Le Code Méhrunes

Chapitre 1 : Le Code Méhrunes

Chapitre final

5816 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 14/02/2023 17:40

Cette histoire a été écrite dans le cadre du défi " Qui êtes-vous ? Qu'avez vous fait de…" du forum Fanfictions.fr de janvier/février 2023. ( https://forum.fanfictions.fr/t/defi-qui-etes-vous-et-quavez-vous-fait-de-jan-fev-2023/4822/31


Les consignes impliquaient de décrire le changement de comportement d'un personnage, ainsi que d'inclure dans l'intrigue un message codé. 



Un énorme merci à @Fahliilyol, que je salue aujourd’hui tout particulièrement, pour sa relecture attentive et sa correction acharnée. 


Bonne lecture !



Le grand salon du 82eme étage du building d’Oblivion Corporation offrait un cadre relaxant, plus informel que l'austère salle de réunion attenante au bureau du PDG. Sur le parquet de chêne ciré, garni de tapis s’agençaient de coûteux fauteuils de designer assortis de tables basses spécialement choisis par l’un des meilleurs décorateurs du pays. Les toiles abstraites de quelque artiste en vue sur le marché de l’art recouvraient les murs. Un astucieux système de rangement offrait à la vue une riche sélection de boissons : brandys, whiskies, champagnes et vins français trônaient derrière leurs vitrines, objets de décoration autant que de dégustation.


Enfin s’ouvrait sur le mur du fond une large baie vitrée : Le visiteur assis confortablement y dominait l’infini paysage urbain qui s’étendait au-delà..

Le vide attirait inexorablement à lui le regard de Nocturne. Du divan où elle était installée, il lui suffisait de tourner la tête vers la gauche pour admirer le toit des grattes-ciels de New-Tamriel, les étendues boisées de Valenwood Park, la surface huileuse de la baie d'Iliaque, les piles et les haubans des interminables viaducs qui en enjambaient l’embouchure. Quelques cargos et méthaniers se distinguaient au-delà, loin à l'horizon, en direction des zones industrielles d’Argonia Docks et du Hammerfell’s Side. 

D’ici, même les plus hauts immeubles paraissaient minuscules, mais ce n'était qu’une illusion cultivée par le mégalomane PDG d’Oblivion Corporation : L’immeuble qu’il avait fait construire n'était pas en réalité le plus haut de New-Tamriel. Il n’entrait même pas dans le top trois. Méhrunes Dagon s'était seulement arrangée pour que le White Gold Building, la Crystal Tower et la Direnni Tower ne fussent pas visibles depuis son luxueux salon de réception. 


Le choc bruyant d’un poing sur la table et des panneaux de verre qui carillonnaient résonna à travers tout ce dernier.


— Putain d’incapable ! Ça t'arrive de faire l'effort de réfléchir avant tes conneries ? Le long terme, c’est une notion que tu connais ou ton cerveau abruti n’est pas capable de voir plus loin que le bout de ton nez, distance soit dit en passant bien plus longue que celle qui te sépare d’une inscription à Pôle Emploi !


Nocturne frissonna, soulagée par le plaisir coupable de n'être la cible du courroux de leur patron. Shéogorath avait perdu jusqu'à la moindre goutte de son panache légendaire, du charisme inimitable qui faisait de lui le meilleur directeur marketing que n’ait jamais compté l'entreprise. Cintré dans son costume mauve, il se faisait aujourd’hui tout petit. Si terne, si éteint que même son extravagante cravate rose ne brûlait plus autant la rétine que d’habitude. Ce n'était plus qu’un drapeau en berne qui pendouillait sur sa poitrine. Il s'enfonçait si profondément dans le coussin de son fauteuil pour y disparaître que ses yeux atteignaient la hauteur des plateaux de la table basse. 


— Monsieur, je…


— Silence. 


— Je…


— SILENCE ! 


— Mais…


— Qu'est-ce que tu piges pas ??? FERME TA PUTAIN DE GUEULE ET DEGAGE DE MA VUE AVANT QUE JE TE BALANCE PAR LA FENETRE !!! DEHORS !!! DEHORS TOUT DE SUITE !!! VA ME PONDRE UNE NOUVELLE CAMPAGNE POUR RÉPARER TA CONNERIE ! OU JE M'ASSURE QUE TU FINISSES TA VIE DANS LA RUE !!! “


Shéogorath bondit de son fauteuil et s'échappa vivement vers l’issue la plus proche, aussi silencieusement que le permettaient ses bottines à talonnettes. D’un seul coup,, le calme retomba sur le salon, seulement ponctué par la respiration bestiale de Méhrunes Dagon. Son visage rubicond était au bord de l’asphyxie, ce qui ne l'empêcha pas de tirer un cigare de son étui et de l’allumer d’un geste brusque.


Nul n’osait parler le premier et en réalité, tous espéraient que le grand patron signale la fin de cette maudite réunion.

Ce fut Azura qui commit l’erreur de lever son stylo pour demander la parole. Dagon ne la lui donna pas, il fumait comme un taureau dans l’arène. Elle la prit quand même. Nocturne la fusilla du regard. Molag Bal à sa gauche et Méphala à sa droite imitèrent son élan. Azura, la parfaite Azura, se prétendait toujours au-dessus des autres, ne manquait jamais une occasion de briller. L’ambitieuse s’imaginait toujours immunisée aux reproches.   


— Monsieur, je trouve injuste les récriminations lancées à l’encontre de Shéogorath. Certes, sa campagne publicitaire promouvant l’implantation de notre parc éolien a rencontré l’hostilité de la part des agriculteurs et des locaux résidant au voisinage de nos différents sites, mais cela ne représente qu’une fraction marginale de l’opinion, dispensable. Du côté des réseaux sociaux, l’initiative a été favorablement accueillie, en particulier par la tranche des 15-35 ans. L’impact de la campagne sur le public se confirme d’ailleurs concrètement, un mouvement de boycott spontané est né en ligne pour militer contre… contre… “


Le débit de parole lisse et professionnel d’Azura ralentit soudainement, se fit hésitant à mesure qu’elle comprenait au fil de ses propres mots la nature du problème. Nocturne jubila, l’instant valait la peine qu’on le savoure. Molag Bal enfonça le clou, un sourire carnassier sur le visage : 


— Oui, Azura ? Continue, s’il te plait. Qu’ont-ils boycotté ? 


Azura pâlit. Une demi-douzaine de paires de regards condescendants pesaient sur elle… y compris celui de Méhrunes Dagon, étrangement, horriblement calme. Il ne faisait que prendre son élan avant de sauter sur sa proie. Azura déglutit. Coincée, elle trouva tout de même en elle le courage de finir sa phrase.


— Le gasoil … 


— ET D'OÙ EST-CE QUE TU CROIS QU’ON TIRE PRÈS DE 30% DE NOS REVENUS ? Oh, bien sûr : Les éoliennes sont un succès auprès des jeunes ! Merci beaucoup, Shéogorath ! LA BELLE JAMBE !! Toi !! Explique-lui.


Nocturne se serait bien passée de cet index impérieux pointé sur son front. Il effaça l’air satisfait que le savon passé à sa collègue avait placé sur son visage. La voilà mêlée à la conversation.


— A l’ouverture de la bourse ce matin, toutes les actions de nos succursales gazières et pétrolières enregistraient une baisse oscillant entre 3,5 et 5,7% de leurs valeurs. A midi, les actions gazières étaient revenues à la normale, mais la baisse s’est accentuée pour nos activités pétrolières, allant jusqu’à 6,4% au moment où je parle. Je ne suis pas la mieux placée pour juger de l’atout marketing que représente l’investissement dans les énergies renouvelables et le gain généré par un verdissement de notre image, l’impact sera mesurable avec certitude au moment de la rédaction du bilan comptable de ce semestre. 


— VOILÀ, AZURA !!! J’en ai rien a foutre de l’avis des 15-35 ans, IL Y A QUE LA BOURSE QUI COMPTE ! On a perdu combien avec vos conneries ? Des millions ? DES MILLIARDS ?? » Il se tut un instant. « Je déteste la médiocrité. Maintenant, retournez tous au travail ! »


*********************


Lorsque le lendemain, à dix heures tapantes, Nocturne traversa le hall bondé de la tour Oblivion Corporation et s’enfourna dans l’ascenseur, un boulet de plomb pesait dans sa poitrine. N’eût été la seule force de sa volonté qui lui donnait les bribes de courage nécessaires pour marcher vers son trépas, ses jambes auraient refusé de la porter. Nocturne appuya sur le bouton 85, l’étage de l’antre de Méhrunes Dagon. 


Au moment où la porte coulissante se refermait, un bras autoritaire bloqua le mécanisme. Molag Bal entra dans l’habitacle sans un bonjour à sa collègue. Il fit face au miroir du mur du fond et ajusta sa cravate d'un geste brusque.


— Bonjour, Bal. » le salua Nocturne sur un ton exagérément aimable pour appuyer sa propre politesse glaciale. « Quel étage ? »


— Le même que le tien. 85. 


— Rendez-vous avec le patron ? 


— On peut dire ça : les employés de notre réseau de transporteurs se sont mis en grève, ce matin, ils occupent nos plateformes de transit. Aucune des menaces de Malacath n’a suffi à leur faire reprendre leur poste. Ils ont formé un syndicat, tu te rends compte ? Un SYNDICAT !


— Envoie la sécurité : Boéthia et ses agents seront ravis de les déloger. 


— Tu me prends pour un idiot ? Je l’ai fait en premier lieu. Méridia m’a appelé en catastrophe pour m'expliquer qu'au regard de la loi, on risquait des ennuis si on utilisait la force. Elle dit que ce n'est pas faute d’avoir cherché une faille mais, visiblement, leur action est parfaitement légale. Alors pour le moment, on s’est contentés d’envoyer des gars à nous infiltrer leur manif pour la faire dégénérer, mais…


Molag Bal laissa sa phrase en suspens. 


— Tu n’as pas d’autre choix pour le moment que d’informer le patron de la situation… 


Pour une fois, Nocturne compatissait avec son détestable DRH. 


— Eh, beh… J'ose à peine imaginer la drôle de tête qu’il va tirer quand apprendra non pas une, mais coup sur coup deux mauvaises nouvelles…On va l’entendre, je te dis.


Nocturne ne réalisa qu'après qu'elle se soit tue. Elle regarda Molag Bal. Lui aussi comprenait soudain. Ses pupilles froides ne quittaient pas les siennes. Une atmosphère électrique envahit l'espace confiné de la cabine. L'instant dura une éternité. 


La musique d’ambiance de l'ascenseur cessa. La voix synthétique du haut-parleur annonça le 85ème étage. Les portes s’ouvrirent. Molag Bal sortit le premier.


Dans le couloir, Nocturne hâta le pas. Elle parvint, l’air de rien, à dépasser Molag Bal. Elle aperçut du coin de l'œil ses lèvres se trousser en un furieux rictus. Il accéléra.


Elle pressa encore alors qu'il s'apprêtait à la doubler. Molag Bal refusa de la laisser faire. 


Un panonceau "Attention, sol glissant" trônait au milieu du passage. Nocturne le contourna. Molag Bal l'envoya bouler d'un coup de pied plutôt que de se laisser retarder. 

Le carrelage, en effet, luisait d'humidité une fois franchi l'avertissement. Péryite, appuyé sur son balai-serpillère, releva la tête. Il posa un doigt sur la visière de sa casquette. 


— B'jour monsieur Bal, b'jour madame Nocturne. 


Il n'obtint de leur part aucune réponse et autant d'attention que la crasse qu'on le payait à nettoyer. Il eut juste le temps de décaler son seau et son chariot de produits ménagers du milieu du couloir pour empêcher que leur course ne les renverse. 


Ni l'un ni l'autre ne se souciait à présent de leur image professionelle. Tous deux couraient. Nocturne avait retiré ses Louboutin pour aller plus vite. Elle les tenait à la main et se servait des talons pour frapper avec Molag Bal à l'aveugle autant qu'elle le pouvait. Il avait attrapé le col du tailleur Chanel de Nocturne pour la retarder et tirait dessus à en faire craquer les boutons.


— PREUMS !! hurla Nocturne en posant la main sur la poignée de porte du bureau. 

Une fraction de seconde plus tard, celle de Molag Bal lui brisait les phalanges. Le battant s'ouvrit violemment sous la force des deux corps qui s'abattirent. Nocturne se retrouva projetée à l'intérieur, écrasée par celui de Molag Bal. 


— C'est pourquoi ? demanda la voix aigre de Méphala, qui ne leva même pas les yeux de son écran d'ordinateur, pas plus qu'elle n'interrompit sa sténographie. 


— Je dois parler au directeur Dagon de toute urgence, maintenant ! se hâta d'expliquer Nocturne pour ne pas laisser à son rival le temps de s'exprimer.


— Il m'attend, je dois le voir. TOUT DE SUITE, gronda Molag Bal pour couvrir ses paroles. 


— Une seconde, je vous prie.  


La secrétaire de Méhrunes Dagon prit le temps d'achever quelques tâches sur son ordinateur. Derrière elle, l'imprimante ronronna. Elle dégaina le téléphone, cliqua sur un bouton à l'aide de son stylo. Elle coinça le combiné entre sa joue et son épaule et se replongea distraitement dans son traitement de texte. 


— Monsieur Dagon, madame Nocturne et monsieur Bal sont ici, ils souhaitent vous voir… Non, non monsieur… Oui… Oui … C'est entendu, monsieur… Bien monsieur… Je vous remercie…


Méphala raccrocha. 


— Vous pouvez entrer, monsieur Bal. Il va vous recevoir. Attendez ici un instant, je vous prie, madame Nocturne. 


Le visage cadavérique de Molag Bal s'illumina. Il leva le menton avec condescendance exagérée. Il traversa l'antichambre comme un prince, lissant d'un geste appuyé les plis de son costume froissé par ce désordre. Dans son dos, Nocturne ne put que lui lancer une grimace et mimer du pouce un égorgement silencieux. 


En désespoir de cause, elle s'assit ronger son frein dans l'un des fauteuils à disposition des visiteurs. Au moins,elle se consolerait en écoutant les rugissements qui, bientôt, résonneraient dans tout l'étage. Piètre plaisir, d'autant qu'ils seraient exponentiellement plus puissants à son égard lorsqu'elle passerait après ce maudit Molag Bal. 


L'oreille tendue, Nocturne n'entendit rien. Pas la moindre vocifération, ni même la plus petite récrimination. Que se passait-il ? 


L'écran de son ordinateur absorbait le regard de Méphala. Discrètement, Nocturne se rapprocha de la porte. La tête collée contre le panneau, elle entendrait bien quelque chose, non ? Des éclats voix filtraient à travers le bois et le capiton, mais rien qui ne dépassait le ton de conversation. Que manigançait Molag Bal? 


Des pas s'approchèrent. Vite, Nocturne s'écarta de la porte. Elle retourna s'asseoir dans un fauteuil plus loin comme si de rien n'était, au moment où le battant s'ouvrait sur Molag Bal qui sortait. 


Il ouvrait de grands yeux ronds, hagard s'avançait comme un automate. 


— Alors ? s'enquit Nocturne, méfiante. 


Molag Bal se gratta le sommet du crâne, perplexe : 


— Les transporteurs ont tous reçu une augmentation et un jour de congé par an supplémentaire. 


— Hein ? En échange de quoi ?


— En échange de rien ! Il a accepté toutes les demandes des grévistes sans même négocier ! Quand j'ai parlé des mesures prises avec Boethia et Malacath, il m'a dit " Bal, ce sont de bons gars, ils sont juste un peu surmenés. Allons, ça ne coûte rien d'être gentil et de faire un effort, non ? " Et il m'a ordonné de rappeler les gros-bras engagés pour la saboter.


— Et qu'est-ce que tu vas faire ?


— Rappeler les gros-bras et filer leur augmentation aux grévistes, idiote. 

Molag Bal dégaina son téléphone portable. Il s'éloigna tout en composant le numéro. 


— Azura ? Molag Bal à l'appareil. Dis voir, je veux que tu me calcules le coût annuel d'un jour de congé supplémentaire pour tous les transporteurs. Il me faut le rapport sur mon bureau demain, à la première heure. Non… Ne pose pas de questions et fais ce que je te dis…


Nocturne s'approcha lentement de la porte. Après un instant d'hésitation, elle toqua prudemment. 


— ENTREZ ! répondit depuis l'autre côté la voix tonitruante de Méhrunes Dagon. 


Nocturne entrouvrit la porte, osa passer la tête dans l'entrebâillement. 


— Cette très chère Nocturne ! Comment vas-tu ? Viens, viens, entre, assieds-toi. Qu'est-ce qui t’amène, que me vaut l'honneur de ta visite ? 


Un grand sourire planté d'un moignon de cigare fendait en deux le visage rubicond de Méhrunes Dagon. Molag Bal n'avait pas menti… Il y avait là quelque chose d'inhabituel. Prudence. Le moindre geste brusque risquait de briser l'enchaînement. Nocturne s'avança à pas feutrés jusqu'en face du bureau. Elle huma l'air. Rien que du tabac froid. Pas d'odeur d'alcool. 


— Heu, eh bien… 


Nocturne en perdait ses mots. Elle avait préparé son discours pour un Méhrunes Dagon autrement plus sanguin. 


— Grâce aux nouveaux taux directeurs fixés par la Réserve Fédérale, j'ai contracté différents emprunts sur des actions titrisées, via diverses sociétés écrans basées dans des paradis fiscaux. Ces titres sont des packages qui incluent des options risquées mais à haut-rendement, indexées sur la post-money d'actifs financiers volatils. J'ai transmis à mes intermédiaires – les communications sont intraçables, pas d'inquiétude – la consigne de surveiller l'évolution de leur cours et de les liquider en short-selling dès que leur valeur égalera celles, déficitaires, de nos succursales les moins rentables, dans l'idées, à terme, qu'elles puissent ensuite déposer leur bilan tout en assurant d'une part le retour des dividendes aux investisseurs, de l'autre un généreux parachute doré pour les sous-directeurs, minoré bien sûr par la commission destinée aux principaux acteurs du montage¹. 


Nocturne marqua une pause. Autant pour reprendre sa respiration que pour laisser à son directeur le temps de poser d'éventuelles questions. En fait, il n'écoutait pas vraiment. Il mâchonnait le bout de son cigare éteint et se contentait de fixer bêtement un morceau de papier qu'il triturait entre ses doigts boudinés. 


— Euh… La concurrence nous a doublés. Les courtiers de Divine Nine Enterprise ont racheté une partie des titres et pratiquent le holding pour faire artificiellement monter les cours. Ils ont lancé une série d'OPA hostiles pour racheter les entreprises infructueuses concernées. J'ai réussi à amortir les pertes en dissolvant les options vers des comptes tiers², mais… Monsieur ? 


— Hein, quoi ? Oui, oui, je t'écoute, continue…


— Euh… Enfin, bref. On a perdu de l'argent. Beaucoup d'argent…


Nocturne recula, instinctivement. Mehrunes Dagon leva les yeux et pour la première fois depuis le début de l'entretien, il la regarda. 


— Combien ? 


— Entre 110 et 120…


Elle détourna le regard, se prépara au choc. Le tapis de bombe allait bientôt s'abattre et elle n'avait aucune tranchée dans laquelle se terrer.


— Milles ? 


— Non… Millions, articula-t-elle d'une voix qui peinait à franchir ses lèvres. 


Dagon poussa un profond soupir. 


— Qu'est ce que tu veux que je te dise ? Tu as joué, tu as perdu. C'est le jeu, ma pauvre Nocturne… 


— Mais… 


— Écoute, quand on gère des milliards et des milliards de dollars d'actifs, il faut bien s'attendre à un moment à faire une petite gaffe qui en coûte un ou deux, pas la peine de s'en coller un ulcère. Écoute, je pense que si c'est arrivé, c'est que tu es trop stressée. Tu te donnes beaucoup trop, tu prends ça trop à cœur. Tiens, prend un jour de congé. Rentre chez toi et repose toi. Tu l'as bien mérité. 


Merde… Molag Bal ne mentait pas. Nocturne resta plantée là, les yeux ronds comme des soucoupes. Trop abasourdie pour résister lorsque Méhrunes Dagon se leva pour la raccompagner vers la sortie, une main paternaliste posée sur son épaule. 


— Je te fais confiance, tu es une diva de la bourse. Une virtuose de la banque. Une déesse de la magouille fiscale. Demain, quand tu seras en forme, je sais que tu feras tout pour regagner ces cent-dix petits millions de dollars perdus bêtement. Mais en attendant, ne va pas te ruiner le moral ou la santé sur cette affaire. 


Il ouvrit la porte et d'une tape amicale, la poussa hors du bureau. 


— Bonne journée ! 


Il la referma dans son dos. Qu'est ce qui venait de se passer ? 


— Méphala, vous ne trouvez pas le directeur un peu étrange, aujourd'hui ? 


— Hmm ? Si, un peu : il m'a demandé comment j'allais ce matin et a fait un commentaire sur la météo.


Ce n'était définitivement pas le Méhrunes Dagon qu'elle connaissait. Était-elle la seule à s'en inquiéter ? 

Nocturne tira son téléphone de la poche de son tailleur, composa le numéro. 


— Boéthia, j'écoute. 


— C'est Nocturne. Il se passe quelque chose de bizarre avec le patron. Il est… jovial ? Aimable ?


— Bal vient de m'en informer. Je suis en route. 


Moins de deux minutes plus tard, il débarquait dans le bureau de Méphala. Rarement Nocturne n'avait été si ravie de voir apparaître le visage chauve, visqueux et reptilien du chef de la sécurité, impénétrable derrière ses lunettes de soleil, l'oreillette pendue le long de son cou. Quatre de ses agents l'escortaient, montagnes de muscles patibulaires. 


— Ce n'est peut-être pas la peine de tout démolir !


Elle devinait, sous les plis de leur veston, la bosse que formait leur arme de poing. 


— On est pas là pour faire un coup d'état, on va tirer ça au clair en douceur. Subtilement. Méphala, quel est l'emploi du temps du directeur, aujourd'hui ?


Les doigts de la secrétaire pianotèrent comme autant de pattes d'araignée sur son clavier. 


— Il a rendez-vous ce midi pour un déjeuner avec le sénateur Padomay. Mais je peux avancer l'horaire… voyons… Voilà, j'ai l'adresse d'un restaurant plus éloigné. Je vais prévenir l'assistant du sénateur que monsieur Dagon a décidé de le retrouver là-bas et je dirai l'inverse au directeur. Comme ça, il devra partir plus tôt. Laissez-moi juste le temps de passer quelques coups de fil. 



Vingt minutes plus tard, Méhrunes Dagon sortait de son bureau.


— Tiens, bonjour Boéthia ! Tu as l'air en forme aujourd'hui ! Méphala très chère, sois donc un ange et préviens mon chauffeur de préparer ma voiture le temps que je descende, j'ai rendez-vous avec le sénateur. Bonne journée à tous ! 


Sur ce, il s'éloigna dans le couloir en sifflotant d'un ton enjoué. Il s’autorisa même un petit bond guilleret au milieu du couloir, en faisant claquer entre eux les talons de ses santiags. Boéthia retira ses lunettes de soleil. Il n'en croyait pas ses yeux. 


— Il n'y a pas un instant à perdre, leur rappela Méphala. Elle se dirigea vers la porte du bureau avec son propre trousseau de clés et après avoir vérifié que Méhrunes Dagon avait bel et bien disparu, la déverrouilla. 


Nocturne entra, Boéthia sur les talons. Elle trouva le bureau exactement dans l'état dans lequel elle l'avait laissé en le quittant tout à l'heure. Il devait bien y avoir une explication quelque part. 


Boéthia et ses sbires se mirent aussitôt à la recherche de quoi que ce soit de suspect. Méphala entra à son tour, s'installa aussitôt devant l'ordinateur du patron pour en fouiller les données. Il n'avait pas un mot de passe très compliqué. Méhrunes Dagon appréhendait plutôt mal les nouvelles technologies. 


Nocturne sonda du regard la surface du bureau recouverte de dossiers papiers. Elle s'attarda sur un bout de feuille froissée qui dépassait de l'un d'eux comme un marque-page. C'était celui avec lequel il jouait tout au long de leur entrevue ! 


Nocturne l'attrapa, le déplia. 


— Qu'est -ce que c'est ? l'interrogea Boéthia.


— Un genre de… code ? Il n'arrêtait pas de le regarder tout à l'heure, je pense que c'est important. 


— Comment tu le sais ? 


— Son mot de passe, c'est ADMIN. Tu penses qu'il s'emmerderait avec des codes si ça l'était pas ?


Boéthia le lui arracha des mains. Comme elle, il fut incapable de le déchiffrer. 


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— Tu vois ? » soupira Nocturne en le lui reprenant. « Redonne ça et passe moi un stylo. Je vais le copier. On devrait descendre aux archives. Hermaeus Mora pourra peut-être nous aider. Il sait tout. » 


Elle replaça quand elle eut fini l'original exactement là où elle l'avait trouvé. Tous sortirent du bureau, le refermèrent précautionneusement derrière eux et s'entassèrent dans l'ascenseur. Direction, l'étage des archives. 


Hermaeus Mora y régnait en maître. Obèse, des tentacules de cheveux gras qui pendaient tout autour de son visage, Nocturne soupçonnait l'archiviste de ne pas voir souvent la lumière du soleil. Et encore moins souvent le pommeau d'une douche. 


Ils le trouvèrent affalé sur une pile de cartons de dossiers, un thé dans une main, un livre dans l'autre, une boîte de beignets sous le coude. Il se releva brutalement en réalisant qu'il avait de la visite, manqua de renverser sa tasse, cacha son bouquin derrière son dos. Pas assez vite pour que Nocturne ne puisse lire la couverture. Un roman de Ken Follett. 


— Oh, bonjour ! Puis-je vous aider ? 


— Tu aurais une idée de comment déchiffrer ça ? 


Les archives étaient un beau bordel. La paperasse empilée plus haut que leur tête menaçait à chaque instant de s'effondrer. Le pied gauche de Nocturne piétinait un contrat d'aménagement BTP de 1977. Le diable seul savait comment Hermaeus Mora s'y retrouvait dans son antre. L'heure était venue pour lui de mériter son salaire.


Mora essuya ses doigts huileux et boudinés sur son pantalon. Il attrapa le code, loucha dessus de derrière ses lunettes. 


— Mmh… je vais voir ce que je peux faire. 



*********************



— Ça vient ?


Courbé sur sa table de travail, Hermaeus Mora noircissait ses piles de brouillons depuis deux bonnes heures déjà. Méphala était repartie travailler. Boéthia allait et revenait de temps en temps, toujours à marmonner dans son oreillette. Perchée sur une table, Nocturne surveillait ses différents comptes depuis l'écran de son téléphone. Elle s'était fait livrer un chinois pour le déjeuner. La boîte en carton imbibée des restes de sauce gisaient sur des années entières de comptabilité. L'odeur l'écoeurait. 


— J'essaye, j'essaye. C'est plus compliqué que ça en a l'air. Je n'arrive pas à trouver de logique enfouie dans l'apparent chaos de tous ces chiffres. 


Hermaeus Mora chiffonna une énième page de brouillon, la jeta par-dessus son épaule dans une corbeille à présent débordante, aussi pleine dedans qu'à côté. Nocturne soupira. 


Boéthia revint. Molag Bal l'accompagnait, plus cadavérique que jamais à la lumière blafarde des néons de la salle des archives. 


— Alors, c'est déchiffré ? 


— J'essaye, j'essaye… répéta Hermaeus Mora. 


— Le sénateur Padomay a appelé à l'issue de son déjeuner avec Dagon. Je ne sais pas ce qu'il lui a dit, mais il menace de réunir le conseil d'administration si on ne trouve pas vite une solution. Alors est-ce que vous avez au moins un indice ? 


— Non. 


— Rien qu'une hypothèse ?


— Non plus. 


De rage, Hermaeus Mora jeta son crayon contre le mur. 


— Je rentre chez moi. J'ai des bouquins sur la cryptologie, les mathématiques. Et je serai pas dérangé toutes les deux minutes. Je vous appellerai. 


— On a pas le temps… menaça Molag, glacial, de sa voix sifflante. 


— On devrait peut-être… » suggéra Boéthia. Il hésita. « Demander à… l'autre. » 


Le sang de Nocturne se figea dans ses veines. Hermaeus Mora hoqueta :


— Non. Il est complètement fou…


Boéthia insista, pâle de terreur : 


— On a pas le choix. Il n'y a que lui.


Molag Bal regardait ailleurs, gêné. Trop lâche pour assumer un avis dans cette décision. Nocturne hocha la tête mécaniquement. Boethia avait raison.


— Mora, donne moi une copie du code, » dit-elle d'une voix absente. « Je vais monter au service informatique. »



*********************



— 28ème étage. Service informatique. 


Le coeur de Nocturne accéléra dans sa poitrine lorsque la voix synthétique de l'ascenseur brisa le silence de plomb. La porte s'ouvrit. Les jambes flageolantes, elle avança. Seule. Même Boéthia avait trouvé un prétexte pour ne pas l'y accompagner. Alignés derrière des bureaux d'inox nus, les informations au visage fermés fixaient la lumière de leurs écrans. En silence. Pas un murmure. Juste le faible claquement étouffé des claviers et des souris, le ronronnement des ventilateurs. 

Nocturne s'efforça de ne pas fixer les mornes employés. Faire comme s'ils n'existaient pas. Ils ne soulevèrent pas un sourcil à son passage. 


Elle atteignit le bureau du fond. Elle leva la main, déglutit, et toqua. 


— Entrez. 


L'intérieur du bureau était gris. Aussi gris que l'homme assit au fond, devant son moniteur. Il avait la peau grise, les yeux gris, les cheveux uniformément gris. Son costume était gris, sa chemise était grise, sa cravate également. Il se tenait droit comme un piquet sur une chaise grise placée exactement dans l'axe perpendiculaire de sa table en inox grise, pile au centre de la salle aux murs recouverts de papier peint gris, au sol de lino gris. Devant lui, un ordinateur gris. Et quelques dossiers, alignés contre le bord. Parfaitement symétriques. Rien qui ne dépassât, rien qui ne fût superflu. Rien qui ne fût gris. 


— Bonjour, Jyggalag. 


Qu'est-ce qu'il pouvait être énervant…


— Bonjour. dit-il d'une voix absolument monocorde. Son regard vide fixait droit devant lui, Nocturne le sentait la transpercer. Elle fut tentée de s'enfuir.


— Nous avons trouvé ce code, ça nous rendrait service si tu pouvais nous aider à le déchiffrer. Ça serait dans tes cordes ? Le directeur Dagon agit étrangement depuis ce matin. Il est aimable, n'est-ce pas extravagant ? Ce message pourrait peut-être nous aider à en comprendre la raison. 


— Donne.


Nocturne traversa la salle. Elle déposa le papier dans la paume ouverte du chef informaticien, dressée à l'horizontale par-dessus son bureau. Il le déplia, ses yeux scannèrent son contenu. 

Nocturne resta plutôt plantée là, immobile, les jambes bien parallèles. Saloperie de Jyggalag, mais c'était qu'il était contagieux en plus, ce con ? Elle se ressaisit et se mit à piétiner d'une jambe sur l'autre, presque par devoir. 


— C'est bon. Ne t'inquiète pas, ce n'est pas très grave.


Jyggalag lui tendit le papier en retour. 


— Hein ?! Déjà ?! Comment t'as fait ? Tu l'as déchiffré juste comme ça ?


— Oui. Ce n'est pas très difficile avec la bonne clé. Il suffisait pour la trouver d'observer la trame actuelle de notre réalité et métaréalité. Celle d’hier, surtout.


— Et Méhrunes Dagon ?


— Il reviendra à la normale d'ici quelques jours. Juste le temps pour lui de réaliser.


— De réaliser quoi ? 


— Qu'il est amoureux, pardi !






¹ : Ça ne veut rien dire, mais vous avez compris l'idée.


² : Pareil. 

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