En attendant la pluie
Chapitre 18 : Les vampires amnésiques rêvent-elles de sorciers bénéfiques ? P2
9682 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 23/08/2025 16:57
Avant-propos : bon, j’ai finalement mis quelques jours supplémentaires pour me relire et faire des modifications mineures (en plein jetlag et entre deux excursions xD) et, finalement, mon PC ayant – encore – calanché, j’ai dû attendre de bénéficier de l’assistance dépannage (mon mari) pour que mon ordi fonctionne assez longtemps pour récupérer mes fichiers (et les publier, accessoirement). Ce qui fait que les jours se sont changés en semaines… mais, pour une fois, ce n’est pas de mon fait. Après ce léger contretemps, voilà donc la seconde partie du chapitre, centrée sur Edward, mais aussi – surtout – sur Alice et Carlisle qui, comme certains l’auront remarqué, s'étaient subtilement glissés dans le titre ^^
J’en profite pour dire aux vraiment très gentilles commentatrices – qui se reconnaîtront – dans les parages que je remercie chaudement pour leurs retours détaillés (et élogieux :O) ! Je vous trouve bien magnanimes (mais bon, j’avais sans doute besoin d’indulgence après quatre mois de blocage :p) : dans la première partie, j’avais tout de même commis un nombre considérable de répétitions (que j’ai depuis tenté de supprimer)… il y a un endroit où j’avais carrément écrit « il tentait de protéger son esprit, tentant d’en refuser l’accès, retranchant ses pensées, tentant de les dissimuler » :’)
En tout cas, je suis ravie que vous ayez apprécié le fond de la première partie du chapitre et ayez compris où je voulais en venir, notamment avec les comparaisons entre le pouvoir d’Edward et celui de Jasper, son lien très spécifique avec Alice (qui sera encore exploré un peu plus en détail à la suite) et l’impact délétère des pensées de Carlisle à sa création. Bref, on continue à s’intéresser au personnage d’Edward… qui n’est pas juste un émo moralisateur mal dans sa peau ;p
Bonne lecture ^^
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Il se souvenait encore du goût du sang de Charles Evenson, l’ancien bourreau d’Esmée. Sa première exécution. Le premier monstre humain dont il s’était nourri.
« Il faut savoir se prêter au rêve lorsque le rêve se prête à nous. »
Albert Camus – Noces
Edward savait parfaitement, en remontant le fil chronologique, ce qui avait mené à la pose de la pierre inaugurale de son édifice sanglant. Le souvenir de Demetri, le premier vampire traditionnel qu’il eût rencontré, lui revenait, lancinant. Le traqueur des Volturi profitait d’être en mission sur le continent américain pour prendre des nouvelles de Carlisle et lui rappeler le bon souvenir d’Aro. De ce que le vampire en avait laissé entendre à son arrivée, sa visite relevait presque d’un heureux hasard, Edward savait qu’il mentait, cherchant son père à dessein sur ordre de Caïus [1] – le membre le plus belliciste du triumvirat régissant le monde vampirique avait Carlisle en horreur. Le souverain va-t-en-guerre espérait que l’ami d’Aro eût commis un quelconque méfait le rendant passible de la peine capitale depuis son départ du continent européen. À cette époque, Edward, Carlisle et Esmée partageaient depuis quelques mois une demeure du côté de Milwaukee.
C’était en février 1922, seulement un mois après que Carlisle eût cédé à ses tendres sentiments et déclaré sa flamme à Esmée, demandant sa main. Le télépathe qui, dans un premier temps, en avait vaguement voulu à son créateur d’inclure un troisième membre au sein de leur groupe restreint de « vampires pacifistes », bouleversant une fragile dynamique à laquelle il commençait à peine à se faire ; avait été forcé de reconnaître que le sauvetage d’Esmée était sans doute le fruit d’un ineffable plan du Destin lui-même. À moins que ce ne fût le concept de double prédestination, qui tournait souvent fugitivement dans l’esprit de son père adoptif, qui lui eût insufflé cette perspective.
Edward ne pouvait sincèrement déplorer la transformation de la femme en vampire : en se plongeant dans ses pensées, le télépathe approuvait malgré lui l’action paniquée de Carlisle. Esmée était sans aucun doute l’une des personnes les plus douces que l’on puisse rencontrer. Et elle avait tellement souffert que, si tant est que l’immortalité puisse être envisagée comme une seconde chance, elle l’avait amplement méritée.
Le jeune vampire ressentait un sentiment indéfinissable envers Esmée. Il avait eu une mère qu’il avait tendrement aimée ; se laisser aller à une affection authentique et à un attachement filial si fort envers une inconnue, une poignée d’années après la mort de sa mère, lui avait, d’une certaine façon, paru constituer une forme de trahison.
Quand Carlisle avait, dans le relatif « secret » de son esprit, commencé à les envisager tous les trois comme une famille, l’adolescent immortel avait silencieusement renâclé. Déterminé à ne pas apprécier la femme ; celle qu’il avait la sensation que son père adoptif cherchait inconsciemment à lui imposer comme « mère ». Elisabeth Masen était exceptionnelle, la remplacer – même sur le plan symbolique – lui paraissait tout à fait inacceptable. Esmée étant ce qu’elle était, toute lutte s’avéra vaine : au bout de quelques jours, Edward s’était de lui-même résolu au fait qu’il se révélait impossible de détester la femme, ou même simplement de se montrer froid avec elle. Moins d’un an après sa transformation, le télépathe avait, de son propre chef, proposé qu’Esmée joue le rôle de sa mère… pour l’apparat. Quand il avait constaté dans ses pensées à quel point cela la rendait heureuse, Edward avait ressenti une sensation de chaleur parasite lui réchauffer la poitrine. Il n’avait pu que songer qu’il aurait dû le suggérer plus tôt.
À côté de l’attachement pour sa mère adoptive qui, bien qu’aisé, avait été complexe à assumer, celui pour Carlisle avait semblé couler de source. Avant la mort de M. Masen [2], la relation qu’Edward entretenait avec ce dernier pouvait, au mieux, être qualifiée de distante – au pire et, au plus juste, de glaciale.
Edward Masen – premier du nom – avocat émérite du barreau de Chicago, aussi redoutable que redouté, s’était méticuleusement forgé une réputation de ténor implacable. Aussi adroit que dévoué à son ouvrage, l’homme cumulait les succès s’attirant tous les éloges de sa clientèle – majoritairement composée d’escrocs en cols blancs. Ce qui en faisait un fin limier dans le cadre professionnel le rendait en revanche difficilement appréciable dans un cadre personnel : froid, peu soucieux de la morale et souvent intransigeant, ce dernier avait gommé de son répertoire d’expression tout ce qui ressemblait de près ou de loin à une marque d’affection. Il versait, plus qu’à son tour, dans le cynisme et excellait dans l’art de la plaidoirie tranchante ; au foyer, les rares fois où il n’était pas absent – voire physiquement là, mais absorbé par ses dossiers en cours – il n’émanait de lui rien d’autre qu’un vague ennui pour son entourage. S’il ressentait un certain attachement pour sa famille, l’avocat n’en montrait rien : sa froide intelligence comme le fruit de son labeur avaient offert aux siens une place enviée dans la bonne société, il estimait sans doute ne rien leur devoir de plus. Il témoignait une indifférence polie à son épouse et, la majeure partie du temps, montrait un certain dédain à l’endroit de son fils.
Aux yeux de Monsieur Masen, la valeur d’un homme se mesurait à ses compétences et à la force de son caractère ; pas à des penchants futiles. Même s’il ne l’avait signifié qu’à demi-mots, Edward soupçonnait son père d’exécrer la plupart des choses qu’il affectionnait. La musique ? Un passe-temps mondain bon à combler l’oisiveté des salons et égayer les salles de réceptions. Les romans et les poèmes ? Une perte de temps coupable qui n’aidait en rien à se bâtir une carrière honorable. La foi ? Des principes creux ; une béquille pour des esprits faibles et crédules préférant s’imposer un ensemble de règles absurdes dans le but d’obtenir l’éventuel soutien d’une entité à l’existence douteuse, plutôt que d’affronter sans fard le réel. À tort ou à raison, telles étaient les pensées qu’Edward prêtait à un géniteur qui ne lui avait pas offert la moindre miette de sympathie, une fois sa prime enfance passée.
Ils étaient trop différents pour se comprendre et, si Edward avait été choqué par le décès de l’homme, il éprouvait surtout une lourde culpabilité à l’idée de ne pas avoir réussi à l’apprécier de son vivant… autant qu’une bonne dose de remords pour avoir échoué à être un fils dont celui-ci aurait pu être fier. Aussi, quand il avait capté dans les pensées de son créateur des bribes d’explications sur les raisons ayant conduit à sa transformation ; une part secrète en l’adolescent s’était réjouie d’avoir une chance d’enfin répondre aux attentes d’une figure paternelle.
Carlisle, plus que briser la solitude presque totale dans laquelle il s’était enferré depuis près de trois siècles, désirait sincèrement avoir une famille : il voulait un fils. Dès qu’Elisabeth Masen – au seuil du trépas – avait supplié pour la vie de son garçon, la perspective s’était doucement insinuée dans l’esprit de l’ancien pasteur.
Cela pourrait être le mien.
Et Carlisle, qui n’avait jamais rien désiré pour lui-même depuis sa morsure, avait rêvé tout éveillé de ce futur auquel l’invitait l’injonction de Mme Masen. Un futur dans lequel il ne serait plus seul : responsable d’un autre être qu’il devrait guider dans les méandres d’une existence immortelle, et il s’était mis à chérir l’idée. Fonder une famille… avoir un enfant. C’était trivial et dangereux à d’innombrables niveaux, pourtant, c'était ce dont le docteur avait rêvé.
« Vous pourriez le sauver. S’il vous plaît… vous devez l’aider. Occupez-vous de mon fils. »
Le vieux vampire qui passait son temps à ignorer ses besoins les plus élémentaires – à peine gêné par la soif de sang après des décennies à exercer un étroit contrôle sur celle-ci – s’était vu tiraillé par une impulsion toute nouvelle et très humaine. Une impulsion qui l’avait tellement pris par surprise qu’il n’avait même pas cherché à la réfréner. Cédant à la tentation dans un instant d’égarement, puis pris de panique sitôt son office accompli, il avait pourtant endossé avec bonheur le rôle de père pour le garçon fraîchement transformé. Lui trouvant un monceau de qualités que l’adolescent doutait authentiquement posséder, mais dont l’existence dans l’esprit de son créateur le remplissait de fierté : l’homme louait son intelligence et sa curiosité – se délectant de leurs conversations – et il admirait son talent au piano. Plus que toute autre chose le médecin semblait le respecter pour sa foi – qu’ils avaient en commun malgré des divergences de doctrine – et pour la bonté et la douceur qu’il pensait percevoir en lui. Tout ce qui le rendait apparemment indigne d’attention aux yeux de M. Masen, trouvait grâce à ceux du Dr Cullen. Edward, malgré toutes les insatisfactions causées par son statut de télépathe inhumain, ne regrettait pas d’avoir obtenu Carlisle comme père. Il le trouvait admirable et avait à cœur de rendre l’homme fier…
Pourtant, il avait tourné le dos à tous les principes dont son modèle l'avait abreuvé. Quelques pensées fielleuses d’un vampire étranger avaient suffi pour qu'il dénigre intérieurement les règles auxquelles il avait obéi depuis sa création. Ce n’était pas tant les paroles de Demetri qui l’avaient frappé – encore que, le ton goguenard du Volturi, mêlé à son paisible dédain, quand celui-ci avait appris que le télépathe n’avait jamais goûté à sa source naturelle d’alimentation, lui avait laissé un cuisant sentiment d’humiliation – mais ses opinions tranchées. Sa perception du monde.
L’aisance avec laquelle il acceptait sa nature de prédateur. Pas de faux dilemme ou de conflit moral. Pas de honte ni de culpabilité. Le plaisir d’être rassasié et la jouissance de la traque… une exaltation ressentie à chaque chasse réussie. Sous ses dehors raffinés, la créature dévoyée semblait parfaitement en paix avec sa propre bestialité. Et Edward l’enviait.
Lui qui, jusque-là, malgré son monceau de doutes à propos de la persistance de son âme, s’était scrupuleusement conformé aux préceptes de son créateur, se nourrissant d’animaux avec une rigueur ascétique, se découvrit affamé. Affamé d’accéder à une satisfaction supérieure. Avide d’obtenir une sérénité analogue à celle du démon lui faisant face.
Peut-être était-il dans l’erreur en se privant ainsi ? Il s’était demandé s’il ne passait pas à côté de l’essentiel en se conformant au – visiblement absurde aux yeux des autres immortels – régime de Carlisle. Depuis son éveil, le télépathe avait pensé que son père adoptif était un homme sage dont les règles se devaient d’être honorées : même sans être convaincu de la justesse de la perspective, il avait volontiers embrassé sa vision de ce que devait être une existence éternelle acceptable sur le plan moral. Avoir accès à une perspective diamétralement opposée remettait les choses en cause.
Demetri était bien plus vieux que Carlisle, mille ans de plus au bas mot. Et Edward avait entraperçu dans ses pensées que certains des vampires qu’il côtoyait et avait servis dataient de l’aube des temps… aucun n’adhérait au régime de Carlisle. Pire, ils le jugeaient aberrant. Qui était dans l’erreur ? Bien sûr, Edward savait avant cela que les vampires végétariens étaient une exception : il avait pu voir, aussi bien dans l’esprit de Carlisle que dans celui des sœurs Denali [3], que les immortels se nourrissant de sang humain étaient légion et méprisaient leur mode de vie. Plonger directement dans les pensées d’un vampire s’alimentant normalement était, cependant, bien différent. Une expérience bouleversante mettant à mal des convictions déjà bancales.
La soif de sang avait commencé à le tenailler plus qu’elle ne l’avait fait depuis sa création : il désirait y céder de tout son être. C’était au-delà du caprice ou du désir, c’était un appel. Une curiosité fiévreuse de savoir de quel bois il était fait. Une tenace envie de savoir ce que ça ferait exactement de laisser ses dents se planter dans la jugulaire d’un humain et de le boire jusqu’à la lie. La rencontre avec Demetri avait semé une unique graine dans son esprit ; elle avait germé, alimentée par le besoin inassouvi qui le rongeait. Le processus fut lent, mais inéluctable. Edward parvint à l'ignorer un temps. Il nia son obsession, de longs mois durant. Pour ses parents adoptifs. Par amour pour sa mère et – plus que toute autre chose – par égard envers Carlisle. Le télépathe répugnait à le décevoir autant qu’il craignait sa réaction face à un potentiel écart de comportement.
Aussi indulgent et optimiste que se montrât son créateur dans ses paroles, le télépathe ne pouvait ignorer les données moins réconfortantes repérables à la lisière de ses pensées : ses doutes sur la capacité des immortels à tourner durablement le dos à leur nature pour faire le Bien ; ses incertitudes larvées quant à la persistance de leurs âmes sur le plan théologique ; le fait qu’une petite parcelle de lui se lamente encore en silence pour avoir commis des hérésies en changeant d’autres êtres en vampires. Chaque fois qu’Edward envisageait – ne fût-ce qu’un instant – d’abandonner le régime végétarien, une ombre se glissait dans sa réflexion. S’il fautait, qu’en penserait Carlisle ? L’approbation de son père adoptif – ardemment désirée et si facilement obtenue – lui paraissait hors d’atteinte dès qu’il envisageait de céder à son envie sanguinaire. S’il en venait à remettre en cause les principes que le médecin avait voulu lui inculquer à sa transformation, ce dernier le rejetterait-il ? La simple perspective réveillait en lui une morsure familière : celle ancienne venant du froid désaveu de son géniteur humain.
Paradoxalement, un sentiment de défiance se levait parfois lorsqu’il jouait avec l’idée d’être renié en cas de désobéissance. Et après ?
Un doute, insidieux et amer, se glissait dans l’esprit de l’adolescent : si l’affection paternelle de Carlisle reposait sur une condition – même noble et morale – la voulait-il réellement ? Quand bien même devrait-il abjurer sa nature pour la conserver ? Et si, en dépit de ses efforts pour se conformer à la mascarade humaine, l’homme découvrait ce qu’il était vraiment et apercevait le monstre sous le vernis, qu’adviendrait-il de leur relation ? S’il ne voyait plus en lui un jeune esprit à guider sur des sentiers sinueux, mais un monstre avide et immoral, brûlant de goûter au sang humain, lui accorderait-il encore un peu de considération ?
Edward en était encore à faire le tri entre des aspirations antagonistes trois mois après la visite de Demetri, incapable de trancher dans des désirs opposés. Puis au début du mois de mai, il y avait eu l'erreur d'Esmée [4]. Cela avait été l'estocade finale. Edward la ressentit comme une trahison inattendue. Ce fut l’abandon de toute prétention à résister à la tentation. La femme qui semblait prouver de manière éclatante qu’il restait de l’humanité chez les vampires ; celle qui incarnait presque tout ce que le télépathe trouvait bon et précieux sur terre – et qui l’avait un moment presque convaincu de la véracité de la vue de l’esprit de Carlisle sur la vertu inhérente de certains êtres, tous vampires qu’ils soient – avait tué.
Pas par choix, évidemment, mais par accident. Un unique instant de faiblesse.
Sa mère adoptive était une personne formidable : douce, aimante, altruiste. Elle s’émerveillait de tout et s’échinait à rendre heureux son entourage. Elle pleurait sans larmes devant le malheur d'autrui ; s'émouvait intérieurement quand il l'appelait maman ; souriait de manière lumineuse quand Carlisle l'invitait à danser ou passait distraitement la main dans ses cheveux. Esmée était mille fois plus "bonne" et honorable que la majorité des êtres humains dont il avait eu le déplaisir de capter les pensées. Pourtant, elle avait aisément tué. Et, tant qu’elle subsisterait, elle ferait planer un risque sur tous les malheureux mortels croisant son chemin.
Un joli monstre en dépit de tous les aspects admirables de sa personnalité.
Quelle justice là-dedans ? Quelle persistance à l’âme ? Où plaçait-on la ligne ? À quel moment cessait-on d’être « humain » ? Des réflexions similaires avaient traversé Carlisle. Celui-ci s’était, pour la énième fois, flagellé pour ses choix iniques… essayant vainement de convaincre Esmée qu’il était le seul responsable de l’incident – ce qui n’était pas vraiment un mensonge si on y réfléchissait, mais ne changeait rien au résultat. Edward, de son côté, avait saisi au vol une pensée fugitive de la meurtrière : celle-ci, essayant d’oublier le goût délicieux du sang, se désespérait à l’idée d’avoir tué un innocent.
Un innocent.
Cette réflexion parasite revêtit les allures d’une révélation pour le jeune vampire. Presque une épiphanie. Il se demanda comment il avait fait pour ne pas songer plus tôt que la solution pouvait résider là. Juste un petit arrangement avec le pacifisme de Carlisle Cullen, à peine un accroc dans un contrat moral imposé. S’il éliminait les monstres, qui donc le lui reprocherait ? Edward attendit quelques mois supplémentaires avant de mettre son sombre dessein à exécution, ne voulant pas que sa mère adoptive fasse le lien entre sa faute – elle avait ouvert la voie, même si le télépathe n’en dirait jamais rien, son erreur qui lui avait donné l’excuse qu’il attendait pour succomber – et les projets sanglants qui couvaient.
Quand il céda enfin, ce ne fut pas par accident. Ni dans un moment de rage, de frénésie ou de soif irrépressible – mais dans le calme effrayant de la décision mûrie de longue date. Une envie soigneusement réprimée jusque-là. Une répression qui n’avait, après tout, pas lieu de l’être. Il choisit délibérément de goûter au sang humain. Mais pas n’importe lequel. Il justifia sa dérive par l’édification d’une forme de justice très personnelle. C’est ainsi qu’il embrassa sa nature durant trois années assassines. Les années les plus satisfaisantes de son existence vampirique… et les plus odieuses.
Symboliquement, Charles Evenson fut le premier à périr.
Ce n’était pas l’homme en lui-même qu’il avait voulu tuer ce soir-là. Pas plus que ce n’était réellement l’idée de rendre justice à Esmée qu’il poursuivait. C’était un prétexte. Il n’avait pas cherché à fouiller dans ses pensées : les rares, mais atroces, souvenirs de lui dans celles de sa mère adoptive étaient plus que suffisants pour statuer sur son sort. Edward ne voulut pas risquer de se perdre dans les méandres de son esprit. Peut-être ne voulait-il pas prendre le risque d’y découvrir quelque chose d’humain, de laid, mais compréhensible qui – dans un élan d’indulgence – aurait pu le retenir et le faire renoncer à son projet macabre. Le télépathe ne prit pas le risque de découvrir quelque chose qui l’aurait empêché d’aller au bout. Il souhaitait tuer, il s’y autorisa.
Ce fut d’une facilité enfantine. Il n’y eut pas de lutte et, si des regrets le traversèrent, ils furent contrebalancés par une bonne dose de joie vengeresse autant que dissous dans la satisfaction sauvage de ce repas à la saveur interdite.
Puis, il y avait eu d'autres. Tous des hommes qu’il pouvait – commodément – considérer comme indignes de fouler le sol. Des assassins, des violeurs, des tortionnaires. Des êtres qui ne se souciaient pas de la souffrance des autres, voire s’en délectaient. À chaque proie dont il percevait les pensées abjectes, Edward se sentait justifié dans ses actions, s’en félicitait presque. Le télépathe se perdait dans la noirceur des esprits les plus malsains qu’il pouvait croiser et exécutait la sentence quand il estimait avoir droit à un dîner. Certains humains méritaient davantage que lui – après tout, lui ne faisait qu’obéir à ses instincts – le qualificatif de monstre ; cela n’aurait pas dû être un réconfort, la notion lui offrait néanmoins une consolation tangible. À défaut de pouvoir tendre réellement vers le Bien, il pouvait être un instrument à son service. Jouer les justiciers en éradiquant le Mal. Du meurtre éthique, pour ainsi dire. Au fil des mois, il s’enferra dans son illusion, se construisant une sorte de morale inversée, accumulant les crimes.
Et plus le temps passait, plus il se délectait de son rôle de démon redresseur de torts, se réjouissant secrètement de son rôle de bourreau.
Ce n’était pas seulement le sang qui le galvanisait, mais aussi le pouvoir sur ses victimes. Le fait de les traquer, de s’amuser à les terroriser avant de les achever. Le fait d’avoir droit de vie et de mort sur eux. L’assurance terrible qu’ils ne pourraient rien faire face à lui, que toute résistance serait vaine. Pendant cette période, il avait commencé à se sentir entier, libre et victorieux. Et cruel.
Il ne savait pas quand il avait vraiment dévié et s’était trompé. Était-ce dès le premier assassinat que le processus sinistre s’était amorcé ? Plus tard ? Avait-il toujours été mauvais ou avait-il commencé à perdre toute notion de bien et de mal à force de sciemment côtoyer les esprits des criminels les plus abominables à disposition ? Après plus de deux années de massacres, contemplant presque par hasard les yeux rouges et le sourire torve de l’homme le dévisageant dans la glace, Edward peina à se rappeler avoir été humain. Il ne se souvenait plus vraiment de que ce que c’était d’avoir une conversation civilisée avec des personnes dont il ne désirait pas le sang ; pas davantage de la sensation de caresser les touches d’un piano ; ni de la chaleur à retrouver la compagnie de personnes aimées… La réalisation se fraya un chemin dans son cerveau et l’effraya. Mais pas suffisamment pour le convaincre de la nécessité de regagner son foyer.
Il était trop tard, se répétait-il à lui-même, s’en persuadant : il ne pouvait pas faire machine arrière. Son créateur ne lui pardonnerait pas ses écarts de comportement. Il ne voulait plus se contenter de sang animal et il n’avait nulle part où rentrer.
Le coup de grâce fut quand il réalisa qu’il ne prenait même plus autant de soin dans les critères dont il usait pour dispenser ses sentences de mort. Ainsi, croisant un homme dont le sang avait une odeur alléchante, il se mit à le suivre, déterminé à trouver la trace d’un méfait susceptible de le condamner. Sans succès. Ne dénichant rien d’alarmant, Edward fut tenté de transiger avec ses principes.
Certes, l’homme n’était pas un malandrin, mais c’était un fieffé menteur qui avait, à plusieurs reprises, commis l’adultère. Un malfaisant, un nuisible, et… Le télépathe ne sut s’il avait vraiment été sur le point de perpétrer ce crime-là, stoppé dans son action par le son carillonnant de l’Angélus d’une église à quelques centaines de mètres, il s’était figé. De la plus curieuse des manières, la musique lui avait fait penser à Carlisle [5]. Cela avait mis un terme abrupt à sa chasse. Et à sa chute.
Réalisant ce qu’il avait manqué de faire, le télépathe réfléchit à la portée de l’ensemble de ses actions sur les derniers mois écoulés. Il analysa la jubilation sourde qui avait progressivement enflée en lui au fil des repas, gagnant du terrain. Il songea au plaisir morbide tiré de la mise à mort de ses victimes. Il s’en trouva passablement horrifié. Soudain, il eut la sensation de sombrer : avait-il toujours été aussi abject ou se perdre dans les corridors des esprits les moins fréquentables qu’il parvenait à trouver l’avait-il fait dériver ? Qu’était-il devenu ? Pouvait-il tomber encore plus bas ? Il avait détruit l’équilibre du jour [6] autant qu’atteint un point de non-retour.
Une honte cuisante pour tous les méfaits, réalisés au nom d’une soi-disant justice, brûlait Edward. Il n’était plus que l’ombre de lui-même, les remords voulurent le ramener à une autre époque. Une époque où il était une meilleure personne. Parce que, si assumer ses penchants prédateurs l’avait « satisfait » d’un pur point de vue biologique, ce qu’il éprouvait depuis son départ de Milwaukee était aussi éloigné que possible du Bonheur. Autrefois, aux côtés de Carlisle et Esmée, il s’était senti heureux – même s’il n’avait réussi à pleinement le reconnaître. Maintenant, il se sentait vide, étranger à lui-même. Ce n’est parfois que bien après avoir réduit en cendres tout ce qui importait que l’essentiel vous frappait.
Ne sachant que faire d’autre, enseveli sous une chape de regrets ; Edward, mortifié, était revenu auprès de ses parents. Ils n’avaient rien dit pour marquer le constat de sa déchéance. Pas une parole ou un mot pour lui reprocher le monceau de cadavres laissé dans son sillage, ni même l’éclat encore rougeâtre dans ses yeux. Leur indulgence plus que tout le reste lui laissait une amertume durable, un effroyable sentiment d’échec. Edward n’aurait sans doute pas préféré qu’ils le conspuent et l’admonestent pour ses atrocités ; une part de lui attendait néanmoins qu’ils reconnaissent ses actions dans leur pleine horreur. Leur pardon n’était pas ce qu’il cherchait, mais il n’avait pas eu les mots pour leur exprimer : le vampire n’était pas un gamin ayant bêtement fugué et aspirant à ce que ses parents le réconfortent, passant l’éponge sur toutes ses exactions… non, il était un assassin.
Edward avait tué 352 personnes parce qu’il le désirait. Indépendamment des fautes commises par ses victimes, il n’avait pas le droit de jouer à Dieu et de décider qui devait vivre ou mourir. Encore moins en s’amusant. En rentrant, il cherchait au moins une parcelle du désaveu qu’il savait mériter. Pourtant, il fut accueilli comme le fils prodige. Esmée avait couru vers lui, l’enlaçant avec une affection presque féroce, balayant ses excuses d’un revers de main avant qu’il n’eût pu les formuler. Carlisle lui avait offert un sourire triste et, dans son esprit, un pardon absolu. L’homme ne le blâmait pas, il était navré pour lui. Et se sentait atrocement coupable, se jugeant seul responsable des crimes perpétrés.
Si la part la plus juvénile et en manque d’assurance d’Edward avait cherché à tester l’affection de Carlisle via sa parenthèse meurtrière, cela s’avérait un fiasco sur toute la ligne. Un fiasco d’une stupidité crasse.
Le télépathe estimait ne pas mériter d’être pardonné. Et il doutait que quelque chose apaise un jour le tourment qu’il s’était lui-même créé, ses péchés venant inlassablement le hanter…
Il fut interrompu dans ses sinistres réflexions par un court sifflement suraigu. Edward s’arracha à la contemplation distraite de l’ombre qui s’allongeait au pied du canapé et releva les yeux vers la responsable de ce qui ressemblait à s’y méprendre à un trille de moineau. Alice l’observait en coin, la tête légèrement inclinée et une moue moqueuse animant son beau visage. Ses yeux restaient étonnement doux, malgré la malice affichée.
Je ne sais pas à quoi tu penses, mais tu es trop sérieux pour ton propre bien. Accepte simplement la défaite à venir !
Le télépathe sourit faiblement et passa une main dans ses cheveux, reniflant face au toupet de son adversaire. Implacable. Alice portait une expression ravie, son regard brillait d’excitation et un sourire faussement angélique étirait ses lèvres : elle venait d’avoir une nouvelle vision quant à une issue possible de leur duel absurde. Une façon élégante de clore la partie… à son avantage, bien sûr. Edward observa avec amusement la scène se dérouler dans sa tête : lui, renversant son roi, dans un geste d’humeur, puis jetant les yeux au ciel, faussement blasé. Elle, se redressant dans un éclat de rire.
Edward mentit, ne voulant pas altérer sa bonne humeur en partageant la teneur de ses ruminations :
— Je pensais à toi, chère sœur… je crains que ton compagnon ait raison : tu es un petit monstre effrayant.
Alice pouffa avant de lui lancer un regard critique en haussant les sourcils et croisant les bras, le ton mutin.
— Toujours pas décidé à admettre ta défaite ?
Et parce qu’il aimait le jeu auquel s’adonnait la voyante, Edward ne put s’empêcher de vouloir lui donner satisfaction – et de contredire le pronostic d’égalité de Carlisle. Le reste de la famille regagnerait le manoir dans moins de vingt-huit minutes, il était peut-être temps de déposer les armes.
Dans une réplique presque parfaite du flash entraperçu quelques instants plus tôt, Edward renversa sèchement son roi en levant les yeux au plafond dans un lent mouvement d’une exaspération étudiée. Le sourire en coin agitant ses lèvres contredisait néanmoins son agacement.
Alice poussa un glapissement victorieux, se redressant et frappant dans ses mains. Elle lui adressa un regard appréciateur
— Oh ! Tu as la défaite bien plus souriante que dans ma vision… c’est agréable de se tromper sur certains détails.
— Tu as beau jeu de te féliciter pour l’imprécision de tes prémonitions, juste après avoir obtenu exactement ce que tu voulais, lui fit-il remarquer avec une bonne dose d’ironie.
Alice se contenta de lui adresser un sourire encore plus large, ses yeux se plissant d’amusement.
Tu es très bien placé pour savoir que les choix des uns et des autres influencent mes visions. Tu as décidé de perdre… et tu as décidé de le faire avec bonne humeur. Je t’en remercie. Je trouve que c’est un très bon choix !
C’était aussi cela chez Alice qui bousculait toutes les certitudes d’Edward. Non pas à cause du destin qu’elle invoquait à loisir pour expliquer certaines de ses décisions, mais pour exactement l’inverse du destin : les choix qu’elle avait faits. Les choix qui l’avaient menée à Jasper, puis jusqu’à eux. Peu importe sa manière de l’analyser, le télépathe considérait le tempérament d’Alice – et son histoire de vampire n’ayant pas souvenance d’avoir été humaine notamment – comme un mystère insoluble. Le décalage entre ce qu’elle aurait, selon toute vraisemblance, dû être, et ce qu’elle était devenue était saisissant. Edward avait beau avoir eu des aperçus des pérégrinations solitaires l’ayant conduite à eux ; son adhésion au régime végétarien restait à son sens – et dans les grandes largeurs – un élément incongru.
C’était un paradoxe fascinant. La voyante avait émergé du néant sans souvenir, sans nom, sans histoire – amnésique et éloignée de toute notion d’humanité. Pourtant, au lieu de plonger tête la première dans la barbarie, elle s’en était détournée. Là où tous avaient dû s’arracher à contrecœur à leurs nouveaux instincts pour s’agripper désespérément aux vestiges de leur mortalité, Alice avait fait le chemin inverse. Elle s’était réveillée monstre et avait décidé, tout simplement, ne pas vouloir en être un. Puis, avec simplement en poche la connaissance qu’une alternative existait, elle s’était engouffrée dans la brèche ; avait tourné les talons à sa nature. Contredisant toutes les prédictions pessimistes.
Edward restait sidéré par sa réussite. Il y avait là quelque chose de profondément dérangeant à ce succès. Quelque chose qui remettait en cause tout ce qu’il croyait savoir sur la fatalité de l’existence vampirique. Si une créature privée de repères pouvait spontanément aspirer à la bonté, alors qu’est-ce que cela disait de lui ? De ses déboires et de son odyssée sanglante qu’il aurait préféré oublier ?
Carlisle avait songé, à plusieurs reprises, que ce qu’Alice avait accompli surpassait ce que lui-même, qui n’avait jamais pris une vie, avait réalisé Edward n’était pas loin d’être en accord avec la perspective. Alice n’avait pas fui sa nature : elle l’avait accepté, puis refusé qu’elle la définisse en entrevoyant une autre possibilité. Et cela… c’était sans doute un miracle, oui. Songer à cela faisait se sentir Edward encore un peu plus coupable pour son propre choix de se rouler, à sa façon, dans la fange.
Alice lui adressa un regard soucieux, un léger pli faisant frémir le haut de son front.
À quoi penses-tu donc si fort ? Tu sembles de nouveau préoccupé…
— Est-ce toi la télépathe ? Qu’est-ce qui te fait penser que je suis soucieux ?
Edward avait formulé sa question à voix assez basse pour que Carlisle – qu’il entendait périodiquement tourner les pages de ses revues depuis le perron où il était installé – ne soit pas involontairement témoin de leurs échanges – ou tout du moins, des mots prononcés par Edward, Alice se contentant de lui répondre en silence.
C’est une supposition facile : tu es toujours soucieux.
Alice poursuivit avant qu’Edward n’eût le temps de chuchoter un commentaire peu amène.
Et puis, je nous ai vus avoir une discussion importante pour toi, il y a quelques jours… c’est peut-être le bon moment. Si tu as une question à me poser, n’hésite pas !
Tandis qu’elle songeait à cela, quelques flashs clignotèrent dans son esprit, laissant entrevoir une discussion entre eux. Et Carlisle. Les pensées – des souvenirs ou des projections futures potentielles d’Alice ? – furent trop fugitives pour qu’il en comprenne quoi que ce soit. Le télépathe souffla, décontenancé – et un peu exaspéré – malgré l’amusement involontaire que lui provoquaient toujours les curieuses manières de la voyante.
— Je n’ai aucune idée de la question que tu crois que je dois te poser. Si tu sais de quel sujet nous devrions discuter, je t’invite à toi-même lancer la conversation.
Vraiment ? Si tu ne sais pas quelle question tu dois me poser, c’est sûrement que je me suis trompée et qu’il n’est pas encore l’heure d’en parler.
C’était donc ce genre d’attitudes cryptiques que lui reprochait souvent Rosalie ? Il fallait l’admettre, les vampires ayant des talents psychiques étaient une plaie…
Edward retint un grognement, puis se résigna à formuler une question qui lui tournait dans la tête depuis quelques jours, même s’il n’était pas certain que ce soit celle à laquelle l’extralucide faisait référence. Il hésita un peu sur les termes à employer. C’était une question très personnelle et assez épineuse mais, après tout, puisqu’Alice l’avait sans doute déjà entendue, il pouvait se risquer à y aller sans détours.
— Comment as-tu réussi à t’en tenir autant d’années au sang animal alors que tu étais encore seule et que tu ne savais pas si le futur que tu avais entraperçu allait vraiment se concrétiser ? Pourquoi es-tu restée "solitaire" plutôt que de chercher de meilleures personnes avec lesquelles passer ton éternité ?
Alice ne répondit pas immédiatement, le télépathe se morigéna**, craignant de l’avoir offensée en se trompant de question – ou en étant bien trop « abrupt » dans sa manière de la lui jeter à la figure.
Bien sûr, elle le détrompa vite, lui adressant un regard encourageant. Elle souhaitait apparemment qu’il aille au bout de son interrogation… La voyante qui prenait souvent des raccourcis dans les conversations qu’elle avait partiellement visionnées, semblait tenir à ce qu’il prononce chaque mot. Une nouvelle lubie ? Soit.
Il était à présent trop curieux qu’elle lui fournisse des éclaircissements pour reculer. Il souffla, un peu pour la forme avant, d’inutilement préciser sa pensée.
— Ne te méprend pas, je trouve ta volonté admirable… j’ai simplement du mal à comprendre pourquoi tu as continué à nous surveiller et à nous chercher en dépit de toutes nos défaillances. Au fil des années, je sais que tu as assisté à une bonne partie de nos problèmes. À nos « échecs » à respecter le régime de Carlisle. Tu as vu les incidents impliquant Esmée et Emmett, été témoin de la vengeance de Rosalie. Tu… tu sais ce que j’ai fait durant les presque trois années durant lesquelles, je suis parti. Alors, qu’est-ce qui fait que tu es restée déterminée à nous trouver ? Tu n’avais aucun besoin de notre aide pour te conformer au régime végétarien : tu y es arrivée de ta propre initiative ! Et, si tu avais réellement souhaité de l’aide et de la compagnie, tu aurais pu aller voir le clan Denali…
Fortes de leurs siècles d’expérience, les trois sœurs avaient un contrôle presque analogue à celui de Carlisle : plus de quatre cents ans qu’elles n’avaient pas occasionné de victime humaine – à la connaissance d’Edward. Sur le papier, elles semblaient de bien meilleures candidates qu’eux pour assister Jasper dans sa tortueuse adhésion au régime végétarien.
Jasper qui demeurait sans doute le pari d’Alice le plus incompréhensible aux yeux du télépathe. Il n’avait pas formulé cette partie de son interrogation pour ne pas se montrer offensant, mais la question lui brûlait la langue : qu’est-ce qui dans les visions d’Alice avait été suffisamment consistant et essentiel pour lui donner la certitude qu’attendre l’homme vingt-huit ans en valait la peine ? Et, pari encore plus osé, qu’est-ce qui l’avait convaincue que la rencontre se déroulerait sous de bons auspices ?
Cela avait peut-être encore une fois à voir avec son incapacité à pleinement comprendre le sentiment amoureux, mais Edward – même sans chercher à dénigrer Jasper le moins du monde – ne parvenait pas à envisager comment un quelconque aperçu d’un futur positif – pour une femme ne le connaissant même pas – avait pu compenser le lot d’horreurs dont l’ancien soldat s’était rendu coupable durant des décennies.
Alice ne lui paraissait pas du tout posséder une nature solitaire, alors qu’est-ce qui l’avait poussée à tous les attendre aussi longtemps ? Quand bien même, on admettrait que la réunion avec Jasper soit un impondérable, elle aurait néanmoins pu se contenter de passer son temps avec d’autres vampires jusqu’à ce que l’heure de la rencontre soit « venue ».
Alice s’éclaircit la gorge, ses yeux brillèrent et un étrange sourire étira ses lèvres…
Un froissement de papier, suivi du plus léger des raclements de chaise, signala un mouvement depuis le perron. Carlisle, qui avait tout entendu, songeait visiblement à se retirer pour ne pas troubler leur échange. Sa voix, calme mais un peu hésitante, s’éleva :
— Dois-je vous laisser ?
Edward secoua la tête pour lui-même. Son père adoptif semblait faire partie intégrante de la vision d’Alice, il ne manquait donc que sa présence pour que la scène soit complète… confirmant son évaluation, la voyante répondit d’un ton étonnement tremblant.
— Non… si Edward et toi êtes d’accord, je pense que tu aimerais entendre ma réponse.
Sa voix un peu fragile laissait filtrer qu’elle était émue par la situation. En y prêtant une plus ample attention, Edward réalisa que, si son regard paraissait lumineux, c’est parce qu’il était humide de venin. Bizarrement, ça le lui serra la gorge : il s’en voulait de l’avoir attristée, même si c’était elle qui avait insisté pour qu’il pose « sa question ». Il tenta de capter à l’avance ce qu’elle s’apprêtait à dire de si bouleversant. Sans succès : les bribes perçues se révélaient trop emmêlées pour en retirer un renseignement quelconque. L’esprit de sa sœur était presque entièrement focalisé sur Carlisle.
Un bruit de feuillets réorganisés à la hâte et une poignée de secondes plus tard, leur père adoptif apparut à vitesse vampirique dans l’angle de la pièce. Machinalement, il se laissa tomber dans l’un des fauteuils, glissant un regard attentif sur Alice. Celle-ci était descendue de son perchoir pour s’installer correctement sur son siège. Le venin avait reflué, quittant ses yeux, mais elle portait une expression composée, plus sérieuse qu’à l’habituel. Ses mains fines tressautaient sans raison, les doigts papillonnant sans but. Elle s’attarda une seconde sur le visage de Carlisle, puis reporta son attention sur celui d’Edward.
— Je pensais avoir été claire à notre arrivée à Jasper et moi, mais peut-être ai-je oublié des détails quand je vous ai parlé de nos motivations à vous rejoindre. Si je voulais vous trouver, je l’ai dit, c’est parce que j’avais vu que nous formerions une famille. Ensemble. Même si ce n’était qu’hypothétique à l’époque, je n’avais aucune envie d’y renoncer. Pas en sachant que c’était une possibilité. Tu as en partie raison, j’aurais, en attendant, pu rejoindre les Denali. Ou même n’importe quel autre vampire amical pour m’éviter des années de solitude. J’y ai songé au début… Mais quand j’ai envisagé de prendre une décision en ce sens, ça a altéré la première version du futur que j’avais perçue. Tout devenait différent. En prenant d’autres chemins, les choses changeaient… Je n’aurais pas été la même personne et, même si j’avais pu vous rencontrer, Jasper, Carlisle, toi et les autres, nos relations se seraient avérées… différentes. Ça n’aurait peut-être pas été de mauvaises versions de l’avenir, mais ce n’était pas celle que je voulais.
Tandis que sa sœur adoptive parlait, le télépathe voyait une kyrielle de versions alternatives de leurs rencontres se produire : une autre mouture d’Alice – similaire mais étrangère – arrivant à leur porte aux côtés de Garrett – un vieil ami de Carlisle – ou leur étant présentée, avec Jasper, par les Denali. Les images s’éteignirent presque aussi vite qu’elles étaient apparues, pourtant elles laissèrent un écho désagréable en Edward. La voyante avait raison : la divergence était dérangeante à ses yeux. Cela lui laissait l’impression de quelque chose ayant mal tourné. Cela sonnait faux.
Alice jeta un bref coup d’œil à Carlisle, lui adressant un sourire humide, inclinant légèrement le buste dans sa direction avant de poursuivre avec une expression plus malicieuse.
— Et puis, je crois que je tenais à respecter une certaine chronologie ! À mon réveil, Jasper a été ma première vision, Carlisle et toi étiez la seconde… il était plutôt naturel que je tienne absolument à vous rencontrer, une fois Jasper trouvé. Ne serait-ce que pour vous remercier tous les deux.
— Nous remercier ?
Le télépathe fronça les sourcils, désarçonné par la déclaration. Bien sûr, il comprenait qu’Alice veuille remercier leur père adoptif. Après tout, comme elle le leur avait déclaré à son arrivée, c’étaient ses visions de l’homme qui lui avaient fait connaître le régime végétarien et permis de savoir qu’il était possible de subsister sans tuer d’humain. Lui, en revanche…son implication dans les choix d’Alice semblant nulle, il ne comprenait pas de quoi elle souhaitait le remercier.
Elle fit une moue vaguement moqueuse.
— Évidemment ! Tout ça, c'est grâce à vous. Grâce à toi Edward.
Tu n’as pas vu ça dans mes pensées ?
Quelques images relatives à un vieux souvenir passèrent, la voix douce mais pleine d’emphase de Carlisle résonnant brièvement dans leurs deux esprits :
« À quoi sert pour des monstres de philosopher et de se poser des questions de moralité ? Je crois, que toute personne consciente du poids de ses actions et essayant d’agir pour faire le Bien, a une âme. »
— C’était ça ma seconde vision : toi et Carlisle en train de débattre de ce qui restait humain chez les vampires.
Quelque chose se raidit en Edward. Il serra les mâchoires. Il se souvenait parfaitement de la discussion – comme de toutes celles sur le sujet ayant suivi depuis sa transformation – et de son bilan à ce débat.
Carlisle avait fait d’eux des tueurs, peu importe la non-malignité de ses intentions. C’était un reproche – le seul, mais le plus acerbe – qu’il partageait avec Rosalie à l’endroit de son créateur, même si, contrairement à elle, il ne l’énoncerait jamais à haute voix. Encore moins en ces termes.
Ils étaient des monstres. L’âme s’éteignait dès l’instant où le cœur s’arrêtait.
Sa conclusion de l’époque n’avait pas changé, confortée par la faute d’Esmée, par les égarements de Rosalie et par les erreurs d’Emmett. Et, plus que tout, par son épopée sanglante.
Qu’elle soit ou non consciente de son trouble, Alice poursuivait, implacable, désireuse d’éclairer leur père adoptif sur les éléments de la conversation qui lui manquaient :
— Une dispute théologique interminable sur l’âme. Carlisle tentait de te convaincre que les vampires en possédaient encore une, et toi, tu t’obstinais à prétendre le contraire. C’est ça qui m’a fait réaliser que j’étais un vampire ; puis, quand notre père a affirmé qu’être un vampire n’empêchait pas d’être quelqu’un de bien, de faire preuve de compassion, d’humanité… je l’ai cru.
Une conclusion diamétralement opposée à la sienne.
Un léger souffle échappa à Carlisle. Il baissa brièvement la tête, fixant son regard au sol, comme pour masquer son émotion. Edward, lui, se sentait presque foudroyé en constatant leurs écarts d’appréciations : la voyante lui était reconnaissante parce qu’une conversation au cours de laquelle il arguait que tous les vampires étaient des monstres, lui avait fait réaliser qu’elle voulait être humaine. D’une certaine façon, plus qu’aucun de ceux qu’il avait mordus, Alice était la création de Carlisle. Le médecin, aussi émerveillé qu’estomaqué parvint à balbutier quelques mots :
— Tu veux dire que…
— Je voulais te rencontrer Carlisle pour te dire que je pense que tu as raison… ta foi m’a aidée quand j’en avais le plus besoin. Tu m’as sauvée !
Il y eut un court silence. Le vieux vampire semblait statufié, ses pensées en fatras mais remplies de joie. La phrase sonnait curieusement solennelle dans la bouche d’Alice. Puis, elle se tourna vers Edward avec une expression plus malicieuse, même si ses yeux brillaient toujours de manière suspecte.
— Et toi… toi, tu as complètement tort. Sur toute la ligne. Il fallait que je te trouve pour te le dire ! Sans toi rien n’aurait été possible. Si ce jour-là tu n’avais pas insisté pour avoir ton fameux « débat », je ne sais pas combien de temps serais restée coincée dans le noir ; sans savoir ce que j’étais, ni ce que je voulais être. Dès mes premières heures sur cette terre, j’ai su que je voulais trouver Jasper… ensuite, j’ai vu que vous pouviez être ma famille. Même si j’ai envisagé d’autres alternatives, si j’avais pris d’autres décisions, ça n’aurait pas été ce que j’avais aperçu à mon réveil.
Edward ouvrit la bouche, mais aucun commentaire n’en sortit. Alice ajouta un mot, l’air songeur.
— Je n’avais pas besoin que ce soit parfait, seulement que ce soit réel.
— Pourquoi ?
Edward souffla la question par automatisme alors qu’il sentait déjà la réponse se profiler.
— Parce que j’en avais rêvé.
Elle soutint son regard avec une intensité qui le fit tressaillir légèrement. Il eut l’impression qu’elle s’apprêtait à dire quelque chose de capital.
— Tu crois que j’ai attendu longtemps… mais enfin, relativisons. Vingt-huit ans, trente ans, trente-deux ans, ce n’est rien. Une broutille pour des immortels. Carlisle a patienté plus de deux cent cinquante ans avant de trouver Esmée. Jasper, lui, n’a rien attendu durant quatre-vingt-cinq ans…
Et c’est ce qui a manqué de le briser.
La fin non formulée de la phrase échappa à Alice dans ses pensées. Elle se reprit, secouant la tête, une pointe de mélancolie colorant son ton :
— Certains vampires foulent la terre pendant des millénaires sans jamais rencontrer celui ou celle qui les complète. La différence, c’est que moi, je savais que la possibilité existait [6]. Je savais que ma famille était quelque part et que Jasper serait là. J'avais toutes les raisons d’espérer sachant ce qui m’attendait. Peut-être que c’est ça qui te manque… tu es bien trop jeune pour désespérer de ton éternité !
Elle se tut brusquement. Ses yeux devinrent lointains, ses traits se figèrent. Edward perçut une brusque variation dans le flux de ses pensées : comme si un ersatz de vision venait de la traverser sans qu’il n’en soit témoin. La seconde d’après, elle était debout et posait doucement ses mains sur les siennes.
Et, soudain, il vit.
Un fragment de futur. Incertain, mouvant, brumeux. Une silhouette féminine à ses côtés, en robe de mariée. Le visage de l’inconnue était tellement brouillé qu’il demeurait indiscernable. Mais Edward comprit instantanément la signification. Une simple esquisse.
Un futur potentiel où il ne serait plus seul.
Il aurait pu demander pourquoi la vision était si parcellaire, il se contenta de haleter. Sous le choc.
Alice lui avait offert un rêve [7].
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Notes :
* Toujours un détournement du titre du roman de Philip K. Dick ;)
** Tiens, récemment on évoquait les mots qui filent des boutons à cause de Twilight… après « marmoréen », « morigéna » arrive très haut dans ma liste personnelle. Voyez son usage comme un hommage xD
Allez le chapitre étant déjà très long (tellement que je n’ai pas encore abordé le lien d’Edward à la musique… faudra que je trouve un endroit où caser ça ailleurs), je vais tenter de synthétiser ma pensée pour les notes de fin. Il y en a beaucoup mais elles seront courtes et – peut-être – efficaces.
[1] Demetri est le premier vampire « traditionnel » ayant rencontré Edward. Les circonstances de la rencontre sont un peu nébuleuses dans mon souvenir, je n’ai pas réussi à retrouver si chronologiquement dans le canon ça intervenait après la rencontre entre Edward et Eleazar (un membre du clan Denali, ayant appartenu à la garde Volturi, détectant les pouvoirs des uns et des autres) – Demetri serait alors venu vérifier l’existence d’une création « douée » de Carlisle sur ordre d’Aro ? – ou si les motifs de la visite étaient autres. Caïus haïssant Carlisle et envoyant souvent Demetri en mission à desseins, je me suis dit que le charger de surveiller le Dr Cullen pouvait être une option.
[2] On sait juste qu’Edward ne s’entendait pas du tout avec son père. Je brode un peu sur le pourquoi.
[3] Remettre en cause le modèle/mode de vie de ses parents. Rien de plus normal pour un ado en pleine crise existentielle… sans même se pencher sur le côté « enfant adoptif ».
[4] Je trouve la chronologie de l’année 1922 très intéressante dans le choix d’Edward d’embrasser sa nature de prédateur/de jouer les justiciers : il y a d’abord la rencontre avec un « vampire tradi », puis, très peu de temps après, l’erreur d’Esmée...et les éventuelles pensées de celle-ci post-incident.
[5] La référence à l’Angelus est une sorte de blague en lien avec un OS en mode déviation que j’avais écrit sur Carlisle.
[6] Quelques détournements de citations de Camus qui, a priori, n’apparaîtront pas en introduction avant la fin de la fic : « J'ai compris que j'avais détruit l'équilibre du jour, le silence exceptionnel d'une plage où j'avais été heureux. » et « Ceux qui s'aiment et qui sont séparés peuvent vivre dans la douleur, mais ce n'est pas le désespoir : ils savent que l'amour existe ». L’étranger ; L’été.
[7] Eh oui, une légère préfiguration de Bella… tout de même ;)
À bientôt pour la suite. Le prochain chapitre sera consacré à une discussion cruciale entre les – terribles ? – jumeaux Hale… avec un léger bond dans le temps.