En attendant la pluie
Chapitre 19 : L'insoutenable pesanteur du Néant
9870 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 05/10/2025 17:47
Avant-propos : voilà, je ne vous ai pas trop fait attendre (à peine plus d’un mois, ça passe, non ?)… je deviens presque fiable sur les délais de publication, kof, kof :’)
Pour information, c’est un très long chapitre (encore désolée, je n’arrive pas à scinder mes chapitres de manière harmonieuse, afin qu’ils ne soient pas trop dodus) que je tenais à écrire depuis un moment : une ébauche de discussion entre Rosalie et Jasper, du genre de celle qui va suivre ici, étant l’un des premiers éléments ayant émergé dans mon esprit quand j’ai commencé à réfléchir au déroulé précis de cette histoire. Le sujet restait néanmoins très épineux à aborder… j’espère que vous apprécierez le résultat.
Je tiens à prévenir qu’il y a, de nouveau, des thématiques lourdes abordées : mention d’abus sexuels passés (et le terme abus est un doux euphémisme), de l’évocation (événement ancien) d’un suicide par pendaison et de velléités suicidaires. Rien de graphique, ni de trop explicite, cependant.
Bonne lecture :)
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Rosalie s’arrêta sur le seuil, déclarant sans se retourner :
— Il est celui qui donne un véritable sens à ma vie. S'il lui arrivait quelque chose…
Sa voix vibrait d'une émotion contenue et elle s'interrompit abruptement, laissant la phrase en suspens. Elle n’avait de toute manière pas besoin d’en dire plus. La confession flottait dans l’air.
L’empathe hocha faiblement la tête et lâcha dans un murmure, presque un souffle :
— Je comprends.
« Parler de ses peines, c’est déjà se consoler. »
Albert Camus – L’homme révolté.
11 février 1951, Comté de Clearwater, Canada.
Jasper n’avait aucune idée précise de ce qu’il était en train de faire. Il ne savait pas combien de minutes – d’heures ? – s’étaient exactement écoulées depuis qu’il avait commencé à suivre Rosalie. Ils avaient passé les sentiers blancs et poudreux encerclant les limites de la propriété des Cullen avant le milieu de l’après-midi ; maintenant le ciel bas et lourd commençait déjà à se perdre dans un camaïeu de nuances rosâtres et orangées. Le froid soleil hivernal déclinait à demi caché derrière le sommet d’une armée de pins et de mélèzes ; les vives lueurs de l’astre couchant filtraient durement à travers les branches peu fournies des résineux, teintant la neige de la plus curieuse variation de corail.
Il suivait silencieusement Rosalie qui poursuivait sa route sans lui accorder un regard. Dans son sillage, Jasper s’enfonçait dans le cœur glacé de la végétation environnante. Leurs pas pourtant légers laissaient des traînées d’empreintes nettes sur les chemins isolés et les monticules d’une neige, jusque-là, immaculée. Les traces troublant l’inaccessible sérénité des lieux seraient bien vite ensevelies sous les flocons. Bien sûr, la fille était parfaitement consciente de sa présence, même si elle ne la reconnaissait pas : ils étaient à moins de 200 mètres l’un de l’autre, ce qui avec leurs sens aiguisés, revenait à se tenir côte à côte. Pourtant, aucun mot n’était prononcé. Rosalie ne lui intimait pas de la laisser tranquille, pas plus qu’elle ne s’insurgeait ou ne l’interrogeait sur les motifs de cette poursuite muette ; l’empathe de son côté ne posait pas les questions qui lui brûlaient les lèvres – il n’avait aucune légitimité pour les poser – mais se refusait à rebrousser chemin. Quelque chose en lui se rebellait à la perspective de laisser une personne avec laquelle il partageait un foyer depuis près de trois saisons, seule alors qu’elle se trouvait dans un état de bouleversement si manifeste. D’autant que, s’il ne comprenait toujours pas ce qui avait causé le bouleversement, Jasper s’en sentait néanmoins responsable.
Voilà, maintenant plus de sept mois que lui et Alice avaient rejoint les Cullen. Lorsqu’il fut décidé que la famille s’était suffisamment attardée dans le Minnesota et que l’âge que prétendait avoir les immortels – notamment Carlisle – face aux humains perdait de plus en plus en crédibilité au fil des semaines ; il fut naturellement acté qu’ils feraient partie du voyage. Ce qui ne manqua pas d’étonner autant que de satisfaire Jasper qui s’attendait toujours à moitié à ce que les Cullen les renvoient de leur clan, au vu des désagréments qu’il occasionnait malgré lui. Après quelques minutes de débat, les têtes se tournèrent – presque naturellement – vers sa compagne pour déterminer quel serait le meilleur nouveau point de chute où établir résidence.
De nombreuses options furent soupesées : Carlisle et Esmée envisagèrent les Landes Écossaises ; Emmett essaya vainement de faire passer des options plus exotiques – désireux de changer radicalement l’air, voulant traverser l’Asie ou d’autres contrées lointaines ; Rosalie souhaita qu’ils se rapprochent de l’Alaska pour visiter les Denali… ce à quoi Edward s’opposa farouchement, effaré à l’idée d’être longuement coincé à proximité de la cour acharnée de Tanya [1]. Jasper n’avait pas participé aux débats, se moquant du choix de destination du moment que celui-ci n’impliquait pas de se trouver près de la frontière sud-américaine ou de la lisière de l’Italie [2]. Après de longues minutes plongés dans visions fragmentaires, Alice et Edward récusèrent tour à tour toutes les propositions, avant d’affirmer – presque d’une seule voix mais avec des tons radicalement différents : l’un débordant d’enthousiasme, l’autre relativement ennuyé – que les rocheuses canadiennes seraient idéales pour un emménagement. Tout le monde se rangea vite à leur avis. Courant décembre 1950 Carlisle quittait ses fonctions à l’hôpital et, quelques jours plus tard, ils pliaient tous bagage. Avant que le solstice d’hiver n’eût lieu, les Cullen au complet avaient élu résidence dans un hameau isolé – presque perdu au milieu de nulle part – à quelques encablures de Calgary.
Jasper savourait l’accalmie offerte par ce nouveau lieu de villégiature : dans les hauteurs au Nord de Bragg Creek, il était rare que des trappeurs – même expérimentés – s’aventurent aussi loin des sentiers de randonnées et des zones balisées réservées à la chasse. Les conditions climatiques précaires du moment faisaient que, depuis leur arrivée, aucun humain n’avait approché à moins de deux kilomètres de la maison dans laquelle les Cullen s’étaient établis. L’ancien soldat soupçonnait que le choix de demeurer dans un lieu reculé – aussi éloigné de la civilisation que possible sans que cela rende trop complexe à Carlisle d’exercer son métier dans l’une des villes alentours – avait été fait pour son confort plus que toute autre chose. Et, bien évidemment, pour tenter de préserver les vies des malchanceux humains vivant dans le périmètre.
Ils étaient passés à plusieurs reprises très près de la catastrophe lors de la poignée de mois à Kasota : les deux premiers incidents avaient été empêchés in extremis grâce au talent d’anticipation d’Alice, le troisième ne le fut que grâce à beaucoup de chance et à une intervention téméraire d’Edward – le télépathe engageant volontairement un combat acharné avec Jasper de manière à le distraire assez longtemps pour l’empêcher d’aller achever le campeur blessé dont ils avaient tous deux capté les entêtants effluves d’hémoglobine alors qu’ils rentraient d’une chasse. Sa vitesse supérieure combinée à la dextérité que lui conférait sa lecture d’esprit permit à Edward de faire quasiment jeu égal durant la majeure partie d’une bataille éclair. Des années d’expérience de massacres en tous genres furent cependant mises à profit pour renverser la vapeur : la plus infime brèche dans la garde du télépathe sonna le glas, permettant au vampire plus âgé de prendre le dessus. Voir venir les coups avec un temps d’avance ne servait à rien quand on n’avait aucune idée de comment les esquiver.
La méthode avait néanmoins eu le mérite de permettre à Jasper de se recentrer suffisamment pour qu’il abandonne toute intention meurtrière : concentré sur le garçon, nerveux, mais déterminé, qui l’avait défié, il avait pu repousser un peu de l’accablant sentiment de besoin qui l’avait pris par surprise dès qu’il avait perçu l’odieuse – mais obsédante – odeur du sang humain fraîchement versé. Que l’empathe se soit nourri d’un bison quelques minutes plus tôt – et n’eût donc théoriquement pas faim – ne semblait pas être entré en ligne de compte face à l’irrationnel désir de succomber et de se gaver d’un liquide, pourtant mille fois maudit, dont tous ses instincts lui criaient qu’il lui était destiné. Qu’il pouvait un temps l’apaiser…
C’étaient des pensées vaines : non seulement la satisfaction qu’il avait autrefois ressentie en consommant le sang de ses victimes était tout ce qu’il y a de fugitive, mais celle-ci avait toujours été immédiatement entachée par les émotions qui l’assaillaient. Responsable autant que témoin de l’agonie de ses proies, le vampire était depuis les premières heures de sa transformation condamné à en subir l’écho. Alors qu’est-ce qui – par le diable ! – pouvait justifier qu’enfin en paix et extirpé du chaos de la guerre, il soit si tenté de replonger ? Qu’est-ce qui pouvait expliquer que sa faiblesse face à sa soif soit telle que la moindre opportunité lui fasse oublier – pour les autres, si ce n’est pour lui-même – l’horreur impliquée par « une erreur » ? Quel genre de défaillance dans son caractère le faisait se sentir si inapte à résister ?
Ces incidents avaient mis en lumière une réalité laide… son contrôle ne s’améliorait en rien. L’ancien soldat n’était pas plus près de définitivement réussir à s’abstenir d’ôter des vies aujourd’hui que plus de trois ans auparavant quand Alice lui avait promis qu’il était possible de subsister en s’alimentant uniquement de sang animal. Aussi, malgré la honte larvée qu’il éprouvait à l’idée que, par sa faute, les Cullen se soient volontairement installés encore davantage à l’écart qu’à l’accoutumée des habitations des humains, il était soulagé du temporaire ermitage s’ouvrant à eux.
La zone, déjà spécialement paisible, en temps normal ne présentait plus âme qui vive depuis que la neige était lourdement tombée sans discontinuer deux jours plus tôt : les paysages abrupts s’étaient figés dans un écrin laiteux tandis que les températures avaient chuté de manière vertigineuse. S’ils avaient été humains, Jasper et Rosalie auraient rapidement dû mettre un terme à leur sortie ; contraints à reculer face aux sentiers impraticables et à la morsure impitoyable de la bise. En habits d’intérieur et errant sans but apparent sur les crêtes sinueuses des falaises gelées, ils constituaient un bien curieux attelage. Heureuses les circonstances faisant qu’aucun randonneur ne soit assez fou pour se hasarder dans une nature inhospitalière, au risque de tomber sur l’improbable duo !
Après avoir escaladé avec aisance une ultime crête, Rosalie pila brusquement face à une rangée d’érables dénudés. En contrebas de la colline, plus aucun remous n’agitait les eaux du lac, une fine pellicule solide couvrait sa surface, les piégeant sous une chape de glace. S’immobilisant à son tour, Jasper se demanda pour la énième fois ce qui lui avait pris de la suivre ainsi sur des kilomètres. Il n’avait rien à lui dire et se sentait complètement idiot. Il ne pouvait pas plus justifier son attitude que la réconforter d’une quelconque manière. Si tant est qu’elle eût besoin d’être réconfortée. Il n’était pas certain de comprendre ce qu’éprouvait Rosalie. Encore moins pourquoi elle l’éprouvait.
L’empathe n’avait toujours pas la moindre idée de ce qui avait causé le mouvement de panique générale auquel il avait assisté plus tôt dans la journée. C’était une après-midi tout à fait ordinaire et d’un tranquille ennui : Carlisle, Esmée et Emmett s’étaient absentés pour une course, Edward travaillait à l’étage sur la composition d’une sonate, Rosalie feuilletait distraitement un magazine depuis l’un des fauteuils du salon, Alice, allongée sur le canapé, à ses côtés, fixait le plafond, rêvassant les yeux grands ouverts, tandis que lui-même consultait un livre sur la guerre de Sécession au contenu très discutable – si de pareilles absurdités et invraisemblances remplissaient déjà les ouvrages moins d’un siècle après le conflit, Jasper n’osait imaginer ce qui persisterait de la véracité historique d’ici à quelques décennies. Lassé de pester intérieurement sur la médiocrité de sa lecture, il l’abandonna au profit du poste de télévision.
S’il n’était pas aussi accroché qu’Emmett au fameux engin technologique, l’ancien confédéré devait admettre lui trouver un attrait certain : les séries autant que les émissions qu’affectionnaient les gens lui paraissaient globalement stupides dans leurs propos – ça ne volait pas beaucoup plus haut que les Minstrel Show [3] de son époque – mais il ne pouvait s’empêcher d’être fasciné par le procédé technique – encore mystérieux à ses yeux – rendant possible la transmission des saynètes animées. Et, à défaut que ce soit chose dont il eut matière à se réjouir, pouvoir observer les humains évoluer dans un contexte qui ne donnait pas envie de les dévorer, constituait une source de soulagement. Une distraction confortable.
Jasper avait allumé le téléviseur, trifouillant les molettes rondes surmontant le bas du socle boisé jusqu’à tomber sur un contenu paraissant digne d’intérêt. Il s’était arrêté sur l’image d’une troupe d’hommes à cheval traversant la steppe, les sabots de leurs montures faisaient s’envoler des volutes de poussière en percutant le sol. Ils arboraient des uniformes de bien meilleure facture que ceux que lui et ses camarades avaient jadis portés. En dépit de l’image granuleuse et de la déclinaison de nuances de noir et gris, percée d’étoiles blanches, l’étendard fiché sur la hampe tenue par le héraut restait parfaitement reconnaissable : la croix du Sud de Stonewall [4]. Décidément, même quand il ne la cherchait pas, la Confédération venait le trouver ! Le récit filmique serait sans doute encore moins convaincant que celui du manuscrit qu’il venait de reposer ; il aurait néanmoins, sans doute, le mérite d’être divertissant. Jasper esquissa un sourire ironique et se réinstalla dans le fauteuil.
Il était encore en train d’examiner le reflet d’un homme – visiblement le héros de la production : les images s’attardant sur lui à intervalles réguliers – entre deux âges, les yeux clairs et le sourire gouailleur ; quand l’atmosphère de la pièce changea radicalement. Rosalie releva les yeux vers le petit écran et se figea. Un indescriptible sentiment d’effroi monta, le prenant à la gorge. Au même instant une vision se déclencha chez Alice – immédiatement captée par Edward qui jura entre ses dents – et une émotion proche de la panique s’éleva de sa compagne tandis qu’une colère diffuse envahissait le télépathe.
Éteins !
Jasper fut trop lent pour réagir à l’ordre craché par Edward. Aux aguets, mais paralysé face à une situation à laquelle il ne comprenait rien : instantanément debout, l’ancien soldat était resté pétrifié face à Alice – toujours coincée dans l’une des séquences imagées provoquées par sa clairvoyance –, cherchant en vain une menace invisible, tout en surveillant du coin de l’œil Rosalie, visiblement bouleversée. Statufiée sur place, ses émotions tumultueuses semblaient être passées d’une insondable terreur à un incompréhensible mélange de rage et de tristesse. Le tout en quelques fractions de seconde.
Moins d’une minute plus tard, Edward, fébrile, déboulait dans le salon et se précipitait pour éteindre lui-même l’appareil. Perdu dans son impatience, l’absolue délicatesse comme la méticuleuse précision dont il faisait habituellement montre en traitant les objets fragiles – notamment son piano – lui échappèrent : le bouton arrêt, trop violemment enfoncé, céda et les images en noir et blanc continuèrent à défiler. Dans un mouvement d’humeur affolé, le garçon encastra le métronome qu’il tenait encore dans la main droite en plein milieu de l’écran, celui-ci parut imploser dans un fracas désordonné. Une brusque détonation semblable à un coup de feu et la vitre s’éparpilla en une multitude d’éclats : la violence du choc fit un instant vibrer la pièce, d’épais bris de verre se fichant dans le bas du lambris boisé de l’élégant meuble entourant l’appareil à présent inutile. Une odeur de fumée âcre se dégagea du trou fumant et crépitant creusé en son centre. Edward lui jeta un regard mi-hébété, mi-agacé, comme s’il ne pouvait pleinement réaliser son implication dans la destruction tapageuse et peinait à admettre le côté inopiné de son geste.
Rosalie, qui semblait toujours dans un état second, fixa le téléviseur en ruines d’un air courroucé, avant de sortir de la pièce – puis de la demeure – en de grandes enjambées furieuses ; Jasper l’avait suivie avant que quiconque ne songe à l’empêcher. Ils en étaient maintenant rendus à ce point une poignée d’heures plus tard : au milieu de nulle part, dans la neige. À près de 300 kilomètres du foyer Cullen – sans pour autant avoir usé de leur pleine vitesse vampirique, ils avaient adopté une allure que bien des véhicules humains auraient échoué à atteindre –, Rosalie lui tournant résolument le dos.
Ils restèrent un moment figés au bord du précipice. Jasper se demandant s’il était, à ce stade, plus inapproprié de tenter de communiquer avec la femme – qui n’avait apparemment aucune envie de lui adresser la parole – ou de rebrousser chemin sans prononcer un mot. Prétendre ne pas l’avoir suivie sur une soixantaine de lieues… Quelle farce !
Au fur et à mesure que leur traversée du paysage glacé s’éternisait, les – curieuses mais houleuses – émotions de Rosalie paraissaient s’être atténuées, revenues sous un relatif contrôle. La colère affadie, le chagrin adouci, la peur émoussée. Pourtant, Jasper sentait toujours quelque chose de sombre et piquant persister chez elle. Une sensation lourde pesant sur sa poitrine et continuant à ramper à l’arrière de sa nuque.
Il ne pouvait pas simplement partir et la laisser là, sans rien dire. Il secoua la tête, se décidant enfin à prononcer quelques phrases :
— Je n’aurais sans doute pas dû te suivre. Si c’est ce que tu veux, je vais partir maintenant.
Sa voix sembla sonner de manière rude dans le paysage endormi. Rosalie se retourna d’un mouvement sec, dardant sur lui un regard peu amène et haussant les sourcils. Un sourire polaire anima son visage tandis qu’elle optait pour un ton aux accents incrédules et faussement amusés.
— Tu n’aurais pas dû me suivre ? Drôle de constat après l’avoir fait durant plus de deux heures ! Qu'est-ce qui t’a poussé à le faire en premier lieu ? Moi qui croyais que tu préférais t’entourer de personnes aux émotions douces, avide de t’en nourrir telle une sangsue…
Les propos dégoulinaient de venin. Un soubresaut d’indignation hargneux colorait ce que l’empathe éprouvait au travers de son don. Irritation, mépris, désapprobation. Il leva une main en signe de reddition et secoua de nouveau la tête, soufflant. Il ne pouvait la contredire, sa conduite était absurde : autant pour ses tentatives d’ingérence ! Et puis, si Rosalie allait assez bien pour lui lancer un peu de vitriol à la tête, il pouvait s’autoriser – sans regrets – à la laisser seule avec elle-même.
– Tu semblais bouleversée. Je me suis dit que tu avais peut-être besoin de compagnie. J’ai visiblement fait erreur. Bonne soirée.
Il s’inclina machinalement et tourna les talons, prêt à déserter les lieux séance tenante. Il fut arrêté dans son élan par une curieuse vague d’émotion. Une angoisse indéfinie s’accrocha de nouveau à sa cage thoracique tandis que la plus légère pointe de remords se logeait dans un recoin de son esprit.
— Attends.
Le mot fut lâché comme un ordre plus que comme une demande : sommation cinglante empreinte d’une détermination farouche.
La détermination sitôt exprimée sembla s’évanouir dans l’air ambiant, cédant place à une bonne dose de lassitude. Rosalie perdit instantanément son faux sourire et lui jeta un regard résigné. Elle ouvrit la bouche une première fois, mais la referma dans une déglutition nerveuse qui lui ressemblait peu. Ce qu’elle avait à dire mourut sur ses lèvres. Elle se ressaisit, une résolution sinistre montant en elle, alors qu’elle reprenait posément parole :
— Je suppose que tu es curieux de savoir pourquoi j’ai réagi ainsi. Et pourquoi Edward a pris la peine de réduire le téléviseur en miettes…
Bien sûr. S’il devait être honnête, c’était essentiellement ce qui l’avait inquiété et poussé à la suivre. Il ne pouvait s’expliquer ce qui dans quelques images mouvantes avait provoqué une telle terreur et une rage si profonde chez la fille. Ce n’était pas sans lui rappeler celle qu’elle avait éprouvée le jour de l’arrivée d’Alice et lui chez les Cullen. À l’entente de son histoire, Rosalie avait ressenti une bonne dose de haine et de dégoût – émaillés de peur – à son endroit. À leur seconde rencontre, les émotions nocives paraissaient s’être mystérieusement volatilisées, remplacées par une forme de compréhension… encore plus incongrue que l’aversion franche, aux yeux de l’empathe. Jasper n’avait jamais eu d’éclaircissement sur le phénomène, il restait intrigué d’un jour en connaître l’origine. Comme il demeurait intrigué de savoir ce qui avait provoqué l’agitation du jour. Une angoisse diffuse tenait à nouveau sa gorge en étau. Et ce n’était pas la sienne. Jasper hocha faiblement la tête, mais précisa dans un souffle, fronçant les sourcils :
— Tu n’as pas à assouvir ma curiosité. Tu n’as pas à en parler si tu n’en as pas envie… mais, si tu penses que ça peut aider, je peux écouter.
Il avait voulu lui apporter un peu de soutien moral, certainement pas lui imposer une discussion désagréable. Bizarrement, sa déclaration déclencha un rire court mais sincère chez Rosalie, des dents d’un blanc éclatant apparurent brièvement, égayant un visage parfait mais blême. Ainsi plantée au milieu du décor hivernal et dans les lumières à présent déclinantes, la femme donnait l’impression d’une statue d’albâtre abandonnée en pleine nature. Entourée d’arbres blanchis et de monticules enneigés, ses cheveux d’un blond platine semblaient encore plus surnaturellement pâles que d'ordinaire. Les vêtements – une longue robe aux teintes automnales, couverte de fins carreaux croisés — et les yeux d’ambre tranchaient violemment avec les alentours presque incolores. Elle plongea ses iris dorés dans les siens et se lança.
— L’homme à la télévision, tu n’as aucune idée de qui il s’agissait, n’est-ce pas ?
L’homme dans le film ? Qu’avait-il de spécial ? C’était un humain séduisant, aux traits réguliers et à la voix grave. Si on voulait son avis, il avait davantage l’allure d’un aventurier que d’un cavalier fatigué par les combats et par le jeûne forcé. Jasper n’en avait pas pensé grand-chose avant le grand chambardement. N’était-ce pas un artiste inconnu qui se faisait payer pour être filmé ? Pourquoi diable Rosalie éprouvait-elle de si violents griefs envers l’homme ? À moins qu’il ne s’agisse d’autre chose… le sujet du film peut-être ? Après tout, maintenant qu’il y songeait, c’était lorsqu’il avait évoqué son rôle en tant qu’officier humain du temps de la guerre que Rosalie avait subitement paru ulcérée et effrayée, quelques mois en arrière. Si la fille avait un véritable souci avec cet aspect de son passé, il trouvait qu’elle faisait montre de beaucoup de tolérance face à sa présence… Improbable.
— Le saltimbanque ? Non. Je devrais ? Est-ce parce qu’il interprétait un homme de la Confédération ?
Un rictus amer retroussa ses lèvres pleines et elle haussa les épaules.
— Ça n’a rien à voir avec la guerre de Sécession. C’était Errol Flynn [5]… un acteur très connu. Dans le milieu des « saltimbanques » tournant dans les productions télévisuelles, c’est l’un des plus en vue. L’un des plus influents. Il y a moins de dix ans, il a défrayé la chronique : il a été accusé d’avoir violé deux adolescentes. Il y avait eu tout un battage médiatique autour de l’affaire. Finalement les deux victimes furent considérées comme des menteuses : elles ont été traînées dans la boue durant le procès ; Flynn, lui, en est ressorti parfaitement blanchi ! Il a pu reprendre sa carrière d’acteur aussitôt acquitté. Il a tourné de nouveaux films, dont celui dont tu as entamé le visionnage un peu plus tôt. Il en est ressorti plus populaire que jamais, sa réputation de séducteur renforcée. La presse a même créé une expression à ce propos : « l’amour à la Flynn ». Pour désigner un homme auquel on ne peut que succomber. Amusant, n’est-ce pas ?
Non, il n’aurait certainement pas qualifié l’information d’amusante. Jasper ne s’était pas attendu à ce genre de révélations, encore moins assénées sur un ton presque badin. S’il n’avait pas ressenti les émotions tumultueuses qui bouillonnaient sous la surface, le vampire aurait pu croire la fille était indifférente à la sordide anecdote qu’elle relatait. Il ne savait pas quoi lui répondre. Tout ça le dépassait : si les méfaits de l’humain étaient avérés, comment était-il possible qu’on le laisse prospérer ? Les jeunes filles abusées n’avaient-elles personne dans leur entourage pour leur rendre justice ?
— Je ne comprends pas. S’il a été acquitté, qu’est-ce qui te rend si sûre de sa culpabilité ? Tu le connaissais ? Avant ta mort, je veux dire…
Il lâcha l’interrogation pesante à voix basse, d’un ton prudent. La perspective que l’homme du téléviseur eût également fait à Rosalie quelque chose était infiniment dérangeante. Elle eut un nouvel éclat de rire forcé : encore plus sec et abrupt que le précédent. Elle baissa le regard pour s’abîmer dans la contemplation de la neige accumulée à leurs pieds.
— Disons que je ne le connais pas, mais que j’ai intimement côtoyé des hommes de son espèce.
Jasper se tendit au sous-entendu. Il sentit un frisson imaginaire remonter le long de son échine. Les contours de la vérité poisseuse qui se dessinait lui retournaient déjà l’estomac. Il pressentait ne pas vraiment vouloir en entendre davantage… il était cependant bien trop tard pour prendre congé. Si elle avait besoin de parler, il se ferait un devoir de l’écouter.
Sans le regarder, Rosalie poursuivit d’un ton tranchant. La voix et l’expression plus gelées que les massifs poudreux les entourant.
— Je suis surprise qu’Alice ne t’ait jamais parlé de la nuit de ma mort [6].
L’ancien soldat pencha un peu la tête, étudiant le profil de la femme lui faisant face : son beau visage figé vers le sol froid paraissait avoir perdu toutes les couleurs qu’il aurait un jour pu posséder. Il la côtoyait depuis plus de sept mois, mais n’avait eu aucune information sur sa mort. Pas plus que sur sa vie. Il n’avait pas posé de questions et elle ne lui avait spontanément offert aucune bribe. Ils restaient deux étrangers partageant un même toit.
Jasper soupira, il pouvait comprendre que le pouvoir d’Alice soit vu comme intrusif. Sa compagne se permettait pourtant rarement de donner des détails sur la vie des gens. Pas sans que cela fut strictement nécessaire.
— Les seuls éléments de ses visions sur vous qu’elle a partagés avant notre arrivée étaient destinés à me convaincre de votre non-dangerosité. Elle m’a un peu parlé de vos caractères et de la composition de votre famille, elle n’a pas dit grand-chose de plus. Alice n’aime pas révéler ce qu’elle devrait ignorer : malgré son don, elle essaie de maintenir privé ce qui est supposé l’être. Elle essaie. Autant que faire se peut.
Essayer. Tout tenait dans le terme. Jasper ne put que hausser nonchalamment les épaules tandis qu’il prononçait les derniers mots avec une pointe d’ironie. Rosalie esquissa le plus léger des sourires à cela, relevant les yeux vers lui et lui adressant une moue un peu amusée.
— C’est vraiment quelqu’un de bien. Je suppose que je ne lui accorde pas assez de crédit [6].
Le sourire fragile s’évanouit, vite remplacé par un rictus douloureux. Jasper eut la sensation d’une chape de plomb s’abattant sur lui, une angoisse suffocante lui tordant les entrailles. Avant qu’il n’eût pu haleter sous le coup de l’émotion parasite, celle-ci se dissipait, remplacée par la sombre résolution qu’il avait perçue quelques minutes auparavant. Rosalie sembla se redresser et serra étroitement les poings. Affichant une expression de douce indifférence, elle fixa son regard sur un point invisible et lointain, avant d’entamer son récit d’une voix assurée.
— C’était en 1933. J’avais à peine dix-huit ans et un glorieux avenir s’ouvrait à moi : j’étais fiancée au meilleur parti du comté de Monroe. Nous avions l’équivalent d’une famille royale à Rochester. Les King. Drôle de coïncidence, non ? La prédestination par le nom. Royce King possédait la banque employant mon père, ainsi que presque toutes les autres industries rentables de la ville. Il est juste d’affirmer que, déjà en tant qu’humaine, ma beauté n’avait rien d’ordinaire : depuis mon entrée dans l’adolescence, les compliments sur mon apparence physique pleuvaient. Je n’étais pas simplement considérée jolie ; on disait de moi que j’étais la plus belle fille de la ville, voire de l’État. Je me réjouissais, évidemment, des avantages que me rapportait mon beau minois mais, j’étais assez jeune et naïve pour ne pas prendre la pleine mesure des ambitions que mon père fondait sur lui. Mes parents appartenaient à la petite bourgeoisie : ils appréciaient les mondanités autant qu’ils aimaient mener un train de vie fastueux. Bien que nous n’ayons pas directement été touchés par la Grande Dépression, la crise financière avait mis en exergue que les aléas du cours de la bourse pouvaient rapidement s’avérer fatals à ceux manquant de relations et d’un pécule substantiel. Ils rêvaient de s’élever socialement pour être définitivement à l’abri. Ils voyaient mon incontestable beauté comme un instrument pour y parvenir. Un jour où le fils de M. King était de passage à la banque, mon père oublia commodément son déjeuner ; ma mère m’envoya lui porter, tout en insistant pour que j’y aille apprêtée d’une robe en dentelle blanche. Je ne compris cette curieuse exigence que bien plus tard.
Le sourire de la fille ne comportait aucune once de chaleur. Jasper ressentait un drôle d’engourdissement venant d’elle. Encore une fois, l’empathe échouait à analyser ce qu’elle éprouvait. Il tenta de se focaliser sur les détails qu’elle lui offrait, tout en luttant contre la vague, mais persistante horreur qui agitait les tréfonds de son estomac depuis les affirmations vénéneuses sur Errol Flynn. Et leurs implications.
— Le lendemain de notre rencontre, Royce King Jr demandait ma main à mon père ; elle lui fut évidemment accordée. Mes parents étaient ravis, moi aussi. C’était un très bel homme. Grand et bien bâti, le visage avenant. Il avait des cheveux encore plus clairs que les miens et des yeux d’un bleu pâle. Royce me faisait livrer des bouquets de roses et de violettes – il disait que mes yeux en avaient la couleur : un bouquet pour chaque jour séparant nos fiançailles du mariage. À moins de deux semaines de la cérémonie, les fleurs envahissaient ma chambre aussi bien que le salon de mes parents. L’odeur entêtante me suivait partout, s’accrochant à mes vêtements. Il me couvrit également de bijoux et de présents en tous genres, le temps que dura sa cour. Un véritable prince charmant ! J’étais flattée de toutes ses attentions et me rengorgeais déjà à l’idée de l’épouser : c’était un homme riche et important, notre union m’assurait un futur idyllique. Un futur que je pensais mériter. Je ne rêvais que du mariage…
Les yeux de Rosalie, toujours perdus dans le vague, brillèrent, animés d’un éclat fugitif qui troubla le masque de fausse insouciance qu’elle arborait. L’émotion violente – un incompréhensible mélange de bonheur, de jalousie et de regret – fut réprimée avant que Jasper ne puisse la saisir pleinement. L’histoire qu’elle lui contait n’aurait pas une issue heureuse.
— Je rêvais du mariage et de tout ce qui suivrait. Je voulais fonder un foyer : tenir une maison et avoir des enfants dont m’occuper. C’est curieux, mais, vois-tu, j’ai toujours aimé les enfants. J’avais pouponné mes frères lorsqu’ils étaient encore en bas âge… je crois que déjà à l’époque, je souhaitais plus que tout devenir mère. À peine un an avant que mes fiançailles avec Royce ne soient décidées, ma meilleure amie Vera avait épousé un homme tout ce qu’il y a de commun. Un charpentier. Gentil, travailleur et aimant, mais ayant bien du mal à joindre les deux bouts : je ne l’enviais pas pour cette union. Elle s’était mariée avant même d’avoir dix-sept ans et je pensais qu’elle avait commis une erreur en épousant, par amour, un garçon avec une si petite situation. Elle était rapidement tombée enceinte et avait accouché d’un adorable bébé : Henry. Quand j’ai rencontré le nouveau-né pour la première fois, je suis tombée en pâmoison devant lui. Il était parfait : un minuscule garçon avec des boucles brunes, des fossettes profondes et de grands yeux bleus. J’aurais dû me réjouir sincèrement du bonheur de mon amie, je n’ai pas pu m’empêcher de la jalouser. Vera semblait radieuse avec son bel enfant dans les bras et son gentil mari, veillant sur eux. J’aspirais à obtenir la même chose qu’elle.
Rosalie émit un sifflement dégoulinant de mépris et un vague mouvement d'épaules, comme pour se contredire elle-même.
— En vérité, j’étais terriblement vaniteuse, j’aspirais à obtenir la même chose qu’elle, mais en bien mieux. Le soir de ma mort, j’ai rendu visite à Vera. En quittant sa maison, pour la première fois depuis la naissance d’Henry, je ne l’ai pas enviée. Au contraire, j’ai eu pitié d’elle. Des réflexions odieuses m’ont traversée : je me suis dit que dans moins d’une poignée de mois, j’obtiendrais un bonheur parfait. Bien plus éclatant que le sien ne pourrait jamais l’être. J’étais à quelques jours de vivre un mariage de conte de fées, le reste ne manquerait pas de suivre. J’allais avoir un bébé encore plus beau que le sien. Puis un autre. Des enfants blonds comme les blés qui vivraient dans le luxe et l’opulence du plus beau manoir de la ville, plutôt que dans la masure modeste que pouvait fournir un père, ouvrier de second ordre. Je crois que c’est en partie parce que j’étais un peu honteuse de mes propres pensées que j’ai décliné l’offre du mari de Vera cette nuit-là. Nous n’avions pas vu l’heure passer et le soir était tombé, le mari de Vera a proposé de me raccompagner jusqu’au domicile de mes parents, j’ai décliné. Je trouvais sot qu’il se dérange pour cela. J’habitais à moins de quatre pâtés de maison et toute préoccupée par l’organisation de la cérémonie imminente, je n’avais pas envie de faire la conversation à un homme agréable mais que je connaissais peu… un homme pour lequel j’éprouvais un certain mépris, qui plus est. Ce n’est qu’à une rue de chez eux que je me suis rendu compte qu’il était encore plus tard que je l’avais présumé. Les lumières des lampadaires étaient déjà éteintes, j’ai regretté de ne pas avoir accepté sa proposition, ni d’avoir fait mander mon père pour qu’il vienne m’escorter. Il faisait très froid ce soir-là : cela m’inquiétait et me contrariait beaucoup. Nous approchions de la fin avril, mais les températures se révélaient tout sauf clémentes. La réception du mariage était prévue dans les jardins de la propriété des King, si le mauvais temps persistait, je craignais de devoir revoir entièrement le déroulé que j’avais imaginé. Rien ne me causait plus de souci que la perspective d’être forcée de la rapatrier en intérieur. Perdue dans mes pensées et dans la pénombre, j’ai pris une artère du quartier que je n’empruntais habituellement pas. En pénétrant dans l’allée, j’ai entendu des hommes, visiblement ivres, ricaner. Ils étaient attroupés sous un réverbère dont la lumière était coupée. J’étais à moins de trois rues de chez moi, un peu effrayée par leur présence, je m’apprêtais à rebrousser chemin quand j’ai entendu l’un d’eux me héler.
Rosalie serra les dents et son visage déjà mortellement pâle sembla devenir encore un peu plus livide. Ses mains étaient si étroitement serrées en poings que Jasper pouvait entendre les jointures de granit craquer, les ongles ripant durement contre les paumes pierreuses produisaient des crissements abrupts. La voix mélodieuse, étrangement plate sur les dernières phrases, s’éteignit brutalement. L’empathe sentit son estomac sombrer un peu plus. La femme paraissait se faire violence pour continuer son histoire. Il aurait voulu lui transmettre ne serait-ce qu’une miette de calme ou de courage… Il ne pouvait pas. Non seulement elle lui avait catégoriquement interdit d’utiliser son don sur elle – interdiction qui prenait une autre dimension à présent – peu de temps après leur rencontre mais même sans cette interdiction, il doutait fort pouvoir trouver suffisamment de sérénité en lui, pour l’apaiser d’une quelconque façon. Pas à cet instant. Rosalie cessa de fixer le vide, plongeant ses yeux dans les siens, elle le dévisagea quelques secondes en silence, semblant chercher quelque chose dans son regard. Peu importe ce qu’elle vit, cela parut suffisant. Elle trouva matière à s’accrocher. Écrasant un très ancien sentiment de panique, elle reprit son récit d’une voix sans timbre. Sans ciller, ni trembler.
— Je reconnus instantanément la voix de Royce. Il m’appelait par mon surnom et me pressait de venir les saluer : « Rose vient donc dire bonjour à mes amis ! Tu es dehors bien tard chérie. Tu nous as fait attendre, nous sommes transis. » Contre mon meilleur instinct, je m’exécutai et m’approchai. De près, il s’avéra que les ivrognes portaient des costumes de très bonne qualité : il s’agissait de trois amis de Royce – des fils de notable aux manières habituellement charmantes – que j’avais croisés à plusieurs reprises lors de dîners mondains. Je ne connaissais pas le dernier homme. Il s’est avéré qu’il s’agissait d’un soldat d’Atlanta, en permission. Royce et ses amis avaient lié connaissance avec lui plus tôt dans la journée. Ils s’étaient fait un plaisir de lui offrir une visite de la ville. Notamment de ses bars. Je n’avais jamais vu Royce saoul, je peinais à le reconnaître… son attitude grossière me rebutait, bien sûr, mais je n’ai pas compris à quel point j’étais en danger avant qu’il ne soit vraiment trop tard. Royce s’est mis à fanfaronner face au soldat que j’étais « plus belle que toutes les fleurs de Georgie ». Ce fut à ce moment-là que l’homme déclara avec son insupportable accent traînant que j’étais trop couverte de fanfreluches pour qu’il juge de mon apparence… visiblement, c’était le seul encouragement dont mon fiancé avait besoin pour m’arracher mes effets. Je suppose que tu peux deviner la suite… J’ai supplié tout du long. Eux se sont contentés de rire.
Jasper pouvait à peine soutenir le regard de Rosalie. Les yeux mordorés même s’ils restaient ancrés dans les siens ne semblaient plus le voir. L’accablement lui sciait les jambes. Un effroi dévorant lui comprimait la poitrine et la gorge. Un effroi qui lui appartenait entièrement. Ce qui émanait de sa sœur adoptive était indicible : une forme de lassitude absolue. Une attirance pour le vide dont il ne savait que faire. Au-delà du désespoir et de la terreur, il ne restait rien. Pas même les étincelles de rage qui avaient manqué d’émerger, flambantes, à plusieurs moments de son récit. Le froid. La torpeur. Un insondable sentiment de défaite. Si elle ressentait une émotion autre, celle-ci était totalement assourdie, étouffée. Anesthésiée sous d’épais monceaux de glace. Lui restait paralysé, le cœur au bord des lèvres.
C’était la même histoire qui se répétait. Des petites filles brisées par des monstres se prenant pour des hommes. Et lui qui ne savait pas quoi dire pour les réconforter. Existait-il un mot qui aurait suffi ? Un mot pour effacer un peu de la barbarie ?
Il se rappelait le regard hanté de sa sœur [7]. Ses tentatives de la consoler s’étaient heurtées au silence. Elle avait semblé se remettre les quelques jours ayant précédé sa mort. Elle ne parlait toujours pas, mais paraissait émerger d’une profonde hébétude, lui offrant quelques sourires pleins de fêlures. Alors qu’il commençait à se rassurer de son état et des possibilités qu’elle se remette de l’événement, elle l’avait pris de court, choisissant la corde.
Et il ne pouvait pas lui en vouloir. C’était lui qui n’avait rien compris. Rien vu venir.
Comment s’en remettre ? Comment survivre à un tel niveau de cruauté ?
Il ne pouvait même pas lui reprocher son geste, alors c’est à lui qu’il le reprocha. Il n’avait rien pu faire.
Il avait échoué. Encore et encore. Ne la protégeant pas mieux d’elle-même qu’il n’était parvenu à la protéger des autres. Il échouait à nouveau. Le pesant sentiment qu’éprouvait Rosalie le plongeait dans une impuissance languide.
Il avala sa salive et ferma les yeux, échappant au vide insupportable tapi dans ceux de la femme lui faisant face. Luttant contre la fausse sensation de nausée remuant ses tripes.
— Quand ils en ont eu terminé, ils m’ont laissée pour morte sur le trottoir. Il faisait vraiment un froid glacial cette nuit-là. Je me rappelle m’être dit que si je ne succombais pas à mes blessures, c’est l’hypothermie qui m’achèverait. Finalement, c’est Carlisle qui l’a fait. À moins qu’il ne m’eût sauvée… J’étais si jeune à l’époque. Je venais d’un milieu plutôt préservé. Je savais que ce genre de choses existait, évidemment. Je connaissais le concept, je n’avais simplement aucune idée de ce qu’il recouvrait. Je ne pensais pas que cela arrivait aux filles de bonne famille. Je ne savais pas à quel point le monde était laid ; j’ignorais que les garçons des beaux quartiers pouvaient se comporter comme des animaux. C’étaient des hommes bien sous tous rapports, tu sais ? Ceux dont personne n’aurait pu envisager qu’ils commettent un crime. Royce en particulier était au-dessus de tout soupçon : riche, beau, intelligent, puissant. Un homme pouvant avoir n’importe quelle fille à ses pieds. Quel besoin aurait-il eu de commettre un acte aussi répugnant ? De massacrer sa fiancée à six jours de son mariage ?
Elle éclata d’un rire incrédule. Sa colère remonta en flèche en un tourbillon âcre. Jasper rouvrit les yeux, on ne peut plus reconnaissant pour l’émotion acide : infiniment plus acceptable et rassurante que le néant gelé précédemment ressenti. Tout plutôt que le vide. Il pouvait facilement se laisser porter par sa fureur et lui faire écho. Il laissa involontairement échapper un bas grondement. Maintenant que la sidération face à la violence des révélations de Rosalie se levait un peu – ne se mélangeant plus aux pires souvenirs qu’il conservait de sa sœur cadette – son corps entier tremblait de rage.
— C’est ce type d’arguments qui ont permis d’aboutir à un non-lieu pour Errol Flynn. Le public comme les jurés ne pouvaient sérieusement considérer qu’un homme si charmeur et populaire eût besoin d’user de la force pour mettre des femmes dans son lit. C’était bien plus naturel pour tout le monde de penser que les jeunes filles étaient des affabulatrices. Des intrigantes de petite vertu ayant menti sur leur âge pour piéger un acteur célèbre. Obtenir de lui de l’argent ou quelques faveurs. Je suppose que si j’avais survécu à mes blessures et n’avais pas été trop effrayée et humiliée pour dénoncer mes agresseurs, ils auraient échappé à la justice en se servant de n’importe quel prétexte oiseux pour justifier leur inconduite. L’ivresse, la pression du groupe… Dieu sait quelle autre absurdité ! Avec sa prestance et la fortune de son père, Royce aurait sans nul doute pu s’en tirer sans même une tape sur les doigts. Je peux assez bien m’imaginer le déroulé du procès : on se serait interrogé sur ce qu’une fille convenable faisait dans les rues sans chaperon à une heure si tardive, on aurait remis en cause ma chasteté, puis ma moralité et, finalement, on se serait interrogé sur si je n’avais pas provoqué tous ces hommes. Il se serait agi de prouver que ces respectables messieurs avaient eu de bonnes raisons de se comporter comme ils l’avaient fait. Que je l’avais bien mérité…
— Personne ne mérite ça !
Jasper cracha la phrase avec fureur, la coupant dans ses conjectures sinistres. Il déglutit et baissa un instant le regard, contractant ses mâchoires et prenant une grande inspiration inutile.
Surprise par son éclat, Rosalie secoua la tête distraitement et lui adressa un regard triste et étonnamment lointain. Elle semblait presque émerger d’un mauvais rêve.
— Non. En effet. C’est stupide mais depuis ma transformation, j’ai passé des journées et des nuits entières à ressasser chaque détail de cette soirée. Mis bout à bout, le temps que j’y ai consacré doit représenter des semaines. Chaque parole ou geste que j’ai faits, analysé et décortiqué sous tous les angles. J’ai passé des heures à m’interroger sur le moindre faux pas commis qui justifierait mon sort. Comment des choix minimes auraient radicalement pu changer les choses et les empêcher de tourner de cette manière. Si j’étais rentrée une heure plus tôt de chez Vera ? Et si j’avais laissé son mari me raccompagner ? Et si je n’avais pas porté ce chapeau et cette toilette ? Et si ma beauté avait été quelconque ? Et si j’avais eu des paroles plus douces envers Royce les jours précédents ? Et si je ne m’étais pas trompée d’embranchement. Et si… Je me suis même dit qu’il s’agissait d’une punition divine pour me punir de ma vanité.
Un rire sans joie et chuintant échappa à Rosalie. Étrangement son malheur paraissait un peu moins accablant à présent qu’elle évoquait ses tombereaux de regrets. Jasper n’avait pas la moindre idée de quoi faire pour rendre sa peine moins abrupte. Il secoua la tête, se contentant de lui jeter les premières réflexions lui venant à l’esprit.
— Ce n’était pas ta faute. Peu importe les circonstances. Mes notions de théologie sont bien plus vagues que celles de Carlisle mais, je pense que la vanité n’a jamais été une faute passible de torture. Ces hommes étaient des porcs… que sont-ils devenus ?
Rosalie renifla et le regarda avec une bonne dose de fierté, une lueur de défi planant dans ses prunelles.
— Je me suis rendu justice. Quelques mois après ma transformation, je les ai traqués et tués. Et ce sans consommer la moindre goutte de sang ! À ce niveau mon palmarès est le meilleur de la famille.
— Que veux-tu dire ?
— Que j’ai tué sept personnes sans goûter la plus infime lampée de sang humain. Et ce durant mon année de nouveau-né. Un exploit, paraît-il.
Jasper se sentit parfaitement incrédule à l’entente de cette affirmation, mais surtout, il buta sur le nombre.
— Sept ?
Un pic de honte traversa fugitivement les émotions de Rosalie, elle soupira :
— Voyant ses compagnons de beuverie exécutés un à un, dans des circonstances mystérieuses, Royce prit peur. J’avais fait exprès de le garder pour la fin, tout en semant des indices pour qu’il sache qu’il était le prochain de la série, je voulais qu’il comprenne que quelqu’un le traquait pour son méfait impuni. Les jours précédents sa mort, il devenait fou de terreur, sachant ce qui l’attendait. Il avait engagé deux gardes du corps. J’étais si obsédée à l’idée de massacrer mon ancien fiancé que je ne me suis pas préoccupé de leur présence. Je les ai éliminés sans hésiter.
Un éclat de joie malsaine couvait tandis qu’elle évoquait la mort de Royce King Jr, éclipsant presque les remords liés au trépas des deux gardes. Elle poursuivit d’un ton assez ironique :
— Cela te choque que j’ai tué deux innocents, simplement par vengeance ?
Jasper se retint de rire. Les Cullen réécrivaient largement toutes ses notions de ce qui était ou non possible dans le monde vampirique. L’incroyable talent de certains pour mater leur soif, ne faisait que le rendre un peu plus honteux de sa propre faiblesse.
— Tu étais un nouveau-né colérique sur le sentier de la guerre. Ce qui me choque, c'est que tu sois parvenue à ne boire le sang d’aucun de ces hommes. Innocents ou pas.
Rosalie eut un nouveau sourire amer, les yeux lointains.
— C’était plutôt facile pour les coupables : je ne voulais rien qui vienne d’eux.
Jasper hésita quelques secondes avant de poser une question qu’il pensait rhétorique.
— Est-ce que ça t’a soulagée ? Leur mort…
Rosalie haussa imperceptiblement les épaules, fronçant les sourcils.
— J’en doute. Je suis heureuse qu’ils soient morts mais non. Je crois que ça n’a fait aucune différence. Peut-être même que ça me pèse autant que si je les avais indéfiniment laissés libres. Je ne sais pas si quoi que ce soit aurait pu me soulager. J’en ai très longtemps voulu à Carlisle de m’avoir « sauvée » et condamnée à cette existence. D’ailleurs, je lui en veux encore, admit-elle avec un léger sourire.
— Pourquoi ?
Elle sembla réfléchir longtemps à la question laconique. Alors qu’elle était demeurée étonnamment impassible durant la majeure partie du récit de sa nuit d’horreur, du venin s'accumula brutalement à la lisière de ses paupières. Les larmes artificielles brillèrent sous les rayons crépusculaires. Elle soupira et lâcha quelques mots d’une voix basse, presque dans un chuchotement.
— Avant qu’Emmett soit transformé, je trouvais mon immortalité parfaitement insupportable. Il me rend heureuse, vraiment. Plus que je ne parviens à l’exprimer. Je ne pensais pas pouvoir être encore capable de faire ça avant de le rencontrer… faire confiance à quelqu'un... l'aimer. Je suppose qu’à travers ton don, tu peux percevoir ce que je ressens pour lui. Pourtant, il y a des instants où cela ne suffit pas. Certains jours où je regrette de ne pas être morte le 23 avril 1933. Des jours où je me dis que cela n’en vaut peut-être pas la peine.
L’aveu résonna faiblement dans le calme de la nuit tombante. Rosalie baissa la tête et secoua ses longs cheveux blonds, s’abîmant de nouveau dans la contemplation de la neige. Elle releva le front vers lui et le transperça d’un regard porteur d'une interrogation fiévreuse.
— Et toi, Jasper ?
…
— Comment fais-tu les jours où l’espoir semble ne pas suffire ?
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Notes :
* Détournement du très joli titre du livre de Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être. La vague référence a L'Être et le Néant de Sartre est également volontaire.
[1] Pour rappel, Tanya du clan Denali souhaite ardemment convaincre Edward qu’elle ferait une parfaite compagne d’éternité…
[2] Jasper ne veut pas s’approcher de la frontière Italienne pour esquiver les Volturi, pour l’Amérique du Sud, je suppose que ses raisons sont encore plus évidentes.
[3] Les Minstrel Show (spectacle de ménestrels) désignait une forme théâtrale populaire en Amérique du Nord au début et jusqu’au milieu du XIXe. Dans la jeunesse de Jasper ça consistait en une succession de sketchs (spectacles de rue) comiques racistes : les acteurs blancs étaient grimés en noir et jouaient des personnages volontairement ridicules. C’est apparemment (de ce que j’en ai compris) ce type de productions qui a un temps popularisé l’usage des blackface aux USA.
[4] La « Croix du Sud de Stonewall » fait référence à une appellation donnée au second drapeau de la Confédération le « Stainless Banner ». Officialisé le 5 mai 1863 – donc avant la mort humaine théorique de Jasper –, ce drapeau fut pour la première fois présenté au public, recouvrant le tombe de Thomas Jonathan Jackson. Ce général confédéré était surnommé Stonewall, en son honneur le drapeau fut massivement renommé « 'Stonewall' Jackson Flag » et « Stonewall Southern Cross ». Par un hasard tout à fait cocasse il se trouve que le général Thomas J. Jackson était un lointain ancêtre de Jackson Rathbone… acteur qui interprète Jasper dans la saga. Alors, je ne suis vraiment pas fan des films, mais cette anecdote me plaît toujours autant… fallait bien que j’en fasse quelque chose xD
[5] Non, je ne fais pas un procès dans l’au-delà à Errol Flynn (quoique…). Ce n’est pas à moi de déterminer si Rosalie a raison dans son courroux à propos de l’acquittement de l’acteur. Comme on le voit, elle a un point de vue très tranché – et évidemment partial – sur la question. N’empêche que c’est intéressant de lire des documents/articles sur ce procès et de les analyser (aussi) avec notre prisme moderne. Mee Too quand tu nous tiens.
[6] Dans le chapitre 7 d’Hésitation « Toutes les histoires ne finissent pas bien » dans lequel Rosalie relate la nuit de sa mort à Bella, elle s’étonne que celle-ci n’en sache pas plus à ce propos. Les phrases « Je suis surprise [qu’il] ne t’ait pas parlé de ma mort » et « Je suppose que je ne lui accorde pas assez de crédit. » sont un clin d’œil et concernent en vérité Edward dans le canon ;) Les phrases en italique de Royce et du soldat de Géorgie sont directement tirées du même chapitre.
[7] Pour rappel, il s’agit d’un ajout personnel/non canon. Dans cette histoire, Jasper avait une petite sœur qui a été violée à ses 12 ans et s’est suicidée en se pendant. Cet événement est évoqué dans le chapitre 5 d’En attendant et dans les OS 1 et 2 de L’Innommable.
La suite la semaine prochaine (si tout se passe bien)… et l’OS 7 de L’Innommable dans la foulée. Oui, je suis sûre, qu’incidemment, je peux tenir un délai que j’annonce ^^