Petit Pain

Chapitre 1 : Petit Pain

Chapitre final

4809 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 31/10/2022 16:23

[Petit Pain]



Cette fanfiction participe au Défi d’écriture du forum Fanfictions .fr : Le Lieu Sacré - (septembre octobre 2022).


Il était une fois, située dans les ruelles d'un village tamrielien, une charmante boulangerie fort achalandée. Des citoyens de bourgs voisins se déplaçaient jusqu'ici pour se procurer pains et pâtisseries de toutes sortes. Ils ne renonçaient pas à parcourir la distance nécessaire tant les douceurs désirées leur étaient particulières. Les pains durs se vendaient tous alors qu'ils sortaient à peine du four de pierre aux braises rieuses. Chacun pouvait admirer, dans la charmante boutique à l'odeur accueillante, les étals où avaient été disposées avec soin l'ensemble des gourmandes créations. Des tartes aux pommes fraîches en passant par les chaussons à la viande encore chauds pour finalement arriver sur les réputées tartes aux raisins jazbay, dont le nectar sucré coulait sur la pâte et la caramélisait, tout éveillait l'appétit. Si le regard se portait plus loin, il distinguait finalement les divers pains exposés derrière le comptoir. Il n'en existait que quelques genres différents, mais leurs goûts et textures leur correspondaient à chacun de manière unique et ils se suffisaient à eux-mêmes.

S'y trouvaient également deux jolis sourires, dont la chaleur s'ajoutait à celle des feux, participant à la sympathie de l’endroit. Le couple de boulangers, deux Impériaux d'une quarantaine d'années, avait toujours vécu ici, et le bonheur que leur procurait leur commerce influait sur leurs délices, comme un infini cercle vertueux. La boulangerie se voyait régulièrement vidée de tout ce qu'elle était capable de proposer, heureuse victime d'un succès qu'elle n'avait pas volé, Nocturne pouvait en témoigner. Lorsque quotidiennement venait l'heure de ranger, c’était en chantant les airs enthousiastes des bardes que le couple se mettait à la tâche, leurs balais et un torchon dansant au gré des notes qui s'envolaient. Le nez de la femme se voyait blanchi par la farine que son époux déposait entre deux éclats de rire, avant de se voir subir le même sort par celle qui ne se laissait guère faire. Ce combat de poudre avait constamment lieu, et la boulangère menait actuellement la bataille en grande gagnante.

 Ainsi, lorsque l'obscurité de la nuit épousait les dernières lueurs des rayons de Magnus, Jeneha et Barmherius joignaient leurs mains plutôt que leurs efforts. Si la journée, sans jamais perdre leurs sourires, ils œuvraient à la vie de leur Aetherius à eux, lorsqu'ils inhalaient la satisfaisante odeur de ménage bien réalisé, ils se permettaient alors de jouir de la vie de leur couple. Une fois le pêne reposant dans la gâche, laissant à la boulangerie quelque répit, le temps d'une balade suffisait encore à rosir les joues des deux Impériaux. Tandis que les chemins pavés accueillaient leurs pas, les doigts entremêlés se resserraient, les pouces se caressaient. Une bienveillance certaine se percevait entre les deux amants ainsi qu'entre eux et leur commerce.

Lorsque le ciel se colorait des volontés d'Azura, peignant les essences de l'aurore sur cette toile bleutée, Jeneha et Barmherius avaient déjà quitté leur couche depuis un bon moment. Ce dernier, ayant fini de nourrir leurs quelques poules et récolté leurs œufs, s'occupait d'éplucher des petites pommes tandis que sa femme se rendait au sommet du village. Son cœur battait fort au creux de sa poitrine, l'Impériale le sentait pulser toujours plus intensément, bien qu'elle fût essoufflée. Il s'agissait en effet d'un trajet auquel elle était accoutumée, il la connaissait autant qu'elle le parcourait. Chargée de ses deux seaux de bois, retenus par ses doigts rougis agrippés aux anses, absolument rien, ni même les éclairs ou les rafales floconneuses ne l'empêchait de poursuivre son trajet. Il s'agissait de sa routine et la sienne seulement. Il arrivait quelques fois, lorsque Barmherius la trouvait souffrante, ou qu'il comprenait que les arthralgies de l'Impériale se révélaient plus difficilement supportables pour cette dernière, lui avait-il proposé, sans la forcer, de se saisir de ses seaux à sa place. Il fit constamment face à un refus de sa part, encore récemment, bien que cela ne suffît point pour l'arrêter de lui proposer son aide, que Jeneha refusait toujours, en lui offrant un doux baiser sur la joue.

Une fois le sommet atteint, le visage chaud du sang y ayant afflué, il lui suffisait de suivre le fin chemin de terre, creusé au fil des années par les pas qui l'avaient parcouru. Son regard se plongeait alors tranquillement dans les reliefs de l'horizon que lui offrait la vallée. Il était difficile de se lasser d'une vue telle, imprenable. Subtilement, cette étendue chatoyante se voyait rehaussée de beauté par une source, celle pour laquelle la boulangère se déplaçait chaque matin, que Nocturne ou Magnus dominât les pigments fixés sur la voûte céleste. D'une allure décidée, elle s'en approchait, guidée par le bruit agréable et tranquille de l'eau qui s'écoulait perpétuellement. Jeneha pouvait ressentir les vibrations d'autres villageois qui se rendaient également au sommet. En effet, l'impériale ne représentait guère l'unique personne désirant parvenir à la source. Si le village disposait d'un puits, utilement situé sur la place principale, celui-ci se voyait boudé au profit de celle-ci.

Jeneha déposa ses seaux au pied de la fontaine, au niveau du bassin de pierres taillées. Là, elle passa la main sur son front tandis que son regard suivait le liquide limpide s'écoulant du bec de la fontaine. Une ambiance mystique entourait la boulangère. Cette fontaine, dont l'eau attirait bien des villageois, se révélait en effet bien particulière. Connue comme « la source du juste sommet », la légende qui parcourait le village indiquait que la volonté divine animait ce flot aquatique. Ce dernier serait alors pourvu de propriétés médicinales tirées des dons des ancêtres. Soulageant les maux, apaisant l'âme, les vertus de cette eau se répandaient par-delà les différents villages alentour. Dominant le fût central, la moulure en fer forgé aux reflets de bronze d'une coupe renversée semblait diffuser dans l'eau l'ensemble des bénéfices que son contenu immobile possédait d'après les dires propagés. L'Impériale remettait en place ses cheveux châtains tressés tandis qu'elle s'agenouillait, les avant-bras reposant sur les bords pierreux du bassin. La fontaine possédait quatre becs, situés de part et d'autre du bassin, qui laissaient le flot rejoindre le contenu agité du bassin, tout à fait harmonieusement. Jeneha profitait que sa solitude en ce lieu se prolongeât pour se laisser aller au clapotis apaisant de l'eau. Ses mains se dirigèrent vers le fond de l'un de ses deux seaux, se saisissant d'un paquet peu large ni encombrant, mais dont émanait une odeur ravissant les bulbes olfactifs. La boulangère se releva alors, lentement, une main posée sur son genou droit, le massant doucement au fil de son redressement. Une petite surface de pierres grossièrement empilées pouvait se distinguer, à proximité de la fontaine. Jeneha y déposa alors délicatement le contenu qu'elle transportait, tout en effleurant du bout de ses fins doigts les irrégularités des roches, leur unicité. Elle distingua les bruits de pas des autres villageois, venus eux aussi s'approvisionner à la source, et qui étaient enfin arrivés. Alors, pour elle-même, elle prononça ces paroles, bien au chaud au creux de son cœur, les mains reposant à cet endroit précis :

« Venez à moi Stendarr, et acceptez ce présent, frais comme le zéphyr des premières heures, tendre tel un élan de bonté. »

Dans un sourire, elle tourna les talons pour refaire face à la source et, les mains reposant toujours sur la propre pompe de son corps, elle permit à ses paupières de se fermer pour se retrouver avec elle-même, dans ses propres prières.

À la suite de ces dernières, elle pencha successivement chaque seau sous le flot cascadant, récupérant ainsi le précieux liquide. Cet échange de générosité, de prières et de respect se réalisait quotidiennement. Jeneha se chargeait d'eau miraculeuse, et chaque matin, elle offrait au dit Stendarr une de ses confections, réalisées avec cette même eau. Paisiblement, les bras chargés, la boulangère redescendait ainsi le chemin que ses pieds connaissaient si bien.

C'était ainsi que débutait la journée de Jeneha et de Barmherius, ensuivie par la mise en place de leur commerce, tandis que les premières fournées lancées par le boulanger commençaient à dorer et à diffuser leurs effluves alléchants.

Durant de longues années, ce quotidien, étincelant tel l'anneau de Mara habillant les chaînes à leurs cous, agrémenté de toutes les surprises dont il pouvait receler, emplissait de félicité l'âme des deux amants.

 

Un jour, un jour maudit, un citoyen d'une bourgade voisine parvint, blême tel un nuage de farine, aux portes du village. Tenant d'une main tremblante les rênes de son vieux destrier, il annonça, d'une voix parée des tremblements de la peur, que la guerre avait débarqué à l'ouest d'ici. L'ensemble des villageois s'était alors réuni près de lui, pour écouter les nouvelles ombrageuses qui se projetaient sinistrement sur leur quotidien ensoleillé.

Sur les plaines éloignées, habitant la vie et la diversité, furent invoqués trois dévoreurs. Avides de la vie des corps chauds et bouillonnants, créations du belliqueux daedra Boéthia, figure à l'allure hermaphrodite, rien ne pouvait freiner leur attirance envers les âmes qu'elles pouvaient lacérer. Certainement, le daedra las et désireux de se faire spectateur de sanglants combats, les invoqua-t-il pour s’octroyer cette distraction si rare en ces calmes contrées. Au nombre de trois, et demeurant la plus faible de toutes les sous-espèces de dévoreurs, ceux invoqués ici ne laisseraient sans doute que des miettes des quelques villages alentour.

Sauver leurs hameaux à tout prix, il s'agissait là de la motivation de l'homme au destrier, et de celle qu'il fit grandir dans le cœur des femmes et des hommes du village. Quelques murmures, de grands cris, des protestations pouvaient se faire entendre au sein de la foule réunie. Certaines femmes brandirent leurs fourches, tandis que deux hommes se dirigeaient déjà vers leur domicile pour se préparer au combat. En Tamriel, tous ignoraient combien de temps pouvait durer la paix, mais étaient néanmoins préparés au combat, même contre des serviteurs daedriques.

Une boule pesant au niveau de son épigastre, Barmherius, la mâchoire serrée, attrapa la main de Jeneha tandis qu'ils rentraient chez eux. Celle-ci lui souffla doucement que rien ne l'obligeait à partir, il répondit alors qu'il désirait protéger ce à quoi il tenait le plus, ce qui donnait un sens à sa vie, peu importait que cela lui coutât la sienne. Assis sur le banc de leur boulangerie, baignant dans une impression de sécurité éphémère, ils s'enlacèrent, et s'étreignirent ainsi ; et le temps qui s'égrenait, attendri par cet amour, aurait désiré pouvoir s'écouler, pour eux, un peu plus lentement.

Réunis, des visages aux traits juvéniles aux côtés d’autres revêtant les traits marqués procurés par les années, des femmes et des hommes, une majeure partie des villageois s’apprêtait à emprunter le chemin de la destruction. Les faces assombries d’un voile de crainte et de chagrin, les larmes ne savaient se tarir, telle la source bénissant leur village. Les mains peinaient à se délier, les regards à se décrocher. Après des caresses, qu’ils ne souhaitaient pas être les dernières, Jeneha et Barmherius se résolurent à accepter le sort infligé par les immortels, et chacun envoya à l’autre un dernier vaillant sourire, afin de se laisser un souvenir doux pour se soulager de l’amertume.

Les jours s’écoulèrent, les semaines, tous commençaient à perdre la notion du temps, au combat ou dans les villages. Si les dévoreurs n’étaient que trois, leur nature et leurs capacités rendant aisée la détection des corps chauds désavantageaient les combattants. De ruse devant faire preuve, de sagacité devant déborder, chaque journée leur permettait de déployer de nouvelles techniques. Des femmes, des hommes tombaient au combat, et le spectacle de leur fin épouvantait les yeux les plus braves. Maintenir une distance importante entre la majorité des bourgs et le champ de bataille constituait leur priorité.

Les ruelles, dépourvues de leurs souffles de vie, paraissaient bien calmes dans l’esprit des villageois tourmentés. Les conversations n’étincelaient plus de leurs éclats de rire, les mains se tordaient, les regards fuyaient. Si la vie devait continuer, les évènements se poursuivre, les daedras étaient maudits de tous. Le réveil était pénible pour Jeneha, au petit matin. Elle faisait glisser lentement ses doigts qui s’étaient encore affinés sur les draps froids. Ses yeux se refermèrent, ne désirant pas avoir à faire face à une nouvelle journée sans pouvoir distinguer le visage de Barmherius. Instinctivement, ses doigts se portèrent à son sternum contre lequel reposait, à la chaleur de son cœur, l’anneau qui l’avait unie à lui. Les battements réguliers lui rappelaient ce qui rythmait son existence, ses sourcils se froncèrent. Ses cheveux attachés, l’Impériale s’engagea, comme chaque matinée qu’Akatosh lui accordait, sur la pente de la source du sommet. Elle avait bien remarqué que, depuis un certain temps, les pas qu’elle percevait, accompagnant les siens au cours de l’ascension, se raréfiaient. Le courage manquait aux âmes, les miracles et les espoirs n’osaient poindre dans les esprits, alors la fontaine s’en voyait délaissée.

Jeneha s’agenouilla au bord du bassin, à l’endroit précis qu’elle affectionnait. Ses deux seaux l’entouraient, sa prière s’éleva dans sa voix, dont le ton chantant implorait la grâce et l’espoir ; sa voix s’éleva dans les cieux, dont les couleurs écarlate et indigo dépeignaient un contraste d’une certaine dualité. Tandis qu’elle se relevait, une main posée sur son genou, les doigts crispés, son sourcil s’éleva d’étonnement, quand elle crut remarquer que la fontaine s’était ternie de toute part, hormis là où elle s’agenouillait chaque jour. Elle cligna rapidement des yeux, pour mieux distinguer cette impression, mais quand elle fixa la source à nouveau, la distinction semblait déjà s’être volatilisée. Jeneha se dirigea alors vers la surface pierreuse et, sans jamais avoir abandonné ses offrandes, elle déposa une fois de plus le contenu de ce qu’elle avait transporté jusqu’ici.

           Il s’agissait là, comme chaque matin, de la grande spécialité de sa boulangerie : un petit pain à la mie briochée, rehaussée d’agréables cubes de pommes, fondant en bouche. Si les ressources commençaient à manquer, les champs se voyant moins cultivés, jamais Jeneha n’avait pas favorisé son offrande par rapport à son propre appétit. De retour au village, affairée à ses fourneaux, les pains et gâteaux de la boulangère gonflaient sous l’intense chaleur qui les entourait. L’odeur sucrée et tendre qui en émanait la ravissait, et un sourire naquit sans qu’elle ne s’en aperçût elle-même. Dans les heures les plus calmes de l’après-midi, Jeneha descendait bien souvent à la rencontre des enfants du village, distribuant ce qu’elle leur avait apporté, au creux de son panier tissé. Elle revoyait les mêmes petites têtes, et ses joues se coloraient de rose. Les grands yeux se levaient vers elle, et la hâte les menait à courir, quand bien même se trouvaient-ils fatigués. Le contenu de son panier tentait de faire voyager les jeunes enfants de toute race avec des recettes cosmopolites, qu'elle avait obtenues des nombreuses personnes qui, avant le début des combats, faisaient encore escale dans la bourgade à la découverte de ses particularités. Elle attendait particulièrement les retours de ces jeunes, dont l'honnêteté n'était recouverte d'aucun filtre. Les jours où Jeneha possédait une réserve satisfaisante, cohérente avec une cuisine plus spéciale, se révélaient de plus en plus rare, mais elle accueillait chaque opportunité en se mettant immédiatement les mains à la pâte. Tous s'enthousiasmèrent à la distribution de son gâteau à la banane, typiquement khajiit, les doigts léchés jusqu'à la dernière miette, le panier vidé jusqu'à la dernière part. Un jour qu'elle s'était mise en tête de confectionner des mets orques, elle leur fit goûter une tarte au melon et à la pomme de terre. Les bouches s'entrouvrirent de surprise, mais le panier se vit intégralement vidé une nouvelle fois. Jeneha conservait une partie de ses confections pour les personnes plus âgées et malades du village, désirant que chacun puisse correctement se sustenter, que tous puissent un peu égayer leur corps dans ces ternes moments. Il s'agissait là, d'une certaine manière, d'un refuge qu'elle s'était créé. Ce quotidien, qu'elle avait dû récréer, lui procurait une nouvelle motivation, la maintenait dans un chemin de vie qu'elle suivait régulièrement, qu'elle tentait de teindre d'enthousiasme. Elle priait, elle cuisinait, elle rêvait du retour de Barmherius.

 

De son côté, Barmherius maîtrisait davantage l'art de la guerre que de nouvelles recettes alléchantes. Par diverses améliorations de leurs ruses, le groupe de villageois, mené par quelques-uns qui connaissaient les techniques martiales, parvinrent à bout de deux dévoreurs. Cette avancée ne se réalisa point sans le sacrifice de dizaines de vies, sans la perte de femmes et d'hommes courageux, avidement engloutis sous leurs regards maudits. Les parchemins de sortilèges de glace, les flèches trempées dans différents poisons de glace constituaient les principales armes efficaces contre les dévoreurs : le reste ne les atteignait guère. Ni les flammes, ni la foudre, rien de tout cela ne possédait la capacité de blesser ces créatures. Les villageois, une fois la nuit tombée, profitaient de la baisse physiologique de la température centrale du corps, pour se déplacer avec davantage de discrétion, très lentement. Ils s'étaient placés partout autour du dernier dévoreur, formant une sphère réelle et mouvante autour de lui, afin de le perturber, de ne lui offrir aucun repère. Ils bougeaient, pas à pas, le souffle doux, tirant leurs flèches, murmurant les inscriptions du parchemin, de temps à autre. Certains se perchèrent sur des branches vigoureuses, d'autres s'étaient enterrés dans des creux naturels formés par le sol. Le but de cette sphère humaine consistait également à protéger les blessés et les malades, récupérant du mieux possible.

Soudainement, animé d'une hargne intense, le dévoreur restant se jeta hasardeusement sur un groupe de villageois. Ceux situés à l'opposé profitèrent qu'il leur tournât le dos pour asséner leurs flèches à la morsure glaciale, leurs incantations hurlantes. Assailli de toutes parts, le dévoreur s'effondra sur lui-même, le rachis comme paralysé par le blizzard se répandant en son être. Il s'éteignit alors brutalement, dans un râle rauque et répugnant, tandis que les villageois, la respiration coupée, n'osaient plus bouger, craignant un regain de vitalité de la créature. Il n'en fut rien. Les armes tombèrent en même temps que les larmes. Toutes et tous sentaient un tourbillon d'émotions les envahir, alors qu'ils tentaient de le faire taire. Le soulagement, la tristesse, la hâte de revenir, l'angoisse, l'euphorie, l'ensemble se mêlait et formait un fardeau mental bien lourd pour eux. Ils s'étreignirent, sans vraiment se connaître, seulement pour sentir qu'ils étaient, en effet, bien vivants.

Un geignement retentit parmi les exclamations. Tout d'abord étouffé, il se fit plus important ensuite, attirant l'attention des survivants. Ce geignement provenait du dévoreur, toutefois, il s'agissait bien d'une voix humaine. S'accordant dans leurs efforts, le monstre massif leur demandant une force excessive, ils parvinrent à force de temps et de volonté à extirper le rescapé de sa prison.

Barmherius peinait à reprendre correctement ses esprits. Il ne put que répéter ses remerciements envers ceux qui purent le déloger, ainsi qu'envers Jeneha au fond de son cœur, persuadé que son amour l'avait protégé. Lorsqu'il tenta de se relever, un hurlement de douleur s'échappa de son être, lui indiquant de diriger son regard vers son foie, celui-ci saignant abondamment. Une hémorragie hépatique provoquée, certainement, par une griffe du dévoreur ayant transpercé le corps du pauvre Barmherius. Sa vue se troublait, le peu de forces qu’il avait réussi à conserver s’amenuisait peu à peu comme le traduisait la pâleur s’installant sur son visage.

Il crut goûter à ses derniers instants, amers comme un de ces pains de seigle qu’il aimait cuire. Les battements de son cœur s’affaiblissaient dans une bradycardie sourde, une lenteur douce, un fin soupir. Son corps se recouvrait de marbrures tandis que ses paupières se maintenaient ouvertes par la seule force de sa volonté. En effet, plus loin, eût-il pensé à une hallucination, il avait aperçu un panier tressé, contenant des petits pains amoncelés. Les villageois regroupés autour de lui ne comprirent pas immédiatement ce qui signifiait l’index que Barmherius pointait vers sa vision, mais quand ils tournèrent le regard en suivant la direction indiquée, ils n'en revinrent pas. Subséquemment, une villageoise se précipita pour se saisir du panier, le rapportant au groupe.

« Mes petits pains… Eau sacrée… »

Ces quelques mots furent les seules paroles que put prononcer le blessé pour expliquer à ses camarades qu’il reconnaissait le contenu du panier. Ces petits pains n’étaient nuls autres que ceux qui représentaient l’image même de la boulangerie, la spécialité de Barmherius et Jeneha. Un villageois parmi le regroupement provenait du même village que Barmherius, et connaissait ses confections, ainsi que l’histoire de la fontaine et de son eau. Vivement, il indiqua à tous que ces pâtisseries à l’apparition providentielle détenaient les vertus pouvant sauver Barmherius et les autres blessés. Il en découpa un premier morceau qu’il tendit vers la bouche du boulanger, qui ne comprenait pas la présence de ses confections sacrées en ce lieu, lui qui imaginait être victime de troubles causés par son esprit fatigué. Lentement, il ingéra les morceaux coupés patiemment, tandis que d’autres villageois s’en étaient allés distribuer ceux restant aux autres blessés.

Ses mains immobiles, posées sur son hypochondre droit à la peau lisse et saine, Barmherius prenait le temps de savourer les battements réguliers de son cœur. Quelques miettes logeaient dans sa barbe, coincées entre deux poils roux, allongés par les semaines passées loin de chez lui, tout comme sa tignasse emmêlée, flamboyant de la même couleur. Il les essuya, puis fixa de ses iris noisette l’entraide régnant au sein du groupe qui ne tarderait pas à se dissocier, chacun devant s’en retourner en son propre village. Les effets bénéfiques de l’eau de la source du juste sommet permirent à tous les blessés de se remettre sur pied, tel un miracle, telle une puissante potion réalisée par le plus suprême des mages de Tamriel. Les mains se serraient par grosses poignées, s’agitaient dans de grands adieux, cette épreuve ayant renforcé de manière puissante et pérenne la solidarité entre les hameaux. Tous reprenaient leur chemin, témoins de la puissance de la fontaine sacrée.

L’arrivée des combattantes et combattants aux portes du village de Barmherius se fit dans un grand calme, les citoyens n’ayant guère été prévenus de ce retour grandiose. L’agitation et le brouhaha vinrent ensuite, accompagnés d’acclamations et d’applaudissements. Les pertes provoquèrent pleurs et désarroi, mais l’accomplissement annoncé par les survivants ôta une intense angoisse de nombreux esprits : les traits se détendirent, les larmes coulaient à n’en plus finir, de joie ou de peine.

Trouvant la boulangerie emplie d’un silence froid, un tablier taché déposé sur le comptoir, Barmherius s’enquit alors de l’endroit où pouvait être Jeneha. Il se dirigea alors spontanément vers le seul lieu où il était certain de la retrouver. Si les battements de son cœur s’accéléraient, Barmherius ignorait si la causalité revenait au chemin pentu ou à l’euphorie de revoir sa douce.

Ses cheveux nattés tombant sur le haut de sa robe, les doigts entremêlés, l’image que lui renvoya sa femme possédait une aura divine. Elle lui semblait si belle, si calme, si vivante. Et lui, lui qui marchait vers elle et qui sentait ses muscles se tendre, s’étirer, qui percevait ses poumons s’emplir d’un air si pur, qui voyait sa peau frémir sous le souffle frais du vent, lui aussi était tellement vivant. Malgré la fatigue, même si son visage pouvait témoigner de ses temps difficiles et ses vêtements de ses souffrances au combat, il avançait vers elle, un sourire franc accroché aux lèvres. Elle, Jeneha, avait entendu la cadence de ses pas. Elle y était habituée, les avait reconnus. Craintive de les avoir désirés au point de les inventer, elle conserva ses yeux fermés, cherchant à chasser cette idée. Seulement, lorsqu’ils se firent plus présents, elle n’eut d’autre choix que de répondre à sa curiosité et de porter le regard sur lui. Le flot de ses larmes se joignit à celui de la fontaine à laquelle elle était agenouillée. Seules, ses mains se portèrent à son cœur, puis ses bras se tendirent vers lui qui était désormais si près. Il s’agenouilla pour se mettre à sa hauteur, la rejoignit en lui tombant presque dessus, n’osant l’étreindre trop fort. Dans un instant emprunté à l’éternité, leurs pupilles s’épousèrent, ne se quittaient point, leurs yeux se disaient tout, tout l’amour qu’ils se portaient. Dans un murmure, Barmherius remercia Jeneha, lui indiqua comment elle et ses prières infinies furent les clefs de sa survie dans les dernières minutes du combat.

« Merci, Stendarr », soufflèrent en chœur les deux amants, encore enlacés. Adossés au bassin de la fontaine, Barmherius répondait à toutes les questions de Jeneha, la main dans la sienne, la tête reposant sur son épaule. Cette apparition miraculeuse, tous pouvaient en témoigner, tous pouvaient attester des blessures qui avaient guéri suite à l’ingestion des pains vertueux. Les offrandes et les prières de Jeneha purent, certainement, atteindre l’esprit de l’Aedra, parvenir jusqu’à Stendarr. Attendri par ce déchirement, par la potentielle tragédie pouvant découler de ce combat, il apporta reconnaissance à la dévotion de Jeneha.

Jeneha et Barmherius demeurèrent ainsi, un long moment, bercés par les cascades de l’eau sacrée. La vie reprit son cours, la boulangerie se vidait chaque jour, procurant joie et santé à tous les villageois, provenant des contrées les plus lointaines, aussi lointaines qu’avaient pu voyager les rumeurs. Paisiblement, comblés par leur amour et par leur boulangerie, Jeneha et Barmherius vécurent des jours heureux et paisibles qui ne se virent plus jamais perturber.

Depuis, le nom du village circula et jusqu’à aujourd’hui, la boulangerie continua d’exister. L’histoire des amants fut continuellement contée, comme je vous l’ai transmise ici, et désormais la recette des petits pains aux cubes de pommes et à l’eau sacrée connue sous le nom éponyme « pains de Jeneha et Barmherius ». 

 

Fin

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