Avant que ce monde ne disparaisse

Chapitre 8 : Illusion

Chapitre final

6001 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 27/03/2024 21:31

Chapitre VIII

Illusion


 La douce chaleur d’une étreinte l’entourant et l’agréable parfum floral du savon enveloppèrent Cicéron. À genoux sur le sol dur, à même le parquet, il reprenait peu à peu conscience, comme s’il s’éveillait lentement d’un doux rêve – à moins que ce ne fût un cauchemar.

 « Tout va bien, je suis là. »

 Ces six mots berçaient Cicéron tandis qu’une douce caresse vint effleurer l’arrière de son crâne. Le passage des doigts fins dans ses cheveux le rasséréna, tout comme le murmure du brasero où crépitaient quelques flammes, dont la chaleur qu’il propageait dans la pièce était fort agréable. Il se sentait si bien, en cet instant, loin des problèmes qui l’assaillaient d’ordinaire. Un simple moment hors du temps, où rien ne comptait plus que de savoir si cette main qui glissait sur sa chevelure recommencerait ce mouvement si agréable.

 La voix reprit, le rassurant de douces paroles, d’un ton maternel. Le bras qui le tenait encore resserra sa prise, le rapprochant davantage encore – il put alors sentir le battement d’un cœur à travers les étoffes, et voulut s’unir davantage à ce dernier. Blotti contre le corps chaud, l’Impérial faufila son visage dans le cou, s’enivrant de ce doux parfum à chaque inspiration.

 « Merci, murmura-t-il faiblement. Merci, Mère… »

 La main cessa son mouvement, restant en suspens un instant ou deux, avant de reprendre sa place dans son dos. Combien de temps restèrent-ils ainsi ? Aemillia ne disait rien – seul le silence entrecoupé des bruissements du feu répondait à l’écho de leurs cœurs cognant dans leurs poitrines. Cicéron releva la main, amenant sa paume sur la joue de la jeune femme, savourant la douceur et la chaleur de sa peau à chaque contact entre ses doigts rugueux et celle-ci.

 Il était à Bruma.

 Il était aux côtés d’Aemillia.

 Lorsqu’il avait pris conscience que la Mère de la Nuit avait répondu à son appel, à son ultime prière, il s’était jeté dans les bras de l’Impériale. Elle-même semblait bouleversée, pour une raison qu’il ignorait, et qu’elle ne lui avait confiée. Si sa couardise ne l’avait pas restreint, il se serait laissé aller à l’émotion et lui aurait sûrement volé un baiser, mais il était bien trop honteux pour cela. Non, il ne pouvait que se permettre de caresser doucement sa peau et de s’enivrer de l’agréable odeur qui émanait de son corps chaud…

 « Cicéron, demanda-t-elle dans un chuchotement, ne veux-tu pas te relever ? Tes genoux ne te font-ils pas souffrir ? »

 Il s’éloigna à contrecœur d’Aemillia, osant à peine croiser son regard. L’angoisse de disparaître à tout instant et de quitter Bruma pour de bon le paralysait. Il avait juré à la Dame Impie que ce serait la dernière fois, qu’il ne lui imposerait plus ses états d’âme et ses désirs inassouvis, mais avait-il bien fait ? Pouvait-il se soustraire aux volontés de la Mère et du Père, et vivre pour toujours à Bruma, avec Aemillia… ?

 « Viens, relève-toi. Nous serons mieux sur le lit… »

 L’Impériale se mit sans peine debout sur ses jambes, mais ce fut toutefois plus compliqué pour lui. Elle le hissa presque, et il s’en sentit terriblement honteux. Ses genoux tremblaient, croulant sous le poids des angoisses. C’était réel, ça n’était pas une illusion – alors pourquoi ne parvenait-il pas à s’accrocher à Bruma ?

 « Est-ce que ça va ? Tu es pâle…

 — J’ai cru te perdre… »

 Cicéron articulait difficilement, tout comme il déglutissait douloureusement. Les mots étaient comme des poignards qui lui entaillaient la mâchoire et la langue, l’incitant à garder le silence. Mais cette souffrance n’était rien comparée aux lacérations de son cœur meurtri par les non-dits.

 « Je suis reparti pour Cheydinhal, et Garnag me répétait que tu étais morte… Mais ça n’est pas vrai, je t’ai sauvée, je t’ai empêchée de mourir dans le Sanctuaire… Tu es vivante, tu es là à mes côtés, il a tort… Alors pourquoi semblait-il aussi inquiet de m’entendre supplier la Mère de me ramener à tes côtés ? »

 Aemillia lui saisit le menton, l’obligeant à relever la tête et à la tourner dans sa direction, lui faisant ainsi face. Assis côte à côte, sur ce même lit où ils s’étaient embrassés pour la première fois la veille ou l’avant-veille, ce qui paraissait une éternité pour l’Impérial, elle déposa tendrement un baiser sur ses lèvres. Ses yeux brillaient d’émotion.

 « Tout va bien, répéta-t-elle, je suis là. Tu n’as pas à t’en faire, les soldats du Penitus Oculatus ne nous feront aucun mal. Nous sommes en sécurité, ici.

 — Oui… »

 Sa main glissa, et Cicéron fixa de nouveau le sol devant lui. Ses doigts jouaient nerveusement entre eux, s’entremêlant pour se séparer de nouveau, et de recommencer.

 « Aemillia… » commença-t-il d’une voix fébrile.

 Elle inclina la tête. Comment allait-elle réagir à cette question qui lui brûlait les lèvres ?

 « Est-ce que tu regrettes ? osa-t-il dans un tremblement.

 — Quoi donc ? »

 Bien que la situation ne fût guère à la réjouissance, l’Impériale souriait. Son expression se voulait rassurante et réconfortante, mais il ne pouvait l’admirer. Il voulait savoir, il devait savoir. Il y avait tant de questions qu’il aurait voulu lui poser tant qu’ils étaient ensemble – c’était là sa seule chance de découvrir la vérité. Seule Aemillia pouvait lui faire savoir si cette vie n’avait été qu’une grande toile de mensonges tissée par les plus habiles mains.

 « D’avoir tué mon père… »

 Aemillia perdit son sourire, son si beau sourire… Sa main se referma en un poing serré qu’elle semblait incapable de rouvrir. Elle ne s’était pas attendue à cela. Peut-être même avait-elle paru redouter cette confrontation.

 « Non, bien sûr que non, répondit-elle sans parvenir à dissimuler le tressaillement de sa voix. Pourquoi poses-tu cette question ?

 — Parce que c’était une erreur… »

 Le peu de force et de courage qu’il était parvenu à rassembler suffit à ce que Cicéron relevât la tête et dévisageât la jeune femme. Il voyait dans son regard une étincelle qu’il n’avait jamais aperçue chez elle. Elle semblait interloquée et surprise, et dans le même temps soulagée qu’une telle conversation eût lieu. Depuis combien de temps savait-elle qu’elle avait échoué, et que cet échec avait été la cause de toute leur histoire ?

 « Je me trompe ? »

 Sa voix larmoyante se fondit dans un murmure brisé. Il devait tant inspirer la pitié à l’assassin impérial qui détourna subitement le regard et sembla tout mettre en œuvre pour l’ignorer – en vain. Sa respiration se fit lourde et le gonflement de sa cage thoracique, bien que régulier, alarma Cicéron. Le tambour cognait encore et encore, et semblait ne jamais s’épuiser.

 Le brasero crépitait, son faible écho se propageant tout comme sa chaleur dans la chambre dont l’air devenait étouffant seconde après seconde. Cicéron tira légèrement le col de sa tunique, comme si cela allait lui permettre de mieux respirer. Oh, sa fidèle armure lui manquait tant…

 « Quand l’as-tu compris ? » demanda-t-elle finalement avec douceur, croisant à nouveau le regard de Cicéron de son iris viride.

 L’Impérial déglutit. Cette simple question le chamboulait bien plus qu’il ne s’y était attendu. Mais il ne pouvait qu’être honnête… Il ne pouvait en aucun cas mentir à Aemillia.

 « Quand j’ai vu que tu utilisais du poison pour tuer. »

 Un faible sourire élargit ses lèvres. Un rictus de malaise déforma celles de Cicéron.

 « J’ai compris que tu étais celle qui l’a tué, et j’ai compris pourquoi, poursuivit-il en contenant tant bien que mal l’oscillation de sa voix tremblante. Tu as tué mon père parce que j’ai fait l’erreur de vendre des mauvaises armes à des clients. Ça aurait dû être moi, pas lui. »

 Aemillia acquiesça lentement. Ses cheveux châtain, bien brossés et toujours aussi raides, ondulaient avec le mouvement. Rien ne transparaissait sur son visage ; le poids de ce savoir ne semblait pas l’importuner plus que cela. Pourquoi donc ? Cela ne lui faisait donc ni chaud ni froid que de savoir qu’une erreur aussi grossière qu’elle avait commise l’avait conduite à une telle finalité ?

 Il ne pouvait s’empêcher de se projeter à sa place, dans cette situation. Et son incapacité à trancher vis-à-vis de ses sentiments lui était bien désagréable.

 « Et à cause de ça… »

 Sa voix trembla. Il eut beau inspirer et expirer lentement, il ne parvenait à se ressaisir.

 « À cause de cette erreur… »

 Sa mâchoire se serra, ainsi que son poing. Pour peu, ses ongles auraient pu trancher sa peau et faire couler le sang. Les mots ne lui venaient pas, la boule qui obstruait sa trachée était bien trop grosse, il était tout bonnement incapable de la déloger.

 « Le Sanctuaire a été détruit, et tu es morte… »

 Aemillia acquiesça. Posant délicatement sa main gauche sur celle de Cicéron, bien que cela ne lui permît guère de se détendre davantage, elle s’approcha légèrement de lui.

 « Cela aura été ma seule erreur, mais je suis heureuse de l’avoir commise. Car grâce à elle j’ai pu te rencontrer, et j’ai pu t’aimer. Le reste n’a aucune importance. »

 L’Impériale avait beau tourner la chose sous cet angle, il ne parvenait à l’accepter. Savoir qu’il devait sa survie uniquement à sa ressemblance avec son père ainsi qu’à la description hasardeuse qu’aurait faite le commanditaire qui s’était contenté des plus simples détails le mettait hors de lui. Devait-il être reconnaissant d’être la copie conforme de son odieux géniteur car cela l’avait mené sur cette voie ? Devait-il s’estimer chanceux de n’avoir rien hérité de sa défunte mère ? Non.

 « J’aurais dû mourir, Aemillia ! éructa-t-il soudainement en se relevant, avant de tourner en rond dans la chambre d’auberge bien trop étroite et étouffante pour lui. Ce devait être moi, pas mon père ! »

 Sa main serrée se secouait de haut en bas nerveusement. Il finit par la cogner dans sa paume, comme si ce simple geste aurait pu l’apaiser. Elle le regardait, interdite, gardant le silence.

 « J’aurais préféré que tu me tues plutôt que d’avoir à vivre ça, » lâcha-t-il, ses épaules retombant mollement et ses bras s’allongeant le long de son corps, son visage se rivant vers le sol, rendu pesant par la honte.

 Aemillia eut une expression peinée, mais encaissa le coup. Que pouvait-elle faire d’autre, après tout, mis à part supporter ces états d’âme qui le traversaient sans qu’il ne pût lutter contre ?

 « Je ne peux pas continuer dans un monde où tu n’es pas là, et la Mère me rappellera à elle tôt ou tard. Je ne peux pas rester à Bruma, ma place n’est pas ici. Elle ne l’a jamais été.

 — Je comprends… »

 Le lourd silence prit la suite. Des exclamations de voix retentirent, étouffées par l’épais bois de la porte. L’ambiance, de l’autre côté, devait être aux festivités – à défaut de braver le froid et la neige, les Hommes se réchauffaient avec l’alcool et les histoires amusantes. Un épais nuage vint obscurcir la pièce, chassant les rayons du doux soleil. Il faisait terriblement froid dans cette chambre malgré le brasero ; l’Impérial se frotta machinalement les bras, comme si ce vain geste pût le réchauffer d’une quelconque manière.

 En face de lui, Aemillia était restée immobile, accusant le coup et ses paroles. Rien ne semblait pouvoir l’ébranler et chambouler ses émotions. Aux yeux de Cicéron, elle parut semblable à celle qu’elle était à leur rencontre – distante, quelque peu hautaine, et lasse de devoir se mêler à des histoires qui ne la concernaient pas. Était-ce toujours le cas ? Pensait-elle toujours cela de lui ? Dans ce cas, ses sentiments étaient-ils faux… ? Non, non, non, il ne pouvait penser cela. C’était tout bonnement impossible. Sa tête lui tournait, ces mots lui donnant le vertige – à chaque pas qu’il voulait faire, son monde semblait s’effondrer.

 « Cicéron, » appela doucement l’Impériale.

 Il la vit se redresser doucement. Ses semelles émirent un léger bruit métallique en touchant le parquet, et sa robe frémit dans un bruissement lorsque le tissu se frotta contre les draps. Son doux parfum s’envola dans la pièce et dessina le chemin qu’elle emprunta jusqu’à la porte de la chambre. La paume en entourant la poignée, elle se stoppa face à la frontière de leur sanctuaire improvisé, le corps tourné dans sa direction. Son léger sourire se voulait apaisant, mais Cicéron ne pouvait se résoudre à accepter qu’il lui fût destiné. Il ne méritait rien de tout cela.

 « Allons marcher, veux-tu ? »

 Un sursaut d’énergie enclencha son mouvement ; un pas après l’autre, il la rejoignit. Tandis qu’Aemillia ouvrit la porte, il remarqua la lueur de la lame d’ébonite fixée à sa taille. Cette lame, il l’avait tant chérie, il en avait tant pris soin. Dans ce monde, il n’en était jamais devenu le nouveau propriétaire. Lui avait-il fait honneur en l’aiguisant ainsi, lui qui ne savait pourtant rien faire de ses dix doigts jusqu’à rejoindre cette Famille ? Il l’espérait, bien que jamais il n’aurait de réponse.

 Attablés près du comptoir de la tenancière, les soldats du Penitus Oculatus buvaient avec entrain. D’autres clients festoyaient, trouvant en l’hydromel et les plats servis une raison de rester éveillés. Pour peu, Cicéron aurait été prêt à se jeter à leur gorge et à les massacrer, tous jusqu’au dernier. Ces hommes lui avaient volé Aemillia, avaient souillé sa vie. Ils devaient le payer de leur propre sang…

 Mais la jeune femme le retint, le rappelant à elle en lui tendant son manteau, qu’il enfila sans un mot, sans pour autant desserrer sa mâchoire crispée. Elle-même se couvrit soigneusement afin de se prémunir des intempéries, avant de passer le seuil de l’auberge. Le soudain silence qui suivit le claquement de la porte figea Cicéron ; ses semelles s’enfonçaient mollement dans la poudreuse, et son souffle dessinait des volutes blanchâtres qui se mêlaient à la lueur immaculée qui les enveloppaient.

 Aemillia avait pris de l’avance, ne lui laissant pas une seule occasion de la rattraper. Presque hors de portée, elle semblait s’éloigner seconde après seconde. Pourquoi lui tournait-elle ainsi le dos ? Elle qui l’avait embrassé et caressé aussi affectueusement quelques instants plus tôt, voilà qu’elle semblait vouloir le fuir. Et lui, que voulait-il ? Ne désirait-il pas plus que tout affronter sa peur et assumer ses sentiments ? Avant même qu’il n’en prît conscience, il s’élança à corps perdu dans une course effrénée. La neige ralentissait considérablement ses pas, manquait de le faire trébucher, s’accrochant à ses vêtements, imprégnant peu à peu le tissu d’une froide humidité qui collait à la peau.

 Il ne parvint à la rattraper que lorsqu’elle décida de s’arrêter. Ils étaient seuls, terriblement seuls, dans un coin de rue qu’il peinait à reconnaître. Il y avait de cela si longtemps qu’il n’avait pas vu sa ville natale recouverte de son manteau hiémal… Les yeux rivés vers le ciel, elle contemplait la voûte azurée qui déployait des nuages cotonneux pour se couvrir, elle aussi, du froid ambiant.

 Cicéron ne put qu’admirer en silence cet assassin qui se tenait là, face à lui. Jamais Nirn n’avait-elle pu enfanter une aussi belle personne – tout en pensant cela, il sentit son cœur se serrer de douleur et de tristesse. Pourquoi la Mère et le Père l’avaient-ils rappelée à eux si tôt ?

 Avait-il réellement le droit de s’imaginer vivre à ses côtés, à Bruma ? Petit à petit, il commençait à s’en convaincre…

 « Cicéron, » commença-t-elle.

 Il leva le visage dans sa direction ; elle baissa le sien pour le contempler. Debout au sommet d’une petite pente, elle paraissait le toiser de toute sa hauteur. Ils n’avaient jamais été égaux, elle lui avait toujours été supérieure, mais ses yeux arrondis et à demi ouverts témoignaient de sa gentillesse. Un nuage se dissipa, poussé par le vent, et le soleil ainsi dévoilé éblouit l’Impérial, projetant l’ombre de la jeune femme devant lui. Sa position, main tendue vers lui et l’autre posée sur son cœur, lui octroyait une prestance digne de Mara telle qu’elle était quelquefois représentée, le contrejour appuyant l’aspect surréel de cette vision. En cet instant, aux yeux de Cicéron, Aemillia avait tout d’une déesse de la compassion et de l’amour.

 « Ma place n’est pas ici, murmura-t-elle doucement. C’est ce que tu as dit, tout à l’heure… »

 Il acquiesça.

 « Je ne suis pas de ce monde, je ne sais pas combien de temps m’est accordé. Je ne veux pas que ça cesse et, dans le même temps, je ne parviens pas à accepter cette chance qui m’est accordée. Aemillia, je… »

 Il fit un pas. L’illusion se dissipa, l’Impériale perdit son apparence divine. Elle était redevenue assassin, simple humaine née de la terre et des entrailles de Nirn, qui redeviendrait poussière lorsque son heure viendrait. Son œil viride s’ouvrit un peu plus – une larme naquit dans le creux de sa paupière.

 « Je ne sais plus quoi faire. Aide-moi, je t’en prie… »

 L’Impérial manqua de tomber à genoux, écrasé par le poids de ses pensées et ce ciel vide sous lequel il errait jour et nuit sans trouver le repos. Des flocons pleuvaient, un à un, dans un ballet glacial de perles gelées, s’accrochant à leurs vêtements et leurs cheveux. Toute vêtue d’immaculé, Aemillia semblait être la plus pure des créatures en ce bas monde. S’il la touchait, il salirait à tout jamais cette idole parfaite qu’il avait toujours admirée et vénérée.

 « Tu dis vrai, Cicéron, poursuivit-elle, sa main tendue se couvrant petit à petit de notes d’ivoire. Ta place n’est pas à Bruma, elle n’est pas dans ce monde. »

 Une douce brise vint soulever les pans de tissu, qui claquèrent subitement. Une nuée de flocons vint la soustraire à son regard, pour la dévoiler de nouveau en se dissipant en l’espace d’un clin d’œil.

 « Tu n’y appartiens pas, tu n’aurais jamais dû venir en ces temps et lieu. »

 Il déglutit. Sa main tendue se mut en direction de la dague d’ébonite. Les doigts, longs et fins, vinrent en caresser le pommeau et la garde.

 « C’est pourquoi je dois te renvoyer à Cheydinhal. C’est la seule solution. Je dois corriger mon erreur, avant que ce monde ne disparaisse. »

 Elle se saisit de son arme, l’arrachant d’un geste adroit à l’anneau de cuir duquel elle pendait, et admirait son soigneux affûtage en reflétant sur la lame la lumière astrale qui les éblouissait. Cicéron sentit son corps se raidir, un frisson glacial paralysant chacun de ses muscles.

 « Tu comprends, Cicéron ? Nous n’avons pas le choix. Sinon…

 — Te sauver n’aurait servi à rien, » compléta-t-il avec difficulté.

 L’Impériale acquiesça.

 « Je suis désolée, murmura-t-elle en s’approchant de lui. Te laisser en vie ici n’apportera que la destruction. Tu oscilles entre deux mondes, tu as eu accès à un univers qui aurait dû rester hors de ta portée. »

 L’ombre d’un nuage vint assombrir les environs comme une nuit sans la moindre lune. Pas même une faible étoile ne pourrait dessiner son chemin. En un battement de cils, Aemillia se retrouva devant lui. Sa main gauche, bien que gantée, était chaude sur sa joue. Malgré la douceur de ses gestes, son regard semblait distant. Ils n’étaient plus que deux mortels aux sentiments humains, jouets des divinités qui se divertissaient en entremêlant leurs vies, rêves et désirs – un spectacle pitoyable dont le dénouement approchait tout comme le visage d’Aemillia approchait celui de Cicéron.

 « Merci, lui murmura-t-elle à l’oreille, l’enlaçant contre elle en passant son bras gauche dans son dos. Merci de m’avoir offert cette vie, Cicéron. Ne gâche pas la tienne en te réfugiant dans des illusions et des regrets. »

 Cicéron sentit son cœur manquer un battement, avant qu’une violente douleur ne vînt lui percer l’abdomen. Le doux baiser d’une lame et la chaleur du sang l’enlacèrent. Leur étreinte, d’abord hésitante, se fit plus ferme.

 « Vis, et accomplis ton devoir. J’attendrai le jour où nous serons réunis à nouveau en pensant à toi à chaque instant. »

 Il porta sa main à son ventre. La viscosité du liquide carmin attira son regard vers la plaie que la lame avait creusée en s’enfonçant dans les chairs jusqu’à la garde. Les doigts d’Aemillia maintenaient encore fermement la poignée richement sculptée et décorée de l’arme sans dévoiler le moindre tremblement. Son gant de cuir buvait l’essence de son corps qui s’échappait timidement, tout comme les tissus des vêtements de l’Impérial. La tache sombre grossissait seconde après seconde, bien que l’hémorragie fût toutefois contenue.

 La jambe droite de Cicéron fut la première à faillir, rapidement suivie de sa sœur. Sans lâcher le lien qui les unissait, Aemillia l’aida à s’agenouiller, puis à s’étendre sur le dos ; aucun bruit ne s’échappa de leurs deux corps sous l’effort et la douleur de l’acte.

 « Mère de la Nuit, Père de la Terreur, appela-t-elle à genoux et d’un ton cérémonieux, en joignant à sa main droite la gauche qui maintenait de plus belle la dague d’ébonite, je Vous restitue Votre Enfant. »

 D’un coup puissant, qui mobilisa une grande énergie, l’Impériale tourna la lame d’un quart.

 L’effort avait creusé son visage. Ses sourcils froncés lui conféraient un air bien différent de celui qu’elle affichait quelques instants plus tôt. Ce n’était plus, l’espace d’un instant, le regard d’une amante peinée par la lourdeur de son fardeau et de sa tâche – c’était celui d’un redoutable assassin qui exécutait son devoir, corrigeant l’erreur commise des années plus tôt.

 Cicéron sentit quelque chose se déchirer en lui – un organe autre que son cœur désespéré avait essuyé le coup de grâce. Un cri inhumain parcourut ses lèvres, faisant naître une douleur ravageuse qui se déchaîna dans son corps tout entier. Un second l’accompagna lorsque, avec une violence inouïe, Aemillia ôta la sombre lame de son corps, déchirant les lambeaux de chair et les organes sur son passage.

 Des larmes ruisselèrent. Certaines s’écoulaient de ses propres yeux, nées de la souffrance intense qui lacérait son corps tandis qu’il se vidait de son sang dans un orchestre de gémissements incontrôlés. D’autres pleuvaient du ciel, de l’océan viride et argent qui s’étirait au-dessus de son regard. La dague avait glissé de ses mains, Aemillia maintenait son visage, recroquevillée à ses côtés, ignorant la caresse glacée de la neige qui dansait autour d’eux.

 « Pardonne-moi, Cicéron, implora-t-elle dans un sanglot. Pardonne-moi pour tout. »

 Elle renifla, ôtant ses gants souillés de sang pour essuyer ses yeux d’un revers de manche. Son visage était si beau lorsqu’elle pleurait…

 Il voulut caresser sa joue, la rassurer. Son bras remua à peine. Ses lèvres eurent beau se mouvoir, aucun son ne pouvait s’en échapper. Son cœur s’emballait – était-ce dû à cette infinie tristesse qui l’engloutissait tandis qu’il voyait son être le plus cher verser toutes les larmes de son corps, ou bien était-ce dû à cette vague écarlate qui déferlait hors de son enveloppe sans qu’il ne pût y faire quoi que ce fût ?

 « Pardonne-moi de t’avoir lié à cette Famille. Pardonne-moi de t’avoir mêlé à nos histoires. Pardonne-moi de t’avoir manqué. »

 L’affolement des organes vitaux qui cherchaient avec désespoir à endiguer la catastrophe n’était que plus douloureux. À cet instant, l’Impérial sentit ses pensées lui échapper, divaguant vers d’autres lieux, vers d’autres temps. Un père enlaçant son fils nouveau-né. L’homme frappant son rejeton d’un ton empli de haine. Une femme au regard empli de souffrance. L’Impériale qui, assise sur un fauteuil, un livre entre les mains, s’apprêtait à lui raconter son histoire. Aemillia, morte. Aemillia, vivante…

 « Pardonne-moi de t’avoir aimé, Cicéron… »

 Le sang brûlant qui s’écoulait de la plaie béante venait teindre la poudreuse d’écarlate et se mêlait à elle dans un ballet de teintes opposées. Immobile, Cicéron fixait le vaste ciel dont les larmes gelées s’écoulaient avec légèreté. Les flocons se glissaient çà et là, éclaircissant ses cheveux roux avant de fondre sans une trace de leur passage. Peu à peu, il ne sentait plus rien, pas même leur douce morsure glaciale tandis qu’ils s’accrochaient à sa peau.

 Étaient-ce toujours les nuages couvrant l’azur infini qu’il distinguait là, ou bien son regard ne s’était-il pas voilé pour ne plus rien refléter d’autre que le Néant dans lequel il sombrait seconde après seconde ? Sa respiration se faisait si lourde, si profonde et si douloureuse… À chaque soulèvement de sa cage thoracique, les lambeaux de chair s’éloignaient, ravivant la souffrance qui lui tordait l’abdomen. Mais petit à petit, petit à petit, même cette sensation se faisait lointaine.

 N’y avait-il pas quelqu’un à ses côtés jusqu’alors ? Un semblant de silhouette semblait se tenir tout près, peut-être bien penchée au-dessus de son visage. Une chaleur se diffusa sur ses joues et il crut sentir, l’espace d’un instant, un doux baiser sur ses lèvres sèches et glacées. Était-ce un rêve ou bien une illusion, chimère née de son esprit aux portes de la mort, prêt à rejoindre le Père dans le Néant ?

 Abandonnant peu à peu sa dernière accroche, lâchant ce maigre fil auquel il avait tant bien que mal tenté de se maintenir, Cicéron sentit ses lourdes paupières se refermer. Avant que l’hémorragie ne l’emportât, avant que son existence en ce bas monde ne cessât, une ultime pensée se fit entendre. Le battement final de son cœur résonna dans son torse, son faible écho se propageant dans ce corps qui deviendrait bientôt cadavre.

 Un dernier sentiment, un dernier appel… Peut-être l’entendrait-elle par-delà les infinies frontières qui les maintiendraient séparés pour l’éternité. Le seul nom et le seul visage qui subsistaient même dans l’atroce douleur, les dernières paroles que ses lèvres tentaient d’articuler quand bien même les forces l’abandonnaient. Dans son dernier soupir, Cicéron ne put que contempler cette silhouette qu’il avait tant désirée, implorant son merveilleux nom, gravé de sa lame sur sa peau et dans son sang.

 Aemillia

 

 Ses yeux s’ouvrirent sur un plafond de pierre creusé bien des siècles auparavant. Il avait connu de nombreuses saisons qui s’étaient succédées les unes après les autres, la nuit laissant place au jour avant de reprendre ses droits dans la voûte céleste. L’écho du murmure de sa respiration se propagea à travers les parois rugueuses, rebondissant tantôt sur la roche, tantôt sur les menuiseries qui aménageaient la demeure troglodyte. C’était toujours le même paysage qui se dévoilait à lui chaque matin. Le souvenir d’un ciel bleu se faisait lointain ; depuis combien de temps n’avait-il pas respiré l’air pur de l’extérieur ?

 Cicéron arracha son corps au lit dans lequel il s’était étendu la veille, l’avant-veille et l’avant-avant-veille, et où il s’étendrait de nouveau le lendemain, le surlendemain et le jour d’après encore. Ses membres engourdis tardaient à s’éveiller, la léthargie ne le quittait plus. D’un pas distrait, il se dirigea jusqu’à la salle de bain où l’eau chauffait encore dans le bassin. Ses vêtements glissèrent maladroitement le long de son corps, avant qu’il ne le lavât fébrilement, frottant de tout le peu de forces que ses muscles pouvaient mobiliser la peau blême et rougie par endroits. Il ne prêtait plus attention ni à sa chevelure rousse qui se faisait beaucoup trop longue jour après jour ni à ces cernes violacés qui grossissaient nuit après nuit, nourris par des rêves sans repos et des cauchemars insondables.

 L’Impérial perdit son regard dans les remous qu’il provoquait dans l’eau, observant les vaguelettes qui se formaient avant de se dissiper à chaque mouvement qu’il faisait. L’envie était forte d’enfoncer son visage dans le bassin et de ne jamais plus l’en extirper, mais il résistait. Il n’avait pas d’autre choix, après tout. Il devait vivre, c’était la seule issue acceptable. Il entretenait chaque jour ce corps de sorte à ce qu’il tînt un matin de plus sans pour autant le désirer ardemment. Son menton était soigneusement rasé, exempt de plaie, et ses mains restaient adroites, entretenues par des exercices quotidiens. Les plaies sur ses poignets avaient depuis longtemps guéri, aucune sœur n’avait fait son apparition sous le moindre coup de lame, mais celle de son cœur s’aggravait jour après jour.

 Il poussa un long soupir las, et prit la décision de s’extirper de l’eau. Séchant chaque parcelle de peau sur laquelle s’accrochaient désespérément les gouttes, il jeta un œil à son reflet dans le miroir. Son visage avait vieilli. Son corps avait été meurtri.

 À la frontière entre le thorax et l’abdomen, au niveau du foie et d’une superficie impressionnante qui dévoilait combien la blessure avait été douloureuse, s’étirait une cicatrice particulièrement laide. Les chairs abîmées s’étaient retissées entre elles tant bien que mal, formant une excroissance gonflée et rougeâtre, bien qu’elle eût adopté depuis le temps une couleur plus claire, plus proche de celle de la chair. Il ne pouvait que se figurer combien la plaie avait été douloureuse et ignoble à la guérison – elle n’était qu’un simple souvenir, une simple trace d’un événement traumatisant qui le hantait toujours. Difficile de dire si cela s’était produit quelques jours plus tôt ou bien quelques années auparavant tant les temporalités s’entremêlaient.

 Tout ce qui lui restait de ce jour fatidique en l’an cent quatre-vingt-six de l’Ère Quatrième, du jour où Aemillia l’avait poignardé à mort et laissé agoniser dans la neige, résidait en cette hideuse cicatrice qui l’avait suivi malgré les mondes distincts.

 La Mère avait-elle décidé de lui infliger cette blessure à travers les univers de sorte à lui rappeler chaque jour, chaque fois qu’il la verrait, ce qu’il avait osé lui demander, et ce qu’elle lui avait offert ? Le simple fait de constater cette affreuse trace sur son abdomen lui donnait la nausée ; c’était Aemillia qui la lui avait infligée, avec son arme, cette même dague dont il avait désormais hérité, et à laquelle il tenait tant.

 Cette même arme qui gisait près de la Mère, abîmée par le mauvais traitement qu’il lui avait infligé.

 Il avait une fois de plus revêtu ses robes de Gardien. Le rouge ne lui seyait pas, le noir était davantage convenable à son humeur morose. Face à la Mère Impie, il se prosterna, répéta les incantations tout en allumant une à une chacune des bougies, et reprit la routine à laquelle il ne dérogerait plus. Il l’avait promis, et n’avait qu’une parole. Il ne demanderait jamais plus rien à la Mère, il la servirait aussi longtemps qu’il saurait rester en vie, aussi longtemps que nécessaire.

 Le triste éclat de la lame d’ébonite d’Aemillia attira son regard. Sous l’émotion, elle s’était dérobée à sa prise, et voilà qu’une vilaine entaille enlaidissait son tranchant. Il n’était pas digne de cette arme, il devait prouver sa valeur. En souvenir d’Aemillia, il continuerait de chérir ce qu’elle lui avait légué – son arme, et ses sentiments. C’était la moindre des choses qu’il pouvait faire, à présent que ce monde où elle vivait encore n’était plus.

 Il empoigna l’arme, et trouva sur une étagère une pierre à aiguiser qui avait semblé l’attendre bien longtemps. Assis sur la première marche, le buste tourné de sorte à pouvoir veiller sur la momie à tout moment, il contempla la dague, bien trop noble pour ses mains sales, puis la Dame Impie qui restait éternellement muette.

 Il était un homme de parole. Désormais, son corps et sa lame n’étaient plus que voués au service de la Mère.

 Tout en songeant cela, Cicéron commença à affûter la dague qu’il avait héritée d’Aemillia, dans le silence pesant du Sanctuaire où il vivrait aussi longtemps qu’il le faudrait, tant que son monde insipide perdurerait encore.

 C’était ce qu’aurait voulu Aemillia.


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