Les enfants de Bordeciel

Chapitre 13 : Ascension

4680 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 27/02/2024 22:16

Chapitre 13 : Ascension


Le matin était encore jeune lorsque Hunfen et Lydia s’engagèrent sur le sentier ancestral des Sept-Mille Marches, sous un ciel qui promettait clémence. La lueur du petit jour perçait timidement à travers les branches, dévoilant à peine le chemin qui serpentait à flanc de montagne et où des marches de pierre avaient été placées aux endroits les plus escarpés. Le Haut Hrotgar, leur destination, se dressait quelque part au-dessus d’eux, dissimulé par les nuages, renfermant moult secrets des temps anciens. À cette heure matinale, la voie était encore déserte. Néanmoins, derrière, le village de Fort Ivar se réveillait doucement, et les premiers pèlerins ne tarderaient pas à les suivre.

À quelques centaines de mètres du début du chemin avait été placée sur le bord du sentier une alcôve de pierre, se dressant comme un gardien solennel du passage. Elle abritait une grande tablette gravée au pied de laquelle diverses offrandes -- septims, fleurs et autres objets -- avaient été déposées. Hunfen, levant les yeux vers le texte figé dans la pierre, lut à haute voix : « Avant l’arrivée des premiers hommes, les dragons étaient les maîtres de tout Mundus. La Voix était leur verbe, mais ils ne parlaient que lorsqu’ils le devaient absolument. Car la Voix pouvait voiler le ciel et inonder la terre. »

Le jeune Nordique fronça les sourcils, perdu dans ses pensées. « C’est bizarre, Lydia, dit-il au bout d’un moment. Le dragon d’Helgen, il n’arrêtait pas de crier. Celui qui a attaqué Blancherive aussi !

— Les dragons avaient disparu depuis l’ère Méréthique, répondit sa gardienne en inclinant la tête face à la tablette. On ne sait pas pourquoi ils sont de retour aujourd’hui, mais les choses ont sans doute changé après tout ce temps. »

Lydia, après un moment de recueillement silencieux, s’agenouilla brièvement devant la tablette, murmurant des mots inaudibles. Hunfen, observant attentivement, l’imita maladroitement, joignant ses mains avec une certaine révérence. « Est-ce qu’on doit laisser une offrande ? » demanda-t-il, regardant les septims et les fleurs au pied de la tablette.

Lydia se releva, secouant la tête. « Pas ici. Les pèlerins laissent quelque chose sur la plus haute tablette qu’ils atteignent.

— Et nous, on va jusqu’à la dernière alors ? » dit Hunfen, un brin d’excitation dans sa voix.

« Oui, jusqu’au Haut Hrotgar. Mais rappelle-toi, nous ne sommes pas vraiment en pèlerinage. Nous répondons à l’appel des Grises-Barbes » expliqua Lydia, jetant un dernier regard à la tablette avant de reprendre leur ascension.

Le chemin s’élevait devant eux, pénible et abrupt, chaque marche gravée par les siècles d’histoires et de pas inlassables. Hunfen commençait à ressentir le poids de l’altitude sur ses poumons, rendant chaque souffle un peu plus ardu, chaque foulée un peu plus lourde. Lydia marchait en tête de son pas égal et sûr, donnant le rythme. Au-dessus d’eux, l’écho de la montagne semblait répondre à la cadence de leur progression, un chœur naturel qui accompagnait leur ascension. Derrière, Fort-Ivar rétrécissait jusqu’à devenir une simple esquisse abandonnée dans leur sillage. Sur ce chemin, seules importaient la montagne et leur quête personnelle.

Ils atteignirent la deuxième tablette gravée à une hauteur où le vent frais portait déjà l’odeur de la neige. Hunfen, ses joues rougies par le froid, déchiffra : « Puis vinrent les hommes, qui proliférèrent sur toute la surface de Mundus. Les dragons restaient les maîtres de ces peuplades rampantes. Les hommes étaient alors bien faibles et ils n’avaient pas le pouvoir de la Voix. »

Lydia s’était à nouveau arrêtée, exécutant à nouveau le rituel avant de contempler la tablette dans un silence méditatif. Perdu dans ses pensées, l’enfant frissonna, tant à cause de la brise qui se faisait de plus en plus piquante que des mots gravés dans la pierre. Les dragons avaient dominé les hommes dans l’ancien temps. Était-ce la raison pour laquelle ils avaient attaqué à leur retour, pour regagner leur pouvoir sur les mortels ? « Les hommes étaient bien faibles » Ces mots résonnaient étrangement en lui. Lui-même n’était qu’un enfant, pas un guerrier ni un sage, encore moins un maître de la Voix comme ces dragons ; un faible parmi les faibles. Séparé de son père, sa vie d’avant emportée avec lui, Hunfen ressentait continuellement cette vulnérabilité incessante, telle une ombre inséparable. Pourtant, en regardant Lydia, dont la détermination les avaient conduits jusqu’ici, il se demanda si les hommes n’avaient pas leur propre force, différente de celle des dragons. Peut-être pas une force qui déchire le ciel ou soulève la terre, mais une force du cœur, celle qui les poussait à protéger ceux qu’ils aimaient, à défier les bêtes gigantesques avec rien d’autre que du courage et une épée. Il serra un peu plus son manteau autour de lui, s’imaginant les premiers hommes, petits et vulnérables sous le regard des dragons, et il se sentit lié à eux par le fil invisible du temps. « Peut-être que je peux être fort, moi aussi », murmura-t-il pour lui-même, un murmure emporté par le vent qui continuait de caresser les anciennes marches.

La végétation se raréfiait, laissant place à des affleurements rocheux et à des étendues de neige où seuls les cairns balisant la voie permettaient garder les pieds sur la relative sécurité du chemin. La progression devenait incertaine, parfois même déroutante. La troisième tablette leur apparut alors que le sentier tournait brusquement, tendant un piège mortel au marcheur imprudent. « Tout jeune, l’esprit des hommes était fort en ces temps anciens. Ils n’avaient peur ni des dragons ni de leur Voix. Mais les dragons ne faisaient que les conspuer et ils leur brisèrent leur cœur. »

Le moment de recueillement offrit à Lydia l’occasion de reprendre son souffle. La progression, déjà ardue pour quiconque effectuait le pèlerinage seul, devenait encore plus pénible avec un enfant dont il fallait guider les pas. Elle observa la montagne, imperturbable face à leur labeur. De son côté, Hunfen, absorbé par les mots gravés, ressentait une indignation croissante. « Conspuer » et « brisèrent le cœur » éveillaient en lui une profonde injustice qui raviva un souvenir désagréable. Il revoyait la silhouette immense, svelte et droite, d’un haut-elfe enveloppé dans un grand manteau noir qui reflétait faiblement la lumière du soleil : un justiciar Thalmor, rayonnant d’une élégance froide et hautaine. Il avait stoppé un voyageur, un homme simple vêtu de la tenue usée des cultivateurs de la région. La tension était palpable, même à distance, alors que le haut-elfe scrutait le pauvre homme, ses yeux perçants semblant fouiller son âme. L’accusation d’hérésie était tombée, sèche et sans appel. Hunfen, caché derrière une formation rocheuse à la demande pressante de son père, avait observé la scène, le cœur battant. Olfand lui avait jeté un regard lourd de sens, un mélange de peur et de détermination à rester invisible aux yeux de l’autorité tyrannique. Le voyageur, agenouillé, implorait la clémence du justiciar qui, de son ton froid et détaché, avait rejeté chaque supplication. L’injustice de la scène avait frappé l’enfant de plein fouet. Il se souvenait avoir ressenti une colère bouillante, mêlée à une impuissance totale. Son père l’avait rapidement éloigné, murmurant des mots apaisants mais porteurs d’une triste réalité : ils ne pouvaient rien faire.

Lydia, sentant le poids du silence s’étirer, posa doucement sa main sur l’épaule de Hunfen, le tirant doucement de ses pensées sombres. « Nous avons encore un long chemin devant nous », dit-elle d’une voix douce mais ferme, incitant le jeune Nordique à se détacher de la tablette et de ses réflexions douloureuses. Hunfen hocha la tête, ses yeux quittant les mots gravés dans la pierre, et ensemble, ils reprirent leur ascension.

Le sentier qui les attendait après la troisième tablette se révéla être un défi encore plus grand. La pente s’accentuait, obligeant Hunfen et Lydia à ralentir leur marche, chacun de leurs pas devant être mesuré et sûr pour éviter une chute dangereuse. La neige devenait maintenant une présence constante, ses couches épaisses masquant les irrégularités du sol et rendant leur progression incertaine. Alors que le chemin zigzaguait à travers des passages étroits flanqués de hautes parois rocheuses, ils durent à plusieurs reprises s’arrêter, reprenant leur souffle tout en scrutant la brume à la recherche du prochain cairn. Parfois, le sentier descendait brusquement avant de remonter, comme pour éprouver leur détermination. Plus d’une fois, Lydia dut venir en aide à Hunfen, le jeune Nordique trébuchant dans la neige profonde ou sur les pierres cachées en dessous.

Après ce qui leur sembla être une éternité, ils atteignirent enfin la quatrième tablette. Le texte gravé dans la pierre semblait les attendre, un message du passé destiné à éclairer leur chemin. « Kyne fit appel à Paarthurnax, qui avait pris les hommes en pitié. Ensemble, ils apprirent aux hommes à utiliser la Voix. Puis la Guerre draconique fit rage, dragons contre Parleurs. »

Hunfen s’approcha de la tablette, la curiosité luisant dans ses yeux. Kyne était vénérée par tous les Nordiques en tant que déesse de la tempête, mère de tous les mortels, et patronne des guerriers. Elle était également reconnue par les autres peuples de Tamriel mais, pour une raison qui lui échappait, les Impériaux la nommaient Kynareth. Dans les récits que son père lui racontait au coin du feu, Kyne était souvent décrite comme celle qui avait offert le souffle de vie à l’homme et qui avait un lien profond avec la nature et les éléments. Le nom de Paarthurnax lui était en revanche totalement inconnu. Il inspirait instinctivement au jeune garçon une impression de puissance et d’autorité cruelle, en contradiction avec le texte de la tablette. Qui était-ce ? Un héros oublié ? Un puissant guerrier ? Un sage ? De quelle manière avait-il pu être l’instrument de Kyne ? L’idée même que la Voix puisse être un don de la déesse aux mortels l’intriguait et le troublait à la fois. Ce cri qu’il avait poussé, guidé par la peur et le désespoir, et qui avait provoqué la mort de Grelod, était-il réellement un don sacré ? Peut-être, songea-t-il avec une pointe d’espoir mêlée de crainte, que sa Voix ne fût pas seulement un cri de terreur, mais la clef d’une force plus grande ?

Reprenant leur ascension, Hunfen et Lydia avancèrent avec prudence sur le chemin sinueux, le silence de la montagne seulement troublé par le vent sifflant entre les pierres et le craquement de la neige sous leurs pas. Le sentier se rétrécit encore, les obligeant à avancer en file indienne. Lydia, en tête, scrutait les environs, son instinct de protectrice plus aiguisé que jamais. Le long du chemin, l’enfant remarqua des ossements d’animaux, de plus en plus nombreux. Qu’est-ce qui avait pu causer un tel carnage ? Une meute de loups affamés ? Pire encore ? Son imagination s’emballa, envisageant toutes sortes de bêtes féroces, de créatures redoutables. Un dragon pouvait-il se trouver là ?

Soudain, un grondement sourd rompit le silence, faisant sursauter Hunfen. De derrière un rocher abritant un renfoncement dans la paroi de la montagne, la silhouette d’un troll des glaces émergea, les fixant de ses trois yeux globuleux. Son pelage hirsute, dont la blancheur lui permettait de se fondre avec l’environnement neigeux, était encore souillé du sang de son dernier repas. Lydia réagit immédiatement, dégainant son épée et se plaçant devant l’enfant pour le protéger. « Reste derrière moi ! » ordonna-t-elle d’une voix ferme.

Figé par l’effroi, Hunfen s’efforça de se rappeler ce qu’il savait à propos des trolls. Ils redoutaient le feu ! Peut-être ses flammes pourraient-elles être utiles ? Avec une agilité surprenante pour sa taille, la créature avança vers eux en rugissant. Rapides ! Les trolls étaient trop rapides pour être fui. Malgré sa peur, le jeune Nordique tendit une main tremblante vers l’avant, et libéra sa magie. Les flammes jaillirent de sa paume, frappant le troll de plein fouet. D’un hurlement rageur, la créature chargea.

Arrivant au contact, Lydia abattit lourdement son épée en poussant un cri qui rivalisait avec celui du troll. Ce dernier, hurlant de douleur, balaya l’air d’un coup de patte rageur qui projeta la guerrière contre un rocher, la laissant sonnée et blessée. Hunfen, sentant l’urgence de la situation, lança une nouvelle volée de flammes vers le troll, s’efforçant d’en intensifier la chaleur dans l’espoir de repousser la créature. Le monstre, visiblement affecté par le feu, ne recula portant pas, sa rage semblant décuplée par la douleur.

Lydia, se remettant difficilement du choc, réussit à se relever en s’appuyant contre le rocher. Elle chercha du regard son protégé, les yeux emplis d’une détermination farouche malgré la douleur qui transparaissait sur son visage. « Recule ! » lui hurla-t-elle, avant de se jeter de nouveau dans la bataille, épée en avant, malgré sa blessure évidente.

Hunfen obéit, son cœur battant à tout rompre. À nouveau, le sentiment d’impuissance l’envahit, serrant sa gorge et piquant ses yeux. Il sentait les limites de sa magie s’approcher. Pire que tout, Lydia ne semblait pas pouvoir tenir longtemps face à la brutalité du troll. Comme pour appuyer ses craintes, la créature leva un bras puissant en direction de la guerrière, profitant d’une ouverture dans sa garde.

« FUS ! »

Le cri quitta la bouche de l’enfant aussi soudainement qu’à Faillaise. La rafale qui s’ensuivit déstabilisa un instant le troll, donnant l’occasion à Lydia de frapper. Hunfen porta la main à sa gorge, la sentant brûler d’une douleur aiguë. Don de Kyne ou pas, le pouvoir draconique semblait mettre le corps humain à rude épreuve. Lydia, malgré la souffrance qui transperçait chacun de ses mouvements, continuait de harceler la créature avec une détermination sans faille. Le jeune Nordique, rassemblant ses dernières réserves de force, lança un autre sort de flammes, les doigts tremblant d’épuisement. Le troll, furieux, réussit à esquiver l’attaque et, d’un revers brutal, envoya Lydia s’écraser une nouvelle fois contre la paroi rocheuse.

Hunfen, voyant Lydia blessée et jetée au sol avec une brutalité qui faisait écho à la cruauté des histoires de dragons gravées sur les tablettes, sentit une étincelle de colère s’embraser en lui. Mais il ne s’agissait pas seulement de la colère d’un enfant effrayé : c’était quelque chose de plus profond, presque instinctif, comme un écho lointain des guerres draconiques. Que ce troll, avec sa rage primitive, ose s’en prendre à lui et aux siens déclenchait en lui une ire nouvelle, un sentiment étrange, inconnu et puissant.

Le troll chargea à nouveau, ses yeux injectés de sang fixés sur le jeune Nordique. Hunfen esquiva de justesse, mu moins par la peur que par un instinct indescriptible. Rassemblant son énergie, il fit face à la créature et cria à nouveau : « FUS ! » Mais cette fois, son cri était délibéré ; ce n’était pas juste un appel à la force, mais un refus de se soumettre, un désir de se tenir debout malgré le danger. La douleur dans sa gorge, affluant à nouveau, lui prouvait qu’il était vivant. Le troll, déséquilibré par la force du cri, trébucha au bord du chemin et, dans un hurlement, chuta, dévalant le flanc de la montagne jusqu’à disparaître dans le brouillard de neige.

Alors que le silence retombait sur la montagne, Hunfen resta un moment figé, respirant lourdement, la gorge endolorie, le cœur empli d’un mélange de victoire et d’une étrange satisfaction qui dépassait le soulagement d’avoir survécu. Lydia se releva péniblement et s’approcha de lui, un sourire courageux étirant ses lèvres malgré la douleur évidente qui transparaissait dans chacun de ses gestes.

« Tu as eu de la chance, je t’avais dit de reculer », lui dit-elle pour la forme, avant d’ajouter : « Enfin, bien joué ! » d’une voix qui se voulait légère. Mais Hunfen n’était pas dupe : les contusions sur le visage de sa protectrice grossissaient à vue d’œil, et elle maintenait une main crispée sur son bras gauche. Elle devait être sérieusement touchée.

« Tu es blessée, constata-t-il, l’inquiétude perçant dans sa voix malgré le détachement qu’il avait tenté d’y mettre.

— Ce n’est rien, juste quelques égratignures. Les trolls des glaces frappent fort, mais il en faut plus pour venir à bout d’une Nordique ! », rétorqua Lydia avec une fierté teintée d’une touche d’humour. Sa détermination semblait inébranlable, mais le jeune Nordique pouvait néanmoins percevoir que chaque mouvement de sa gardienne était un combat contre la douleur.

Ils reprirent leur ascension, Hunfen jetant régulièrement des coups d’œils inquiets à la guerrière. Il lui semblait que sa marche était devenue plus lente. Au delà du repaire du troll, ils atteignirent la tablette suivante. Lydia y fit halte, laissant son jeune protégé la lire.

« Les hommes prirent le dessus, utilisant leurs cris pour chasser Alduin hors du monde. Ils prouvèrent ainsi à tous que leur Voix, elle aussi, était puissante. Pourtant, leurs sacrifices furent nombreux. »

Hunfen contempla la tablette, ses doigts effleurant les runes gravées dans la pierre. L’histoire des Parleurs luttant contre Alduin avec leur Voix résonnait en lui d’une manière nouvelle et profonde. Il ne pouvait s’empêcher de voir en son propre cri, poussé dans le désespoir face au troll, l’écho de ceux des anciens Nordiques défiant le temps et les dragons. Une étincelle d’admiration s’alluma dans son cœur pour ces héros de légende, mais aussi une lueur de fierté personnelle. À cet instant, face à cette tablette, il ressentait une résonance avec ces figures mythiques, comme s’il avait, à sa modeste échelle, repris le flambeau de leur courage. Le sentiment d’avoir été, lui aussi, un héros, même éphémère, le réchauffait au milieu de l’immensité glacée de la montagne.

Malgré le vent qui, narquoisement, gravissait la montagne sans effort, soulevant avec lui la neige fraîche et prenant un malin plaisir à la glisser à travers la moindre ouverture dans les vêtements, les deux voyageurs avançaient rapidement. Le sentier se faisait moins sinueux, et la réapparition des marches régulières facilitait l’ascension dont la pente se faisait plus douce. La sixième tablette apparut le long du chemin, offrant à Hunfen un moment de répit dans cette marche forcée. Lydia ne devait finalement pas être si mal en point que cela, pour imprimer un rythme aussi soutenu. Reprenant son souffle, il lut : « Hurlant leurs cris, les Enfants du Ciel prévalurent. Fondant le premier Empire par l’épée et la Voix. Pendant que les dragons se retirèrent de ce monde ».

Mais l’heure n’était plus à la réflexion et la guerrière, après avoir expédié le rituel, fit signe à Hunfen. « Plus tôt nous arriverons, mieux ça sera ! » lança-t-elle en reprenant la route. L’enfant suivit, surpris par cet empressement soudain, l’esprit empli de questions auxquelles la tablette suivante, qu’ils atteignirent rapidement, n’apporta aucun éclaircissement : à peine eut-il le temps de souffler et d’absorber les mots « Les Parleurs du Mont Écarlate s’en furent, humiliés. Jurgen Parlevent commença ses sept années de méditation. Pour comprendre comment une Voix forte pouvait faiblir. », que sa protectrice se remit en route, le visage crispé.

Le jeune Nordique laissa échapper un rire silencieux, amusé à l’idée que les anciens eussent été tout aussi pressés de terminer la rédaction de ces tablettes que Lydia ne l’était de parvenir à leur destination. Les récits gravés en devenaient pour lui de plus en plus nébuleux. Quel était le lien entre le Mont Écarlate et cette histoire ? Tout ce qu’il savait de cette montagne, la plus haute de Morrowind, c’était que son éruption catastrophique, plus d’un siècle auparavant, avait rendu inhabitable la majeure partie de la province, contraignant les Dunmer à l’exil. Cependant, le rythme soutenu imposé par Lydia ne lui laissait guère le loisir de s’attarder sur ces interrogations. Il jeta néanmoins un regard rapide à la tablette suivante en passant :

« Jurgen Parlevent fit le choix du silence et revint parmi les siens. Ses dix-sept adversaires ne purent le vaincre de leurs cris. Jurgen le Calme construisit son refuge sur la Gorge du Monde. »

Cela raviva en lui le vague souvenir d’une légende selon laquelle le fondateur de l’ordre des Grises-Barbes, le premier des Parleurs, avait prôné une voie pacifique, en contraste avec les autres Langues. Était-ce là l’essence de l’histoire ? Peut-être aurait-il l’occasion d’en apprendre davantage une fois arrivé.

Au détour d’un virage, la silhouette du Haut Hrotgar se dessina enfinau loin. Sur le côté, la neuvième tablette, étonnamment rapprochée de sa devancière, se démarquait nettement des autres. Placée au pied d’une imposante statue de Tiber Septim, le premier empereur de sa lignée, devenu le Neuvième Divin Talos, l’ensemble imposait le respect. L’effigie rappelait fortement celle trônant à Blancherive, comme un écho de puissance et de divinité traversant les âges et les contrées. Cette fois, Lydia marqua une pause, semblant se recueillir devant la statue grandiose, bien qu’il fût évident qu’elle cherchât surtout à reprendre son souffle. Elle tentait vaillamment de dissimuler la souffrance infligée par se blessures, mais Hunfen, observateur et inquiet, percevait clairement sa lutte contre la douleur. Malgré ses préoccupations, il s’efforça de n’en rien laisser paraître et prit la peine de lire l’inscription : « Restés silencieux pendant des années, les Grises-Barbes prononcèrent un nom. Tiber Septim, alors tout jeune, fût appelé au Haut-Hrothgar. Ils le bénirent et le nommèrent Dovahkiin. »

Une vague de fierté submergea le jeune Nordique. L’idée qu’il puisse partager un destin semblable à celui de Tiber Septim, appelé par les Grises-Barbes et reconnu comme Dovahkiin, éveilla en lui un sentiment d’exaltation. C’était comme si les pages de l’histoire se tournaient pour l’inclure dans leur récit glorieux. Cependant, cette euphorie était tempérée par l’état de Lydia. Malgré son stoïcisme, les signes de sa souffrance se faisaient de plus en plus évidents. La vision de sa gardienne, si forte et pourtant si vulnérable, faisait monter en lui une angoisse sourde.

Les derniers pas jusqu’au pied du Haut Hrotgar semblèrent les plus longs. Le soleil déclinant illuminait la dernière tablette gravée qui se dressait comme le gardien de ce lieu sacré. Sur celle-ci, une inscription semblait résonner avec une force particulière dans le silence de la montagne : « La Voix est adoration. Suivez la Voie intérieure. Ne parlez qu’en cas de besoin absolu. » Hunfen, le souffle court, s’absorba dans la contemplation de ces mots, y cherchant peut-être une réponse aux tumultes qui agitaient son cœur.

Un bruit sourd l’arracha brusquement à sa contemplation. Se retournant d’un coup, son cœur manqua un battement en voyant Lydia effondrée au sol.

oOo

Perché dans les hauteurs de la montagne la plus majestueuse de Bordeciel, le Haut Hrotgar se dressait comme un monument intemporel, échappant à l’incessant tumulte des affaires des mortels. Ce sanctuaire millénaire, enveloppé dans le voile blanc éternel de la neige, semblait veiller sur le monde en silence, son imposante architecture en pierre gravée par les âges contant des histoires d’une sagesse oubliée. Autour du monastère, le vent lui-même semblait retenir son souffle, comme pour ne pas perturber la paix sacrée du lieu. Dans cet espace hors du temps, les Grises-Barbes, gardiens de l’Art de la Voix, étaient en parfaite harmonie avec les éléments qui façonnaient la terre de Bordeciel. Leur méditation, profonde et ininterrompue, les unissait au murmure de la montagne, à la caresse du vent, et à la danse silencieuse des flocons de neige, créant une toile apaisante de pureté et de retrait de l’agitation du monde extérieur. Le Haut Hrotgar était un havre de sérénité, un rappel que, même au cœur des plus grandes tempêtes, un calme immuable pouvait être trouvé.

La porte massive, habituellement close dans une quiétude respectueuse, s’ouvrit avec une violence surprenante, projetée en arrière par un pied déterminé. Hunfen, le visage baigné de larmes et la respiration haletante, fit irruption avec une urgence chaotique. « À l’aide ! Quelqu’un ! » hurla-t-il, ses mots se bousculant dans un désordre frénétique. « Ma ma… ma gardienne ! Elle… Elle ne va pas bien… Un troll… » Dans sa précipitation, il trébucha sur un tapis ancien, envoyant valser un candélabre qui s’écrasa avec un fracas métallique. Se relevant péniblement, il percuta un râtelier d’armes antiques, les dispersant dans un vacarme assourdissant.

Les Grises-Barbes, arrachés à leur méditation par cette entrée tumultueuse, échangèrent des regards empreints de surprise et d’incrédulité. Jamais leur retraite n’avait été perturbée de la sorte, surtout pas par un enfant en larmes, dont la panique semblait presque profaner le calme sacré du Haut Hrotgar. Hunfen, ignorant l’impact de son entrée, continuait de balbutier entre deux sanglots, « S’il vous plaît… aidez-la… Je… Je ne peux pas… » Sa voix se brisa sous le poids de l’épuisement et de la terreur. Dans un dernier effort désespéré, il se précipita vers l’un des ermites, mais ses jambes, trahies par la fatigue et le choc, cédèrent sous lui. Il glissa sur le sol de pierre froide et sa tête heurta le pied d’une statue avec un bruit sourd.

Le silence revint presque instantanément, seulement troublé par les échos de la chute de Hunfen. Les Grises-Barbes, passée leur stupéfaction, s’approchèrent rapidement pour porter secours à l’enfant assommé ainsi qu’à sa protectrice, leur sagesse millénaire soudainement mise à l’épreuve par cette irruption de chaos.


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