Rih’Leki Almuqadasa

Chapitre 1 : Rih’Leki Almuqadasa

Chapitre final

7541 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 10/10/2022 19:50

Histoire publiée pour le défi LE LIEU SACRE, du forum Fanfictions.fr : https://forum.fanfictions.fr/t/defi-le-lieu-sacre-septembre-octobre-2022/4543


Les conssignes étaient, d'une part, d'y inclure un lieu sacré. D'autre part, de "montrer sans décrire" les sentiments des personnages.


Bonne Lecture !






La cavalière s’avançait flanquée de part et d’autre par les murailles de grès de la gorge qu’elle traversait. On l’appelait Shaila, l’archère d’Elinhir. Peu, en Martelfell, savaient qu’on l’appelait jadis Shaiélaè, sans plus d’épithète. Et que Shaila, l’archère d’Elinhir, était une elfe. Sa légende et ses apparences pouvaient mentir, raconter une vie qu’elle aurait aimé vivre mais en dessous le corps, lui, ne mentait pas. Elle pouvait cacher sous des voiles ses oreilles pointues, ses grands yeux dorés hurlaient la vérité qu’elle s’efforçait de nier à ceux qui prenaient la peine d’y prêter attention. 


Shaila, l’archère d’Elinhir – ainsi que l’appelaient ceux pour qui son nom de naissance avait sombré dans l’oubli – portait un kaftan pourpre, un burnous poussiéreux, un ample pantalon imprégné de relents équins, des sandales montantes de cuir écaillé. Le poignard, le cimeterre, pendaient à sa ceinture. Elle montait un pur-sang de Yokuda, svelte et nerveux dans sa robe grise. Alhusalram n’était plus tout jeune, mais ne courbait pas encore sous le poids des âges. Une vie entière passée à cavaler de champs de dunes en champs de bataille, la mort sous les sabots, la haine sur le dos, ne l’avaient pas encore épuisé.


La selle abritait l’essentiel des bagages emportés par Shaila. L’arc, tout d’abord, qui lui valait son nom : composé de lames successives d’orichalque et d’os de serpent géant, elle le rangeait dans un étui à côté de ses flèches. Dans ses fontes remplies de provisions, s’entassaient quelques objets personnels, un cristal de soin, une petite fortune de métal et de joyaux amassée au fil des ans. De si grandes valeurs qui ici, importaient si peu à côté de la seule véritable richesse en ce pays, une outre d’eau bien remplie. 


La morne crevasse aurait offert de l’ombre au cheval et sa cavalière, si l’heure n’était pas au soleil le plus chaud de la journée. Il se dressait à la verticale, haut dans le ciel de feu. Les ombres s'effaçaient sous ses rayons mortels, disparaissaient dans l’attente du moment où timidement, elles pourraient croître de nouveau. Le vent projetait son haleine incendiaire et n’apportait aucune fraîcheur. Il soulevait la poussière qui dansait dans les airs en d’éphémères volutes qui prenaient vie, mouraient dans un soupir et renaissaient de nulle part. 


La sueur perlait au front de Shaila. Elle ne fit nul geste pour l’éponger. Après avoir si longtemps courbé la tête, il était bon de le dresser haut et fier et de laisser s’écouler le tribut d’eau qu’il versait. Cela faisait des jours qu’elle voyageait et ne s’était pas arrêtée une seule fois de plus que nécessaire, jamais plus longtemps que nécessaire. Seule, exceptées la compagnie son cheval et celle de ses pensées, pour mieux les ruminer. L’ascétisme affaiblissait le corps, pas l'esprit. Il la préparait à la rencontre à venir.  


Ailleurs, on se battait et l’on mourait. Shaila s’en allait dans le sens inverse. Par lâcheté ? Qui pourrait l'affirmer ? Lâche, on l’avait qualifiée ainsi autrefois. Dans une autre vie. Une voix l’appelait, plus forte, plus insistante que celle de l’honneur et du devoir. Parmi ses frères et sœurs, unis par un serment et par le sang versé, aucun n’enviait son sort. Eux chevauchaient vers la mort à travers les champs de ruines. Un destin tout tracé, les armes à la mains, un sourire sur les lèvres et la bouche pleine de malédictions. La voie la plus évidente ne s’offrait pas toujours comme la plus facile.


Les rochers ressemblaient à des dents et le soleil à un oeil unique, énorme et jaune. Peu de vie subsistait. On trouvait des plantes grasses dans les fissures, quelques arbustes rachitiques qui enfonçaient leurs racines profondément sous la terre rocailleuse pour y puiser leur eau. Des touffes d’herbe brûlée ployaient sous le vent. Quant aux animaux, ne vivaient dans les fissures où son regard peinait à se poser que quelques gros insectes et des reptiles paresseux. Mais il y avait les mouches. Tant de mouches qu’on les eût cru naître spontanément du soleil et de la pierre. Énormes, voraces. Elles bourdonnaient, infestaient la moindre charogne, n’attendaient pas que le voyageur égaré en soit une. Alhusalram secouait la tête pour les chasser. Shaila les laissait faire lorsqu’elles se posaient sur son visage. Les chatouilles de leurs petites pattes ne la dérangeait pas quand elles s’y promenaient. Elle attendait le moment où leurs mandibules s’enfonçaient dans sa chair. C’était là qu’elles étaient le plus vulnérables. Alors sa main bondissait comme la vipère tapie sous le sable sur sa proie et attrapait au vol l'importune. Elle ne manquait presque jamais. Elle la gardait enfermée quelques secondes, le temps de sentir contre sa paume le battement d’ailes frénétique. Puis toujours, la laissait repartir. 


Naasik partageait avec les scorpions, les vers et les chauves-souris les salles exiguës où il avait élu domicile. Des mouches, l’hermite n’en voyait jamais chez lui. Elles ne s’enfonçaient pas au plus profond des grottes humides. A l’inverse, le vieil homme ne s’aventurait plus depuis longtemps au-delà de ses galeries. 


Aujourd’hui pourtant il lui fallait braver le chant du vent et du soleil, des lunes et des étoiles. Il se leva ce matin, aveugle dans les ténèbres de son antre en même temps qu’en surface, l’astre posait sur l’horizon son premier regard du jour. 


Ses yeux papillonnaient. Mais son esprit lucide entrevoyait la lueur d’une tâche à accomplir, qui l’appelait comme un phare dans les ténèbres. Ses mains engourdies préparèrent son corps à s’en acquitter. Le vieillard s’habilla, mangea. C’était aujourd’hui qu’elle arriverait. Il ne le savait pas. Il s’en souvenait. 


Quand Shaila passa devant l’entrée de sa grotte, Naasik avait fini de préparer tout le nécessaire à sa venue. Il la vit et il la reconnut. Avait-il attendu toute sa vie, ou seulement toute la matinée ? Il se leva du recoin sombre où il se terrait et se révéla de toute sa misérable hauteur dans l’éclat vif du soleil. 


  — Il fait chaud, étrangère. Repose-toi. Viens te rafraîchir avec moi. Il fait doux sous la terre. 


Shaila posa prestement la main sur la poignée de son sabre. Elle détailla scrupuleusement son interlocuteur. Ses doigts s’éloignèrent lentement de son arme quand elle réalisa que ne s’adressait à elle qu’un vieillard à la barbe grise sale, hirsute, la peau plus noire que du charbon, à peine couvert de haillons roulés autour de ses maigres jambes. 


La poussière de la route asséchait la gorge de Shaila, la friction de la selle irritait ses cuisses. De larges cernes mauves se dessinaient sous ses yeux mais elle ne souhaitait pas de repos. Seulement des réponses. 


  — Je cherche un oracle qui, dit-on, vivrait au sein d’un sanctuaire non loin d’ici. 


Les espaces infinis du vent, du ciel et du soleil posèrent une caresse sur les joues du vieil ermite. La caresse se fit brûlure, le murmure hurlement. Les voix dans les airs appelaient Shaila, l’archère d’Elinhir. Elle ne pouvait les entendre, pas encore. Alors il lui fallait traduire.


  — Bien sûr. Je connais le chemin qui y conduit. » 


Il tendit un bras décharné en direction d’un arbre tordu et rabougri, qui survivait vaille que vaille dans le creux d’une fissure.


 « Vois cette grotte, au-delà de l’acacia : entre à l’intérieur et si tu l'oses, traverse-la en entier. Lorsque tu en ressortiras, tu seras aux portes du sanctuaire que tu cherches et l’oracle t'accueillera . » 


Le vent soufflait, le soleil chauffait. Shaila détailla l’arbre et le trou béant dans un repli de la paroi qu’elle distinguait derrière, tout juste assez grand pour faire passer un enfant. Ou une bosmer. Elle mit pied à terre, prit l’étui de son arc et ses flèches que toujours près d’elle elle gardait. Elle fouillait encore ses fontes lorsque Naasik l’avertit : 


 « Nulle torche, nulle lanterne ne te sera d’utilité dedans. Sache que tu n’y rencontreras nul ennemi, sauf ceux que tu y amèneras. » 


Shaila n’emporta pas moins ses armes avec elle.


  — Je te remercie, vieil homme », répondit-elle d’une voix qui ne tremblait pas. 


  — Je me nomme Naasik.


 — Et moi, Sh…


 — Ton nom n’a pas la moindre importance. 


Alhusalram renacla. Shiala posa la main sur son encolure. Elle reviendrait bientôt. 


L’animal pressentait-il que non ? Shaila, de son côté, ignorait qu’elle voyait son ami pour la dernière fois lorsqu’elle détourna le regard pour s’engager dans le souterrain. 


La terre engloutit Shaila dès qu’elle en eut franchi le seuil. L’écho de ses pas disparut à peine un instant plus tard, avalé lui aussi. 


Alhusalram rompit d’un faible henissement le silence qui s’était installé. Naasik se tourna vers lui. Le cheval s’était approché du trou. Faute de pouvoir y entrer, il raclait de son sabot le sol devant. Son épaisse crinière voltigeait au gré des mouvements erratiques qu’il lui imprimait. Naasik s’approcha. Alhusalram recula. Ses naseaux expulsèrent un souffle. Le vieil homme tendit ses doigts, parvint à les poser sur son chanfrein. Doucement, son autre main se glissa vers la bride. Le pur-sang ne bougeait plus lorsqu’il l’attrapa. Et le suivit lorsqu’il le guida à sa suite, loin d’ici. 


Dans le noir absolu, seul le contact rêche de la pierre au bout de ses doigts crispés permettait à Shaila de garder à l’esprit la notion de direction. Le haut, le bas, la droite, la gauche se muaient en magma incertain, réduit à la minuscule singularité concentrée autour de son corps enfermé sous la terre. Les yeux grands ouverts, ses pupilles cherchaient nerveusement à capter la moindre particule d’une lumière inexistante. Eut-elle souhaité faire demi-tour qu’elle n’aurait su vraiment dans quelle sens repartir. Il était plus simple de faire un pas tremblant puis un autre, chercher du bout de l’orteil un gouffre qui jamais ne s’ouvrit sous ses pieds. Ses épaules percutaient les parois, raclaient les murs. Les chocs successifs la guidaient. Il n’y avait qu’un seul chemin à suivre, dont les douleurs qui électrisaient son corps fournissaient une vague image mentale. 


Un vent ténu circulait. Sa poitrine se soulevait rapidement pour en capter les moindres bribes, qui lui rappelaient qu’il existait, quelque part à l’autre bout de ce long couloir tortueux, une issue de laquelle il provenait, une sortie par laquelle s’échapper. 


Même en faisant preuve de toute la prudence du monde, ses pieds butaient contre les aspérités du sol qui la faisaient sans cesse trébucher. Shaila tomba une première fois, son genou heurta durement le sol. Elle resta à terre, rampa frénétiquement, savoura le répit qu’offrait cette position humiliante : Debout, sa tête cognait souvent, trahie par la hauteur irrégulière. Il fallait garder une main au-dessus pour s’en protéger et espérer se courber assez, les dents serrées dans l’attente d’un choc qui venait tôt ou tard. Puis avancer, un pas puis un autre, sans autre compagnie que l’obscurité et ses noires pensées. Elles défilaient en images au milieu des formes qui dansaient devant ses yeux aveugles. Le poids de la roche ne pouvait étouffer les bruits de son esprit. Ici, Shaila n’entendait qu’eux. Elle se releva, haletante. 


Eut-elle souhaité faire demi-tour qu’elle ne l’aurait pas fait. C’était trop tard. Ils étaient derrière elle et ils avaient pris vie. Le souvenir brumeux des morts de jadis. Leur haleine glaciale sur sa nuque y hérissait ses cheveux. Ne pas se retourner, ne pas s’arrêter. S’enfoncer, continuer. Le grain rugueux de la roche qu’elle suivait du bout du doigt la guidait toujours plus loin. Une seconde fois, elle tomba. S’écorcha la paume contre un caillou. Elle sentit le sang chaud humecter son menton lorsqu’elle la porta maladroitement à sa bouche pour l’essuyer. Shaila se releva tant bien que mal, poursuivit sa fuite en avant. Un pas puis un autre, de plus en plus rapide. Elle ferma les yeux. Le silence de la terre la guidait. Elle se raccrocha à lui, unique élément tangible auquel se fier. 


Shaila accéléra, la poitrine en feu. Ses épaules glissaient contre la pierre, se laissaient porter par le sens de l’unique voie à emprunter. Un pas puis un autre, en courant. Elle montait. Ses cuisses le sentaient. Lorsqu’au détour d’un virage une lueur vive qu’elle perçut à travers ses paupières closes, aveuglante, insupportable surgit au bout du tunnel, elle s’affaissa. 


Elle oblitéra de sa paume l’anomalie criarde qui se profilait devant elle comme un léviathan inéluctable. Trop brusque, trop puissant. Les douces mains noires de l’obscurité caressèrent sa peau, l’enlacèrent. Elles cherchaient à la retenir. Les murmures aphones des voix dans ses pensées embrassaient ses lèvres. Ils se multipliaient dans les ténèbres et peuplaient à présent son esprit. Pourquoi chercher à fuir ? Des milliers de visages, des êtres qui furent. Serait-elle différente d’eux si l’univers se limitait aux frontières de sa propre conscience ? Elle, et au-delà le néant. Un être-monde dans son propre cosmos. Un pas puis un autre, Shaila recula, tentée d’y succomber. Ce serait si simple de rester là pour l’éternité, habitée de murmures. 


Et soudain l’évidence s’imposa à elle : les morts étaient morts et à jamais ils reposaient dans les ténèbres. Shaila ouvrit grand les yeux, se libéra de l’emprise obscure d’une matrice qui étouffait son instinct. Elle arracha les mains qui l’agrippaient, planta là les visages diaphanes de souvenirs passés. Le bout du tunnel s’offrait droit devant elle, et son avenir aussi. Un pas puis un autre, à grandes enjambées, elle émergea du souterrain, enfin accoutumée à l’éclat qui frappait ses pupilles. 


Devant elle s’étendait l’infinité sableuse du désert Alik’r. Aussi loin que portait le regard, jusqu’à la ligne d’horizon où s’y confondait l’azur céleste, une mer dorée ondulait sous les rafales de vent. La dune la plus proche, massive et arrondie, s’échouait à quelques mètres de ses pieds, adossée à la colline caillouteuse de laquelle s’ouvrait le souterrain. Le sanctuaire…En voici la porte, en fin de compte. Et l’oracle… 


Shaila s’avança, frappée au visage par la soudaine chaleur du jour, par les bourrasques chargées d’infimes grains, brûlants et abrasifs.Une inspiration salvatrice emplit ses poumons, chassa le sombre souvenir de cette course éperdue, de cette hésitation aux frontières de l’ombre et de la lumière. Ses muscles s’apaisèrent. La douleur de ses plaies lui rappelait qu’elle vivait. Terminé, enfin. Il fallait continuer à avancer. Elle chercha autour d’elle l’oracle qui, inévitablement, devait l’attendre ici.


Naasik s’approchait. Il avait emprunté depuis le canyon un chemin connu de lui seul, qui serpentait jusqu’à ce belvédère. 


L’apparition de sa silhouette chétive confirma à Shaila ce qu’elle devinait déjà. Elle tituba jusqu’à lui et tomba à genoux. Elle attrapa ses jambes des deux mains et pleura sur ses pieds nus. 


  — Seigneur… Aide-moi… » implora-t-elle.


Naasik rit de son erreur. Il prit Shaila par le menton pour le relever doucement. 


  — Je ne suis pas l’oracle que tu cherches. Souviens-toi de mes paroles : je te disais qu’en ressortant de cette grotte, tu serais aux portes du sanctuaire et que l’oracle t’accueillerait.»


D’un geste ample, Naasik embrassa le paysage.


 « Voilà le sanctuaire où les hommes viennent écouter la parole des dieux. Sens sur ton visage, car ce sont eux qui les portent, les caresses du vent, les caresses du sable et celles du soleil qui t’ont accueillie comme leur fille alors que tu renaissais des entrailles de la terre.»

 

Shaila reprit contenance. Elle se remit debout. 


  — Où est Alhusalram ? Où est mon cheval ? 


  — J’ai pris la liberté de lui rendre la sienne. Avance-toi, allégée du fardeau de ton passé et affronte ton avenir, libérée de toute entrave. Qu'es-tu prête à offrir pour contempler ton destin ? 


Elle ouvrit la bouche sans parvenir à prononcer le moindre son. Shaila se souvint du jour où, jeune étalon, on le lui avait offert. Bien des années s’étaient écoulées depuis, tous deux avaient mûri dans une guerre dont la fin tant attendue approchait. Combien de chevauchées, combien d’épreuves avaient-ils partagé ? Combien de fois avait-elle ri, combien de larmes avait-elle versé sur son dos ? Combien de nuits solitaires avaient-elles veillé, avec pour compagnie les fantômes du passé et ce destrier pour la réconforter ? Les hommes venaient, disparaissaient mais toujours Alhusalram restait.


Loin de son âme gardienne, la perte de sa fortune, des possessions terrestres que recelaient les fontes de sa selle ne lui apparurent que comme le moindre de ses soucis. Ce vide brutal pesait comme une partie d’elle-même qui lui serait arrachée. Jamais Shaila ne se serait rendue compte de ce qu’Alhusalram représentait sans l’expérience de cette mutilation. 


Un jour, peut-être, ils se retrouveraient. Au fond d’elle, Shaila n’imaginait pas réellement que cela arriverait. Ou chacun serait étranger à l’autre, ce qui serait pire. Quel destin magnifique, meilleur que tout autre qu’elle pouvait lui offrir. Qu’il s’évade dans de grandes étendues, libéré de toute entrave. Libéré des spectres de la guerre et de la mort, libéré de l’ivresse vengeresse dans laquelle sa maîtresse l’aurait entrainé. 


Shaila tut ses protestations. Alhusalraam appartenait à un passé qu’il lui fallait renier. Le songe de sa présence s’effaça peu à peu. Son esprit purgé ne gardait en tête qu’une obsession, qu’un devoir à accomplir dont le nom était “vengeance”. Elle sécha ses larmes, car il convenait de préserver son eau. Ces traits durcirent, elle répondit, sans l’ombre d’une hésitation : 


  — Absolument tout. 


  — Alors c’est “absolument tout” qu’il te faudra donner. 


Un bûcher d’herbes sèches et de rameaux de thym, de branches d'acacia et de buissons d’épines, dressé par Naasik avant la venue de Shaila, attendait qu’on y mette le feu.


Elle comprit ce que son hôte escomptait. Sa main se porta à sa ceinture pour en défaire la boucle. Le cimeterre au fourreau d’argent et son poignard d’ébonite y étaient attachés. Elle marcha jusqu’au bûcher et les y abandonna. Un bref instant d’hésitation plus tard, elle fit de même avec l’étui qui contenait son précieux arc. 


Shaila recula après qu’elle eut fini de payer. 


  — “ Absolument tout. “ rappela Naasik d’une voix imperturbable. 


Shaila se mordit la lèvre. Elle ôta ses sandales, son kaftan pourpre qu’elle plia méthodiquement et ajouta en offrande. Quand ce fût fait, elle retira à gestes lents le keffieh sur sa tête. Elle rougit, retarda au maximum le moment de le dérouler complètement. Ses yeux fixaient le sol lorsque le tissu de laine délavé chuta. Il révéla des cheveux bruns ternes et une paire d’oreilles pointues qui dépassaient des mèches taillées courtes. Fébrile, elle jeta en vrac le keffieh sur les branchages du bûcher. 


Elle se présenta de nouveau devant Naasik, seulement vêtue d’une tunique de lin et d’un pantalon ample. Ses mains se portaient instinctivement sur les côtés de son visage pour couvrir à la vue du monde cette marque indélébile de son essentielle infâmie qui la liait à ses ennemis. Son regard fuyait. Le sang battait dans ses tempes. 


  — “ Absolument tout, ” appuya-t-il encore d’un ton sans appel.  


Shaila baissa les yeux sur son propre corps. Ceux de Naasik, impitoyables, ne se détachaient pas d’elle. Mais ils ne brillèrent d’aucune concupiscence lorsque Shaila retira la chemise, puis le pantalon et s’offrit à la brûlure des éléments. Habillée seulement de ses cicatrices et de ses taches de rousseur, elle ne portait rien, ne possédait plus d’artifices. Elle frissonnait, mais non de froid. Ses mains ne tâtonnaient pas pour protéger sa pudeur, seulement l’obscène vérité que dévoilait la forme de ses oreilles.


Naasik n’exigea rien de plus. Il se détourna de la requérante dépouillée et se plaça près du bûcher. Il ne prononça nulle parole, n’entonna nul hymne. De son bâton porté à hauteur des branches et par la force de sa volonté, une flamme jaillit de nulle part. Shaila sursauta. L'incendie se répandit à toute vitesse, jusqu’à les dépasser tous deux en taille. Il crépitait en dévorant bois sec et vêtements. La corne de l’arc gémit, tordue par l’irrémédiable morsure ardente. Le métal des armes rougeoyait dans les braises. Les tissus, déjà, n’étaient plus que cendres qui s’envolaient incandescentes et retombaient en neige grise. 


Les branches s’affaissèrent dans un explosion d'étincelles. La vague de chaleur frappa Shaila en plein visage, l’obligea à fermer un instant ses yeux rendus humides. Elle lutta contre la fournaise qui irradiait son corps pour le forcer à rester immobile. Il luisait à présent de son eau qui s’échappait par les pores de sa peau. Quand elle rouvrit ses paupières, elle avait perdu de vue ses biens engloutis sous les brandons avides. 


Ainsi montait au ciel l’âcre fumée du sacrifice.  


  — Va, maintenant, » lui dit Naasik. « Le désert, te tend les bras. Va y chercher ton futur, si nos dieux souhaitent t’en faire le don. »


L’idée de remercier l'ermite de l'avoir guidé ne traversa pas l’esprit de Shaila. D’ailleurs, Naasik ne pensait pas le mériter. Il n'agissait pas pour elle, mais parce qu’il n’était comme elle qu’un pion dans un schéma plus vaste. Son sort reposait à présent entre les mains divines et dans les profondeurs impénétrables de leur volonté. 


Les pensées de Shaila comme ses pas et son regard s’égarèrent vers la ligne floue du lointain horizon au-delà des dunes.Elle descendit le flanc du belvédère avec la démarche d’un automate. Les cailloux tranchants, chauffés à blanc, labouraient ses pieds à chaque pas. Chaque foulée devint une souffrance plus grande que la précédente. 


Depuis qu’elle y avait posé les yeux pour la première fois, le désert avait toujours fasciné Shaila. Cette beauté nue et grave, cette infinie liberté, si dangereuse, si subtile l’attirait comme la flamme d’une bougie qui, l’instant d’après, incinérait le moucheron. Les êtres malfaisants qui, si les dieux lui en donnaient les moyens, subiraient bientôt son juste courroux lui avaient tout pris : ses amis, la paix d’un sommeil sans cauchemars, sa fierté de Mer. Le désert, lui, lui avait tout donné : une famille, un foyer, une raison de vivre et de se battre.


Le désert, c’était aussi la mort. Il emportait les faibles, éprouvait la résilience des êtres les plus durs. Il était la plus grande force des alik’r autant que leur pire malédiction. Les peuples qui vivaient en son cœur pouvaient l'apprivoiser, mais jamais le dominer. Le sable blanchissait les os de ceux qui s’y essayaient. Shaila n’avait pas cette prétention. Alors sans eau, sans nourriture et sans armes, sans même vêtements ni but, quelle chance aurait-elle ? Sa conscience lui rappelait que l'insignifiante force de sa volonté ne pouvait rien face à l’écrasante puissance de la nature elle-même. Il fallait s’en remettre aux dieux. 


Avancer. Le corps de Shaila obéissait à une impulsion plus profonde dictée depuis les tréfonds de sa chair. Ses ennemis s’incarnaient en un visage unique, un amalgame qui l’avait suivie après qu’elle soit ressortie de terre. Ils avaient un nom gravé en lettres rouges dans son futur. Pour quel autre but exister que celui de les détruire ? Elle ne devait plus rien à la troupes de ses fantômes à présent effacés ; mais la vie ne méritait pas d’être vécue tant qu’ils souillaient encore cette terre, qu’ils respiraient encore, tant que leur évocation la paralysait. 


Shaila marchait. Elle dépassa la dernière touffe d’herbe isolée, ployée sous le vent. Ses chevilles effleurèrent les feuilles tranchantes. Le souvenir de cette caresse resta gravé dans sa chair comme le dernier contact avec le monde du vivant avant que la plante de ses pieds ne s’enfonce dans le flanc pansu de la première dune de sable. 


Les grains pulvérulents cherchaient à l’engloutir. Ils roulèrent en cascade dans son sillage, ajoutèrent à la complainte du vent le doux bruissement de leur musique. Shaila arracha son pied à l’étreinte flexible et fit un pas de plus sur le sol mouvant, puis un autre.  


Naasik observa longuement la requérante s’éloigner, quand bien même il se sentait faiblir de minute en minute sous le fardeau que faisait peser sur lui le ciel ouvert. Elle n’était plus au loin qu’une tâche pâle et indistincte. Il lui avait montré la voie. Elle avait eu la force de l’emprunter. Il ne restait plus qu’aux dieux de lui montrer la destination, s’ils le souhaitaient. 


Quand il se lassa du spectacle, Naasik tourna les talons. A petit pas chancelants, il retourna au plus profond de ses grottes bien-aimées, pour ne plus en ressortir. Le souvenir de sa visiteuse du jour, déjà, s'effaçait de son esprit.


Cela faisait des heures maintenant que Shaila marchait. Le ciel rougeoyait des feux vespéraux d’un soleil sur le déclin. Où qu’elle porta le regard, elle ne voyait plus en tout point de l’horizon que dunes de sable à perte de vue. Shaila louvoyait. Elle contournait les dunes, se gardait de gâcher de précieuses forces à entreprendre l’escalade de chacune d’elles. Elle avait lors de ses voyages appris à garder le cap au fil de ces lacets, à se repérer à travers ce paysage infiniment répété. Elle n’en fit pas l’effort aujourd’hui. Ses pas suivaient l’instinct qui les guidait. Le vent soufflait ses empreintes à mesure qu’elle avançait. Shaila savait, c’était tout, qu’elle devait s’enfoncer, toujours plus loin, dans le désert qui l’appelait. 


Sa gorge râpeuse réclamait une eau qu’elle ne pouvait lui offrir. Et le crépuscule, elle le savait, n’apporterait aucun réconfort : même blottie sous le sable comme une vipère cornue, le désert se changeait à la tombée de la nuit en un tombeau gelé. Cette piètre couverture ne conserva que trop peu longtemps la chaleur emmagasinée par la journée et laissa Shaila frissonnante et à demi-enterrée. 


Les yeux de Shaila restaient obstinément ouverts et lui refusaient le sommeil que son corps réclamait. Elle se tourna et se retourna, recroquevillée dans sa couverture sableuse. Pour la première fois depuis des années, les fantômes du passé s’étaient tus. Ils ne lui jetaient plus de regards accusateurs, cette nuit ils ne la jugeaient pas ; coupable par action ou par omission. 


Une voix plus insidieuse encore prenait vie en elle, libérée de ses chaînes par cette lucide insomnie. Elle résonnait en écho dans l’espace du vide de ses pensée, enfla jusqu’à l’occuper entièrement :  


« Et si je me trompais ? »


Et si une fois de plus, elle fuyait le combat une fois venue l’heure fatidique ? Craignait-elle donc moins l’incommensurable force naturelle du désert que la puissance d’un ennemi qu’elle n’osait regarder en face ? Lâche, toujours lâche, incapable d’affronter ses démons véritables. 


Le sable irritait ses plaies. Dans le froid glacial de la nuit, Shaila sentait ses pieds s’engourdir. Elle se leva d’un bond.


Il fallait marcher, à tout prix marcher. Qui resterait immobile alors qu’un mal odieux profanait ce pays sacré ? Il fallait marcher, et même courir. Sous le regard du Mage, du Voleur et du Guerrier, sous le regard de Masser et celui de Secunda. Sous la pureté d’un ciel que ne troublait aucun nuage, Shaila allongea ses foulée, laissa ses pieds nus voler à la surface des dunes. Elle n’entendit alors plus rien que le souffle rauque de sa propre respiration.

Une foulée, puis une autre. Il suffisait de penser que la prochaine serait la dernière, puis de recommencer. 


Les montagnes de sable la dominaient de toute leur hauteur lorsqu’elle courait dans les creux qui les séparaient. Shaila leva les yeux vers la plus proche. Sa surface ondulait de rides sculptées par le vent, zébrée de leurs ombres qu’y projetaient les lunes. Nul défaut ne troublait la perfection géométrique de ces structures si semblables et différentes les unes des autres. 


Prise d’une impulsion soudaine, Shaila en entama l’escalade. Elle ne parvint qu’au début à maintenir le rythme de sa course. Ses pieds glissaient sur le sol mouvant qui l'entraînait vers le bas à chaque pas. Elle finit par atteindre le sommet en s’aidant de ses mains. Elle s’y dressa, le visage en extase. Elle tourna sur elle-même et, hilare, contempla son foyer. 


Depuis combien de temps ce son n’avait-il abreuvé ce lieu mortifère ? Depuis combien de temps n’avait-il fleuri aux lèvres de Shaila ? Elle rit des elfes impies qui bientôt subiraient une juste rétribution. Non pour honorer la mémoire de fantômes oubliés, mais pour elle. Pour la première fois, elle mènerait le combat en son nom propre. 


Demain, à l’aube, elle convoquerait les dieux. 


Lorsque le soleil se leva et chassa en l’espace d’un instant la froideur nocturne, Shaila se tint à genoux devant lui. Elle soutint son oeil incendiaire, et la gorge sèche de n’avoir bu depuis trop longtemps, cria : 


  — Je suis Shaila, l’archère d’Elinhir ! Soixante-douzième cavalière de la Horde d’Ebène, libératrice de Bergame. J’en appelle à Satakal Ecorce-Terrestre et au Grand-Papa Ruptga , à Morwha et à Tu’whacca. Entendez ma prière, guidez-moi sur le chemin de la vengeance ! »


Le soleil brûlait, le sable poudrait. Le vent n’apporta à Shaila que le silence pour réponse. 


Les muscles tendus, ses yeux flamboyaient de la flamme qui la consumait de l’intérieur. Sa main plongea dans le sol pour saisir une poignée de sable. Elle serra lentement, comme pour étrangler les grains qui coulaient entre ses doigts. Shaila invectiva avec force : 


« Je suis Shaila, l’archère d’Elinhir ! Soixante-douzième cavalière de la Horde d’Ebène, libératrice de Bergame. J’en appelle à Ebonarm, O seigneur de la guerre ! Souviens-toi du serment que j’ai jadis prêté en ton nom ! J’ai tué, j’ai saigné pour la défense de ce sol sacré. Je n’ai jamais rien attendu en échange, mais aujourd’hui je vous le demande : Ma cause est juste, mon courroux pur. Laissez-moi châtier les impies qui profanent ce pays ! Qu’en soit chassé l’envahisseur !»


L’éclat de sa voix s'effaça par delà les dunes restées muettes. 


Shaila se releva, nue et abandonnée au milieu de cette désolation. Rien qu’une charogne destinée à pourrir et des os à blanchir. Naasik lui avait tout pris au nom de dieux retors, mais il avait oublié de la dépouiller de soif de vaincre. Que l’Oblivion les emporte, car elle refuserait de mourir sans leur réponse. 


Le lendemain matin, son invocation réitérée n’offrit pas plus de résultat. Pas plus que celle du jour d’après. Elle marchait de nuit, quand elle en avait la force. Le jour, elle se reposait à l’ombre d’une dune. Tant que le soleil ne se dressait à la verticale, la muraille de sable la protégeait de l’astre. Shaila se retrouvait sans protection aux heures les plus chaudes de la journée. Sa peau cloquée tombait en lambeaux rouges, se couvrait de larges plaques noires. La sable emporté par le vent fouettait ses blessures, l’écorchait à chaque rafale, comme une tentative de nettoyer ses os blanchis des chairs encore vives qui les emprisonnaient. Les mirages dansaient devant ses yeux voilés d’une cataracte blanche, éteints par milles reflets dorés. De fantastiques étendues d’eau, de merveilleux palais dans le ciel s’offraient, inaccessibles, à son imagination.  


Sa langue n’était dans sa bouche plus qu’une pierre de feu. La fine rosée qui, l’espace d’un instant, fleurissait dans le désert juste après les premières lueurs de l’aube lui permettait de soulager brièvement ses lèvres craquelées quand elle la léchait avec avidité, mais ne lui permettait pas de l’étancher. Lorsqu’elle voyait encore, elle trouva une colonie de fourmis de feu et s’en reput. Ses doigts tâtonnèrent pour attraper les insectes qui enfonçaient dans sa chair leurs mandibules, ses dents déchirèrent leur chitine. Elle sentit avec délice le miellat sucré de leur abdomen couler dans sa gorge. C’était si bon. Elle en aurait pleuré s’il était resté en elle la moindre goutte d’eau. 


Shaila luttait sur ses jambes tremblantes et amaigries pour rester debout. Dans un effort surhumain, elle parvint à avancer d’un pas. Puis d’un autre. Et s’effondra, trahie par la faiblesse de son propre corps. Shaila resta immobile, la tête posée à même le sable rugueux. Elle ne voulait pas mourir. Elle leva ses yeux morts et murmura au soleil : 


  — Je suis Shaiélaè… humble pèlerine… Entendez ma prière…


Le soleil brûlait, le sable poudrait. Le vent n’apporta à Shaila que le silence pour réponse. 


Elle ne voulait pas mourir. Mais ce choix ne lui appartenait plus. Sa tête retomba, ses yeux se fermèrent contre sa volonté. Une douce chaleur emplit son corps meurtri. C’était si simple de céder, plus facile de de se battre éternellement. Quelle importance, après tout… Elle n’était pas digne. Elle avait échoué, une fois de plus. 


Les ténèbres l’envahirent. L’image fugace d’une compagnie de cavaliers galopant sur une plage dans leurs armures de feu, les dômes immaculés des tours de Sentinelle, les pics acérés des Monts du Dragon flottèrent dans son esprit. Des elfes en armure dorées défilèrent en farandole, froids et cruels pour se moquer d’elle. Shaila n’avait plus la force de les haïr. Son destin, la vengeance qui lui était promise... Pourquoi les dieux en détournaient-ils les yeux ? 


— Je ne suis personne… rien qu’un instrument de votre divine volonté. Je vous ai tout donné et vous offre aussi ma vie… prenez-la. 


Le soleil brûlait, le sable poudrait. Le vent caressa le visage moribond de Shaila. Il portait l’odeur douceâtre de la pierre. Les rafales comme le parfum enflèrent jusqu’à la nausée, si entêtant qu’il l’empêchait de s’assoupir pour de bon. Shaila ouvrit timidement ses paupières purulentes. D’indistinctes tâches blanches s’assemblèrent devant ses pupilles et s’évanouirent lentement. Le désert se forma sous ses yeux, nimbé du philtre d’ocre vaporeux d’une tempête qui se levait. L'atmosphère s’assombrissait davantage de seconde en seconde, jusqu’au moment où Shaila se trouva au cœur d’un brouillard brun qui fouettait son corps, emplissait sa bouche, ses yeux et ses narines. 


L’air et le sable tourbillonnaient, de plus en plus denses. Le chaos s’ordonna, prit vie sous la forme d’une silhouette de plus en plus tangible. Haute comme six hommes, la tempête du désert incarnée en golem sans visage s’approcha. Chacun de ses pas soulevait des cyclones et derrière lui, il traînait une longue épée de pierre qui fendait les dunes dans son sillage. 


— Ne te dresse pas entre une morte et son destin, » l'avertit Shaila, que les sables avalaient peu à peu. 


L’esprit ne parla pas. Il souleva son épée avec autant de facilité que si le roc eut été fait de vent et l’abattit sur sa victime.


Shaila glissa de côté pour l’éviter. La dune pulvérisée éclata en un nuage doré. Shaila se sentit chuter le long des parois écroulées. Le repos final se refusait à elle. Elle se remit debout, rassembla les dernières forces qui lui avaient manqué pour tenir tête au désert tout entier. La roche siffla, déchira l’air. Fût-il fait de vent et de sable, le tourbillon n’en restait pas moins un adversaire comme un autre et l’instinct prudent de Shaila anticipa la feinte. Elle bondit, esquiva de justesse l’épée qui décapita une dune. 


— Va-t’en ! » menaça Shaila d’une voix rauque. « Va-t'en, ou je te tuerais ! »


La tempête resta sourde. La lame tourbillonna , ce qu’il restait de la dune explosa. Shaila sauta, se rattrapa au milieu d’une avalanche dorée. Le sang battait dans ses tempes, elle en sentait le goût dans sa bouche comme une eau salvatrice venue l’abreuver. Elle courut vers l’esprit, portée par ses jambes brûlées qu’un souffle vengeur animait. Elle voulait étrangler son agresseur, le briser à main nues, lui faire payer pour une vie de souffrance qui, après ça, pourrait bien s’achever. 


Elle ne parvint pas à s’approcher. Le coup suivant qui la manqua de peu lui fit perdre l’équilibre. Une éruption de sable brûlant lacéra sa chair. Shaila tomba à la renverse. Mais dans le sable qui s’écoulait en torrent autour d’elle, elle distingua une forme mate qui en émergeait. Un instant plus tard, sa main sans réfléchir se posait dessus et ses doigts se refermèrent sur la poignée d’orichalque d’un cimeterre gravé de sourates.


Shaila tira le sabre et le dressa vers la tempête. Celle-ci cessa ses coups, le temps pour elle de frôler de sa lame titanesque la pointe de celle de son adversaire. 

Puis les frappes s’enchainèrent, aussi rapides que les bourrasques. Et chaque sifflement portait la voix d’une femme dans la vent, que Shaila reconnu comme celle de la maitresse de l’Escrime Aberrante. Car Leki se manifestait à elle, auréolée d’une lame forgée par sa pensée. Elle observait la danse mortelle. 


L’épée d’orichalque ne pesait rien dans la main de Shaila. Elle traduisait en mouvements ses pensées à l’instant même où elle les formulait, sans lui causer le moindre effort. Chaque geste la nourrissait d’une manne spirituelle, chassait un peu plus l'agonie de son corps. Possédée par sa propre volonté, elle opposait son épée à celle de pierre de l’esprit de la déesse. Elle para l’une des bottes portée à son visage. Les volutes de sable autour du point d’impact se vitrifièrent instantanément. Un hurlement cristallin s’échappa des deux lames, si intense qu’il étouffa brièvement le grondement de la tempête. Shaila n’essaya pas d’user de sa force pour dévier la lame de son adversaire. Elle la laissa plutôt glisser le long de la sienne, emportée par sa propre énergie jusqu’au fatidique point de non-retour où la tempête n’eut plus l’amplitude suffisante pour riposter avant elle.


Shaila dégagea son cimeterre et frappa l’épée de pierre. Le roc vola en éclats, haut dans le ciel. Elle frappa encore, jusqu’à ce que l’épée ne soit plus que gravats et que la tempête se tienne face à elle, désarmée. 


Alors elle plongea sa lame dans le tourbillon et trancha le vent avec tant de précision qu’il en gémit de douleur. 


Tombant à genoux, Shaila contempla se dissiper la tempête de sable. La poussière retomba sur les dunes qui ne portaient plus nulle trace de la bataille passée. Le ciel étendit de nouveau sur le désert son grand manteau d’azur, où trônait l’impitoyable astre solaire. 


— Est-ce là tout, Dame de L’Epée ? Donnez-moi d’autres adversaires, et je les tuerai en votre nom. » murmura-t-elle en refusant de lâcher la poignée de son sabre. 


Le vent n’apporta nul ennemi, n’apporta nulle réponse. Lorsqu’elle baissa les yeux, Shaila vit que le sable s’était incrusté dans ses plaies et qu' elles étaient guéries. Il dessinait sur sa poitrine, sur ses bras et ses jambes, des runes complexes et des arabesques tortueuses aux reflets ocres et dorés. D’occultes formules et des prières dont elle-même ignorait la signification.


Un souffle paisible balaya les dunes. Les grains qui s’envolèrent dévoilèrent près de sa main gauche un métal identique à celui de son cimeterre. Armée de mille précautions, Shaila dégagea le sable qui restait. Elle révéla un arc d’orichalque, dont la corde semblait être tissée à partir d’un cheveu. Cinq flèches à la pointe effilée l’accompagnaient, faites d’une hampe de roche et d'un empennage de vent impalpable. 


Shaila enfila l’arc encordé autour de son torse. Elle se releva, armé d’une main de son cimeterre, de l’autre de son faisceau de flèches. Elle jeta un ultime regard à son foyer, le désert au sein duquel son destin lui avait été révélé. Et elle s’en fut l’accomplir. Ailleurs en Martelfell, la guerre touchait à son terme. Mais il n’était plus question pour elle de victoire, seulement de justice. 


Elle laissait derrière elle, morte dans le désert, Shaiélaè la bosmer, Shaila l’archère d’Elinhir et qui qu’elle fut par le passé. Car elle était maintenant Rih’Leki Almuqadasa, Le Vent Sacré de Leki.

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