Elisha Lee, récit d'une aventure parallèle

Chapitre 5 : Le nid des Cimes

Chapitre final

3665 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 10/11/2016 08:33

Les chasseurs la trouvèrent en remontant vers les hauteurs pour livrer les quelques Pelés qu'ils avaient capturés aux mains de Jo Mitch. Ils lui retirèrent sa chaussure droite et à la vue de la ligne bleue distinctive jetèrent son corps inanimé dans une des cages en se félicitant de leur chance inouïe. Le convoi reprit sa route vers les hauteurs en abandonnant la chaussure d’Elisha au bord de la piste, seule preuve de son passage.

Elisha se réveilla la gorge sèche et avec une douleur perçante au crâne. Il lui fallut quelques minutes pour retrouver ses esprits et distinguer son environnement. Les murs de bois brut de la cage dansaient devant ses yeux ce qui n’arrangeait rien à son mal de cœur. L’air confiné l’empêchait de respirer correctement et elle serait retombée dans la sciure si une gifle magistrale n’avait pas cinglé sa joue. En un instant, elle fut aussi alerte qu’un matin d’été. Le décor cessa de tanguer et son souffle reprit petit à petit un rythme régulier. Elle réalisa alors qu’elle partageait son carrosse avec deux Pelés, une femme assez âgée et un jeune homme qui lui rappelait quelqu’un. Quand enfin elle reconnut Sami et s’apprêta à crier sa surprise, il posa délicatement un doigt sur sa bouche pour lui intimer le silence. Par gestes, il lui fit comprendre que si les soldats n’entendaient qu’un seul son en provenance des caisses, ils punissaient le responsable et s’en donnaient même à cœur joie. Il lui montra son dos couvert de déchirures sanguinolentes, apparemment causées par une sorte de fouet.

La vieille dame continuait de contempler Elisha d’un air impassible. Elle se tenait aussi droite que le lui permettaient les secousses continuelles du traineau et conservait ses mains étroitement entrelacées entre ses genoux. Ses cheveux blancs et ses rides en soleil sur son visage démontraient une grande sagesse. Elle hocha simplement la tête dans la direction de la nouvelle venue pour s’excuser de la claque qu’elle estimait nécessaire, d’après ce que comprit Elisha.

Le voyage se poursuivit, aussi monotone qu’un discours de Jo Mitch. De temps à autre, les yeux d’Elisha croisaient ceux de la vieillarde, ce qui la mettait étrangement mal à l’aise. La jeune fille croyait à chaque fois y déceler une accusation muette. Le bringuebalement de la caisse empêchait ses prisonniers de se reposer et entretenait leur mal de tête. Quand enfin ils perçurent un coup de fouet et sentirent les charançons ralentir puis s’arrêter, ils poussèrent en cœur un soupir de soulagement. Un soldat ouvrit le couvercle de leur caisse d’un geste brusque et leur aboya de sortir, et plus vite que ça ! Après les longues heures passées recroquevillés, les Pelés avaient de la difficulté à déployer leurs membres engourdis ce qui leur valut à chacun un coup de bâton sur le flanc.

 

La noirceur de la nuit chassait le dernier rayon de soleil tandis que les captifs s’alignaient en rang serré devant les chasseurs. Une silhouette se détacha alors de l’obscurité qui les environnait et s’avança dans le cercle lumineux formé par les torches des hommes. Certains d’entre eux tentèrent maladroitement de rentrer leur chemise crasseuse dans leur pantalon et tous sans exception retinrent leur souffle pour ne pas briser le silence que l’arrivée de l’étranger avait instauré. Lentement, il arpentait le périmètre, faisant monter la tension à chacun de ses pas, tant du côté des Pelés que de celui des soldats.

Elisha suivait ses mouvements attentivement. Le garçon devait être à peine plus vieux qu’elle, alors comment se faisait-il qu’il ait autant d’autorité sur ces brutes épaisses ? Il portait une tenue de voyage magnifique, donc il était sûrement fortuné. Ses traits durs n’exprimaient aucune émotion, ce qui lui donnait l’air d’un automate. Se pourrait-il que … ? Non, non, c’était impossible, pensa-t-elle. Et pourtant … Qui d’autre que Léo Blue pourrait exercer autant d’autorité sur des hommes plusieurs fois plus âgés ?

Le jeune homme observait maintenant les Pelés les uns après les autres à la manière d’un médecin. De toute évidence, il allait indiquer à leur escorte ce qu’il convenait de faire de chaque individu. La procédure inquiétait de plus en plus Elisha qui n’avait aucune idée de ce qui attendait les femmes et les enfants. Les pires scénarios se formaient dans son esprit quand il jeta un dernier regard méprisant à la vieille dame et se tourna vers elle.

L’expression du visage du garçon changea radicalement. Ses sourcils froncés se détendirent et il relâcha les muscles de sa mâchoire carrée, ouvrant même imperceptiblement la bouche. Son ébahissement dura quelques secondes qui troublèrent Elisha et intriguèrent le reste de la troupe. La scène paraissait irréelle dans la paix nocturne, lui la regardant elle et tous le regardant lui. Soudain, il sembla revenir à lui et reprit son masque de commandant habituel. Il tourna les talons et murmura quelque chose à l’un des chasseurs. Puis l’obscurité l’engloutit à nouveau et les soldats relâchèrent leurs épaules d’un seul mouvement. Les ordres fusèrent, répartissant les Pelés dans les cages selon les instructions du présumé Léo Blue. Elisha fut totalement isolée du reste du groupe dans la plus petite d’entre elles à l’arrière du convoi. La gorge nouée, elle sentit les charançons se remettre en route, l'emmenant vers des contrées inconnues.

 

Le pénible voyage vers les hauteurs prit fin trois jours plus tard. Au fur et à mesure, les caisses s'étaient vidées et seule Elisha débarqua dans l'immense nid abandonné. Flanquée de quatre chasseurs, elle traversa la forêt de brindilles et de plumes à pas lents, émerveillée mais surtout effrayée de ce qu'elle trouverait en son centre. En émergeant du bord de la structure, elle vit les contours des trois œufs mythiques se dessiner dans le brouillard matinal. La lumière de l’aube les frappait du côté est, les gratifiant d’une couleur rose orangée semblable à celle que prenait le grand lac certains jours. Une vague de mélancolie assaillit la jeune fille qui sentit son cœur se contracter. Ce lieu constituait sans aucun doute l’un des plus beaux paysages de tout l’Arbre.

Devant la plus imposante des coques vidées, un homme patientait en position de repos militaire. Seul au milieu de cette immensité il avait un panache incontestable, ne put s’empêcher de remarquer Elisha. Une impatience fébrile avait peu à peu remplacé l’inquiétude et ses foulées se firent plus assurées. Parvenue à quelques dizaines de millimètres de la silhouette, elle reconnut le garçon qui s’était comporté si singulièrement avec elle. Cette fois, aucun doute n’était possible. Celui qui l’avait convoquée ne pouvait être que le plus jeune oppresseur de l’histoire, Léo Blue. Sa tenue du jour rivalisait d’élégance avec son costume de voyage et ses cheveux parfaitement peignés trahissaient sa volonté de faire bonne impression. Il lui sourit tandis qu’elle s’approchait, toujours escortée des chasseurs. D’un ton sec, il les congédia et entraîna Elisha avec lui vers la coquille.

On avait aménagé l’intérieur très luxueusement. Un grand lit à baldaquins trônait sur un délicat tapis de soie au centre de la salle circulaire, bordé d’une baignoire en ongle de pigeon. Des fauteuils confortables et des tables de travail occupaient le reste de l’espace, la plupart croulant sous les papiers et les cartes. Léo Blue indiqua un divan à Elisha et s’assit sur la table face à elle. Pendant un long moment, il ne dit rien, se contentant de l’observer et semblant chercher les mots justes. Elisha, qui n’était pas habituée à autant d’égards, ne savait pas quelle attitude adopter. Ce garçon qu’on lui avait décrit comme atrocement froid la décontenançait. Quand il prit la parole, ce fut sur un ton formel mais d’une voix envoûtante. Déjà à son âge, il avait le charisme que possèdent toutes les grandes personnalités.

- Tu te demandes sûrement pourquoi je t’ai fait venir ici. D’abord, je tiens à m’excuser pour les conditions dans lesquelles tu as dû voyager. Désormais, et aussi longtemps que tu demeureras à mes côtés, tu auras tout ce dont tu as besoin. S’il te manque quoi que ce soit, demande à l’un de tes gardes qui te l’apportera dans les plus brefs délais. Un œuf t’est réservé, que tu pourras meubler et décorer à ta guise. Pour le moment, je l’ai fait nettoyer et un simple matelas y a été installé.

Il cessa de parler un instant, s’attendant visiblement à une réponse de son interlocutrice. Voyant qu’elle ne réagissait pas, il s’éclaircit la gorge pour se redonner contenance et poursuivit ses explications.

- Quant à la raison de ta présence ici … La solitude me pèse, Elisha. La plupart de mes hommes sont des imbéciles. Arbaïan uniquement sait comment me parler, mais ses cheveux blanchissent déjà. Ce qu’il me faut réellement, c’est une femme. Une impératrice pour mon empire. Une reine pour mon royaume.

Elisha n’en croyait pas ses oreilles. Il s’imaginait sûrement qu’elle n’oserait pas refuser et qu’elle céderait, séduite par le luxe et le pouvoir. Et puis d’où connaissait-il son prénom ? La colère s’insinua dans ses veines. Ce parfait inconnu n’avait strictement aucun droit sur elle ! Bouillonnante de rage, elle préféra se réfugier dans le silence par peur de gâcher sa situation pour l’instant plutôt avantageuse. Elle se força tout de même à esquisser un sourire. Désemparé, Léo Blue appela l’un de ses hommes pour montrer ses nouveaux appartements à Elisha.

 

Couchée sur le matelas jaune, la captive laissait son esprit vagabonder et ses yeux se perdre dans les parois parfaitement lisses de l’œuf. Cela faisait maintenant deux semaines qu’elle menait Léo par le bout du nez, refusant ses nombreux cadeaux mais battant des cils en sa présence. Toutefois, le jeu commençait à la lasser et la captivité à l’épuiser. Après plusieurs tentatives ratées d’éloignement de sa prison dorée, elle avait bien compris que le seul moyen de retrouver sa liberté serait d’accepter la proposition du tyran. Ou de s’enfuir. Une évasion impliquerait de se cacher pour le restant de ses jours, car le garçon ne la laisserait pas l’humilier impunément.

Tandis qu’elle tournait et retournait toutes les options dans sa tête, un mouvement au sommet de la coquille attira son attention. Aussitôt, elle se tordit la nuque et plissa les paupières. Une ombre bougeait près de l’ouverture du sommet, comme si quelqu’un l’observait. Elle se leva et déambula dans la salle. L’ombre calquait ses déplacements aux siens, la gardant ainsi dans son champ de vision. Elisha se mit alors à courir en suivant le périmètre de l’œuf. Si l’ombre suivait chacun de ses mouvements, elle devrait pencher légèrement la tête par le trou pour continuer. Malheureusement, elle n’en fit rien et roula sur la paroi avant de s’évaporer. Déçue, Elisha fonça en direction de l’endroit où la silhouette avait disparu, grimpa aussi loin que les lois de la physique le lui permettaient et atterrit à pieds joints après une pirouette acrobatique. Sa révérence à un public imaginaire clôtura le spectacle et elle se réinstalla à sa place habituelle. L’apparition soudaine de ce surveillant la perturbait. Si Léo se cachait derrière tout ça, il ne prendrait pas la peine d’orchestrer tout ce manège. Non, ce devait être une personne étrangère au nid des Cimes, mais qui ? Le prénom de Tobie traversa furtivement ses pensées. Non, c’est impossible, dit une petite voix dans sa tête, c’est impossible …

Le lendemain, à la même heure, l’ombre réapparut. Exactement dans la même position, elle contemplait Elisha, allongée sur le sol dur. Cette fois, elle n’essaya pas de faire le moindre mouvement. Les bras croisés derrière son crâne, elle fixait le profil qui se découpait sur la voûte. D’après la carrure, l’homme passait plus de temps à bouger qu’à étudier, et d’ailleurs, il fallait être drôlement habile pour grimper jusque là. La forme noire ne dévoilait rien de plus au sujet de sa source. Le mystère qui enveloppait son irruption brisait la monotonie de la vie du nid, ce dont Elisha était grandement reconnaissante. Du bout des lèvres, elle articula un merci, ignorant si l’autre la comprendrait.

Tous les jours, l’ombre revenait, inlassable. Une sorte de relation se développait à travers les longues heures passées à s’observer. Dès son réveil, Elisha n’attendait impatiemment que sa venue. Léo ne l’intéressait plus le moins du monde, ce qui n’enchantait pas ce dernier. Relégué au second plan, il avait cessé de s’occuper de son bien-être et se limitait à attendre sa réponse. De temps à autre, il lui annonçait qu’il s’absentait et qu’elle pouvait l’accompagner, ou la menaçait de l’envoyer travailler sur les chantiers de Jo Mitch. Elisha l’ignorait ou lui répondait des phrases cinglantes qui le rendaient fou. Lui qui l’avait au premier abord émue la dégoûtait presque. Bien sûr, elle le trouvait toujours beau garçon, mais son attitude froide la repoussait. Elle n’avait jamais entendu son rire ! Elle ne l’épouserait pas, même si elle devait en mourir, lui avait-elle décrété un soir sous le coup de la colère. Furieux, il avait tourné les talons et n’était plus réapparu avant des jours. À sa place, une sorte d’émissaire venait lui vanter les qualités de Léo, manifestement chargé de la convaincre. Nils Amen était pourtant un bien piètre prédicateur qui ennuyait Elisha. L’ombre assistait souvent à ces sermons, monopolisant alors l’attention de la captive.

 

L’usage du feu était strictement interdit dans le nid des Cimes, où l’on s’éclairait uniquement grâce à des vers luisants logés dans des cages en berlingot. Un seul homme détenait le privilège de la chaleur : le grand chandelier. Il gardait la chandelle dans une cabane au cœur de la forêt et la sortait de sa demeure uniquement sur l’ordre de Léo Blue. Depuis qu’Elisha vivait enfermée dans l’œuf du Sud, elle en disposait aussi à sa guise et en abusait souvent. Elle envoyait des gardes chez le vieux chandelier à toute heure du jour et de la nuit, sachant pertinemment qu’il n’oserait pas refuser. L’entrée du vieillard courbé grommelant des injures dans sa barbe égayait systématiquement Elisha. Un soir, en observant une énième fois ses mains ridées qui tenaient la bougie, un plan germa dans son esprit. Un plan qui allait enfin la sortir de cette impasse. En peaufiner chaque détail lui demanda deux longues semaines de plus.

Le jour fatidique arriva. Si tout va bien, dans quelques heures je courrai vers la liberté, se répétait Elisha en inspirant profondément. Si tout va bien, dans quelques jours je respirerai l’air humide des les Basses-Branches. La captive fit fiévreusement les cent pas toute la journée, incapable de rester en place. Son évasion ne pourrait aboutir que si elle l’enclenchait au beau milieu de la nuit. La nervosité la poussa même à prier d’anciennes divinités auxquelles elle n’avait jamais cru. Quand Altaïr, l’étoile de Tobie, eut parcouru la moitié de sa trajectoire nocturne, elle réveilla Patate qui somnolait affalé devant l’unique porte. Elle avait froid et voulait immédiatement réchauffer sa bouillote. Encore apathique, il s’engagea sur le chemin de la forêt en titubant. Elisha observait sa silhouette en se rongeant les ongles.

Comme à son habitude, le grand chandelier pénétra dans l’œuf seul et d’une humeur massacrante. De toute évidence, il venait de sortir du lit. Elisha lui tendit innocemment sa bouillote. La suite se passa en une minute. Sans aucune pitié, la jeune captive lança son genou dans l’estomac du vieillard et acheva de l’assommer d’un franc coup de coude sur la nuque. Elle s’empara de la chandelle et de l’ample cape noire qu’elle revêtit hâtivement. Se forçant à ne pas se précipiter, elle rejoignit les soldats qui patientaient dehors, appliquée à conserver le visage dans l’obscurité de la capuche. Sans prononcer un mot, la troupe se dirigea vers l’enceinte de brindilles, abandonnant les trois œufs dans leur dos. Les pieds angéliques d’Elisha apparaissaient à chaque pas en bas du manteau. Quand les coquilles disparurent entièrement dans la brume, les gardiens la quittèrent. Alors, la forêt de brindille l’accueillit comme une vieille amie que l’on retrouve après une longue séparation.

Un grand sourire s’étala sur le visage de la jeune fille qui allongea ses foulées.

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