Bénie d'Akatosh

Chapitre 1 : Perdue

4957 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 07/04/2021 12:05

      Un bourdonnement lancinant dans son crâne tira la jeune femme de son inconscience. Son nez lui semblait cotonneux, de même qu’une bonne partie de son visage. Ses membres fourmillaient, elle sentait à peine ses mains et ses pieds. Elle sentait aussi une étrange sensation étreindre son cœur et diffuser dans ses entrailles, un peu comme si ses organes flottaient dans son corps. Elle ne se souvenait pas avoir ressenti un jour pareille chose.

      Une inspiration un peu plus forte la fit tousser violemment. Une main se posa aussitôt sur son front, comme pour l’apaiser.

—    Doucement.

La voix qui venait de lui parler lui était inconnue. Sa tonalité grave, mais douce, sema dans l’esprit de l’elfe des doutes quant à la personne qui se trouvait à ses côtés. Elle sentit quelque chose de doux effleurer son visage, un liquide frais couler sur ses lèvres. Une douce chaleur enveloppa sa tête, et elle lâcha un petit soupir de soulagement. Son cerveau sembla s’alléger, la douleur diminua jusqu’à disparaître. Elle ignorait qui était son bienfaiteur, mais elle ne pouvait que se sentir reconnaissante envers lui.

      Curieuse de le découvrir, elle voulut d’ouvrir les yeux. Une lumière forte l’aveugla, elle tenta de se protéger avec son bras. La sensation d’une peau collante l’inquiéta, et ses paupières se soulevèrent à nouveau, avec beaucoup de prudence, pour tenter de distinguer la chose qui touchait son visage. Elle remarqua un faible éclat métallique doré, semblable à celui des armures de son peuple, puis la couleur brunâtre du sang séché. Une chevelure blond pâle se dessina derrière l’armure. Une main se posa sur celle-ci pour l’abaisser, et révéla le visage d’un homme. Doté de deux sourcils broussailleux, un peu froncés, au-dessus de deux yeux d’un bleu vif aux reflets inquiets. Ils perçaient la peau pâle de chaque côté d’un nez droit, qui, lui-même, surmontait une bouche aux lèvres fines et gercées perdues au cœur d’une épaisse barbe blonde. Deux petites perles d’os décoraient la toison, au bout de deux petites tresses réalisées avec beaucoup de soin.

—    Tout doux, souffla l’homme d’un ton apaisant. Vous êtes blessée, je n’ai pas encore pu vous soigner.

—    Qui êtes-vous ? croassa-t-elle.

Une quinte de toux la saisit aussitôt. L’homme, de toute évidence un nordique, attendit qu’elle se calme avant de répondre :

—    Je m’appelle Yngvar. Je vous ai trouvée échouée sur la plage, inconsciente et presque morte de froid. Comment vous sentez-vous ?

—    Bizarre, souffla-t-elle après une légère hésitation.

La main du nordique glissa sur sa joue. Ses doigts chauds commencèrent à éveiller les sens de Liinwen, qui sentit de vagues fourmillements parcourir sa peau là où il la touchait.

—    Vous pourriez être plus précise ? lui demanda-t-il. Vous avez froid ? Mal quelque part ? Vu votre pâleur et l’état de votre armure, je me doute que mes questions semblent stupides, mais…

—    Je… je ne sais pas trop, avoua-t-elle. C’est… étrange.

Elle referma les yeux un instant pour essayer de se concentrer sur ses sensations. La main de son sauveur remonta sur son front. Un soupir soulagé lui échappa.

—    Vous n’avez pas de fièvre, constata-t-il. C’est une bonne chose. En revanche…

Il glissa ses doigts dans ses cheveux. Une grimace tordit aussitôt les lèvres de l’altmer quand une vague de douleur lui traversa le crâne.

—    Bon, vous semblez revenir à vous, remarqua-t-il. Ça ne m’arrange pas trop, pour être honnête. Cette plaie est vraiment moche.

—    Ça fait mal, confirma-t-elle.

—    Désolé, s’excusa-t-il.

Il laissa la blessure. Liinwen rouvrit les yeux et l’observa un instant, alors qu’il sortait une fiole rouge de sa poche et en imbibait un tissu, qu’il plia avec soin avant de le poser sur la plaie. Liinwen lâcha un gémissement lorsque le produit entra en contact avec sa chair. Les picotements lui brûlèrent le crâne. Le nordique, cependant, semblait trop absorbé par sa tâche pour le remarquer. Il déroula une longue bande de lin, dont il se servit pour faire tenir le pansement autour de la tête de l’elfe. Ses gestes, assurés, apaisèrent un peu la jeune femme.

—    Où on est ? demanda-t-elle au bout de quelques instants. Comment vous m’avez trouvée ?

—    Nous sommes à trois heures de route de Fordhiver, expliqua-t-il. Je me promenais sur la plage lorsque j’ai entendu quelque chose d’étrange, comme un déchirement dans l’air. J’ai été voir dans la direction du bruit, et je vous ai trouvée, allongée sur le sable, inconsciente et blessée. Vous étiez seule.

—    Pourquoi m’avoir sauvée ? Je suis censée être votre ennemie…

—    Mon ennemie ? s’étonna-t-il. Pourquoi le seriez-vous ?

—    Vous êtes un nordique, moi une elfe…

—    Et ? Vous pensez que les nordiques n’ont pas le droit de soigner les altmers ?

—    Je pensais surtout que vous êtes du Pacte, et moi, du Domaine, avoua-t-elle.

—    Le Pacte ? s’inquiéta-t-il. Quel Pacte ?

—    Le Pacte de Coeurébène, répondit-elle comme s’il s’agissait d’une évidence.

Le nordique reposa sa main sur son front.

—    Vous devez faire de la fièvre, assura-t-il. Le Pacte de Coeurébène n’existe plus depuis six cents ans au moins.

—    Mais non, assura l’elfe. Je le combattais encore hier.

—    Vous délirez, insista-t-il. Essayez de vous reposer un peu.

L’altmer s’efforça de rester calme. Le visage sérieux et inquiet de l’homme lui indiqua qu’il ne se moquait pas d’elle. Elle ferma à nouveau les yeux pendant qu’il s’éloignait en direction d’un feu de camp pour y surveiller une casserole. Un léger fumet appétissant monta jusqu’à ses narines, lui mit l’eau à la bouche. Son estomac émit un grondement sourd, signe qu’elle n’avait rien avalé depuis un certain temps. Elle se sentait toutefois trop faible pour réussir à se redresser et rejoindre le nordique. Elle réalisa aussi qu’elle grelottait. Ses doigts et ses pieds commençaient à reprendre vie peu à peu, et elle sentait d’affreux fourmillements parcourir ses membres endoloris et glacés.

              La sensation l’empêcha de se détendre au moins autant que les questions qui taraudaient son esprit. Elle ne se souvenait plus de la raison pour laquelle elle se trouvait là. De vagues souvenirs lui apparaissaient, par fragments qu’elle savait désordonnés, mais elle ne parvenait pas à se rappeler la succession exacte des évènements. Elle revit une hallebarde coincée dans une porte pour la bloquer. Son sac de couchage en peau déroulé à côté de celui d’Ancador, l’un de ses camarades les moins détestables. Le rire moqueur de son supérieur lorsqu’elle avait avoué se sentir observée. Le froid vif d’un blizzard épais qui les avait surpris durant leur longue marche. Le regard sévère de son père. La douleur d’un choc contre ses côtes. Un ricanement terrifiant. Le visage d’une petite fille nordique et sa voix fluette qui lui avait demandé de tenir un doudou pendant qu’elle ramassait des fleurs. Les moqueries des autres soldats. Le craquement d’un os sous son épée. Un jet de sang dans son visage. Le cri d’un smilodon. Des hurlements paniqués. La peur. Le froid. La douleur. Des mots qu’elle prononçait. L’obscurité.

              Un poids soudain sur son corps la tira de ses pensées. Elle rouvrit les yeux en sursaut, pour trouver Yngvar penché au-dessus d’elle, une épaisse couverture entre les mains. Ses muscles crispés se relâchèrent.

—    Oh, désolé, s’excusa-t-il. Je ne voulais pas vous réveiller.

—    Je ne dormais pas, avoua-t-elle.

—    Vous devriez, pourtant, la réprimanda-t-il d’un ton ferme. Vous avez l’air épuisée.

—    J’ai surtout froid… et mal, souffla-t-elle.

—    Attendez un instant.

Il acheva de la border, puis s’éloigna à nouveau. Un instant plus tard, il revint avec un bol fumant et une cuillère en bois. Il posa le tout sur une pierre, non loin, et aida la jeune femme à se redresser un peu. Un gémissement échappa à Liinwen lorsqu’elle força un peu trop sur ses côtes pour se tenir droite. Le nordique pinça les lèvres.

—    Vous permettez que je vous retire votre armure ? demanda-t-il. Elle est abîmée.

Liinwen hocha la tête d’un air hésitant. Le nordique n’attendit pas plus longtemps pour s’affairer. Avec patience et précaution, il détacha chacune des pièces de métal et les déposa soigneusement à côté de lui. Elle grimaça lorsqu’il retira ses gantelets et ses jambières et permit ainsi au sang d’y circuler à nouveau. Le puissant fourmillement lui parut désagréable, jusqu’à ce qu’il ne soit remplacé par une agréable sensation de chaleur. Le nordique s’attela ensuite à la libération de son thorax, comprimé par les morceaux de métal enfoncés lors d’un choc. Liinwen revit, dans un flash, une surface de pierre se rapprocher de son visage. Le choc qui avait déformé l’armure avait aussi brisé son nez, qui s’était mis à saigner un peu. Elle frissonna.

Un soupir soulagé lui échappa lorsqu’elle sentit l’armure cesser d’appuyer contre ses côtes. Elle inspira à pleins poumons, mais un éclair de douleur la fit gémir. Yngvar lui adressa aussitôt un regard inquiet.

—    Tout va bien ? s’enquit-il.

—    Ça fait mal, grogna-t-elle.

—    Montrez-moi ça, ordonna-t-il d’un ton calme.

L’altmer le laissa palper avec le plus de délicatesse possible la zone blessée. Elle s’étonna un instant qu’un homme aussi grand, avec des mains aussi énormes, puisse se montrer aussi doux. Elle imaginait les nordiques tels qu’on les lui avait toujours décrits, puissants guerriers, guère doués pour la magie et moins encore pour faire preuve de délicatesse. Barbares, violents, alcooliques, tels étaient-ils dépeints par les professeurs et parents de Liinwen. Force lui était d’admettre qu’ils se trompaient. La lueur pâle qui quitta les doigts du nordique pour se propager le long de ses côtes et en chasser la douleur l’éclaira sur ses dons de guérisseur. Son regard vif et clair, expressif, et ses gestes précis indiquaient qu’il était sobre. Et, pour l’instant, son comportement était bien plus civilisé et agréable que celui de certains de ses compagnons d’armes. Elle se demanda si tous les nordiques lui ressemblaient. Après tout, elle n’avait jamais quitté l’Archipel d’Automne avant d’être envoyée en Bordeciel.

Yngvar acheva de diminuer la douleur, puis lui demanda de soulever un peu sa tunique. La jeune femme, gênée, fut tentée de refuser, mais le nordique ne la regardait déjà plus. Il avait sorti un nouveau morceau de tissu d’une sacoche, avec de longs bandages. Il ressortit une petite fiole de sa poche et en versa le contenu sur le pansement improvisé. Il releva ensuite les yeux sur elle.

—    Ne soyez pas aussi coincée, grogna-t-il devant sa mine mal à l’aise. Vous voulez rester avec des côtes brisées ?

—    Non, bafouilla Liinwen, bien sûr que non !

Elle s’empressa de relever le pan de tissu juste assez pour lui permettre d’accéder à ses côtes. Le nordique y appliqua le bandage, qu’il attacha avec soin. La potion sembla anormalement chaude contre la peau de l’altmer, mais la sensation, agréable, contribua à apaiser les derniers élancements douloureux qu’elle ressentait. Elle se détendit une fois que son guérisseur eut terminé son travail. Il lui adressa un sourire rassurant, masqué par son épaisse barbe.

—    Vous vous sentez mieux ? s’enquit-il.

—    Oui, confirma-t-elle. Merci.

Il la fixa encore un instant avec bienveillance, puis reporta son attention sur le bol. La température de l'air commençait déjà à le refroidir, Liinwen le remarqua à l’absence de fumée au-dessus du liquide. Il lui donna le récipient avec précaution.

—    Maintenant, déclara-t-il, il est temps de vous réchauffer. Mangez, ça va vous faire du bien.

La jeune femme le remercia, intriguée par l’odeur du plat. Des effluves délicieux venaient chatouiller ses narines, un mélange de légumes mijotés et de viande fondante, relevés de quelques notes florales. Elle plongea la cuillère dans le mélange, la ressortit avec soin, et la porta à ses lèvres. Une légère exclamation de surprise lui échappa. Les notes sucrées d’une tomate adoucissaient le goût fort de la viande. Une touche d’ail lui chatouilla les papilles, vite remplacée par… oui, un léger arôme de lavande, qui relevait avec subtilité le reste des saveurs. 

—    Vous n’avez jamais goûté de horqueur, constata Yngvar, un léger sourire moqueur aux lèvres.

—    Comment vous le savez ? s’étonna l’altmer, la bouche encore pleine.

Un rire échappa au mage.

—    Votre réaction, expliqua-t-il. C’est vrai que la viande peut paraître assez forte, au premier abord.

—    C’est délicieux, se contenta-t-elle de répondre. Vraiment.

Le nordique la regarda d’un air attendri. Elle ne le remarqua pas, trop occupée à terminer son repas. La chaleur se répandait en elle et achevait de réveiller ses sens, et elle se sentait mieux, revigorée par ce menu inhabituel, exotique à ses yeux. La forte teneur en graisse ne la dérangeait pas, sans doute parce que son goût était masqué par celui de la lavande. Même si elle se doutait que le guérisseur n’avait pas dû passer des heures à préparer ce mets, dans une simple casserole en fonte posée à même un feu de bois dans la neige, elle le dévorait comme s’il s’était agi d’un festin royal.

Une fois son bol terminé, Yngvar le lui reprit avec douceur.

—    Vous en voulez encore ? proposa-t-il.

—    Mais et vous ? demanda-t-elle. Il faut que vous mangiez aussi…

—    Ne vous en faites pas pour moi, assura-t-il avec amusement. J’ai encore des provisions dans un sac. Vous, il faut que vous repreniez des forces.

—    J’en reveux bien un peu, alors… avoua-t-elle.

Un rire franc échappa au nordique, qui retourna remplir le bol de bon cœur. Il le ramena à sa protégée et la laissa dévorer sa seconde ration, un peu étonné par son appétit féroce. Il ignorait s’il s’agissait là d’une conséquence à ce qui avait pu lui arriver ou si, d’ordinaire, elle se montrait aussi vorace. Les deux seules altmers qu’il connaissaient mangeaient beaucoup moins, et avec bien plus de manières. Il se demanda un instant si elle avait grandi à l’Archipel d’Automne, puis se rappela de son armure elfique. Une exception au sein de son peuple, peut-être ?

Dès qu’elle eut terminé, il lui reprit le récipient et le déposa sur un rocher, non loin du feu. Il revint ensuite vers elle et s’assit à ses côtés.

—    Comment vous sentez-vous ? lui demanda-t-il.

—    Beaucoup mieux, affirma-t-elle. C’était délicieux, et ça m’a réchauffée.

—    Tant mieux, se réjouit-il. C’était le but. Et la douleur ?

—    Supportable.

Un silence léger s’abattit entre eux, juste troublé par les mugissements du vent autour de la grotte. Liinwen détailla son sauveur d’un regard un peu curieux, consciente qu’il faisait de même avec elle. Leurs regards se croisèrent un court instant. Elle rougit, détourna la tête pour observer un peu les environs. Elle réalisa qu’elle se trouvait dans une sorte de petite grotte, protégée du vent par deux rochers déplacés de manière à boucher en partie l’entrée. Quelques flocons blancs s’étaient infiltrés par l’ouverture et avaient formé une mince bande cotonneuse, qui se transformait vite en une légère couche poudrée sur le sol de pierre et de mousse. Des stalactites, fines et longues, pendaient depuis le plafond au-dessus d’eux. L’altmer sentit une vague inquiétude la saisir à la vue de ces pieux de glace pointés sur elle, comme autant de crocs menaçants, prêts à la saisir pour la dévorer. Un instant, la grotte devint une gorge noire, corrompue, hérissée de dents acérées. Le crépitement du feu se mua en rire maléfique, la température lui sembla chuter. Les rares taches d’humidité foncèrent jusqu’à prendre la couleur poisseuse du sang. Elle laissa échapper un gémissement terrifié.

—    Tout va bien ?

La voix inquiète du nordique la tira de ses pensées. En un instant, les stalactites redevinrent de simples morceaux de glace gelés, et la grotte une cavité naturelle. Elle tourna la tête en direction de son sauveur.

—    Je crois… que j’ai des souvenirs qui reviennent, souffla-t-elle.

Un frisson la parcourut. Yngvar posa une main apaisante sur son bras. Son regard bleuté avait pris une teinte intriguée, même si ses sourcils froncés lui donnaient une mine préoccupée.

—    Vous voulez m’en parler ? demanda-t-il. Peut-être que ça vous soulagera.

Liinwen hésita. Elle se sentait toujours perdue, incapable d’ordonner ses souvenirs. De gros pans de sa mémoire restaient occultés par un voile noir. Elle tenta de se dire qu’il ne s’agissait que de détails de moindre importance, sentir sa mémoire peiner ainsi la faisait angoisser.

Son regard croisa un instant celui d’Yngvar. Le nordique ne disait plus rien, attendait sa réponse avec patience. Il ne la forcerait pas à parler, elle en avait la certitude. Cependant, elle hésitait à se confier à lui. Il restait un nordique, un humain. Un membre du Pacte de Coeurébène. Un ennemi, qui pouvait très bien essayer de gagner sa confiance pour lui soutirer des informations sur les troupes du Domaine Aldméri.

Avec regret, elle secoua la tête.

—    Ça… ça ira, merci, souffla-t-elle.

—    Vous en êtes certaine ? insista-t-il.

—    Oui, affirma-t-elle. C’est juste passager, ça va passer.

—    Si vous le dites, capitula-t-il.

Le silence se fit à nouveau. Liinwen contempla ses doigts, remarqua avec dégoût qu’elle s’était enfoncée plusieurs échardes dans la main. Une lourde hallebarde lui revint en mémoire. Sans doute l’avait-elle saisie et ainsi reçu les esquilles de bois. Elle tenta de les retirer, avec patience. Deux d’entre elles se laissèrent dégager sans difficultés. Les autres, en revanche, s’étaient bien enfoncées dans l’épiderme et ne semblaient pas décidées à se laisser déloger.

Une main puissante se referma sur la sienne. Son regard se releva, pour croiser celui d’Yngvar. Sans un mot, il attrapa l’une des fines piques lignifiées et la retira avec douceur. Une autre s’éleva seule au-dessus de la paume de Liinwen avant de retomber un peu plus loin. Une troisième brûla, puis une quatrième connut un sort identique.

—    Je veux juste vous aider, Liinwen, souffla le nordique. Vous pouvez me faire confiance, je vous le jure sur l’Oblivion.

La jeune femme se sentit déstabilisée par l’intensité sincère de ses iris d’azur. Elle retint sa respiration un court instant, perturbée par son serment, le ton de sa voix, son air sérieux et son prénom, qu’elle ne lui avait pas donné. Le contact froid d’une pièce de métal au creux de sa main lui donna aussitôt la réponse à cette dernière interrogation. Une médaille ronde, gravée de l’aigle du Thalmor, reposait entre ses doigts encore recouverts par ceux du nordique. Sa médaille d’identification. Elle releva les yeux vers Yngvar, qui s’empressa de l’éclairer :

—    Elle est tombée de votre poche quand je vous ai ramenée ici. J’ai pensé que vous auriez aimé la garder.

—    Merci, souffla-t-elle, le regard à nouveau fixé sur le petit objet.

Le mage la laissa l’inspecter. Il lâcha ses doigts, guère certain d’avoir réussi à la convaincre de sa sincérité, mais décidé à lui laisser un peu d’espace malgré tout. Il voyait qu’elle était perdue, comprenait son angoisse de se retrouver avec un parfait inconnu. Il ignorait tout des agissements du Thalmor en Bordeciel, s’il acceptait de voir ses soldats discuter avec des nordiques et s’en faire des amis. De plus, lui-même se sentait troublé. L’aigle frappé sur la médaille différait en quelques points de celui qu’il connaissait sur les bannières du Domaine. L’écriture utilisée, de l’elfique, possédait une variation stylistique qu’il n’avait jusqu’alors vue que dans de très vieux livres à la bibliothèque de Fordhiver. Il se demanda un court instant s’il était possible que la jeune femme ait surgi d’une époque lointaine, durant laquelle le chaos régnait si bien à Tamriel qu’un sort quelconque aurait pu la projeter dans le futur. Si ce qu’elle disait était vrai, il n’osait penser aux conséquences qu’une telle découverte pourrait avoir aux yeux du Thalmor.

Il contempla un instant le visage de sa protégée. Ses traits, fatigués, étaient crispés en un masque angoissé et un peu triste. Malgré ses soins, des griffures parsemaient sa peau dorée, parfois masquées par un peu de sang séché et de crasse. Une bosse ornait son nez, qu’il devinait cassé même si elle ne le lui avait pas dit. Il remarqua une entaille le long de son oreille gauche, qui dépassait à peine de sa chevelure emmêlée. Il se demanda encore une fois ce qui avait pu lui arriver pour qu’elle se retrouve dans un si triste état.

Liinwen, elle, semblait inconsciente du regard qu’il posait sur elle. Elle observait sa médaille avec intérêt, tandis que de vagues souvenirs lui revenaient. Le visage du commandant qui la lui avait remise. La fierté qu’elle avait ressentie. Celle qu’elle avait lue, un instant, sur le visage de ses parents. Sa joie d’avoir enfin réussi à les satisfaire.

Mais aujourd’hui, elle se rendait compte qu’elle était sans doute perdue. Qu’elle ne les reverrait peut-être plus jamais. Elle ignorait où elle se trouvait, ni même combien de temps s’était écoulé depuis qu’elle avait quitté sa famille pour participer à la guerre. Elle releva soudain la tête vers Yngvar, et lui demanda d’une voix angoissée :

—    Vous pourriez me donner la date, s’il vous plaît ?

—    Nous sommes le 18 de Primétoile, déclara-t-il.

—    De quelle année ?

—    L’an 191 de la Quatrième Ere, pourquoi ?

La jeune femme se sentit pâlir. Ses oreilles se mirent à bourdonner, son cerveau s’éteignit un court instant. Son cœur accéléra si fort qu’elle crut qu’il allait la lâcher. Elle tenta de reprendre son souffle, essaya de s’assurer qu’Yngvar se moquait d’elle. Son regard mi-sérieux, mi-surpris lui assura qu’il ne mentait pas. Elle sentit sa respiration se couper alors qu’une violente pointe d’angoisse venait lui comprimer les côtes.

—    Liinwen ? s’inquiéta aussitôt le nordique.

—    Impossible… suffoqua-t-elle. Vous… vous trompez…

Des larmes envahirent ses yeux dorés, un violent frisson la parcourut. Elle ne pouvait pas y croire. C’était impossible. Si Yngvar disait la vérité, alors elle venait de faire un bond d’au moins deux cents ans dans le futur. Quelque chose d’impossible. Surtout pour elle. Pourtant, elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’elle avait en effet voyagé dans le temps. Des détails minimes, dans les propos de son sauveur. Son assurance lorsqu’il lui avait dit que le Pacte de Coeurébène n’existait plus. La façon dont il parlait, les mots qu’il utilisait. Certains d’entre eux lui semblaient un peu étranges, comme déformés par un fort accent. Elle réalisa que, en deux cents ans au moins, les langues avaient pu évoluer.

—    Liinwen ? insista le nordique. Quelque chose ne va pas ?

Il voyait bien à quel point la jeune femme semblait perturbée, angoissée. Il posa une main sur son front, essaya de l’apaiser d’un sort léger pour au moins lui permettre de respirer correctement. L’elfe sentit sa poitrine se décontracter, mais son angoisse, elle, resta bien présente. Une pensée fugace lui traversa l’esprit. L’impression nette d’avoir été faite prisonnière, enfermée par cet homme inconnu. Cet humain. Un ennemi des altmers, de son peuple. Quelle raison pouvait-il avoir de la sauver hormis essayer de lui soutirer des informations sur le Domaine Aldméri ? Peut-être essayait-il de lui faire croire qu’elle avait voyagé dans le temps pour obtenir d’elle de potentiels secrets militaires. Des mouvements de troupes, un rapport d’espionnage, peut-être la raison de sa présence en Bordeciel. Elle songea avec amertume qu’il serait déçu. Elle-même ignorait tout de sa mission. Pourquoi lui aurait-on confié plus que leur destination ? Elle n’était qu’une simple soldate, tout juste sortie de l’académie d’Alinor. Une jeune recrue sans expérience. Maladroite et incapable de maîtriser le moindre sort. Un pion tout juste bon à obéir aux ordres, en somme.

Pourtant, une petite voix dans sa tête lui soufflait que justement, son absence d’affinité avec la magie était sans doute la raison de sa présence dans cette grotte, aux côtés de ce mage à l’épaisse barbe blonde. La texture humide et rugueuse d’un parchemin lui revint en mémoire, accompagné de quelques mots. Akatosh. Temps. Espace. Projection. Prière. Elle se souvint les avoir prononcés en une phrase à peine cohérente, dans un ordre aléatoire. Son estomac se tordit, lui rappela l’étrange sensation qu’elle avait pu ressentir à son réveil. Une manifestation magique, elle le savait, mais d’une nature inconnue, très différente de ce qu’elle connaissait. Et pourtant, les sortilèges ratés responsables de maux et malaises divers, elle en avait expérimenté plusieurs…

Elle se décida à repousser Yngvar d’un geste franc. Ses pensées restaient confuses, mais une seule chose lui semblait claire : s’il voulait l’aider, il ne la retiendrait pas prisonnière et l’aiderait à retourner auprès des siens.

—    Je veux rentrer chez moi, souffla-t-elle d’une voix hachée par la peur.

Le nordique la dévisagea un instant, puis hocha la tête.

—    Je verrai ce que je peux faire pour vous y aider, promit-il.

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