Chacun sa route, et les dragons seront bien gardés

Chapitre 1 : Chacun sa route, et les dragons seront bien gardés

Chapitre final

5669 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 21/10/2021 19:45

Chacun sa route,

et les dragons seront bien gardés


 

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Cette fanfiction participe aux Défis d’écriture du forum Fanfictions.fr :

« Erreur sur la personne/Je ne suis pas un héros ! » (septembre – octobre 2021)

 

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L'Enfant de dragon, l'Enfant de dragon,

sur son honneur a juré, de tenir le mal éloigné !

Les plus féroces ennemis mis en déroute par son cri,

Enfant de dragon, pour ta bénédiction nous venons prier !

Alors, écoutez, fils de la neige, à la nuit des temps,

il y a fort longtemps, l'histoire héroïque qui résonne en Bordeciel !

Avec dans ses veines le sang des dragons autant que celui des hommes,

son pouvoir rivalisait avec celui du soleil !

Et la Voix, il fit entendre, sur ce champ de gloire,

quand Tamriel fut agitée par la guerre !

Le puissant Thu'um faucha ses ennemis comme une lame,

quand l'Enfant de dragon rugit naguère !

Et les Parchemins ont prédit la venue des ailes noires dans le froid,

quand la guerre sera de nouveau déclarée !

Alduin, le fléau des rois, ancienne ombre libérée,

dont la faim dévorante pourrait le monde avaler !

Mais un jour viendra où le dragon noir, enfin,

sera réduit au silence à tout jamais !

Et Bordeciel sera délivré de l'ombre d'Alduin,

Enfant de dragon, tu l'auras sauvé !

 

– Chant de l’Enfant de Dragon, source inconnue 

 

. ° .

 

On racontait, dans les anciens ouvrages, qu’autrefois régnaient dans le ciel de Nirn des dragons. De robustes créatures ailées, aux longs doigts osseux liés par des membranes, capables de faire trembler le ciel et ployer les éléments de leur simple voix. Bannis par quelques Hommes parvenus à rivaliser avec leur puissance grâce à leur maîtrise de la Voix, il ne restait aujourd’hui de ces grands rois des cieux que légendes, contes et tombes.

Plusieurs millénaires s’étaient écoulés depuis. Mais si l’on en croyait les messagers dépêchés à travers toute la province de Bordeciel, ces oppresseurs ailés faisaient leur grand retour. L’un d’eux avait été aperçu dans une ville du sud ; un immense dragon aux écailles de la couleur de la nuit, au rugissement pétrifiant de terreur tout mortel aux oreilles duquel ce cri parvenait, et aux ailes griffues obscurcissant le soleil de vifazur.

Si seulement il n’avait été qu’aperçu… Rares étaient les survivants ayant pu parvenir jusqu’aux villes et villages voisins, échappant aux flammes et cendres auxquelles étaient réduites les bâtisses de bois et pierre de la ville de Helgen. Désormais, il n’y avait plus que ces ruines encore fumantes, et les voix tremblantes des rescapés, pour témoigner de l’horreur qui s’y était produite.

Un individu fort étrange était venu rendre compte de la situation au jarl Balgruuf de Blancherive. À deux semaines à cheval de Helgen – si le temps et la monture le voulaient –, le siège de la châtellerie se trouvait au centre-même de la carte de la province bordecéleste. Bien qu’elle ne fût pas la plus proche géographiquement de la ville ravagée – c’était plutôt le cas d’Épervine, petite bourgade du sud-ouest –, c’était le point de départ idéal afin de mobiliser des messagers sur toutes les routes pour faire parvenir les nouvelles. Vêtu de pièces d’armures disparates dont la taille ne lui convenait pas, probablement prises ici et là sur les corps des défunts rencontrés sur sa route, l’individu d’une ethnie indiscernable avait fait part au dirigeant de la ville des nouvelles. Témoin aux premières loges de l’apparition du dragon, et miraculeusement rescapé de la destruction, cette personne annonçait une menace face à laquelle il était difficile de rester de marbre.

Toutes les personnes présentes dans la grande salle de réception où reposait le trône et, sur celui-ci, le séant du jarl, gardèrent le silence. Ses conseillers et gardes l’entourant, Balgruuf écouta attentivement ce qu’avait à lui raconter le voyageur. Un garde de Blancherive, faisant le guet près des portes avec un de ses collègues, ne perdit pas une miette de ce que lui rapportaient les échos des voix se répercutant contre les hauts murs. Tout cela était à la fois fascinant et inquiétant.

Né à Rivebois – un village au sud de Blancherive, à six jours à cheval du siège de la châtellerie, et à autant de distance de feu la ville de Helgen –, il s’était enrôlé dans l’armée bon nombre d’années auparavant, jusqu’à parvenir à ce poste de garde qui lui plaisait tant. Autrefois aventurier, il avait dû cesser ses pérégrinations à travers Bordeciel lorsqu’il avait rencontré celle qui partageait sa vie. Mais l’appel de l’aventure se faisait toujours ressentir, et se taisait difficilement lorsque résonnait le fer de sa lame contre les boucliers de ses collègues lors des entraînements.

Trêve de déblatérations, il n’était pas là pour faire un état de son passé. Le jarl avait sommé le voyageur de lui rapporter un ancien artefact qui, d’après le mage de la cour, devait être grandement utile aux Hommes dans leur quête d’éradication des dragons, puisque cette « Pierre de dragon », comme ils l’appelaient, était en réalité une carte des sites funéraires des créatures défaites par leurs ancêtres quelques millénaires auparavant. Lui n’avait pas saisi tous les détails – il avait eu grande peine à tendre l’oreille pour perdre le moins de miettes possibles – et s’était longuement interrogé quant à l’usage qu’ils pouvaient faire d’une simple carte, mais qu’avait-il à dire là-dessus ? Il n’était, après tout, qu’un défenseur de la ville.

Le voyageur, revenu quelques jours plus tard, fut félicité pour sa rapidité à agir. Mais l’or qu’on lui tendit semblait guère l’intéresser – c’était à peine si l’individu avait daigné revêtir l’armure d’ébonite si gentiment offerte par le jarl en guise de remerciement pour le message d’Helgen qu’il avait rapporté. Un garde qui patrouillait à l’extérieur de la cité entra avec grand fracas dans le grand hall, hurlant à plein poumons qu’un dragon avait été repéré dans le ciel, et qu’il se rapprochait dangereusement de la ville. L’effroi qui transparaissait dans ses yeux, à peine dissimulés par l’épais casque de fer revêtu par les soldats de la châtellerie, avait tôt fait de convaincre le jarl. Balgruuf ordonna à tous les gardes présents, ainsi qu’à son huscarl Irileth – une fière elfe noire dont l’antipathie en avait effrayé plus d’un – et, contre toute attente, au voyageur anonyme, d’aller affronter cet immense monstre des temps anciens.

L’excitation des uns contrastait avec l’appréhension des autres. Chacun jetait un œil vers son voisin, espérant voir se refléter dans son regard le même sentiment que celui que lui-même éprouvait. Mais une fois toute la troupe parvenue à la tour de guet située à l’ouest de la cité, sur laquelle se projetait l’ombre d’un immense dragon lorsqu’il venait obscurcir le soleil de ses ailes, seul le courage leur permettait de ne pas céder.

Et lui, au milieu de la bataille, sentait la sueur perler sur son front, glissant le long de sa nuque pour venir imbiber la tunique de son armure. Difficile de croire que ces légendes que lui racontait sa mère pour l’endormir quand il était gosse pussent être réelles. Les dragons appartenaient à l'Ère Méréthique, terminée depuis presque quarante-cinq siècles ; comment pouvaient-ils être encore en vie, alors que l’on n’avait recensé aucune apparition depuis lors ? Pourtant, cette chose qui battait des ailes et poussait de grands cris, crachait des volutes de feu et claquait des crocs sous leur nez n’était aucune chimère. Brandissant son fidèle arc, posté depuis le haut de la tour qu’il avait rejoint en quelques foulées via les escaliers de pierre, il visait la cible du mieux qu’il pouvait, retenant les tremblements de sa main droite tandis qu’elle tendait la corde.

Le corps criblé de flèches, la créature ne tarda pas à se poser sur la terre ferme, non sans déstabiliser les soldats. Alternant entre quelques jets de flammes, coups de crocs et battements d’ailes et de queue afin de repousser ses assaillants, ce fut le voyageur anonyme qui porta le coup final, s’élançant à corps perdu dans la mêlée, utilisant les débris de la tour comme tremplin et chevauchant la tête du dragon comme s’il n’avait été qu’un simple cheval. Rapidement, sa lame trancha la gorge du monstre, scindant la tête du corps, déversant quantité de sang qui vint teindre l’herbe et les pierres d’une nuance rougeâtre. Aussi rapidement qu’il était apparu dans le ciel, le dragon s’éteignit, non sans avoir laissé dans son passage quelques corps. Les valeureux soldats tombés au combat seraient honorés comme il se devait lors des veillées.

Malgré la tristesse d’avoir perdu de braves compagnons d’armes, la joie d’avoir eu raison de l’une de ces créatures de légende emplit les cœurs des combattants, et quelques cris de triomphe retentirent. Mais un grondement sourd mit fin aux « festivités » ; l’instant d’après, les écailles du dragon, ainsi que sa chair, disparurent dans les flammes, des volutes s’élevant de nulle part, comme de simples feuilles sèches balayées par un incendie, et ne restèrent plus que les os, imposants, couleur d’ivoire. Le garde avait assisté à ce spectacle en étant au premier rang ; il vit des nuées semblables aux aurores boréales teintées de rose, d’or et d’azur, s’étirer, se mêler, formant de longs filaments de lumière, qui se rejoignaient tous en un point précis, quelque part derrière lui, là où se trouvaient d’autres soldats, dont le huscarl et le voyageur.

Cela ressemblait à l’une de ces légendes racontées par ses parents dans son enfance. Il arrivait que l’Histoire façonnât des héros surhumains, des Hommes au cœur de Dragon. On les nommait « Enfants de Dragon », et ces individus étaient les seuls capables de tuer une de ces créatures et de les empêcher de revenir d’entre les morts en absorbant leurs âmes. N’était-ce pas ce qui venait de se produire là, sous ses yeux ?

Se pouvait-il… qu’il fût lui-même un Enfant de Dragon ?

Irileth ordonna aux soldats de rentrer chez eux, leur offrant un repos qu’ils méritaient tant bien qu’assez, tandis qu’elle se chargeait de rendre un rapport au jarl. La troupe regagna au plus vite la cité où tous résidaient, pour n’être interrompue qu’aux portes de celle-ci par une unisson de voix, un appel, qui transcendait les lieux et semblait provenir de partout à la fois.

« Dovahkiin ! » entendirent-ils, sentant le sol trembler et l’écho résonner dans leurs poitrines.

Les murmures des soldats s’élevèrent, devenant bientôt brouhaha, et seuls le huscarl et le voyageur prirent la direction du palais du jarl, Fort-Dragon. Le garde, encore secoué par l’affrontement, manqua de se tromper et d’emprunter une rue autre que celle dans laquelle se trouvait sa demeure. La porte s’ouvrit sur sa femme affairée à préparer un succulent dîner, comme toujours, tablier noué à sa taille, cuillère de bois dans la main. Elle sembla surprise de le voir rentrer plus tôt qu’à l’accoutumée, mais ne l’interrogea guère sur les raisons. Au contraire, elle s’enquit au sujet du grondement semblable à un orage dont le bruit était parvenu aux oreilles de tous.

Il lui répondit ce qu’il savait, lui racontant toutes les péripéties qu’il venait de vivre aux côtés de ses compagnons d’armes. Elle refusait de croire qu’ils avaient vaincu un dragon – c’était à peine si elle pouvait admettre qu’une telle créature pût être en vie – mais face aux détails qu’il ne pouvait inventer – elle le savait mauvais narrateur, et mauvais menteur – elle dut accepter l’incroyable. Les dragons n’étaient pas éteints, et son époux en avait affronté un. Quel honneur !

« Et ces lumières… Ça me rappelle quelque chose… »

Elle s’empressa de rejoindre la chambre où elle gardait précieusement quelques livres, dont l’un d’eux, titré Le livre de l’Enfant de Dragon et signé par un certain Prior Emelene Madrine ayant vécu quelques centenaires plus tôt, trônait sur une étagère en bois d’acajou. Tournant les pages, elle s’arrêta sur l’une d’elles, et en lut une phrase :

« Les récits nordiques évoquent des héros Enfants de dragon qui étaient de grands tueurs de dragons, capables de voler leur pouvoir après les avoir occis. »

Une illustration, gravure imprimée sur la page, représentait une vision d’artiste de ce « vol de pouvoir » ; un individu sans visage, représenté de dos, se tenait agenouillé face à la dépouille d’un dragon, et tendait les bras vers la créature, tandis que l’âme du défunt se mêlait à la sienne dans un bal de lumières et de vent, d’après ce que racontait la description.

« Cette voix… ce seraient les vieux sages qui guident les Nordiques vers le chemin de la Voix dont parlent les légendes ? On dit qu’ils n’utilisent jamais leurs voix, fit-elle en adoptant une mine pensive. Et là, ils appellent l’Enfant de Dragon pour qu’il les rejoigne… »

Il l’observa avec affection. Force était de constater que sa femme était des plus perspicaces ; dans ces moments, lorsque ses yeux se levaient vers le plafond ou le ciel pour s’y perdre et se laisser aller aux réflexions, il tombait amoureux d’elle encore une fois. Il avait vraiment rencontré la plus parfaite des épouses – quelle chance !

« Je suis si heureuse que tu n’aies pas été blessé par ce dragon… » souffla-t-elle finalement en l’entourant de ses bras – il avait tout juste ôté son casque, et revêtait encore son armure ; son épée et son bouclier étaient encore à leur place.

Il la serra contre lui, dans une étreinte réconfortante. Dans ces moments-là, il s’en voulait presque de s’être enrôlé dans la garde blancherivoise ; si les dragons étaient bel et bien revenus, alors peut-être aurait-il à en affronter d’autres. Et dans ce cas, chaque affrontement pouvait être le dernier, laissant son épouse veuve, avec pour maigre consolation une pension versée par l’Empire pour subvenir à ses besoins. Mais si son sentiment était fondé… Si ce qu’il s’imaginait était la vérité… Alors peut-être aurait-il à affronter pire d’un dragon cracheur de feu. Comme le disait cet ancien poème, un monstre dévoreur de mondes souhaitant mettre un terme au leur, serait l’ennemi final de l’Enfant de Dragon…

Difficile de fermer l’œil cette nuit-là, de même que les suivantes, et difficile de se concentrer lors des rondes sur les remparts de Blancherive. Ses collègues se moquaient gentiment de sa tête pendante tandis qu’il somnolait, assis à son poste – par chance, aucun supérieur ne l’avait surpris à rattraper maladroitement ses nuits lors de ses tours de garde.

À l’aube du cinquième jour, sa décision était prise. Il se rendrait au sommet du Haut Hrothgar, sur les immenses montagnes de la Gorge du Monde. Un sac de voyage empli de provisions sur son dos, son armure enfilée protégeant son corps du crâne jusqu’aux chevilles, il quitta à cheval la cité en jurant à ses collègues de les remercier comme il se devait de le remplacer en son absence, et en promettant à sa tendre épouse qu’il reviendrait au plus vite, indemne, convaincu qu’elle serait encore plus fière de lui à l’issue de ce périple.

 

 

La satisfaction d’enfin atteindre le petit village de Fort-Ivar au bout du huitième jour de voyage eut raison de toute l’appréhension qui avait pu le gagner le soir lorsqu’il dînait sommairement, assis près d’un feu de camp, le cheval broutant quelques touffes d’herbe un peu plus loin. Il était passé par quelques chemins montagneux, dont le climat peu clément avait tôt fait de ralentir sa progression. Et l’absence de voyageurs autre que des renards ou loups dans ces bois ne l’avait guère rassuré. Mais il était parvenu sain et sauf, sans la moindre blessure, jusqu’au pied de l’immense montagne dont il devait gravir les sept mille marches jusqu’à atteindre le sanctuaire des Grises-barbes. Il n’était, après tout, qu’à la moitié du chemin à parcourir.

Il avait bien entendu parler de Fort-Ivar, petit village fermier aux immenses champs, par les voyageurs de passage à Blancherive et ses compagnons d’armes nés là-bas, ou y ayant séjourné. C’était bien un village moindre – en comparaison des capitales de châtellerie – qui devait être aussi grand et peuplé que Rivebois. Il eut presque le sentiment d’être rentré chez lui tant l’ambiance pittoresque lui était familière. Éreinté par son voyage, il ne put s’empêcher de faire un détour par l’auberge, où il fut accueilli par un vieux Nordique peu engageant au premier abord.

« Qu’est-ce qui vous amène par ici ? fit le tavernier. On en croise pas beaucoup, des gars comme vous. »

Si dans un premier temps la raison d’une telle froideur lui échappa, il réalisa bien après qu’il se trouvait en territoire Sombrage, opposants politiques au gouvernement de l’Empereur, auquel le jarl de Blancherive avait cependant prêté allégeance. Et lui n’avait pas songé, à un seul instant, que se promener avec son armement de garde d’une cité impériale pouvait lui nuire. Par chance, une fois la raison de sa visite expliquée, et le malentendu dissipé, l’aubergiste se débarrassa de son air hostile et fit preuve d’une curiosité qu’on n’aurait pu lui soupçonner.

« Si vous croyez que vous êtes le seul à faire ce pèlerinage, détrompez-vous. Pas plus tard que ce midi, un voyageur s’est arrêté dans mon auberge, et a fait assez de provisions pour escalader la montagne jusqu’à son sommet, si encore c’était possible ! Peut-être croiserez-vous son cadavre si la chance n’est pas de son côté, mais plutôt du vôtre ! »

Il partit dans un fou rire, fier de sa blague, auquel le garde se joignit plus par politesse que par réelle hilarité. Se moquer ainsi du sort d’autrui n’était pas tellement louable à ses yeux. Et tandis qu’ils riaient, le soleil se couchait sur le bourg, rendant toute ascension plus dangereuse qu’elle ne pouvait déjà l’être. Se décidant à la débuter le lendemain, dès l’aube, le garde se paya une chambre et un dîner auprès du tavernier.

Une fois couché, emmitouflé dans les couvertures contrant la fraîcheur de la nuit, ses pensées l’assaillirent. Il ignorait combien de temps il lui faudrait pour gravir la montagne – il se disait que ça ne pourrait pas être si long que cela, puisqu’il y avait tout de même les fameuses marches guidant son chemin, et facilitant le voyage – mais sa détermination ne flanchait pas. Qui ne tente rien n’a rien, disait l’adage. Il était temps de voir s’il se faisait des idées, ou si ses suppositions étaient bel et bien fondées.

Le chant d’un coq le tira du sommeil alors que le soleil peinait à se frayer un chemin à travers les vitres de la chambre. L’odeur grisante du petit matin emplit ses narines sitôt eût-il quitté l’auberge. Et quelques instants plus tard, voilà qu’il gravissait les premières marches du chemin de pèlerinage que bien d’autres avaient emprunté avant lui. Un dernier coup d’œil jeté en arrière lui permit d’apercevoir sa monture, soigneusement gardée par l’écuyer engagé par le tavernier. À son retour, il le chevaucherait pour rentrer à Blancherive, et annoncer la nouvelle, bonne comme mauvaise, à son épouse. Il avait hâte de la revoir.

Si le chemin terreux des premiers kilomètres se parcourut aisément, il n’en fut pas de même dès lors que la neige vint se mêler au trajet. Fraîchement tombée, à en croire le crissement des pas lorsque les bottes s’enfonçaient dedans, il fallait veiller à ce que les marches de pierre ne glissassent pas. Un seul faux pas, un seul trébuchement, et la chute pouvait s’avérer fatale. Sur la droite, le flanc de la montagne, rocailleuse et bosselée, pouvait l’aider à se rattraper. Mais derrière lui s’amassaient les marches gravies, toutes aussi traîtresses que celles qu’il apercevait, et il ne voulait pas se retrouver à les dévaler dans le sens contraire tant qu’il n’avait pas atteint le monastère.

Enfin, sur sa gauche, le vide. S’y jeter était tout bonnement synonyme de suicide. Il n’y avait plus qu’à espérer qu’aucune bourrasque imprévue ne le fisse s’envoler pour s’écraser plusieurs mètres en bas. Sécurisant ses appuis autant qu’il lui était permis, il poursuivit sa route, en se retenant de jeter des regards inquiets en direction des falaises abruptes qui auraient raison de sa vie s’il se trouvait être fort malchanceux.

Les pauses, lorsqu’il s’en autorisait, étaient salvatrices. Il se glissait dans un recoin, entre deux pierres, à l’abri du vent et des intempéries, et se permettait de croquer dans l’un des fruits qu’il s’était procurés auprès de l’aubergiste juste avant son départ. Juteux à souhait, ils suffisaient à lui redonner le courage que l’ascension lui dérobait un peu plus à chaque pas. Et lorsque le soleil vint se cacher derrière l’horizon, annonçant la fin de la journée, il se hâta de trouver l’endroit idéal où planter sa tente pour y passer la nuit.

Le feu de camp qu’il alluma dans un âtre improvisé réchauffait le corps et cuisait dans le même temps la viande de laquelle il se sustenta ce soir-là. Il s’endormit chaudement emmitouflé dans des couvertures en peaux de bête qu’il gardait jusque là enroulées et fixées sur son sac de voyage. Son dos le lançait, mais il relativisait : plus il gravissait et plus il consommait de provisions. Au terme du voyage, il perdrait la moitié de son chargement. L’autre moitié était réservée au voyage retour, qui serait nettement moins éprouvant, bien que probablement tout aussi long.

Le deuxième jour fut semblable au premier. Épuisant et éreintant, mais à observer Fort-Ivar, qui apparaissait bien petit de là où il se trouvait, il comprenait que son avancée se déroulait comme prévue, voire même mieux qu’il ne le croyait. Il n’avait pas pris le temps de compter les marches, et ne pouvait ainsi que difficilement estimer sa progression. Il avait bien tenté, mais avait perdu le compte au bout de la mille sept cent cinquante-quatrième – la faute à l’apparition dans son champ de vision d’un petit renard des neiges qui avait cru drôle que de se faufiler hors de son trou et de courir à en perdre haleine en poussant quelques râles inquiétants.

Il se repérait alors aux pierres gravées qui parsemaient le chemin ici et là. Certaines se trouvaient hors du sentier si bien que, ne souhaitant pas perdre plus de temps que cela, il se contentait de jeter un rapide coup d’œil à celles qu’il longeait afin d’évaluer un peu mieux son avancée. Il avait cru comprendre qu’il y en avait une dizaine, mais en ayant raté une ou deux, il ne pouvait pleinement suivre la petite « histoire » que racontaient ces pierres érigées plusieurs siècles auparavant.

Il fut cependant pris d’un doute lorsque les corps de loups décimés se firent de plus en plus nombreux. Des meutes entières gisaient dans la neige, le sang des canidés se mêlant à la neige qui avait fondu, puis gelé, au contact de leur chaleur puis de la fraîcheur de la nuit. L’autre pèlerin avait été attaqué, et s’était bien défendu. À chaque nouvel amoncellement de corps, le garde s’interrogeait sur l’identité de ce voyageur. Cette personne savait se défendre convenablement, il fallait l’admettre à en voir les traces de luttes desquelles était absent le sang humain, et était aussi prête que lui-même ne l’était pour ce voyage, à constater les vestiges de ses pauses et nuits passées sur la montagne. Un foyer de pierres, la neige fondue et la terre brûlée au creux de celui-ci, et parfois quelques traces de pas laissées dans la neige déblayée par son passage, tout cela le rassurait au fil de son ascension.

Le troisième jour, il crut bien mourir de peur et faire demi-tour, prêt à abandonner son ascension. La raison d’un tel changement d’avis n’était autre que la présence d’un troll des glaces sur son chemin. Ces créatures, de la taille d’un homme, étaient bien plus redoutables que le meilleur des soldats. Leurs bras longs, difformes, étaient pourvus de griffes tranchantes, et leur épais poil les protégeait des coups que pouvaient asséner leurs proies en retour. Il était commun que de savoir qu’un troll, surtout un de ceux qui vivaient dans les montagnes enneigées, craignait le feu, mais le garde n’étant ni mage ni enchanteur, il n’avait que le fer de son épée pour se défendre, et craignait que ce fût insuffisant.

Il tenta de contourner la créature, espérant qu’elle ne le remarquerait pas, mais il fallait se rendre à l’évidence : adossée à la falaise, la bête pouvait aisément repérer toute proie potentielle passant dans les dix mètres à la ronde – et il n’y en avait, au mieux, que six ou sept qui séparaient le vide du flanc de la montagne. L’affrontement serait inévitable.

Tout du moins, c’était ce que se répétait le garde, jusqu’à remarquer les traces de sang qui, une fois de plus, teintaient la neige. Songeant qu’il s’agissait là des vestiges du précédent pèlerin, il s’apprêtait à faire demi-tour, mettant de côté ses rêves et espoirs. Puis le tendre sourire de sa femme lui vint à l’esprit, insufflant le courage qui l’avait lâchement abandonné, l’incitant à avancer discrètement, arme en main. Le sang s’accumulait étonamment aux pieds du troll, qui ne cillait pas à son approche. Il n’en fallut pas plus pour qu’il comprît ce qui lui semblait désormais évident : l’autre voyageur s’était déjà chargé de tuer le troll, qui s’était effondré contre la falaise dans une position presque naturelle. Le soulagement de ne pas avoir à se charger lui-même d’une telle créature, et dans le même temps l’appréhension de faire face à cet étrange pèlerin qu’aucun ennemi ne pouvait ralentir, rivalisaient dans son esprit.

Puis, au terme de ce qui lui avait paru être un long voyage – ce qui était en réalité le cas, il avait quitté Blancherive très exactement onze jours plus tôt –, les double escaliers menant au monastère se profilèrent à l’horizon. Une bâtisse immense, toute de pierres conçue, trônait là, seule issue au long chemin emprunté depuis Fort-Ivar. Le pic de la montagne était encore bien haut, mais son voyage s’arrêtait là. Il était enfin parvenu au Haut Hrothgar, demeure des Grises-barbes, répondant à l’appel qu’il avait entendu.

L’épaisse porte qu’il poussa pour pénétrer dans le sanctuaire se ferma bruyamment dans son dos. Difficile de dire ce qui le frappa le plus, entre l’obscurité ambiante à peine dissipée par quelques torches, la fraîcheur qui rivalisait avec celle de l’extérieur, et l’écho de ses pas dont le bruit résonnait en se répercutant contre chaque surface avant de poursuivre sa diffusion à travers tout le sanctuaire. Quoi qu’il en fût, une fois ses bottes débarrassées de la neige qui s’y était collée, et qui fondait mollement sur le seuil, il se décida à avancer. C’était l’heure de faire face à son destin.

La porte le conduisit tout de suite dans un hall dont le plafond était à peine discernable. Au cœur de celui-ci se tenaient cinq personnes. Quatre individus revêtant robes et coules sombres, et dont les visages creusés ne laissaient aucun doute sur leur identité. Les fameuses Grises-barbes, moines de l’Art de la Voix dont on parlait autant dans les livres, s’étaient réunis, et l’un d’eux brisait le silence pour discuter avec la cinquième personne. Le fameux voyageur.

Il observa la scène et chacun des individus depuis la jonction entre les couloirs de l’entrée et l’immense pièce. L’un des Grises-barbes s’adressait à l’autre visiteur, comme s’il était convaincu qu’il avait en face de lui l’Enfant de Dragon qu’ils avaient appelé depuis le sommet de leur montagne. Quelque chose laissa croire au garde qu’il avait déjà vu cette personne auparavant. Difficile cependant de resituer ce visage caché sous l’armure…

« Voyons d’abord si vous êtes vraiment un Enfant de Dragon. Faites-nous apprécier votre voix. »

Le voyageur recula quelque peu, et prit une grande inspiration, avant de laisser s’échapper un cri, dans une langue inconnue du garde.

« Fus ! » scanda l’individu, tandis qu’une vague de puissance, semblable à de la magie pour le soldat ignorant de ces arts, s’échappait de ses lèvres jusqu’à frapper le moine.

Ce dernier sembla tituber quelque peu, visiblement secoué par l’onde de choc, avant de se remettre. Comme si de rien n’était, il reprit place là où il se trouvait un peu plus tôt, face au voyageur, où il sortit une nouvelle fois du silence.

« Enfant de dragon, vous voilà, fit-il de sa voix grave, dans un sourire à peine dissimulé. Bienvenue au Haut Hrothgar. »

La révélation de l’identité de l’autre pèlerin secoua quelque peu le garde. Un frisson glacial lui parcourut le dos alors que la connexion se faisait sous son lourd casque de métal. Ce voyageur n’était autre que la personne qui avait annoncé au jarl Balgruuf l’attaque de Helgen par un dragon, et qui avait aidé la châtellerie en achevant celui qui attaquait la tour de guet à l’ouest de Blancherive… Évidemment, cet individu mystérieux ne pouvait qu’être l’Enfant de dragon dont parlait la prophétie et les vieilles chansons.

Quel dommage. Réaliser un tel voyage, pour n’essuyer qu’une déception. Il se consolait en se disant qu’il avait ainsi pu admirer un certain panorama, et découvrir Fort-Ivar ainsi que l’immense montagne de la Gorge du Monde. Tout de même. Il n’avait rien ressenti de spécial lorsque l’âme du dragon déchu avait été aspirée hors de son corps, il aurait dû se douter qu’il n’était pas l’élu qu’il avait cru être. Après tout, le réel Enfant de dragon ne se trouvait-il pas un peu plus loin, derrière lui, lorsque ce phénomène s’était produit ?

Le moral quelque peu abattu, mais néanmoins heureux de cette traversée de la châtellerie qu’il avait entreprise, le garde commença à s’éloigner, se dirigeant vers la porte qu’il avait poussée pour pénétrer dans le sanctuaire des moines de l’art de la Voix. Dans une dizaine de jours, il retrouverait sa femme, dont la présence le consolerait. Mais fallait-il réellement qu’il fût un héros de légende pour protéger sa famille et sa châtellerie ?

Sur cette pensée réconfortante, il s’apprêta à quitter les lieux, sans même avoir fait savoir sa présence. L’écho de la voix du vieillard lui parvint timidement, jusqu’à se faire inaudible lorsque la porte claqua après son passage.

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