines dans un sourire satisfait, ses yeux en amande se plissant davantage, les pupilles se rétractant dans un fin trait aux multiples significations.

 

Cette date avait été gravée dans sa mémoire et dans son cœur, bien plus violemment que d’autres. Celle du trentième jour de primétoile de l’an 189 de l’Ère Quatrième.

Le jour de son ultime contrat d’assassin.

C’était une drôle de sensation que celle de revenir sur les lieux du crime qu’il avait commis deux ans plus tôt. Le manoir n’avait pas changé d’une pierre ; tout était comme dans son souvenir. Peut-être était-ce aussi parce qu’il était régulièrement passé devant lors de ses promenades nocturnes, en quête d’un moyen d’oublier, ou au moins d’éloigner, les cauchemars ? Mais là, le parterre de fleurs bien entretenu, les pierres blanches soigneusement brossées jusqu’à briller comme les lunes dans l’obscurité, il reconnaissait tout cela, alors qu’il n’y prêtait d’habitude aucunement attention. Comme pour repousser le plus possible ce moment fatidique, il s’attardait sur chacun de ces petits détails qu’il apercevait du coin de l’œil.

Il ne put fuir bien longtemps et dut pénétrer dans le manoir. Une porte dérobée, une fenêtre mal fermée, tous les moyens étaient bons. Cette fois-ci, il n’y avait plus ni baronne à égorger, ni servante à poignarder en plein cœur par réflexe pour ne pas se faire repérer par le reste de la maisonnée. Il n’y avait que ce bouffon qui dormait dans sa chambre, dans l’aile des domestiques comme on le lui avait indiqué, comme il l’avait repéré, ignorant tout du destin qui l’attendait.

Cicéron se demanda, tandis qu’il se faufilait dans le dédale de couloirs, si les Hommes sentaient la mort venir. Si, dans les derniers instants, l’angoisse de la fin prenait la gorge et étouffait. De toutes les expériences qu’il lui restait à vivre, c’était celle qu’il attendait avec le moins d’impatience.

Et ce bouffon, que faisait-il en cet instant ? Dormait-il paisiblement, inconscient de son avenir proche ? Était-il lui aussi victime d’une insomnie prenante, ensorcelante, qui l’obligeait à se battre les yeux ouverts face aux démons nocturnes ? Cicéron secoua la tête. Il ne devait pas éprouver de pitié pour cet homme.

Ses bottes de cuir glissaient discrètement sur le sol de pierre, et les portes s’ouvraient sans un bruit, ni le moindre grincement. Il parvint jusqu’à l’aile des domestiques sans croiser la moindre âme éveillée. Le manoir entier dormait, à l’exception de lui, cet intrus qui avançait pas à pas dans l’immense demeure à la recherche de sa cible. Le pommeau de sa dague, pendue à sa ceinture, venait cogner sa hanche à chaque pas, comme un rappel affectueux qu’il n’était pas seul. Cela le réconfortait, et l’apaisait ; il avait bien besoin d’une présence amicale dans ces moments difficiles. Même si celle-ci était maigre, il lui était reconnaissant. Il avait tant besoin d’un proche pour le soutenir, lui pardonner ses écarts, l’apaiser dans ses tourments…

Il retrouva la chambre que ses repérages des derniers jours lui avaient désignée comme étant celle du bouffon. Étrange, se dit-il, qu’un homme de divertissement vécût sous le toit de son client, mais soit ! Il était bien arrangé de savoir où précisément le trouver, cela lui épargnait bien des déboires. La surprise qui l’immobilisait résidait plutôt dans le fait que de la lumière filtrait sous le pas de la porte de bois.

L’homme était réveillé.

Avait-il senti sa fin approcher ? Peut-être bien, c’était probable. Par le trou de la serrure, il le vit qui attendait là, assis devant une table, un livre posé sur celle-ci, dans une tenue de civil. Celle qu’il revêtait lorsqu’il travaillait, ses vêtements de bouffon, reposaient sur un meuble plus loin. Peut-être relisait-il ses dernières répliques en espérant qu’une bonne représentation le lendemain lui apportât son salut ? Il avait dû avoir vent du désir de son employeur de le faire éliminer. Pauvre fou.

Cicéron serra la poignée, l’actionna, et risqua un pas, le plus silencieux possible. Mais quelque chose joua en sa défaveur – la pierre glissante ou la porte grinçante – et l’homme, un Bréton entre deux âges, se retourna. Il sembla comprendre ce qui l’attendait – peut-être avait-il reconnu l’armure des assassins ? – et étouffa un rire, probablement nerveux.

« C’était donc ça, laissa-t-il échapper, un faible tremblement dans sa voix. On veut ma mort.

— Votre âme sera bien accueillie par Sithis, répondit calmement Cicéron. N’ayez crainte.

— Oh, mais je ne crains rien ! rit l’homme. Je ne crains rien du tout, au contraire ! On me protège !! »

Alors que sa tête se secouait, ses cheveux mi-longs et légèrement bouclés ondulaient de droite à gauche. Le contrat avait parlé d’un certain Corrick Maston ; c’était bien un nom de Bréton, et, à voir le faciès de celui qui restait paisiblement assis, dans sa tenue de civil banale, il ne faisait pas l’ombre d’un doute qu’il s’était adressé à la bonne personne. Quoi de plus simple pour un homme-elfe que d’amuser la galerie avec ses tours de magie ? Nul Homme n’était plus apte à utiliser des sorts que ce peuple. Cicéron n’était pas très porté sur l’histoire – c’était plutôt le domaine d’Aemillia, de son vivant – mais il avait entendu des histoires, dans sa jeunesse, au sujet de l’origine hybride de ces êtres, dans la taverne de Bruma.

Quoi qu’il en fût, l’homme ôta les gants de cuir qui recouvraient ses mains et avant-bras, dévoilant dans le même temps des cicatrices et traces de brûlures, et une petite flamme naquit dans sa paume droite. D’abord faible, le feu grandit peu à peu, jusqu’à remplir le creux de sa main. Cicéron ne put détacher son regard de ce tour de magie ; lui qui ne s’était jamais penché là-dessus, et qui n’en avait jamais vu l’utilité, il devait s’admettre charmé. Un tel feu pouvait-il le consumer tout entier, et ravager ses péchés ? Il sentait la chaleur réconfortante de la magie l’envelopper, lui susurrer de belles paroles à l’oreille, l’envoûter…

Le Bréton rit de nouveau. Sa voix porta, claire et nette, un rire communicatif, qui aurait bien entraîné l’Impérial s’il n’avait pas été autant écrasé par le poids de ses responsabilités. Tout en regardant cet individu s’esclaffer, il se demandait par quel sortilège de son vis-à-vis ne parvenait-il pas à lui trancher la gorge comme il avait l’habitude de le faire. Il se laissait avoir par les tours de passe-passe et ses belles paroles, ce rire, ce foutu rire, qui résonnait dans sa tête, et le détournait de son objectif.

« Qui vous a engagé ? demanda l’homme avant de cacher sa bouche de sa main libre, comme pour s’excuser de son hilarité. Est-ce Monsieur Essagan ? »

Le silence de Cicéron sembla suffire à lui faire comprendre qu’il ne s’était pas trompé. Le bouffon ricana de nouveau, secouant la tête de gauche à droite. Il ne cessa pas un instant de rire, sauf lorsqu’il devait reprendre son souffle, pour mieux s’esclaffer ensuite.

« Ce traître. C’est comme ça qu’il me remercie, pesta-t-il soudainement, faisant disparaître la flamme qui vacillait alors au creux de sa main en fermant tout simplement ses doigts sur elle. Des mois, des années que je suis à son service, que je l’amuse, et il se débarrasse de moi en engageant un piètre assassin. Il n’ose même pas faire le travail de ses propres mains ! »

Puis il repartit dans un fou rire. Cicéron ne put contenir le malaise qui grandissait en lui plus longtemps ; serrant ses doigts fermement autour du manche de la dague d’ébonite, il avança d’un pas qui se voulait assuré, et menaça de sa pointe sa cible. Quelque chose l’oppressait, comme une poigne un peu trop forte, une embrassade dont il ne parvenait à se défaire…

« Tais-toi ! ordonna-t-il. Sinon, je te ferai agoniser lentement !

— Je ne crains rien, je vous l’ai dit, répondit le Bréton en pouffant. Vous ne me faites pas peur. »

Cicéron déglutit. Il avait le sentiment que la situation lui échappait. Il savait pourtant très bien ce qu’il avait à faire. Entrer, tuer, sortir. Il l’avait fait pendant des années ! Alors pourquoi hésitait-il autant ? Encore quelques mois auparavant, il n’aurait pas laissé s’échapper la moindre parole des lèvres de sa cible ! Pourquoi donc ce maudit bouffon lui posait-il tant problème ?!

« Tuez-moi si ça vous chante ! plaisanta-t-il d’une voix devenant peu à peu davantage aiguë, davantage irritante. Mais ne pensez pas que je me laisserai tuer sans en avertir mes voisins ! Que le Dément en soit témoin, tous doivent connaître le sort qui les attend s’ils continuent de servir Monsieur Essagan ! »

Et il repartit dans une crise de fou rire, se tapant la cuisse avant de brailler à pleine voix. Ses yeux légèrement en amande se plissèrent, et les iris verdâtre fixèrent intensément Cicéron tandis que des larmes de joie commençaient à se frayer un chemin le long des paupières inférieures. Il les essuya rapidement, sans plus s’en soucier, avant de s’esclaffer de nouveau. Il porta sa main droite à ses côtes, se les tenant. Il était inarrêtable, un vrai forcené, complètement fou.

« Le Dément a de grands projets pour moi ! D’immenses projets !! Vous ne saurez m’arrêter ! »

La crainte commença à gagner l’esprit de Cicéron. S’il le laissait en vie quelques instants de plus, toutes les chambres de tous les quartiers seraient au courant que quelque chose se tramait. Quelqu’un viendrait jeter un œil, s’assurer que le bouffon n’avait pas de problème – à l’entendre rire, on aurait pu croire à une crise de démence malgré son âge moyen –, et tomberait nez à nez avec l’assassin incapable de remplir une si simple tâche qu’il avait pourtant maintes fois exécutée. Non, cela avait bien trop duré, il devait s’en débarrasser, et vite.

Il s’approcha un peu plus de l’homme qui commençait alors à hurler de rire. Sa voix grave entrecoupée de notes aiguës et perçantes résonnait jusque dans la cage thoracique de Cicéron, qui perdait un peu plus son sang-froid à chaque seconde. N’y tenant plus, presque dans un élan désespéré, hors de lui et tout juste conscient de ses actes, il lui porta un premier coup à l’estomac. La dague s’y enfonça mollement, comme si elle traversait une simple motte de beurre ramollie par la température de l’intérieur d’une demeure, et en ressortit teintée d’une belle couleur cramoisie.

Le bouffon cessa de rire, et de hurler. Son teint se fit livide, ses yeux hagards s’abaissèrent en direction de son estomac, puis se relevèrent vers le visage de Cicéron, avant de redescendre une nouvelle fois vers la plaie béante qui teintait de rouge sa tenue. Puis, profitant de son inaction, l’assassin enfouit de nouveau la lame, cette fois-ci au niveau du cœur, perforant les poumons et brisant quelques côtes sur son chemin. L’homme retint une exclamation, et poussa quelques gémissements de douleur. Il chercha à apposer ses mains sur les plaies, probablement pour essayer de sauver sa peau à l’aide d’un sort de guérison que tentaient de murmurer se lèvres desquelles coulait un filet de sang, mais il avait sous-estimé l’Impérial. D’un mouvement net, sec et rapide, aussi efficace que ce qu’il avait longuement appris, il lui trancha la gorge aussi aisément que l’on ne coupait la tige d’une fleur qui avait éclot, et que l’on voulait garder chez soi dans un vase.

Le corps de l’homme tomba mollement au sol. Tandis qu’il était parcouru de spasmes, sa voix émettait toujours un drôle de son, entre le gémissement de douleur et le rire, le sang s’éparpillant à chacune de ses expirations par ses lèvres ou bien la plaie béante de sa gorge. Incapable de détacher ses yeux de ce sordide spectacle, Cicéron s’agenouilla à ses côtés et l’observa, l’observa, dans cette lente agonie qu’il sentait résonner en lui.

Jusqu’à ce que le rire se tût faiblement, et que la dernière lueur de vie qui animait le regard du bouffon s’éteignît, il ne put détacher son regard de sa dernière victime.

Le contrat était rempli. Le bouffon avait ri – oh comme il avait ri ! – jusqu’à son dernier instant.

Ce fut un honneur de le connaître, se dit Cicéron en tournant les talons, avant de clore la porte derrière lui, adressant un dernier regard au cadavre exsangue étendu sur la pierre humide.

Et c’était un aussi grand honneur que d’avoir trouvé à sa vie d’assassin une si belle fin dans la mort de cet homme.

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