Le masque, l'art de cacher

Chapitre 5 : Le fabriquant de masques

3394 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 08/11/2016 18:14

Le jeune homme conduit de vive allure à travers la ville maintenant plongée dans la nuit profonde.

Nous avons quitté Nerima, le vingtième, depuis quelques minutes déjà.

Nous lisons clairement vingt deux heures et vingt six minutes affichés en couleur néon sur le poste de sa voiture.

La musique continue d’en émaner de plus belles, sans quoi un lourd silence pèserait dans cette voiture.

 

Au contraire, la seule chose que nous parvenons à entendre est la voix suppliante du chanteur sur une mélodie mélancolique, et des paroles assez sombres.

Nous tendons l’oreille, un frisson parcoure tout notre être.

 

「いかないで」と願った

"S’il te plaît ne pars pas", j’ai prié

 

あの日と同じ五月終わりの雨とさよならは

Comme en ce jour de Mai, lorsque la pluie s’arrêtait et disait au revoir

 

La voix s’intensifie et désespère.

 

二度目の再会を濡らし揺らすの

On se rencontrera une seconde fois, tout trempés et tremblants

 

 

そして全てが夢だと僕を笑うだろう

Ainsi tu riras et diras que tout n’était qu’un rêve

 

Alors que défile le reste des paroles, notre curiosité s’accroît.

Nous ne pouvons rien déceler de lui par son comportement, ni par ses expressions, car il est assez inexpressif.

C’est comme s’il savait qu’il était observé, qu’il savait que nous étions là depuis le début.

 

Nous ne tenons plus en place car le mystère qui dégage de sa personne nous exaspère plus que tout.

 

Nous voulons savoir.

 

Nous nous introduisons alors en lui.

 

Nous sommes dans son être et lisons chaque pensé qui lui traverse l’esprit en ce moment même.

 

Il ne fréquente des humains que très rarement, si ce n’est pas pour qu’ils finissent dans son estomac.

Il n’a su que dire d’elle, de cette fille étrange.

Il n’avait pas tellement faim depuis le départ, mais il est vrai qu’il avait songé à l’ingurgiter de même, pour sa propre sécurité.

 

Nous y voyons clair, et cette fois, nous en sommes réellement sûr.

Ce jeune homme est bien une goule.

 

Ses pensées se désordonnent à présent. Il ne pense plus très clairement, il a du mal à trier les derniers évènements…

 

Machinalement, il tourne le volant, tout en propulsant ces bouffées d’air que l’on appelle « soupir » dans la vie courante.

Chaque bouffée s’élève jusqu’au rétroviseur et se disperse à l’avant de l’automobile.

Chacun de ses soupirs prend forme dans l’atmosphère close que créée l’intérieur de la Honda, et chacun de ces soupirs nous semble, à nous qui sommes empourprés dans le glacial de la nuit d’hiver, pareils à des fées dansantes.

 

Oui, c’est cela, ce sont des fées bleues, prenant la couleur de l’éclairage néon qu’émet le poste de la Honda.

Elles ne dansent pas, elles s’envolent et disparaissent ; afin d’emporter avec elles les fardeaux de toute journée, ainsi que la plainte et l’épuisement de cette jeune goule qu’est notre chauffeur ce soir.

 

Le paysage s’assombrit tandis que la voiture s’enfonce dans le cœur de la ville. Quelques lumières persistent, dont celles du très cher bar que nous avions quitté tout à l’heure, ainsi que d’autres lieux de fêtes.

La musique provenant de tous ces lieux persiste, elle se confond avec celle que la goule a mise dans la voiture.

Il résulte alors du mélange de tout cela à notre écoute, d’une musique parfaitement inécoutable, dont le son produit est semblable à ce qu’on entend lors une bastonnade d’animaux.

 

Presque irrité par cela lui aussi, redresse alors la vitre de sa fenêtre, afin de pouvoir couper tout son extérieur.

 

Ainsi, nous contournons ces lieux, laissant les gens défiler dans la rue à leur aise, et laissant aussi ceux qui à cette heure, viennent dans son quartier pour boire à n’en plus pouvoir se relever le lendemain, pour emprunter une nouvelle ruelle.

Une ruelle bien sombre aussi, qui ressemble à celle où il s’était auparavant garé.

 

Il coupe le moteur et retire ses lunettes de soleils, nous laissant observer ses yeux dont les pupilles sont rouges sang.

Nous pouvons déjà deviner quel appartement semble être son logis de là où nous nous trouvons.

Il s’avance bien devant ce à quoi nous pensions, et le sac pris dans une main, ouvre la porte d’entrée de l’autre.

 

Nous lisons une pancarte « HySy ArtMask Studio » décorée d’un étrange soleil, il est aussi écrit dessus ce qui pourrait bien être des horaires d’ouverture et de fermeture, juste en dessous.

 

Nous n’avons pas besoin de fouiller bien loin dans son être, car son tempérament à la seconde même nous manifeste de grandes alertes.

Son âme entière nous renvoie ses simulacres.

 

« No face ».

C’est le premier élément qui nous surgit de son passé enfoui.

 

On l’appelait « No face ».

C’est sûrement un surnom donné par ses congénères à la vue du masque sans motif qu’il tripote en ce moment même, juste avant de bien le ranger.

 

Son logis ne se situe pas à l’étage indiqué sur la pancarte de la porte d’entrée. Nous étions d’ailleurs passés devant, et  Hysy ArtMask Studio serait clairement une sorte de boutique dont le propriétaire s’avère bien être ce jeune homme.

 

Lui, il vit seul, il vit seul à l’étage du dessus.

 

C’est un bel appart, vraiment, mais dont la déco correspond totalement à son résidant.

D’une tonalité si sombre, si sinistre…

Ses murs seuls suffisent à nous dévoiler la personnalité de cet homme, son logis entier émane de lui-même.

 

Il se sent seul…il paraît.

Ce sont les murs, des murs peints de noirs, ou ceux de la pièce voisine, d’un blanc médical, qui nous le témoignent.

 

Il n’a plus eu de visite ici depuis un certain nombre d’années, et nous gâchons vraisemblablement cette intimité là.

 

Il dépose ses affaires sur la table basse plastique d’un noir scintillant, et s’effondre dans son fauteuil, ses affaires à peine défaites et les chaussures encore au pied.

 

Il inspire…et expire… Il soupire un grand coup et ferme les yeux.

 

Ses membres sont parfaitement immobiles, sa respiration se régule doucement, le silence s’instaure dans le salon.

 

Il semble que le temps se soit arrêté d’un coup.

 

Nous revisitons à nouveau, le fin fond de ses pensées, et cette fois, nous n’en évaderons pas jusqu’à que les informations ne nous satisfassent.

 

A en juger l’expression de son visage, notre homme semble bien serein. Mais elle est trompeuse, car il garde toujours la même…

 

L’obscurité totale nous envahit.

Les sons de l’extérieur s’éloignent tout aussi progressivement que nous avançons dans le vide.

 

Puis, nous voyons de nouveau, un jeune homme, les mêmes traits que lui, peut-être plus jeune.

Il se tient seul dans le noir, silencieux, et tout aussi immobile qu’était son double du présent.

 

Nous nous approchons à pas furtifs alors qu’il ne se retourne vers nous…

Nous pouvons à présent apercevoir ce qui l’entoure.

Un sourire monstrueux défigure son visage.

Dans l’espace d’un instant, nous croyons apercevoir une incroyable masse de cadavres derrière lui.

 

Quelque chose nous empêche d’accéder à ses mémoires.

C’est bien cela, c’est la peur.

Cette hésitation constante qui nous ronge à chacun de nos actes, c’est parce que nous avons peur de découvrir qui est réellement cette goule.

Nos jambes décident d’elles-mêmes, comme préventives, elles reculent instinctivement.

Un pas, deux pas en arrière…Pour revenir à la réalité, pour mieux oublier ce que nous avons vu ce soir.

 

Quelque chose nous dit qu’on devrait laisser les évènements se produire tels qu’ils devraient se produire.

Nous interviendrons plus, c’est exact.

Cette fois, nous devrions laisser Mae se livrer à elle-même, avec lui, avec cette goule.

C’est ce don elle avait rêvé, c’est bien cette occasion qui arrive enfin.

Quelque chose nous dit bien que cette goule ne permettra qu’à Mae de lire dans son être.

 

Il a perdu sa famille comme n’importe quelle goule il y a bien longtemps.

Il a donc ensuite toujours vécu seul et il n’en vit pas plus mal.

Il s’est reconverti en vendeur de masques il n’y a pas si longtemps, c’était comme une espèce de retraite.

 

Une retraite ?

C’est bien le mot à employer lorsqu’une goule de ce genre, le genre qui apprécie les combats, et qui ne peut se passer des saveurs humaines, se met à ouvrir une boutique de masques, et à se consacrer à un passe-temps qui lui fait oublier ces plaisirs-là.

 

Les masques, c’est le moyen le plus cher à ses yeux d’exprimer ce qu’il ressent. C’est pour lui de l’art à l’état pur.

 

Il aime son travail actuel.

Il aime concevoir ce qui est à nos yeux et aux siens des chefs-d’œuvre, et aux yeux de ses clients, des goules, de simples ustensiles de sécurité.

Il en fait tout un petit business, nous l’avions remarqué aussi, que bien des goules portent des masques fabriqués de sa main.

 

Tout son entourage n’était fait que de goules, et pas d’un humain, car les humains ne lui avaient servi jusques là que de repas.

 

Bien-sûr, les goules, elles ont aussi le plus souvent le même mode de vie qu’un humain… C’est à dire, elles cherchent aussi à former une famille, à avoir des progénitures qui puissent perpétuer cela aussi à l’avenir.

 

C’est dur à croire qu’une goule possède une vie sentimentale.

C’est du moins ce que pensent les gens comme Mae Lin, et ce que n’arrivent jamais à imaginer les gens du CCG.

C’est vrai que c’est dur à croire, lorsque nous avons d’autant plus sous les yeux une goule comme celle-ci.

 

Lui, qui revient maintenant avec une grosse boîte sous le bras d’une chambre froide dissimulée au fond de son appartement…

Lui, qui ouvre délicatement dans la cuisine comme s’il ouvrait une boîte de conserve de thons surgelés, une boîte conservant des membres humains flottant dans une mixture non identifiable.

Il choisit les membres les plus frais et les dépose uns à uns sur une planche à découper.

 

A qui appartenaient ces membres ?

Ceux qu’il coupe à présent au hachoir en vingtaines de morceaux comme couperait un cuisinier confectionnant des sushis semblent être en bon état.

A première vue, il s’agissait de deux morceaux de jambes.

Des jambes dépourvues de pieds. Toute la partie des chevilles aux doigts de pieds manque.

Les cuisses, les fesses et les mollets sont les membres contenant le plus de chair, surtout chez une femme ou une personne en surpoids.

Etait-ce une jeune femme ? Un écolier ? Un pauvre cadre ayant trop traîné dans les rues de Shinjuku dans la nuit après le travail ?

Ce n’a plus rien d’humain, ce ne sont là que de simples mets qu’une goule s’apprête à engloutir.

Il est bien curieux de s’apercevoir qu’une goule mange des humains en utilisant des techniques de cuisine humaines.

 

C’est à présent prêt à servir…

C’est atroce à quel point ce qu’il reste de cette pauvre victime dans l’assiette ressemble à un plat de bœuf saucé.

Chaque bouchée nous répugne.

Il se régale devant nous, le sang du filet d’humain tâchant ses lèvres, la puanteur des cadavres s’évadant dans les airs.

 

Il s’essuie soigneusement la lèvre inférieure, et repose le mouchoir utilisé qui s’imprègne aussitôt de pourpre sur la table.

 

Comment peut-il posséder une vie sentimentale ?

 

La réponse ne se situe pas très loin, puisque qu’il y songe lui aussi, en ce moment-même.

 

Il n’a jamais eu cette envie de partager son cœur avec quelqu’un.

Il possède des amis bien-sûr, mais il n’a jamais encore ressenti ce besoin de vivre avec une autre.

Il ne s’était jamais imaginé fonder une famille.

Tout cela était si mystérieux, si insignifiant pour lui.

Il n’était pas pour autant dépourvu de sentiments, juste d’expressions faciales.

Au contraire, et de par ce que nous avions pu observer, il est une personne agréable, et très abordable.

Pourtant, le seul fait qu’il mâche devant nous ces morceaux de viande humaine lui retire toute amabilité.

C’est ainsi pourtant, c’est comme ça et non autrement.

C’est la nature…

 

Les goules ne peuvent pas fonctionner autrement, et peut-être qu’une partie d’entre elles désiraient fonctionner comme un humain.

 

Soudain, quelque chose se met à vibrer.

Notre attention se concentre vers la provenance de cette vibration constante…

Notre jeune goule sort de sa poche un IPhone.

Il déverrouille et en même temps que nous s’aperçoit qu’un nouveau message lui a été envoyé.

 

Il regarde le nom du destinateur à sa plus grande surprise…

Perturbé, la fourchette lui glisse des mains et percute son assiette.

Il s’apprête à répondre…Mais il hésite fortement…

Bouche entrouverte, il se demande sans doute ce qu’il devrait faire.

 

Nous lisons alors, curieux.

 

« Salut ! C’est moi, la fille du Capcom Bar. Je t’envoie ce message juste pour que tu puisses enregistrer mon numéro ;-). 

PS : Si tu te demandes comment j’ai fait pour avoir le tien, je l’ai noté tout à l’heure dans la voiture. 

Excuse-moi de te répondre si tard, ce sont toujours les études !

A une prochaine fois sûrement, Mae Lin. »

 

Il semble chercher désespérément ce moment précis où il avait manqué de prudence quelques heures auparavant.

Nous, nous savons, et il semble s’en être souvenu aussi.

 

C’était à vingt deux heures quinze, juste avant qu’elle ne rentre chez elle. Elle lui avait demandé si une nouvelle rencontre serait possible…

« Peut-être », avait-il répondu à ce moment.

Elle l’avait donc remercié et lui avait bien dit qu’elle lui enverrait un message.

Elle lui montrait en effet à ce moment-là, la carte de visite de « Monsieur Uta », le propriétaire de la boutique HySy ArtMask Studio se situant dans le quatrième arrondissement de Tokyo, Shinjuku.

Bien entendu, dessus y étaient aussi écrits des informations comme l’adresse du magasin et les divers numéros à appeler pour le contacter…et son numéro de téléphone portable.

Seulement cette carte n’était distribuée en général qu’à des goules.

 

« La carte posée sur le poste de la voiture hein… », dit alors Uta sur un drôle de ton.

 

Il se redresse d’un bond, abandonne son repas, puis son portable toujours en main, enfile rapidement ses chaussures, glisse ses clefs dans sa poche, et quitte son appartement pour prendre l’air à nouveau.

Nuit noire au dehors, il est bien minuit passé.

 

Uta déambule dans les rues animées de Shinjuku.

Il s’arrête devant les portes vitrées d’un gros building, d’une banque fermée depuis maintenant des heures.

Il observe attentivement l’image que ces grandes portes vitrées lui renvoient : c’est lui.

Peut-être que la rencontre avec cette fille le démange encore car il semble très pensif.

 

Il sélectionne le message de cette fille, puis sélectionne ensuite dans la barre qui s’affiche : « créer un nouveau contact ».

 

Il se positionne dos à lui-même, en s’appuyant contre les portes de la banque…

Le contact créé se nomme « Mae Lin ».

 

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