Le mal du monde

Chapitre 1 : le mal du monde

Chapitre final

3296 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 31/08/2022 19:31

            Assis sur un rocher, les genoux ramenés contre lui, Arnael fixait l’horizon d’un air perplexe. Il distinguait dans le lointain les silhouettes massives d’immenses navires sans voiles, qu’Amaranthe appelait des paquebots. Plus proche de lui, amarrés à une cinquantaine de mètres de la crique où ils s’étaient installés, deux bateaux plus petits, à la coque immaculée, déversaient une musique étrange sur les quelques personnes qui apparaissaient sur les ponts qu’il devinait lustrés.

            L’altmer ne comprenait définitivement pas ce monde dans lequel il avait atterri. Trop de machines étranges et bruyantes y évoluaient, même si Amaranthe lui assurait qu’elles étaient toutes contrôlées par son peuple. Trop d’odeurs et de couleurs agressaient son nez et ses yeux. Trop de matières inconnues attiraient son attention. Trop de coutumes s’offraient à lui, dont le concept même lui paraissait incompréhensible.

Il ferma les yeux et s’adossa à la falaise. Un profond soupir quitta ses lèvres. Il supportait très mal ce monde où tout lui semblait hostile. La nourriture lui avait donné un mauvais transit et son estomac ne cessait de le lui rappeler. Ses yeux piquaient sans cesse, irrités par ce qu’Amaranthe appelait la pollution atmosphérique. Il passait son temps à tousser pour la même raison. Son cœur se mettait de temps en temps à palpiter sans qu’il ne sache pourquoi, il était atteint de migraines perpétuelles et parfois de vertiges et peinait à trouver le sommeil. Par conséquent, il se sentait épuisé et éprouvait de grosses difficultés à se concentrer sur leur mission.

—   Capitaine Arnael ?

La voix inquiète de Faelwen le tira de ses pensées. Elle-même présentait quelques symptômes respiratoires, mais rien d’aussi développé que les siens. Elle restait capable de se battre et d’utiliser la magie, chose qu’il n’essayait même plus de peur de s’épuiser davantage. Ce simple constat aggrava sa mauvaise humeur.

—   Je vais bien, lieutenant. Laissez-moi tranquille, s’il vous plaît.

Il perçut le crissement de sa botte sur la roche, signe qu’elle se sentait gênée. Elle garda cependant le silence et s’éloigna de quelques pas pour lui laisser l’espace qu’il réclamait. Il soupira. La princesse Athana avait réclamé à ce qu’elle reste avec lui pour s’assurer que sa santé ne se dégraderait pas davantage pendant qu’elle et Amaranthe partaient à la recherche de quelques objets nécessaires à la réussite de leur mission. Dont une boîte d’antalgiques.

Depuis qu’Amaranthe lui avait fait découvrir les effets bénéfiques de ces mystérieux comprimés blanchâtres, il ne pouvait plus s’en passer. La jeune fille avait même dû lui confisquer la boîte pour lui éviter l’overdose. Ce simple mot, qu’il associait d’ordinaire au skooma, avait tendance à le mettre de mauvaise humeur. Il avait juste constaté que les médicaments ne faisaient plus autant effet que lors des premiers jours de ses symptômes, alors il s’était dit qu’il lui suffisait d’en prendre davantage ou plus souvent pour éradiquer ses maux. Il voulait juste se sentir mieux, et non rester un boulet à traîner par ses collègues.

Au lieu de cela, il s’était retrouvé sous la surveillance de Faelwen, « pour se reposer », comme les trois femmes ne cessaient de le lui répéter. Alors que Tamriel courait un grand danger.

Le crissement du sable sous deux paires de pieds le ramena à la réalité. Il ouvrit les yeux, prêt à tirer sa dague en cas de nécessité. Sa main se referma sur le tissu rêche de son pantalon en denim. Il lâcha un juron entre ses dents. Il ne possédait plus qu’un simple couteau pliable, une hérésie totale à ses yeux, pour se défendre, sous prétexte que la possession d’une lame affûtée leur aurait attiré les foudres des forces de l’ordre de ce monde. Encore quelque chose qu’il ne comprenait pas : comment la population pouvait-elle assurer sa propre sécurité s’il leur était interdit de porter des armes ?

Il se détendit cependant lorsque le rire d’Amaranthe lui parvint. Il glissa un œil dans sa direction et le regretta aussitôt. La jeune fille portait une tenue excessivement courte, constituée en tout et pour tout d’un soutien-gorge et d’une culotte bleu saphir. A ses côtés, la princesse arborait une sorte de toge à moitié transparente de la même couleur, décorée de palmiers d’un vert criard.

—   Capitaine ? questionna Faelwen, alertée par la soudaine teinte écarlate de sa peau.

Son exclamation de surprise un instant plus tard, ainsi que la subite coloration pourpre de ses joues, lui indiquèrent qu’elle venait de comprendre l’origine de son propre malaise. Ils échangèrent un regard scandalisé.

—   Vous pensez qu’elles se sont fait laver le cerveau ? demanda la lieutenante, un peu inquiète.

—   J’espère juste être en train de rêver, souffla Arnael d’une voix blanche.

Ils attendirent, anxieux, que leurs deux compagnes les rejoignent. Le regard que leur lança Athana les rassura aussitôt sur son état d’esprit. Avant même qu’il ait pu ouvrir la bouche, elle asséna d’un ton glacial :

—   Le premier qui ose faire une remarque sur ce paréo se fait emprisonner à vie dans les geôles les plus infâmes d’Alinor. Et le moindre regard déplacé de votre part, capitaine, vous vaudra l’arrachage des yeux en prime.

—   Compris, s’empressèrent-ils de répondre à l’unisson.

Arnael baissa aussitôt le regard sur les pieds d’Athana, enfermés dans une paire de sandales ornée de rubans aussi verts que ses palmiers. Il ne put donc anticiper le bout de tissu que lui lança la princesse. Il releva la tête vers elle, en prenant bien soin de ne pas laisser traîner ses iris en-dessous de son visage sévère. Vu son tempérament, elle n’hésiterait pas à mettre elle-même sa menace à exécution.

—   Enfilez ça, ordonna-t-elle. D’après Amaranthe, vous aurez moins chaud et vous vous fondrez mieux dans la masse. C’est valable pour vous, Faelwen.

Arnael inspecta le vêtement. Le tissu lui paraissait étrange, et, surtout, très court. Une sorte de pantalon qui lui arrivait à mi-cuisses. Il déclina aussitôt, rouge comme une pivoine :

—   Avec tout le respect que je vous dois, votre altesse, il est hors de question que je mette ce truc.

—   Ce que vous pouvez être coincés, vous, les altmers… soupira Amaranthe.

—   Attention à ce que tu vas dire, toi, siffla Athana. Et vous, capitaine, je ne vous demande pas votre avis.

—   Je dis juste que ce n’est pas la mort de se mettre en maillot de bain sur la plage l’été, se défendit la jeune fille. Et encore, je ne vous ai pas forcée à enfiler de bikini.

—   C’est ton peuple qui ne connaît aucune notion de pudeur, jeune fille, répliqua-t-elle.

—   Pour certaines choses, je ne dis pas, s’entêta-t-elle. Mais pour le coup, je préfère profiter des températures estivales avec un bon cocktail sur la plage que coincée dans une armure sans même espérer avoir la clim’ pour me rafraîchir.

—   La quoi ? demanda Faelwen.

—   Laissez tomber, soupira la jeune fille. Pour l’instant, il faudrait que vous enfiliez vos maillots de bain.

Elle leur adressa un sourire qui accentua le malaise d’Arnael.

—   Et estimez-vous heureux, vous allez pouvoir profiter de la plage et du soleil !

—   Je n’ai pas envie de prendre la teinte d’une écrevisse, grommela l'altmer.

—   Pas de panique !

Sous leurs yeux interrogateurs, Amaranthe sortit d’un large sac accroché à son bras un flacon blanc opaque orné de caractères que le jeune homme ne put déchiffrer.

—   Etant donné que j’ai moi-même une peau sensible, j’ai pris ce qu’il y avait de mieux. C’est de la crème solaire, expliqua-t-elle. Minérale, pour vous éviter en plus une allergie à je ne sais quel composé chimique.

Elle ouvrit le récipient, qu’elle pressa pour faire sortir une sorte de crème à la texture étrange.

—   Il suffit de l’appliquer sur la peau, comme ça.

Elle joignit le geste à la parole et l’étala sur son bras. Faelwen lui adressa un regard dubitatif.

—   Et c’est censé nous protéger du soleil ? demanda-t-elle.

—   C’est ça. Et ça fonctionne très bien, je peux vous l’assurer.

Arnael ne sut dire ce qui le dérangeait le plus entre son air confiant et sa tenue. Les deux, sans doute. Sans compter que, depuis qu’elles les avaient rejoints, ses migraines s’étaient renforcées. Il poussa un profond soupir.

—   Au lieu d’essayer de nous transformer en terriens, tu ne pourrais pas trouver quelque chose contre les maux de tête ?

—   Vous avez déjà pris un cachet il y a trois heures. Je ne peux pas vous en redonner avant ce soir.

—   Alors tu n’as pas quelque chose de plus fort ?

—   La dose au-dessus, c’est des trucs potentiellement addictifs qui, en plus, ne sont délivrés qu’avec une ordonnance. Et non, on n’ira pas voir de médecin. En revanche, on peut vous trouver un joli transat et une glace, que vous dégusterez à l’abri d’un parasol face à la mer. Je suis sûre que ça va suffire à vous retaper. Tiens, d’ailleurs, il y a un festival en ville ce soir. On pourrait y aller ? Peut-être que vous amuser un peu…

—   Je veux juste rentrer à Tamriel, hurla-t-il, excédé. Je ne veux pas d’un festival à la noix, bourré de monde, de bruits et d’odeurs, ni de glaces indigestes, ni d’une plage noire d’exhibitionnistes !

Il remarqua la mine blessée de la jeune fille, mais ne put s’empêcher de continuer sur sa lancée. Et tant pis s’il se faisait par la suite étriper par Athana, au moins, elle abrègerait ses souffrances. Il ne pensait pas atteindre un jour un tel palier d’épuisement physique et mental.

—   J’en ai assez de ces conneries ! J’en ai marre de vomir tout ce que j’avale et d’avoir des plaques écarlates sur les bras ! Je veux dormir sans avoir un forgeron occupé à marteler dans mon crâne à longueur de journée ! J’en ai ras le bol de t’entendre jacasser sur toutes ces machines infernales qu’on peut croiser et qui m…

Une violente quinte de toux lui coupa la parole. Son cœur s’était affolé en écho, et son cerveau pulsait avec une telle force qu’il dut se retenir à la roche pour rester assis. Il crut un instant qu’il allait faire un malaise. Il sentit une main se poser sur son bras et tenta de la repousser. Il commençait à haïr cette faiblesse qui l’assaillait depuis qu’ils avaient franchi ce maudit portail. Il en voulait à son commandant de les y avoir envoyés la première fois, à Amaranthe de s’être laissée attraper sans même essayer de se débattre, à Athana de leur avoir révélé le complot qui pesait sur Tamriel et Arda. Il se détestait lui-même d’avoir signé le contrat qui l’avait embarqué dans ce merdier sans nom. Il en voulait aux mondes entiers pour ce qu’ils étaient et lui avaient fait.

Lorsque, enfin, il reprit à peu près ses esprits, il constata qu’Amaranthe avait disparu. Faelwen s’était agenouillée auprès de lui et l’observait d’un air inquiet. Il la força à s’écarter.

—   Ça aussi, j’en ai assez, grommela-t-il. Je ne suis pas un poussin ! Votre instinct maternel, offrez-le à quelqu’un d’autre.

Un liquide glacial s’abattit alors sur lui, au point de le faire hurler de surprise. Il releva les yeux sur Athana. Son paréo avait glissé à ses pieds, révélant un maillot de bain de sport uni. Ses yeux d’azur avaient pris une teinte orageuse. Et ses doigts entrouverts, face à l’océan, suffisaient à lui faire comprendre qu’elle n’hésiterait pas à se servir encore de la magie s’il venait à se montrer agressif envers elle.

—   Vous allez vous calmer, capitaine, siffla-t-elle. Je vous interdis de vous en prendre à votre lieutenante.

Garce, songea-t-il avec amertume, parcouru de frissons incontrôlables. Il baissa les yeux sur le rocher. Il l’entendit s’adresser à Faelwen, sans pour autant écouter ce qu’elle lui ordonnait. Un instant plus tard, sa collègue s’éloignait pour le laisser avec la princesse.

—   Je comprends votre irritation, reprit-elle plus doucement.

Elle ramassa la fine bande de tissu et s’y enroula à nouveau avant de s’asseoir aux côtés du capitaine.

—   Moi non plus, je ne supporterais pas d’être laissée de côté dans de telles circonstances, lui confia-t-elle.

—   Alors pourquoi m’interdisez-vous de vous aider ?

—   Je ne vous interdis rien, capitaine. Vos limites vous sont imposées par votre corps, non par ma volonté. Vous venez de le voir vous-même avec votre petite crise.

Arnael ne répondit rien. Il se sentait épuisé, à bout de nerfs, incapable de garder son sang-froid. S’il ne tenait pas autant à sa fierté, il se serait laissé aller à pleurer.

—   Vous retrouverez votre efficacité sur Nirn, affirma Athana. Pour l’instant, reposez-vous et laissez-nous faire. Amaranthe a raison sur un point, nous ne pouvons faire confiance aux médecins de ce monde. S’ils nous découvrent, nous passerons pour des hors-la-loi, voire pire, si j’en crois ce qu’elle a pu me raconter.

—   Cette fille n’a aucun sens du danger, soupira-t-il. Elle ne pense qu’à s’amuser.

—   Détrompez-vous, capitaine. Amaranthe est certes très innocente, mais elle a bien compris les enjeux de notre mission. Elle s’inquiète pour vous, à sa façon.

Elle posa une main sur son épaule en un geste de réconfort. Il s’en sentit à la fois surpris et reconnaissant. Même s’il ne l’avouerait jamais, par fierté. Il réalisa aussi que ses maux de tête s’étaient apaisés.

—   Sachez qu’elle cherche actuellement une solution à votre problème. Elle ne peut vous gaver de médicaments en permanence, alors elle passe beaucoup de temps sur son téléphone, à questionner Internet dans l’espoir qu’il lui donne un remède. L’air de rien, elle fait très attention à vos symptômes.

Athana se releva et lui adressa un demi-sourire.

—   Allez vous changer, capitaine. Je dois avouer que même si la coupe de ces maillots est assez outrageuse, leur matière est plutôt confortable, bien plus que ces… jeans, c’est cela ? Vous aurez moins chaud, aussi. Peut-être que vous dormirez mieux.

Arnael se contenta de hocher la tête. La princesse le laissa donc seul sur son rocher, à méditer, le regard rivé sur son maillot de bain. Il se décida finalement à l’enfiler et le regretta aussitôt. Le tissu, léger, lui donnait la sensation d’être nu comme un ver. Cependant, il ne put que confirmer les dires de sa supérieure : la toile, plus douce que celle du jean, ne le démangeait pas. Il se sentait presque mieux.

Il se décida ensuite à chercher Amaranthe. Il voulait lui demander ce qu’elle savait, au sujet de ses symptômes. Il la trouva assise dans le sable, un peu plus loin, occupée à construire une forteresse miniature. Il ne put s’empêcher de sourire. Une gamine innocente, comme l’avait si bien dit Athana.

—   Je pensais que tu avais passé l’âge de faire des pâtés de sable, lui fit-il remarquer lorsqu’il fut à portée de voix.

La jeune fille haussa les épaules et lui tira la langue. Il ne put s’empêcher de rire et vint s’asseoir à ses côtés sur le sable.

—   Je préfèrerais chasser les coquillages, mais il n’y en a pas beaucoup, ici, regretta-t-elle. Alors je m’occupe comme je peux en attendant de récupérer du réseau.

—   Tu pourrais arrêter d’utiliser des mots barbares ? grommela-t-il.

—   Pas ma faute si, pour moi, il s’agit d’un vocabulaire courant.

Sa mine contrariée la fit exploser de rire. Il se sentit vexé.

—   Attends un peu qu’on revienne sur Nirn, la menaça-t-il. Tu feras moins la maline quand tu te retrouveras face à une inversion pseudo-liminaire transarcanique de neuvième forme.

Elle leva les yeux au ciel.

—   Tenez, rendez-vous utile au lieu de dire n’importe quoi.

Elle s’éloigna en direction de la paillotte abandonnée à côté de laquelle ils avaient établi leur campement, puis revint avec un harpon et un filet de pêche rafistolé grossièrement.

—   J’ai trouvé ça dans la cabane, expliqua-t-elle. Je me suis dit que vous préfèreriez manger du poisson frais en papillote plutôt que des coquillettes au fromage.

—   On n’est pas là pour organiser un pique-nique, fit-il remarquer.

—   Mais il faut quand même vous remplir l’estomac, sauf si vous tenez à vous vider de vos forces. Promis, je vous épargne les biscuits à la pâte sablée qui vous ont filé des boutons la dernière fois.

Avant qu’il n’ait eu le temps de répondre, Amaranthe lui avait collé le filet entre les doigts.

—   Je ne vous demande pas de prendre de risques inconsidérés. Contentez-vous de préparer les poissons que j’attraperai.

Elle lui adressa un sourire radieux, qui dévoila deux rangées de dents sales, entre lesquelles se nichaient encore les restes de leur dernier repas. Malgré son exaspération, l’altmer la suivit jusqu’aux rochers à moitié noyés sous l’eau salée. Cette fille au comportement infantile pouvait se montrer très intelligente, il le savait. Et s’il voulait obtenir d’elle des informations, et peut-être un traitement efficace contre ses symptômes, alors il se plierait à sa volonté. La survie de Tamriel en dépendait.

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