Cicéron n'aime plus les carottes

Chapitre 1 : Cicéron n’aime plus les carottes

Chapitre final

4871 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 23/02/2023 16:55

Cicéron n’aime plus les carottes

 

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Cette fanfiction participe au Défi d’écriture du forum Fanfictions.fr :
Qui êtes-vous et qu’avez-vous fait de… ? (janvier/février 2023)

 

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Jeûner n’était pas dans les habitudes des membres de la Confrérie Noire, loin de là. Il était difficile de trouver en Bordeciel, ou ailleurs en Tamriel, de groupe ou de communauté – à défaut de pouvoir parler de famille – respectant aussi bien les heures ponctuelles des repas. Trois par jour, au strict minimum, avec un déjeuner et un dîner copieux tenant bien au corps afin de pouvoir affronter le froid de la région nordique, tous préparés avec le plus grand soin ou le plus grand dédain – c’était selon son humeur du jour – par Nazir, le Rougegarde qui dirigeait le Sanctuaire. En réalité, c’était même officiellement lui qui prenait les décisions, et organisait toute la vie du groupe, mais il préférait taire cette vérité, et se cacher derrière une fausse humilité. Rester dans l’ombre l’arrangeait, car moins il avait de responsabilités et mieux il se portait – telle était la façon qu’il avait de présenter son point de vue à son entourage.

Au cœur du Sanctuaire se terrait un petit groupe soudé d’assassins, les seuls qui avaient survécu à la mise à sac du dernier bastion de la Confrérie Noire en tout Tamriel, auquel appartenait fièrement Babette. Elisabeth Beauchamp, de son nom de naissance, était une fillette tout à fait normale en apparence. Le teint clair, comme bon nombre de Brétons qui voyaient peu le soleil, les yeux injectés de sang, et les canines dépassant légèrement de ses lèvres lorsqu’elle souriait, elle cachait à peine sa réelle nature de vampire. Celle que l’on pensait être une petite fille innocente dissimulait sous ses fausses apparences un esprit vieux de plusieurs siècles, qui avait vu la chute de l’empire des Septim et la crise de l’Oblivion à la fin de l’Ère Troisième, l’éruption du Mont Écarlate au début de l’Ère Quatrième et, plus récemment, l’assassinat de l’empereur Titus Mede II et la destruction – en apparence – de la Confrérie Noire, au troisième siècle de cette même Ère.

Il était vrai que leur famille était quelque peu dysfonctionnelle. Aujourd’hui, au sein de leur demeure, résidaient tout juste quatre personnes, si l’on omettait la momie omnisciente qui était quelquefois habitée de son esprit éternel qui naviguait dans le Néant, lorsqu’elle daignait s’adresser à l’Oreille Noire. Cette dernière était l’Impériale grâce à qui – ou à cause de qui, c’était une question de point de vue – une succession d’événements s’était enclenchée, à la suite de laquelle la famille s’était retrouvée délestée de quelques membres – dont les cendres et les os se mêlaient aux ruines de leur ancienne demeure –, avant de trouver refuge dans les vestiges d’un sanctuaire abandonné, remis à neuf à la sueur de leurs fronts et à la force de leurs bras, ainsi que grâce à l’aide d’anciennes connaissances du nouveau chef de la Famille. On y comptait donc Babette, la fillette vampire, Aemillia, l’Oreille Noire, Nazir, le Rougegarde qui commandait, Cicéron, l’Impérial complètement fou qui préservait la momie de la Mère de la Nuit en attendant de la mener à une nouvelle crypte, ainsi que la momie en question, ce qui faisait cinq membres. La question de recruter de nouveaux adeptes s’était déjà posée, mais ni Nazir ni Aemillia ne souhaitait s’en charger pour l’instant – cette dernière avait justement profité de l’occasion pour se soustraire à ses obligations, et était partie à l’autre bout de la province pour remplir un contrat, laissant Babette seule pour gérer les sautes d’humeur des deux hommes avec qui elle partageait son toit.

Le premier détail qui lui fit savoir que quelque chose d’anormal se tramait était la mine étonnamment réjouie de Nazir tandis qu’il préparait le dîner. D’ordinaire blasé ou impassible, il était rare de le voir esquisser n’était-ce qu’un sourire ; cela réduirait à néant le rôle qu’il s’efforçait de jouer, celui d’un gaillard au cœur de pierre qui ne se laissait guère attendrir. Mais il suffisait de le voir interagir avec l’Oreille Noire pour comprendre que cette identité qu’il forgeait n’était pas véritable. Nazir était un homme bon, qui tenait à son entourage proche, mais il ne le montrait pour ainsi dire jamais explicitement aux personnes concernées.

Ainsi, lorsque Babette vit un sourire remonter jusqu’aux oreilles de Nazir malgré sa barbe bien fournie, elle sut immédiatement que quelque chose clochait au sein du Sanctuaire. Ça n’était en rien son genre, et c’était d’autant plus déstabilisant qu’il cuisinait un plat bien précis, que jamais, en aucun cas, il n’aurait préparé si cela ne tenait qu’à lui. Deux casseroles chauffaient doucement sur l’âtre, chacune ayant sa petite préparation mijotant à l’intérieur. D’un côté, un ragoût de horqueur – il était facile de se procurer cette viande puisque plusieurs de ces animaux amphibies avaient l’habitude de résider près des côtes d’Aubétoile – relevé aux épices à la façon de Martelfell, la province natale de Nazir, et, de l’autre, une simple soupe de carottes, le plat préféré du Gardien de la Mère de la Nuit, et très certainement celui qu’exécrait plus que tout le Rougegarde qui le cuisinait. Pour l’heure, les racines cuisaient tranquillement dans l’eau bouillante, et devaient encore patienter un peu pour être réduites en pâte liquide.

Dramatiquement concentré sur sa tâche, comme si sa vie dépendait de la réussite de ce dîner qui s’annonçait, comme toujours, excellent, Nazir ne remarqua pas combien Babette s’était approchée de lui, toujours aussi redoutablement silencieuse. Et lorsqu’il remarqua enfin le regard insistant de la vampire éternellement jeune, l’homme fronça les sourcils, avant de relever la tête de sa casserole de laquelle s’échappaient des volutes de fumée, pour dévisager à son tour l’enfant qui n’en était pas une.

« Qu’est-ce qui t’arrive ? fit-il en grommelant, fidèle à lui-même sur ce point-là.

— Ça ne te ressemble pas.

— Quoi donc ?

— De cuisiner des carottes. C’est pour Cicéron, non ? »

Ayant tout juste l’opportunité de répondre, avant que Babette ne s’esclaffât bruyamment, Nazir acquiesça, presque honteusement. Visiblement, c’était dur pour lui d’admettre qu’il pouvait avoir des attentions sympathiques à l’égard du bouffon excentrique avec qui il vivait dans ce Sanctuaire depuis quelques mois maintenant. À croire que son cœur s’était réellement attendri ! Quelle bonne blague !

« Tu veux bien aller lui demander comment il les veut ? ronchonna-t-il en se penchant à nouveau sur la préparation qu’il mélangeait avec une cuillère en bois qui avait connu de jours meilleurs. S’il a une préférence, qu’il me le fasse savoir, pour pas que ça soit un fiasco…

— Comme la dernière fois, non ? sourit avec malice Babette en dévoilant ses canines pointues. T’en fais pas, va, c’est comme si c’était fait ! »

La vampire tourna les talons, et partit à la recherche de l’intéressé, sans perdre de ce sourire amusé qui s’affichait sur ses lèvres. Lorsqu’Aemillia rentrerait, il fallait absolument qu’elle le lui racontât ! Pour sûr, l’Impériale rirait quand elle apprendrait que Nazir préparait spécialement pour Cicéron son plat préféré. Mais en attendant, Babette avait une mission à remplir, et quand bien même cet incipit à ce qui semblait être l’histoire la plus passionnante de ces derniers jours l’égayait plus que tout, il lui fallait à tout prix la mener à bien. Car, même si elle appréciait grandement Nazir et Aemillia, elle préférait avant tout la compagnie du Gardien. Il était, certes, un peu fou – au sens littéral – il avait néanmoins un grand cœur, et savait se révéler aussi touchant que drôle. La dernière fois qu’ils étaient sortis traîner un peu ensemble, il avait surpris la vampire en piégeant d’une façon aussi aisée qu’audacieuse une cible qui passait par là, tout ça pour que Babette pût se désaltérer en buvant un peu du sang de l’homme qui avait eu le malheur de se promener dans les environs en pleine nuit.

L’homme était toutefois introuvable. D’ordinaire, il restait aux côtés de la momie afin de s’en occuper comme il se devait de le faire, ou alors on pouvait l’apercevoir près du petit jardin intérieur, prenant grandement soin des plantes dont il se servait pour concevoir ses onguents. Au pire du pire, Babette pouvait toujours le croiser au réfectoire, ou bien dans les chambres, mais rien n’y fit, il n’était pas là non plus. Dans ce cas, cela ne pouvait signifier qu’une seule chose, à savoir qu’il était de sortie. Et, par chance pour la vampire, le soleil se couchait de bonne heure à Aubétoile, sans quoi elle n’aurait pu mettre le nez dehors sans sentir son sang bouillir d’une façon très désagréable.

Elle le trouva assis dans la neige, à l’extérieur du sanctuaire, bien emmitouflé dans un manteau épais, à même le sol et l’air perdu dans ses pensées. Ce fut là le second détail qui fit se dire à Babette que les deux hommes avaient un problème, bien qu’elle n’eût guère d’aisance à s’imaginer précisément duquel il s’agissait, ni si ces deux événements étaient liés entre eux.

« Te voilà ! dit-elle en balayant à grandes enjambées la poudreuse. Nazir a une question pour toi !

— Hein ? »

Cicéron tourna le visage vers elle, et sembla redescendre sur terre. Son esprit devait avoir divagué loin, très loin, hors de portée du commun des mortels, à en voir son expression encore un peu désorientée.

« Il prépare le dîner, et voulait faire une soupe de carottes, l’informa-t-elle en se plaçant devant lui, le corps légèrement penché et les mains jointes dans le dos.

— Oh.

— Alors je voulais te demander comment elle devait être préparée au mieux pour être la plus délicieuse !

— Ah. »

Elle tenta de passer outre le désintérêt qu’il affichait, mais finit par perdre patience en écoutant ses monosyllabes vocaliques. La fillette – qui n’en était toujours pas une – fronça les sourcils, et posa alors ses poings sur ses hanches. Malgré toutes ses tentatives, il n’y avait qu’en faisant montre de cruauté qu’elle dévoilait son âge véritable. Dès lors qu’elle adoptait des positions plus expressives, d’ordinaire préférées par les adultes pour s’affirmer, elle ne ressemblait à guère plus qu’à un enfant tentant d’imiter ses parents. Et même si d’ordinaire elle en jouait pour assassiner ses victimes de façon vicieuse et sournoise, là, en cet instant, elle aurait bien aimé pouvoir être considérée en tant que telle. Par Sithis, elle avait vécu trois siècles, et était trois fois plus âgée que tous les membres du sanctuaire réunis, et même davantage encore !

« Je te parle, Cicéron ! vociféra-t-elle. Et j’aimerais une vraie réponse, je te prie. »

Silencieux, il cligna des yeux, pencha légèrement la tête, et battit une nouvelle fois des paupières, avant que ses lèvres ne s’entrouvrissent.

« Muscade et cannelle, souffla alors le Gardien. Et un peu de crème de chèvre pour assaisonner. »

Toute ravie qu’elle était d’avoir fait un pas de plus dans la complétion de sa mission, Babette lui répondit par un large sourire et une petite exclamation de joie. Cependant, ce fut de courte durée, puisque Cicéron marmonna en se relevant, et elle eut le malheur d’entendre ce qu’il disait.

« Mais j’en veux pas. Dis-lui de faire autre chose. »

Qu’est-ce qui pouvait bien arriver à Cicéron pour qu’il refusât qu’on lui préparât son plat préféré ? Il n’y avait que deux choses qu’il aimait plus que tout : les carottes et les brioches saupoudrées de cannelle et de glaçage au sucre et à l’œuf. Si le second était terriblement cher pour leurs faibles revenus erratiques, et ne se trouvait généralement qu’à la table des magistrats et autres diplomates officiant à travers les provinces, le premier était parfaitement abordable, d’autant plus qu’ils pouvaient cultiver eux-mêmes leurs propres carottes et s’assurer de ne jamais en manquer en les protégeant du froid de l’hiver dans la cave frigorifique du Sanctuaire.

« A—Attends, appela-t-elle en s’élançant pour rattraper un Cicéron qui s’éloignait pas à pas de la porte pour s’enfoncer dans les petites collines enneigées qui bordaient les environs, à l’est. Comment ça, tu ne veux pas de soupe à la carotte ?

— On peut pas se permettre de les gâcher comme ça. J’en veux pas.

— Mais… ! Ce sont des légumes, c’est fait pour être mangé ! Ce serait justement les gâcher si on ne les mangeait pas ! »

Un haussement d’épaules lui parvint en guise de réponse. Mais elle ne voulait pas s’en contenter, ah ça non ! Il lui fallait tirer cette histoire au clair, des fois que Cicéron comme Nazir couvrissent quelque chose de plus grave qu’un simple comportement différent de l’ordinaire. Là, après tout, il venait de passer une durée indéterminée assis dans la neige et donc dans le froid du début de soirée ! Ne grelottait-il pas ? C’était pourtant un coup à attraper la crève, voyons !

« Me suis pas, » ronchonna-t-il en la voyant le suivre à petites enjambées.

Accélérant son rythme, et prenant le risque d’irriter davantage l’Impérial, Babette ignora l’ordre que ce dernier lui invectivait, pour se placer à sa hauteur. Cicéron fit quelques écarts, zigzaguant pour la semer, éventuellement la pousser dans la neige – cette fois-ci, ça n’était malheureusement pas pour la taquiner comme il avait l’habitude de le faire – mais elle esquiva chacun de ses petits gestes visant à la déstabiliser, et la décourager. Comprenant qu’il ne parviendrait à s’en défaire, et se résignant en définitive, il lâcha un bruyant soupir, enfonça davantage ses mains dans les poches de son manteau, et traîna du pied jusqu’à leur destination, une petite bâtisse abandonnée depuis des années, de laquelle émanaient quelques bruits qui intriguaient la vampire.

« Qu’est-ce que tu viens faire par ici ? demanda-t-elle, son souffle dessinant quelques petites volutes blanchâtres qui se dissipaient aussitôt dans l’air. Il n’y a rien, à part des ruines.

— C’est ce que tu veux croire. Approche-toi, tu vas comprendre. »

Naturellement peu rassurée, préférant éviter toute embuscade et autres pièges pouvant nuire à ses activités et son intégrité, Babette voulut laisser l’Impérial passer en premier. Après tout, c’était à cause de lui qu’ils se retrouvaient là, et elle était son aînée, en plus d’être une dame, si bien qu’il lui devait absolument tout le respect ! Mais elle n’eut guère le temps de formuler son souhait, Cicéron ouvrit la marche, s’approchant sans crainte de la vieille demeure, de laquelle se faisaient entendre quelques bruits peu rassurants. Bien que les fantômes existassent, tout comme les loups-garous et autres créatures étranges qui peuplaient les contrées hostiles de Bordeciel, Babette ne craignait pas que ce fût du fait d’un représentant de ces races venu se terrer en ces lieux, non. Pour être honnête, c’était plutôt l’idée qu’un Homme fût derrière cela qui l’effrayait. Rien n’était pire que les chasseurs de vampires, ou les bandits armés jusqu’aux dents, prêts à en découdre avec n’importe qui, et capables de la blesser gravement, à défaut de pouvoir la tuer.

De ce fait, elle suivait avec grande prudence le Gardien tandis que ce dernier progressait dans la poudreuse, jusqu’à atteindre les marches menant sur le parvis de bois, guère large, mais suffisant pour y installer un peu de mobilier décoratif – force était de constater qu’il n’avait pas pris cette peine-là. Il tapa du pied afin de déloger de ses bottes toute la neige agglomérée, et poussa la porte battante, qui grinça en se refermant sur lui. À quelques pas du seuil, Babette n’osait l’imiter, jetant tour à tour des coups d’œil entre la bâtisse délabrée – mais qui tenait miraculeusement encore debout – et le chemin qui la ramènerait au Sanctuaire si elle se décidait à faire demi-tour et l’emprunter, mais qui commençait déjà à disparaître, la poudreuse soulevée par le vent remplissant les trous creusés par leurs pas. Alors qu’elle se dégonflait, et s’apprêtait à rentrer, elle entendit un vacarme provenant de l’intérieur et, s’imaginant moult scénarios tous plus probables les uns que les autres, elle se précipita à toute vitesse vers l’intérieur, appelant Cicéron de toutes ses forces, convaincue qu’il était sur le point de se retrouver dans une situation des plus dangereuses, et dont l’issue serait tout sauf agréable.

Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’elle constata une scène surréaliste, mais bien plus pacifiste que ce qu’elle s’était imaginé ! Là, à l’intérieur des ruines transformées en étable, se trouvaient le Gardien, ainsi qu’un cheval que la vampire ne connaissait que trop bien. Crindombre, une splendide monture qui avait appartenu à la Confrérie depuis l’aube des temps, et dont l’une des particularités était son immortalité, qui lui avait valu de traverser les siècles et les millénaires. Jusqu’à récemment, il avait appartenu à Astrid, et cette dernière avait fini par le transmettre à Aemillia dans des circonstances un peu spéciales. Crindombre n’avait rien d’un cheval ordinaire ; capable de traverser Bordeciel de long en large en moins de temps qu’il n’en fallait pour le dire, l’Oreille Noire le chevauchait lorsqu’une urgence se faisait savoir, et le reste du temps le cheval était renvoyé dans son domaine, où que ce dernier se trouvât, pour être rappelé à l’occasion suivante. Alors pourquoi donc se trouvait-il en ce lieu, et pourquoi se frottait-il à Cicéron d’une façon aussi affectueuse ?

« Tiens, mon beau, rit doucement l’Impérial en tirant d’une sacoche, dissimulée sous son épais manteau, une belle botte de carottes resplendissantes, soigneusement nettoyées de toute trace de terre. Tu avais faim, non ? »

Un hennissement lui répondit, et Babette en resta muette. Crindombre croqua goulûment dans la première carotte tendue par Cicéron, avant d’en engloutir une autre, puis une troisième, en renâclant bruyamment. Un filet de salive coulait le long de ses lèvres, et venait imbiber lentement le sol, que la vampire constata recouvert de paille, quoiqu’un peu souillée par endroits. Elle distingua aussi, dans la pénombre, un abreuvoir ainsi qu’un seau vide disposé à côté de celui-ci ; la nyctalopie pouvait s’avérer drôlement utile pour distinguer des silhouettes cachées dans l’obscurité. Ainsi, les ruines avaient été aménagées en étable pour le cheval légendaire. Oui, là, elle distinguait sur un porte-selles de fortune celle qu’elle avait, jusque là, toujours constatée sur la croupe de Crindombre. Même le harnais et les rênes avaient été soigneusement rangés, nettoyés et polis ; si tout cela était l’œuvre de Cicéron, alors il fallait admettre qu’il méritait de beaux éloges, à en voir le traitement accordé à ces outils.

« C’est pour ça que tu ne voulais pas qu’on cuisine et mange les carottes ? Pour les donner à manger à Crindombre ?

— Depuis que l’Oreille Noire est partie, c’est le meilleur compagnon de Cicéron, répondit ce dernier en caressant affectueusement le front du cheval. Il m’écoute quand je parle, et il ne juge pas. Il est gentil.

— C’est toi qui lui as aménagé tout ça, alors ? s’enquit la vampire, avant d’apercevoir le hochement de tête de l’homme. C’est très gentil pour lui ! Mais tu sais qu’il n’en a pas réellement besoin…

— Je sais bien qu’il n’a pas besoin de manger, de boire ou dormir, et qu’il n’a pas froid. Mais il a quand même le droit d’être choyé ! Et comme ça, l’Oreille Noire sera contente quand elle le retrouvera. »

Osant à peine relancer davantage la discussion, Babette se prit au jeu. Après tout, Cicéron ne faisait rien de mal, et il n’avait pas tort en pensant qu’Aemillia serait heureuse de voir sa fidèle monture autant choyée. Il était vrai qu’ils n’avaient jamais songé à aménager d’étable pour Crindombre, étant donné sa nature magique ; il suffisait de le conjurer pour qu’il se matérialisât, et ce maigre sort était accessible à n’importe qui tant qu’il s’agît d’un membre de la Confrérie Noire, et à condition que le cheval acceptât de reconnaître cette personne en tant que cavalier. Tous les deux, Cicéron comme Crindombre, appréciaient grandement l’Oreille Noire, si bien que ce point commun les avait rapprochés en l’absence de celle-ci. Décidément, Babette avait de nombreuses choses à raconter à l’Impériale lorsqu’elle reviendrait !

« Et si on rentrait ? proposa-t-elle finalement, constatant que de longues minutes – si ce n’était pas une heure toute entière ! – s’étaient écoulées depuis leur arrivée dans l’étable de fortune. Nazir doit avoir fini le dîner, et nous attendre. »

Nullement inquiété par la perspective de manger un repas froid, trop cuit ou bien aucun repas tout court, Cicéron se saisit d’une petite brosse, et vint panser le cheval, enlevant de ce fait toutes les saletés qui auraient pu se glisser sur sa sublime robe baie. Il alla même jusqu’à peigner la crinière et la queue, et curer les sabots ; le cabanon était entièrement équipé, et Crindombre semblait terriblement apprécier d’être autant bichonné.

« Cicéron lui avait promis qu’il s’en chargerait aujourd’hui. J’ai failli oublier. J’ai réparé ma bêtise. »

Malgré toute l’affection qu’il pouvait éprouver pour le cheval, l’Impérial ne pouvait taire les gargouillis de son estomac, qui résonnèrent à travers le cabanon. Il croisa honteusement le regard de Babette qui, les poings sur les hanches, affichait un air de triomphe, un large sourire illuminant son visage. Même Crindombre semblait rire du comique de la situation ; l’Impérial faisait mine de se satisfaire en prenant uniquement soin de la monture de l’Oreille Noire, mais il ne pouvait cacher qu’il se laissait aller en se privant ainsi de nourriture et, qui plus était, de son plat favori.

« Allez, viens. Crindombre ne t’en voudra pas si tu pars un peu plus tôt aujourd’hui, glissa l’enfant qui n’en était pas une à son acolyte à l’air penaud, quoiqu’un peu ravi d’avoir trouvé quelqu’un avec qui partager son petit secret. On y reviendra demain, si tu veux. »

Ainsi, l’Impérial et la vampire retournèrent paisiblement au Sanctuaire, où les attendait Nazir, qui venait d’achever la préparation du dîner, bien qu’il ne sût, au final, avec quel assaisonnement Cicéron souhaitait déguster sa soupe de carottes. Pourtant, le Gardien ne lui en tint pas rigueur, et fut même le premier à engloutir son bol, après y avoir glissé un soupçon de crème de chèvre, n’hésitant pas un seul instant pour le remplir à nouveau, puis une troisième fois. Près de lui, Babette se délectait du ragoût de horqueur, bien que cela ne lui apportât guère plus de nutriments que cela, et félicita Nazir pour sa préparation toujours impeccable, dont il pouvait, selon elle, être particulièrement fier. Au final, elle n’avait pas pu élucider le mystère de la gentillesse du Rougegarde, bien trop concentrée sur l’étrange attitude de Cicéron qui avait, tout simplement, fait de Crindombre son ami en l’absence de sa propriétaire actuelle. Au détour d’une petite discussion sans réelle importance, Babette se permit d’aborder la question du dîner si gentiment préparé pour l’Impérial, espérant malgré tout que cela pût l’aider à comprendre ce qui se passait dans la tête de son ami et frère d’armes.

« Mais, dis-moi Nazir, fit-elle en engloutissant une énième cuillerée du ragoût, pourquoi tu as voulu cuisiner un plat spécialement pour Cicéron ? »

Non content de se voir poser cette question, le Rougegarde se renfrogna, fronçant les sourcils et préférant visiblement manger tranquillement son repas plutôt que de répondre. Si bien que la fillette éternellement jeune insista, amusée par ses petites taquineries inoffensives qui finiraient bien, elle l’espérait, par faire craquer l’homme, et lui permettre d’obtenir quelques éléments de réponse.

« Tu es pourtant le premier à dire qu’on ne doit pas faire de traitement de faveur parce que l’un ou l’autre serait plus important pour la Famille ! »

Grommelant quelque parole incompréhensible, le Rougegarde garda ses yeux rivés sur son bol, portant sa cuillère de bois à ses lèvres avant de la rapporter au récipient, encore et encore. Mais face à l’insistance de Babette, et au regard curieux et intrigué de Cicéron qui pesait terriblement lourd sur la conscience – la vampire en avait déjà fait les frais, il était parfois très désagréable de se sentir épiée par l’Impérial –, il finit par entrouvrir les lèvres, et répondre sincèrement.

« La petite voulait que je sois plus gentil avec vous. Je fais des efforts. Mais n’allez pas lui répéter quand elle rentrera, ou bien elle va se moquer. »

Étonnée par la chute de cette histoire incongrue et par la simplicité des motivations innocentes de chacun, Babette ne sut que répondre. Un instant figée, muette, elle crut presque entendre une mouche voleter autour d’eux tant la pièce s’était faite silencieuse. Puis, prise d’un fou rire, elle s’esclaffa sans retenue – ce n’était guère l’attitude d’une dame, mais n’était-elle pas une fillette ? – en se tenant les côtes, avant d’être rejointe par Cicéron. Comme elle avait été bête ! La raison était pourtant si simple ! Peut-être aurait-elle dû tenter de lire entre les lignes dès le début. Quelque part, Nazir et Cicéron avaient probablement tenté de lui faire passer un message, peut-être bien pour lui expliquer, aux prémices de cette histoire, les causes de leurs étranges agissements. Mais qu’importe ! La bonne humeur était de mise, et tous riaient, après ce début de soirée des plus spéciaux dans leur quotidien relativement calme. Et ça, Babette en raffolait plus que tout.

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