L'Age du Landfall

Chapitre 2 : L'Elfe-Noire

5945 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 08/11/2016 18:23

Andriel était toujours installé au bord du gouffre, le soir du cinquième jour, quand il entendit un bruissement inhabituel grandir dans la pénombre. Le son enfla, porté par le vent, jusqu’à dépasser en intensité le ronflement des mécanismes sous leurs pieds. Une étrange créature volait au-dessus du noyau de Nirn. Elle s'approchait d'eux. Ses ailes produisaient vrombissantes annonçaient sa venue, de longues ailes de libellules qui émergeaient de son dos. En ce qui concernait la chose elle-même, Andriel n'en avait jamais vu de semblable. Il s'empressa de réveiller sa grand-mère, tandis que s’arrêtait au-dessus de leur îlot la créature qui s'y posa doucement


Pal oublia instantanément son sommeil et les cauchemars qui l'accompagnaient quand elle vit le visage paniqué d'Andriel qui la secouait frénétiquement, incapable d'articuler le moindre mot correctement. Elle saisit la situation quand elle vit la créature debout derrière lui. Elle n'en avait jamais croisé de telle. 


C’était une femme de haute taille et de stature élégante, sanglée dans armure de chitine, drapée de soie indigo. Elle allait tête nue. Ses longs cheveux d'ébène volaient derrière son beau visage bleu pâle. De discrets motifs la tatouaient, autour de ses yeux aux prunelles rouges. Elle tenait dans sa main une longue lance d'un métal mat gravée d’écritures. Pal y reconnut des runes daedriques. Un poignard en os à la lame effilée complétait sa panoplie, pendu à sa hanche aux côtés d'une besace de cuir ouvragé. Une Dunmer. Pal ne se rappelait pas que ceux de sa race fussent équipés d'ailes. Cela ne l’étonna guère. Tant de choses avaient changé depuis le Landfall.


— J'ai l'intention de me reposer pour la nuit, avant de reprendre ma route. Puis-je rester avec vous jusqu'à demain matin ? demanda l'elfe noire. 


Elle parlait d’une voix égale, comme nullement surprise de cette rencontre en ce lieu. Pal répondit en adoptant le même ton :


— Nous ne sommes que deux pauvres voyageurs. Je crains de n’avoir rien à vous offrir. Mais vous pouvez rester avec nous si vous le voulez, aussi longtemps qu'il vous plaira. Mon nom est Raalha, mais l’on me surnomme Pal. Et voici mon petit-fils, Andriel.


L'inconnue soupira d'aise et s'assit dans le creux d'un rocher. Elle honora Andriel d'un sourire poli quand elle croisa son regard perdu qui la dévisageait. Les jours se suivaient et chacun se ressemblaient, jusqu’à cette invraisemblable semaine ou deux évenements inconcevables se produisaient : l'irrémédiable destruction de Nirn d’une part, la rencontre d'un être vivant de l’autre. Et de quel être s’agissait-il ! Sa mère et sa grand-mère exceptées, Andriel avait vécu toute sa vie sans jamais rencontrer nulle femme. Pal lui décrivait longuement princesses et héroïnes de jadis à chaque fois qu'elle contait une histoire : Alessia, Barenziah, Ayrenn, Astrid et Iszara. Quand il les imaginait, c’était toujours l’image de sa mère qui se formait devant ses yeux. A contempler cette étrangère, une lueur éclatante dissipait les ténèbres qui depuis toujours obscurcissaient sa vue et le laissait aveugle, comme tiré d'une sombre caverne pour la première fois de sa vue. Le fragile souvenir des traits maternels s’effaçait de sa mémoire, ternis par cette vision qui désormais, s'imprimait sur sa rétine, imprégnait son esprit.


— Je m'appelle Mehrese, de la grande maison Telvanni.


Pal espérait que la Dunmer eût apportée de la nourriture avec elle. Peine perdue. Mehrese avait le visage rond et humide de quelqu’un de bien nourri, mais s’abstint de manger. Ses hôtes grignotèrent un peu de lichen. 


Le sens de la conversation avait depuis longtemps abandonné Pal. Et Andriel, perturbé, n’osait desserrer les lèvres. Un silence pesa lourdement tout au long du frugal repas, que Mehrese rompit finalement : 


— Eh bien ? D'où venez-vous ? Quelle est votre histoire ?


A ce signal, la langue de Pal se délia. Elle lui raconta tout ; sa propre légende : elle parla de sa vie, avant qu'Il ne surgisse d'Alinor. Comment les armées envoyées à sa rencontre furent annihilées. Toutes, jusqu’à la dernière. Comment elle fuit, enceinte, la destruction de Val-Boisé. Les tremblements de terre, les incendies. L'engloutissement de Martefell. Elle raconta la mort qui frappait, partout, toujours. La rencontre de quelques survivants. Leur fragile organisation. Elle raconta la naissance de sa fille, qui grandit au milieu du chaos. Comment ses compagnons succombèrent les uns après les autres, plus vite qu'ils n'en rassemblaient de nouveaux. Elle raconta les années qui passèrent et se succédèrent, leur lot de peines, de larmes et de douleur. Comment elle, sa fille et leur ultime compagnon se lancèrent en quête des tours stabilisatrices. Elle raconta l'accouchement de sa fille, la naissance d'un garçon, la perte son amant et sa mort à son tour. Comment elle et Andriel se retrouvèrent seuls ici. Elle acheva son récit par celui de leur rencontre d'une étrangère Dunmer.


Le grondement de la bataille, au loin, interrompit le silence qui suivit la fin du récit de Pal. Toutes les têtes se tournèrent, inquiètes, dans Sa direction. Elle reprit :


— Il est évident que vous n’êtes pas une vagabonde qui tente de survivre sur un monde mourant. Qui êtes-vous ?


— Tu es de ceux qui Le combattent ? s'exclama Andriel avec empressement, l’œil brillant d'espoir.


Meherese fixa l'horizon au-delà du cœur de Nirn, où l'on voyait nettement les flammes et les éclairs qui L'entouraient.


— Je ne le combats pas. Ce n'est pas mon rôle. Je viens d'un futur de Nirn duquel Numidium est absent. La dunmer marqua une pause avant de demander : Raalha, connaissez-vous le dieu nommé Satakal par les Yokudans?


La question, insolite, surprit Pal. Elle ferma les yeux néanmoins et raconta tout ce qu'elle savait sur cette divinité :


— Pour les Rougegardes, c'est une fusion entre le Tout et le Rien. Ce dieu est… était… très populaire parmi les nomades qui peuplaient le désert de Martelfell. Satakal avaient selon eux le rôle de détruire l'ancien monde pour en reconstruire un nouveau. Il l'aurait fait de nombreuses fois, avant que n'apparaissent des entités qui ont survécu à ces phases et sont devenus les autres dieux Rougegardes.


— Satakal est l'équivalent yokudan du dieu du panthéon Nordique. Savez-vous des choses à son sujet ?


— Alduin le Dévoreur de Monde avait, selon les Nordiques, l'apparence d'un dragon. Il était le fils aîné d'Auri-el. Comme Satakal, il avait pour tâche de détruire l'ancien monde pour faire place au nouveau. Les Nordiques de l'ancien temps le vénéraient comme la source de toute création et comme celui qui amène avec lui l'apocalypse, jusqu'à ce que son culte ne se perde. On raconte qu'il est revenu accomplir sa tâche il y a des milliers d'années, mais que le héros Ysmir l'a tué de sa Voix. 


Mehrese acquiesça:


— Cela est vrai. Vous avez une grande connaissance de la mythologie, Raalha. Le monde que nous connaissons n'en est qu'un parmi tous ceux qui l'on précédés et tous ceux qui le suivront. Chaque monde débute par sa création et s'achève par sa destruction. On nomme ces cycles les "kalpas". Comme tous les autres, ce kalpa aurait dû être détruit pour laisser place au suivant voilà des milliers d'années, lorsque Satakal/Alduin est revenu pour accomplir sa tâche. Mais le dieu Lorkhan protégeait le monde des mortels qu'il avait contribué à créer. Il s'est incarné dans le corps d'un héros et l'a définitivement vaincu. Il n'y avait plus de dieu pour détruire et reconstruire le monde afin que se succèdent les kalpas. Alors Numidium reprit ce rôle. Ce Landfall est une anomalie. Il devait arriver plus tôt, mais Ysmir l'en a empêché. Il a prolongé l'existence de votre kalpa. J'ai dit venir futur. Cela est vrai : j'appartiens au prochain kalpa. Un nouveau cycle, de nouvelles règles : il est dominé par le peuple Dunmer. Nous prospérons sous la protection des princes daedras. Cela a déjà commencé.


Mehrese leva les yeux au ciel. Outre les deux lunes, seize planètes brillaient dans le ciel nocturne.


— Ces planètes n'existaient pas voilà quatre-vingts ans, n'est-ce pas ? Il n'y en avait jadis que huit. Une pour chacun des Divins ? Ils sont maintenant partis. Ils ont cédé leur place aux nouveaux dieux de ce cycle. Les daedras occupent dans mon kalpa le rôle que les Divins jouaient dans le vôtre.


Pal et Andriel laissèrent parler Mehrese en silence. Andriel comprenait mal tout ce dont la dunmer parlait. Il ne saisissait pas le sens de tous ces mots compliqués. Mais il sentait que c’était important et la laissait parler. Comme le faisait sa grand-mère près de lui, absorbée par le discours.


— Numidium est si puissant qu'il lui arrive de briser le Voile du Dragon. Des failles apparaissent alors, reliant le passé et le futur de Nirn. C'est par l'une de ces Cassures du Dragon que j'ai quitté mon kalpa pour le vôtre, accompagnée des plus grand héros de mon époque qui s’en allaient Le combattre.


Pal lui coupa la parole :


— Pourquoi Le combattre? Ce n'est pas votre monde, ou votre kalpa, comme vous appelez ça. C'est grâce à Lui que vous existez. Il a rasé notre monde pour que le vôtre puisse exister.


— Mon monde existe et existera, car me voilà pour en témoigner. Il naîtra. Demain, après-demain, quoi qu'il se passe. Ceux qui combattent Numidium espèrent nous préserver en Le tuant ici. S'il meurt dans votre kalpa, Il ne pourra plus détruire le nôtre lors du prochain cycle. Mais mon rôle est tout autre : votre monde est perdu, comme ceux qui l'ont précédé. Mais son souvenir peut lui survivre pour le bénéfice de cycles futurs. Je sers le prince Hermaeus Mora et je collecte pour sa bibliothèque infinie les précieuses connaissances de votre kalpa.


— Vous pouvez nous sauver ? Nous emmener d'où vous venez ? intervint d’une voix forte Andriel, las d'échouer à pénétrer le sens de cette conversation. Tout ce qui importait, c’était que Mehrese fût puissante et que son foyer fût sauf. 


La Dunmer secoua la tête et dit tristement :


— Je ne peux vous conduire dans mon kalpa à travers la Cassure du Dragon. Ce n'est pas votre place. Mon peuple ne vous acceptera pas. Je dois me focaliser sur ma mission : récolter les derniers fragments de savoir de votre monde. Je joue contre la montre. Mais je peux encore vous aider. Raalha, puis-je vous parler un instant ? Seule à seule ?


Pal acquiesça, et suivit la Dunmer à l'écart d'Andriel. Méfiant, ce dernier marcha de long en large tout en observant les deux femmes discuter d'un œil soupçonneux.


— Bien, dit Mehrese lorsqu'elles furent hors de portée des oreilles du jeune bosmer. Si vous voulez survivre, vous devez aller aux pôles. Le nord, le sud, peu importe. Numidium ne les visite jamais. Des communautés s'y sont installées. Des argoniens, une poignée de bosmers. La vie y est difficile, c'est un combat quotidien. Mais en comparaison de votre errance, c'est un havre de paix. Vous n'y arriverez pas. Le froid vous tuera avant. Mais moi, je peux y emmener votre petit-fils. 


Elle marqua une pause avant de reprendre:


— Mais vous… je voudrais en échange que vos souvenirs soient stockés dans les bibliothèques de mon maître, pour y être préservés de la destruction de ce cycle et des prochains.


— Qu'est-ce que cela signifie ? demanda Pal, soudainement angoissée par la tournure que prenait la discussion.


— Vous êtes... étiez, une de ces prêtresses que les Bosmers appellent les trameurs d'Yffre, n'est-ce pas ? L'existence pour vous n'est qu'un immense récit dont vous déliez l'intrigue. Mon maître tient votre caste et votre peuple dans la plus haute estime. Il se souvient de la place de choix qu'il occupait dans vos croyances. Les trameurs ont toujours partagé leurs connaissances avec le vieil Herma-Mora et il n'a jamais manqué de les instruire en retour. Vous êtes la dernière trameuse vivante. Votre savoir a plus de valeur que celui de tous vos prédécesseurs. Le simple récit de votre vie vous rend inestimable. Offrez vos souvenirs, vos connaissances, votre histoire à Hermaeus Mora. Ils seront pour l'éternité dans l'infinie bibliothèque d'Apocryphia, dans les étagères desquelles se mêlent ce qui fut et ce qui sera. Ce don n'est pas un acte anodin. Il vous coûtera la vie. En échange, je conduirai votre petit-fils au pôle, où il vivra. Nous y serons en cinq semaines.


— Cinq semaines... répéta Pal, pensive, avant d'ajouter : Vous voulez que j'offre ma vie pour sauver celle de mon petit-fils?


Mehrese baissa les yeux, trahissant sa honte.


— Ce n'est pas ça. Si je pouvais vous laisser vivre, vous y porter tous deux, je le ferais. Mais c'est impossible. J'ai mon devoir. Songez à ce que vous représentez. Votre sacrifice ne sera pas vain. A travers lui, un écho de votre cycle survivra dans le temps. Grâce à vous, il servira de base pour la création de mondes à venir. 


Pal lâcha un bref rire moqueur.


— Croyez bien que les mondes à venir sont bien dernière chose dont je me soucie. 


La Dunmer ne répondit rien, et laissa à Pal le temps de réfléchir à la proposition.


— Mon petit-fils refusera. Il cherchera les Tours, avec ou sans votre aide. 


— Il n'en reste que la Tour Adamantine, la Tour d'Orichalque et bien sûr, la Tour Ambulante. Abandonnez cet espoir insensé. Elles ne sont pas viables. Tôt ou tard, Numidium les détruira. 


Si cela ne tenait qu'à elle, la vieillarde aurait immédiatement acceptée sans la moindre hésitation. Elle n'avait que trop longtemps erré sur cette terre. Si sa mort pouvait assurer un avenir à Andriel, elle se trancherait elle-même la gorge. Mais Andriel l'empêchait aussi de commettre un tel geste. Des liens puissants, forgés par la solitude, la souffrance partagée et de maigres instants de bonheur les unissaient tous deux. Elle savait à quel point son petit-fils l'aimait. Pour elle, lui aussi se donnerait la mort. Il ne comprendrait pas cette décision. S'il devait vivre en sécurité, mais seul, ce serait pour toujours avec culpabilité. Pal refusait de devenir un fantôme qui le hanterait.


Une telle occasion ne se reproduira jamais, lui souffla une petite voix dans sa tête. Accepter, pour qu' Andriel vive. Refuser ? Ils mourraient tout les deux.


— Je dois en parler à Andriel, concéda Pal au bout d'une éternité.


Mehrese approuva d'un signe de tête. Pal s'éloigna d'une démarche hésitante. Andriel, le visage anxieux, accourut aussitôt la soutenir. Mehrese n'entendit pas la discussion. Elle vit leurs lèvres bouger et Raalha serrer contre elle son petit-fils.

Le visage du garçon exprima d'abord l'incompréhension. Il se mordait les lèvres, tâchait de ne point pleurer, mais ses yeux le trahirent. 


Mehrese patienta. Ce temps-là, elle pouvait bien le leur offrir. Ils le méritaient. Une force insoupçonnée les habitait pour avoir survécu seuls si longtemps. Même Pal et ses talents de conteuse ne pouvaient rendre compte de l'étendue de l'horreur qu'ils avaient endurés si stoïquement. Le gosse surmonterait sa peine. 


Il s'écoula une éternité avant que Raalha n’embrasse Andriel une dernière fois. Elle revint vers elle. Son petit-fils serrait sa main bien fort dans la sienne. Il tremblait. 


— Raalha, êtes-vous prête ? demanda Mehrese sans obtenir de réponse.


Le visage résigné de la vieillarde parlait pour elle. 

Mehrese entama le rituel. D’une voix ferme et dominatrice qui accompagnait le mouvement ample de sa lance, elle invoqua un gardien du savoir. L'espace autour de la pointe se déchira dans un bruissement de soie fendu, un large globe de néant apparu. De ce vide en relief, un amas grouillant de tentacules émergea jusqu'à occuper tout l'espace environnant.


L’immense créature flottait au-dessus du sol, visqueuse et informe. Un remugle de goudron en émanait. Chacun des appendices de cet ensemble incohérent frémissaient, remuait, se contractait et s'étendait, comme doué de vie propre. La vision de cette chose donna aussitôt la nausée à Andriel. Si elle possédait un visage, il n'arrivait pas à le distinguer.


Mehrese échangea quelques mots avec la créature en employant une langue étrange. Du daedrique, devina-t-il. Cela n’augurait rien de bon. Il ne pouvait compter que sur son imagination pour se figurer le sens de leur discussion. Le visage impassible de Mehrese ne filtrait aucune émotion. Andriel se resserra contre Pal. Il sentit à travers sa tunique le froid qui se dégageait de son corps. Il entrouvrit les lèvres pour la supplier de renoncer, mais aucun mot ne s’en échappa.  


Mehrese termina de parler au daedra et désigna Pal de la pointe de sa lance. Le daedra poussa un chuintement lugubre. Sa masse s'anima, parcourue de courants soudains. Il flotta lentement vers elle. Meherese le dépassa et prit Andriel par les épaules. 


— Il est l'heure.


Le jeune elfe serra une dernière fois les doigts de sa grand-mère avant de les lâcher. Sur ses joues coulaient des larmes.

Pal fit face au gardien. Elle dressa la tête. Ses yeux ne voyaient que son petit-fils. Sa raison de vivre. Sa raison de mourir. Elle pleura. Elle ne craignait pas la mort qu'elle attendait depuis quatre-vingt ans. Mais maintenant qu'elle en était si proche, la recevoir d'une créature si laide l'effrayait. 


Mehrese s'assura qu'Andriel se tenait à l'écart, juste le temps de retourner voir Pal.


— Ça va piquer un peu, prévint-elle. Ne vous inquiétez pas. 


Elle la main sur son visage osseux et prononça un mot. Ralhaa tressaillit. Meherese la rassura d'un sourire attristé. Elle s'écarta. La laissa, seule avec le gardien et d'un battement d'ailes retourna se positionner aux côtés d'Andriel.


— Tu ne devrais pas regarder.

Elle lui détourna la tête.


Le garçon résista. Il frappa, se débattit, se débattit si fort que Meherese renonça. Le gardien du savoir s'approcha un peu plus près. Comme autant de serpents qui bondissaient sur leur proie, ses tentacules jaillirent de son corps et empalèrent sa victime. Il frappa les bras, le torse, la tête, les épaules de Raalha qui hoqueta de douleur. Le daedra la souleva du sol. Elle gémit.


Andriel ne put résister. Il se précipita sur sa grand-mère. Mehrese l'attrapa immédiatement, le maîtrisa, supporta sans broncher la pluie de coups qu'il lui assenait.  


Raalha ne respirait que par à-coups. Les tentacules se gonflaient et se rétractaient au rythme des souvenirs qu'ils vampirisaient. Ils la maintenaient en vie. Seul le soutien de ces lances visqueuses plantées dans chair permettait au corps de la vieillarde de ne pas s'effondrer, désarticulé.


Satisfait, la chose les retira après qu'il eut achevé son œuvre. Pal tomba sur le sol rocheux sans qu'il ne lui accorde plus d'intérêt. A cet instant précis, un éclair améthyste jaillit de son corps sans vie dans un déchirement de tonnerre. Une brume diaphane l'enveloppa, se matérialisa sous la forme d'un fin ruban qui voyagea jusqu'à un gros cristal noir que Meherese tenait en main. La pierre inerte luisait à présent de reflets sombres et violacés. 

Andriel resta un instant incapable de se débattre, paralysé de stupeur. Une pierre d'âme. C'était une pierre d'âme. Une pierre d'âme noire. Pal décrivait souvent cette magie dans les histoires qu'elle racontait. 



Dès qu'il trouva la force de parler, il tourna son visage face à celui de Meherese. Elle l'ignorait, trop occupée à remettre précautionneusement sa gemme spirituelle au fond de sa besace. La haine déformait sa voix. 


— Vous lui avez volé son âme ?


Andriel tendit sa main vers la gorge de la sorcière pour l'étrangler. Surprise, elle le repoussa mais ne parvint pas à éviter le coup de poing qui s'écrasa contre sa mâchoire. Andriel empoigna ses cheveux, tira dessous. Il attira son visage à lui et le martela de toutes ses forces. Mehrese réagit. Elle le frappa en retour, d'un unique coup assez puissant pour le calmer sur le champ.


— Je devais le faire. Les âmes sont nécessaires pour organiser les connaissances récoltées.


— Traitresse ! Salope !


— Elle le savait, mentit Meherese. Elle l'a accepté.


Mehrese délaissa Andriel. Elle se lissa les cheveux d'un geste furieux. Au terme d'un bref échange en langue daedrique, elle renvoya d'où il venait son serviteur de l'Oblivion, qui disparu comme il était apparu. A part la poupée de chiffon exsangue qui gisait sur le sol, aucune trace de passage ne témoignait de sa présence quelques instants plus tôt.


— Non, murmura Andriel. Elle l'ignorait. Elle voulait rejoindre retrouver dans l'Aetherius ceux qu'elle aimait. C'était son réconfort. Aller rejoindre ceux qu'elle aimait en Aetherius était son réconfort. Jamais elle n'aurait accepté que son âme reste à jamais piégée.


Andriel rit. Un rire frénétique, incontrôlable. Des années en solitaire, chaque jour aux portes de l'effondrement, désespoir de découvrir une âme vivante à la surface de cette terre mourante. Voilà que la première qu'ils rencontraient leur délivrait une mort plus certaine que le Landfall. La démarche tremblante, il s'approcha du cadavre de sa grand-mère, et caressa ses cheveux.


Ce n'était pas le visage d'une femme en paix. La douleur le déformait, la terreur écarquillait ses yeux ternis. Il les ferma du bout des doigts. Andriel resta accroupi à ses côtés le temps d'une prière. Il serra dans son poing sa main raide et ridée. Il rassembla autour du corps les haillons déchirés qui l'enveloppaient pour former un suaire. Il ne connaissait qu'un seul endroit digne de la sépulture de Pal : le cœur de Nirn et sa caverne infinie. Le plus vaste caveau où un mortel ait jamais reposé.


Andriel chargea le corps sur ses épaules, étonné de constater qu'il ne pesait presque rien. Mehrese fit un geste pour l'aider. Il lui jeta un regard noir. Elle recula.


Meherese comptait malgré tout fermement tenir sa promesse. Elle conduirait le garçon à l'abri. Elle n'avait qu'une parole.


Andriel resta longtemps à sangloter doucement à côté du cadavre posé au bord du gouffre. Puis il le fit basculer et regarda sa silhouette chuter dans les profondeurs et disparaître au détour d'une volute de brume incandescente. Les rouages de Nirn poursuivirent leur imperturbable révolution.


Mehrese remarqua de légères vibrations sous ses pieds. Il se rapprochait. Les lumières changeantes, à l'est, le lui rappelaient. Il était temps de partir. Elle avait grand hâte de retourner aux côtés d'Hermaeus Mora en son sanctuaire, mais cela attendrait. Elle avait d'abord sa part du marché à remplir. Meherese déploya pour les assouplir ses interminables ailes engourdies par l'inactivité et s'approcha d'Andriel, plongé dans la contemplation des machineries de Nirn.


— Tu ne m'as pas l'air bien lourd. Le plus simple serait que je te porte contre mon ventre et que tu enlaces mon cou avec tes bras. À la manière d'un enfant dans les bras de sa mère femme. Sur mon dos serait plus confortable pour toi, mais tu me gênerais pour battre des ailes.


— Je ne viens pas avec vous.


Le garçon irritait Meherese. Elle sentait poindre un hématome à sa mâchoire, là où il l'avait frappée. Elle l'empoigna. 


— Écoute-moi bien : ta grand-mère est morte pour que tu vives. Si tu veux une utilité à son sacrifice, suis-moi.


Andriel se débattit, hurla : 


— ELLE EST MORTE PARCE QUE VOUS L'AVEZ TUÉE ! QUE VOUS AVEZ PROFANÉ SON ÂME ! Ne me parlez pas d'elle comme si vous la connaissiez ! Comme si vous compatissiez !


Elle l'immobilisa d'une clé de bras. Il ne se laissait pas faire, frappait de ses pieds les genoux de Mehrese qui serra les dents. Ils étaient trop proches à son goût de l'insondable gouffre à leurs pieds. Cela finirait mal. Elle parvint, en se contorsionnant, à plaquer sa main contre le front d'Andriel. Un charme le rendit instantanément aussi paisible qu'un guar de compagnie. Ses cris cessèrent.


Mehrese transportait dans sa sacoche quelques ingrédients alchimiques qui lui permettraient de préparer un somnifère sommaire pour la suite du voyage. Le temps lui manquait pour l'instant. Elle voulait fuir au plus vite de l'ombre de Numidium, si loin mais si proche.


Andriel se laissa faire quand elle le porta contre son plastron, ses bras enroulés autour de son cou, ses jambes autour des siennes. Mehrese le retenait d'un bras, l'autre tenait sa lance. La position l'inconfortait. Pourvu que son passager ne

fût pas assez stupide pour se débattre en vol.


Elle prit son envol après un court élan, et orienta sa trajectoire vers le nord, non sans jeter un dernier regard sur l'horrible mutilation qui défigurait Nirn. Elle avait vu bien des choses dans sa vie, mais le spectacle des rouages titanesques l'impressionnait toujours.


Étonnamment, Andriel cessa de se rebeller pendant les jours qui suivirent. La nuit, Mehrese l'entendait pleurer et le voyait parfois frapper ses poings jusqu'à l'aube sur des rochers. Elle guérissait sans poser de questions ses jointures ensanglantées. Il se laissait faire. Mehrese ne relâchait pas pour autant sa vigilance. Elle voyait la même étincelle de haine briller dans son regard quand ses yeux croisaient les siens. Rien ne pourrait l'éteindre. Mehrese le savait, le comprenait, mais déployait mille efforts pour rendre supportable leur cohabitation. 


Chaque soir, elle conjurait un galopin qui revenait d'Oblivion avec des victuailles. De la nourriture simple mais appétissante et abondante par-dessus le marché. De la viande fraîche. Du pain ! Jamais Andriel n'en avait goûté. Il avait toute sa vie rêvé de vrais repas, comme les festins que donnaient en leur château les anciens rois des légendes de Pal. Toujours il s'était figuré sa grand-mère à ses côtés pour partager ce bonheur. Alors la vue de la nourriture que le galopin déposait devant eux emplissait sa bouche d'un goût de cendre et il n'y touchait pas. Il se contentait de fourrager sa nourriture dans le creux des rochers comme il l'avait toujours fait.


Andriel se demandait souvent si sa grand-mère était heureuse, maintenant. Avant de se rappeler que non. Elle n'était pas heureuse. Elle était piégée dans une gemme spirituelle, à cause de cette sorcière elfe-noire. Quelle sensation cela faisait-il d'avoir son âme capturée ?


A son grand désarroi, les sentiments du jeune elfe étaient partagés au sujet de Mehrese, immonde et belle tout à la fois. Son corps, ses longues jambes, son visage hydraté l'attiraient autant que son être le révulsait. Quand Andriel trouvait le sommeil, son image se disputait ses rêves au souvenir de Pal.


Dans les contes de sa grand-mère, la laideur des créatures maléfiques s'accordait à celles de leurs âmes, sauf pour les séductrices qui jouaient de leur charme pour attirer leurs victimes. Mais Telvanni Mehrese n'était pas séductrice. Elle "était", tout simplement. Les histoires ne parlaient pas de ça. Il devait agir, avant de perdre la raison. 


Mehrese ne dormait jamais complètement. Elle s'assoupissait toujours dans un demi-sommeil qui lui permettait de surveiller distraitement son environnement. Cette nuit-là, ce fut un furtif mouvement d'ombre qui l'éveilla, un léger bruit. Mehrese ouvrit les yeux. Andriel brandissait une pierre par-dessus sa tête. Mehrese voulut réagir, mais trop tard. Le rocher tomba.


Elle reprit conscience bien plus tard, alors qu'il faisait jour. Une douleur lancinante lui lacérait l'arcade sourcilière. Elle tâta sa blessure et sentit sous ses doigts une large boursouflure à cet endroit, gluante de sang séché. Son œil droit fermé par la paupière gonflée ne discernait qu'un fin trait de lumière. 


Mehrese se releva gauchement. Elle se rassit immédiatement, prise de vertige. Une migraine monstrueuse lui martelait le crâne. Un bref regard autour d'elle confirma ce qu'elle avait déjà deviné. Andriel avait disparu.

Elle poussa un juron rageur. A pied, il ne devait pas être parti bien loin. Elle le rattraperait vite et serait plus attentive. Quitte à le paralyser pour le reste du voyage. La douleur de son arcade devenait insupportable, Merehse fouilla sa sacoche en quête d'herbes pour l'apaiser. 


Ses mains ne rencontrèrent que vide au côté de sa hanche. Meherese explosa de rage. Cette petite vermine la lui avait prise. Avec la gemme spirituelle destinée à Hermaeus Mora. Elle retrouverait cette punaise et tant pis pour lui. Si Andriel ne souhaitait pas son aide, soit : elle se considérerait déliée de sa promesse et se laverait les mains de son sort . Elle l'épargnerait, mais l'abandonnerait là sans rien faire de plus pour l'aider. Qu'il se débrouille seul ! 


Mehrese déploya ses ailes pour prendre son envol, mais elles refusèrent de bouger. Elle regarda dans son dos et découvrit ce qui clochait. Ses ailes, ses magnifiques ailes translucides pendaient lamentablement derrière elle, tordues et déchirées. Elle poussa un cri féroce, le visage secoué de spasmes. L'enfoiré ! Il allait le lui payer.


Hors de question pour Mehrese de se lancer à pied à sa poursuite. Les Telvanni ne n'étaient pas des vagabonds. Elle resterait là jusqu'à ce qu'elle soit guérie, mais n'allait pas laisser filer sa proie. De deux mouvements successifs de sa lance, Mehrese convoqua sur Nirn deux daedras. 


Elle travaillait régulièrement avec les mêmes habitants d'Oblivion. Ses relations avec eux dépassaient souvent le cadre de la simple relation d'un invocateur avec ses serviteurs. Ni soumis, ni amis, ils gardaient une grande part d'indépendance. Mehrese devait souvent longuement négocier avant qu’ils n’acceptent certaines tâches qu'ils jugeaient indignes.


Celle d'aujourd'hui réclamait deux Crépuscules Ailées qu’elle connaissait depuis des années. Jamais Mehrese n’appelait Irfuala et Malign séparément. Peut-être étaient-elles sœurs, si tant est qu’il existe des liens familiaux entre leurs semblables. Elle ne s’amusait guère à poser ce genre de questions à ses invocations. 


Les daedra se matérialisèrent devant Mehrese lorsque le voile de la réalité se déchira dans un bruissement de soie. Elles avaient l'apparence de femmes recouvertes d'écailles, flanquées d'ailes de chauve-souris qui battaient paresseusement pour les maintenir sur place à hauteur d'homme. Leur échine se terminait par un dard de scorpion acéré qui pendait entre leurs jambes aux pieds griffus. Malign poussa un petit cris suraigu : 


— Mais c'est la petite Telvanni Mehrese qui ose nous déranger ? Que nous vaut ce plaisir ? J’ai failli ne pas te reconnaitre, tu sais : ton visage était plus joli dans mes souvenirs...


Irfuala éclata d’un agaçant rire de mégère. Mehrese ravala sa colère pour expliquer calmement.


— J'ai besoin de vous pour que vous retrouviez quelqu'un. Il possède un bien que le seigneur Hermaeus Mora réclame. Une gemme spirituelle noire, pleine.


— Tu ne te serais pas fait voler, par hasard ? devina Malign. C'est lui qui a transformé ton visage en tourte à la viande ?


Irfuala remarqua l’état piteux des ailes de Mehrese. Elle ricana joyeusement et tourna autour d’elle en lui caressant le visage de sa queue.


— Et c'est lui qui a déchiré tes ailes? Telvanni Mehrese a perdu ses ailes, Telvanni Mehrese a perdu ses ailes, Telvanni Mehrese a perdu ses ailes !


Mehrese contint sa rage en serrant les poings. Irfuala et Malign étaient effrontées, mais leur insolence dépassait la norme. Elles se délectaient de l’aveu de faiblesse de leur invocatrice.


— Moi, Mehrese de la maison Telvanni, exerce le contrôle...


— TELVANNI MEHRESE A PERDU SES AILEUH !


— ... et vous bannirais dans les ténèbres d’Oblivion si...


— C'est ça, cria Malign qui s'envola au loin. Rattrape-moi si tu peux ! Oh, attends ! Tu peux PAS me rattraper !


Elle caqueta hystériquement. C'en était trop pour Mehrese. Un coup de lance transperça Irfuala. Elle poussa un bref hoquet de surprise avant de s'évaporer en Oblivion . Malign siffla de colère et, auréolée de foudre, se retourna contre son invocatrice. Un éclair jaillit, que Mehrese dévia à temps d’une barrière. Elle accrut encore l’intensité de sa protection, juste avant que qu’un autre ne la percute. Bien à l’abri, Mehrese attendit. Concentrée sur sa barrière et les mouvements du daedra, ses lèvres n'arrivaient à articuler ses plus puissants maléfices. A l’instant où un troisième éclair traversait l’espace qui les séparaient, elle l’annula et pointa sa lance vers Irfuala. D’un mot qu’elle prononça, les ailes du daedra se changèrent en plomb. Elle s’écrasa au sol, impuissante. Mehrese ignora ses supplications. Elle plongea dans sa poitrine la pointe de son arme et la renvoya dans l’Oblivion. 


Mehrese soupira. Plutôt que d’agir en esclaves serviles et décérébrés, l'indépendance des daedra qu’elle invoquait permettait de leur confier des missions complexes qu'ils accomplissaient de leur plein gré, sans supervision directe. Mais cela n’allait pas sans risque, cette rébellion le prouvait. Irfuala et Malign refuseraient un long moment de se remettre à son service, mais les bannir leur avait rappelé qui, d'entre elles, était la plus puissante. Bientôt, elles oublieraient cet incident et ne deviendraient que plus aimables.


Faute d'alternative, Mehrese resterait ici le temps que ses ailes se régénèrent. Patience. Quelle que fût l’avance que pouvait prendre le garçon, il n’irait nulle part. Elle le rattraperait. Peu importait le temps le temps que cela prendrait, même sans les ingrédients pour accélérer sa guérison qu'il lui avait dérobés. Elle le traquerait dès qu’elle pourrait voler. 


Face au paysage de rocs calcinés qui s’étalait devant elle, Mehrese s’assit en tailleur, ferma les yeux et médita. 


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