Une courbure de l'espace-temps (saison 1)
Chapitre 1 : Un doigt dans l'engrenage
5811 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 19/10/2023 09:50
>>> Cette saison est en cours de réécriture <<<
Arrivant bientôt au terme de l'écriture de la Saison 4, j'ai décidé de remanier la Saison 1. Un nouveau chapitre sera ensuite publié chaque semaine, à partir du 31 octobre (en attendant, les anciennes versions seront dépubliées). Embarquerez-vous dans cette aventure avec moi ?
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Introduction :
Bienvenue dans 'Une courbure de l'espace-temps' !
J'ai choisi de revisiter et d'analyser The Umbrella Academy, en y insérant un personnage original (OC) : Rin, également l'une des 43. L'une de ceux... que Reginald Hargreeves n'a pas adoptés.
Je connais les réticences de beaucoup de gens concernant les OC. Personnellement, je leur vois beaucoup de vertus.
Je m'efforce de respecter le canon, et de tisser l'histoire de Rin avec celle de la série de la façon la plus cohérente possible. Elle existe avant tout pour réexplorer les personnages que nous connaissons : cette fic n'est pas centrée sur elle, mais bien sur eux, et sur l'univers de The Umbrella Academy.
Mon défi - tout au long des quatre saisons de l'histoire - est de la faire apparaître uniquement dans des scènes coupées, pour lesquelles les repères de temps d'insertion dans les épisodes sont toujours donnés. Une occasion de revisionner la série si on le souhaite, et d'y poser un regard nouveau.
J'ai volontairement choisi d'utiliser la première personne pour la rédaction : pour me forcer à l'analyse de la famille Hargreeves, au travers du regard extérieur de Rin, sur eux.
Tout comme la série, cette histoire se mêle intimement à la musique. A chaque chapitre, quelques pistes à écouter sont proposées. J'essaye également d'en conserver le ton à la fois sérieux et drôle.
J'espère que vous cheminerez avec Klaus et avec Rin un moment !
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Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 1, épisode 1, autour de 09:25 (environ au moment où Viktor - le dernier - apprend par la télé que Reginald Hargreeves est mort).
Soundtrack suggérée : The Kinks - Picture Book ; Lindsey Stirling - Phantom of the Opera.
TW : référence à des usages de drogues et d'alcool.
Note additionnelle : je ferai toujours référence au personnage d'Eliott page en tant que Viktor, même en écrivant autour de la saison 1.
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Samedi 23 mars 2019, 23:02
La pluie avait quelque chose de mélancolique, ce soir, je ne saurais pas expliquer pourquoi.
Peut-être parce que j'ai fait seule la fermeture de la quincaillerie où je travaille, peut-être parce que la journée a été difficile. Il y a des jours comme ça, où absolument tout le monde semble avoir besoin d'écrous calibre 12. Ou alors, peut-être parce qu'Argyle Park était déjà fermé, et que j'ai dû prendre le bus pour rentrer.
C'était une pluie lourde, oui, comme il tombe souvent sur The City. Cette ville des lacs : glaciale en hiver, pluvieuse au printemps, humide toute l'année. Où les hauts gratte-ciel du quartier des affaires surplombent des nuées géométriques d'immeubles bas de pierre grise et de briques. Edouardiens, Arts-and-Crafts. Ou plus quelconques, comme le mien.
Une à une, les marches de l'escalier défilent sous les semelles usées de mes bottes de combat, dans la lumière au néon. Ma famille vit ici depuis mon enfance, et l'odeur de cette cage d'escalier n'a jamais changé en plus de vingt-cinq ans : celle de la soupe de la voisine du premier étage, du détergent de ménage, de la graisse des rouages de l'ascenseur que je n'utilise jamais, mais que j'aime sentir comme une créature familière.
Un pallier de plus, presque douloureux dans ma fatigue. Je suis tentée un instant d'aller plus vite, pour atteindre mon lit : il me suffirait d'un battement de paupières et d'un craquement d'air, c'est un fait. Mais je réprime ma pulsion de me téléporter. Voyez-vous, il y a certains 'détails' sur ma vie que les nouveaux voisins ne connaissent pas encore, et je souhaiterais que ça reste ainsi.
Au quatrième étage, ma clé tourne dans la serrure, et la porte de l'appartement s'ouvre sans protester sur l'entrée éteinte. C'est le jour où ma grand-mère joue sa partie de bridge hebdomadaire : l'une des rares activités à lui faire éteindre son poste de télé. Je trouve d'instinct l'interrupteur qui déclenche le plafonnier vintage, et je jette mon trousseau dans le bol à clés.
Je m'apprête à retirer ma veste sous laquelle mon badge clame mon prénom - Rin - mais quelque chose attire mon regard sur la console : le clignotement discret du petit voyant rouge du répondeur automatique, alors que personne ne nous appelle jamais. Je me penche, j'appuie sur le bouton. Et mes yeux s'écarquillent à la première respiration que j'entends.
'Uh, Rinny... Je suis désolé, je me sens comme un flan sans ramequin'.
Klaus. Putain, qu'est-ce qui lui est encore arrivé.
'Ce n'était pas au programme, mais...'
Je connais le crépitement du téléphone qu'il utilise. Ce n'est pas une cabine publique : c'est le combiné du couloir du manoir où il a grandi. Il s'arrête un moment, bien trop long, même à son échelle lorsqu'il est défoncé. Et puis il lâche avant de raccrocher :
'Mon père est mort. Viens te crasher ici un moment.... S'il te plaît ?'.
Je reste un instant figée, comme si les rouages de mon cerveau venaient de s'arrêter. J'écoute à nouveau le message, qui n'a bien sûr pas changé.
"Bordel".
Oui, la pluie avait quelque chose de mélancolique, ce soir, et je tremble un peu, pas tant pour la nouvelle que je viens de recevoir que pour les conséquences qui vont en découler.
Je prends une grande inspiration. Oh et puis merde.
*Crac !*
Dans un froissement bleuté, je disparais de l'entrée, me téléportant directement à l'arrêt de bus en bas.
Sans même éteindre la lumière.
Et en laissant la moindre hésitation derrière moi.
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23h27
Plus que jamais, ce trajet a été long. Rien ne va assez vite dans la mécanique de ces bus de nuit, et il est plus frustrant pour moi que jamais de ne pouvoir sauter à travers l'espace que de façon aussi limitée. Malgré tout, tandis que les lumières des gouttelettes et de la pluie ont défilé à la fenêtre, j'ai pu réfléchir. Et retracer comment j'en suis arrivée là.
Je connais Klaus depuis – laissez-moi compter – dix ans : le compte est rond, puisque nous en avons vingt-neuf aujourd'hui, et que nous avions dix-neuf ans quand il a fait irruption dans ma vie pour ne jamais la lâcher.
Il m'en a fait voir de toutes les couleurs, souvent. Il est le genre de personne avec qui tu refais le monde, avec qui tu partages les meilleurs éclats de rire, les nuits les plus absurdes et les pires conneries. Le genre à avoir aussi besoin de soutien : à la force des bras, littéralement. Je n'en connais pas beaucoup, des comme lui. Non. En fait, je n'ai pas grand monde tout court. Devoir cacher avoir un pouvoir - dans tous les aspects de la vie - n'aide en rien.
Au moins, lui, il comprend ça.
Nous avons compris très vite que nous partagions cette 'particularité', quand nous nous sommes rencontrés. Lui, a la capacité funeste de pouvoir communiquer avec les morts, en tout cas ceux errant sans but et s'accrochant désespérément à lui. Ceux qui crient son nom dès que son esprit est assez clair pour les entendre. Ceux qui lui reprochent de ne rien faire pour apaiser leurs tourments. Ceux qui l'ont toujours terrifié.
Nous n'avons jamais tellement cherché à comprendre pourquoi nous partagions de tels pouvoirs. Et même si moi je ne touche pas aux substances qu'il absorbe, lui, plane le plus souvent bien trop haut pour ce genre de réflexions. Parce que quand il s'assomme, il ne les entend plus. Et parce qu'il oublie, aussi, un peu de ce qu'il a vécu.
Lui - l'aimant à spectres - et moi - qui peux disparaître de bien des façons - avons aussi réalisé très tôt autre chose : nous sommes nés le même jour. À la même heure. Un détail administratif, pour vous peut-être, mais qui revêt un caractère étonnant si l'on considère que ses six frères et soeurs adoptifs sont - ou étaient - dans le même cas.
À présent, je contemple la façade arrière de la grande bâtisse où ils ont tous grandi, depuis la ruelle arrière où s'alignent les conteneurs à ordures, dans la vapeur du chauffage urbain. Une maison composite, presque insensée, fabriquée à partir de plusieurs immeubles industriels réaffectés, du même pâté. D'une certaine façon, cette demeure pourrait avoir des airs de caserne, et c'est finalement en quelque sorte ce que cette 'Académie' était.
Tous les habitants de The City se souviennent encore de l'Umbrella Academy, qui a progressivement cessé ses activités à partir de 2006. De cette escouade de gamins masqués dotés de pouvoirs étranges, médiatisés jusqu'à la nausée, qui contribuaient à coffrer les malfrats. Sous les ordres de Reginald Hargreeves, l'excentrique milliardaire tout en gants et moustaches, qui vivait reclus ici avec eux le reste du temps.
Celui qui est mort, aujourd'hui. Celui dont le monocle ne surveille plus les allées et venues. Celui dont chaque gargouille porte toutefois encore le blason, sous la pluie.
Dans la lueur orange des lampadaires, je réalise à quel point Klaus les a tous peu revus, au cours de ces dix ans, à l'exception de son frère Diego. Des étrangers, en quelque sorte, qui se sont bien peu préoccupés de savoir s'il était simplement encore en vie.
Seulement trois fenêtres sont éclairées, dont la sienne : il est sans doute entré par l'escalier d'évacuation incendie. Et il a laissé le carreau ouvert pour moi, comme il le faisait autrefois.
Son rebord de fenêtre était mon point de chute habituel, à l'époque où il dormait encore ici de temps en temps, quand il ne trouvait pas d'autre option. Théoriquement ? Son père l'avait foutu dehors. Mais en pratique, il venait encore toujours piller son bureau, quand il était en déplacement, et se rouler en boule dans 'son' lit. Progressivement, il a complètement arrêté malgré tout. Je dirais que la dernière fois, c'était il y a trois ans.
Je plisse les yeux, dans la pluie qui forcit encore un peu. Et *Crac !*, je me téléporte sur l'escalier de métal à hauteur de sa fenêtre, en me stabilisant immédiatement d'une main.
Un instant, je scrute l'intérieur de sa piaule au travers des voilages élimés. Mes yeux dérivent sur sa lampe toujours recouverte d'un foulard distillant une lumière orangée, sur sa stéréo et ses vinyles rayés, sur ses affiches surréalistes. Sur les mots qu'il a écrits à même le mur pendant des années, comme pour vider son esprit, et sur le matériel de shoot qui n'a pas servi depuis longtemps.
Il est affalé sur son lit, dans le pantalon en vieux cuir qu'il rafistole à la cire à chaussures, et un t-shirt filet noir étoilé. Son éternel manteau bohème gris traine son patchwork et ses fourrures sur le sol, à côté de ses Converses trouées et de l'écharpe violette qu'il m'a fauchée le mois dernier.
Il a certainement gardé les yeux dans le vide très longtemps, et pourtant, il relève la tête au craquement qui accompagne mes apparitions. Il a toujours été capable de les capter : même complètement défoncé, même les mauvais jours. Surtout les mauvais jours. Alors je saute sur le plancher, pas très discrètement, en essayant surtout de ne pas faire tomber son vieux narguilé.
"Rinny...", dit-il, la joue écrasée contre un coussin en fausse fourrure. "Tu as reçu mon pigeon voyageur. Je suis désolé, je sais qu'il est tard... ou tôt... Mon horloge interne n'a plus de pile depuis un bon moment".
Ses mots se perdent sur ses étagères tandis que j'avance jusqu'à lui. Chaque objet de cette pièce raconte beaucoup de souvenirs, tant de bons que de mauvais. Des années de présence sporadique ont vu s'accumuler un fatras de bouteilles dans les coins, plus ou moins à sec. Je marche jusqu'au lit et j'avise le bracelet d'hôpital sur son poignet, en dessous du tatouage au parapluie.
"Désintox ? Urgences ?"
Le voir disparaître pendant trente jours n'est pas inhabituel, je ne m'inquiète plus qu'à dix de plus. Il rechigne, mais s'assoit et frotte son visage comme pour tenter de se réanimer.
"Les deux. Dans cet ordre-là, je crois..."
"T'avais encore caché de la dope dans la gouttière du bâtiment ?"
En général, le bénéfice de ses 'trente jours' est balayé en moins de trente minutes. Et encore, c'est une estimation généreuse. Il rit nerveusement, la dilatation de ses pupilles me laissant deviner qu'il est encore passé pas loin de l'overdose, à peine le pied dehors. Dans le meilleur des cas. Mais - comme à chaque fois - il est étonnamment 'lucide' pour quelques heures, juste après.
"C'est brillant, je sais, mais malheureusement insuffisant. J'ai été obligé de croiser Alejandro pour un peu de rab".
"Si tu parles de ton dealer du samedi, son nom, c'est Fernando".
"Bon sang, je le confonds avec celui du mercredi. La faute à Lady Gaga".
Je laisse sa main retomber mollement sur le drap. Bon sang, quand donc était sa dernière douche ? À quoi bon se mettre de l'eyeliner, si c'est pour sentir le rat crevé ? Quoi qu'il en soit, son humour de façade ne fait pas mouche, avec moi : je sais dans quel état émotionnel il se trouve, comme si je pouvais lire son système nerveux.
"Qui t'a appris la nouvelle ?"
"J'en sais rien. La télé. L'ambulancier. La télé de l'ambulancier ?"
"Est-ce que tu sais comment c'est arrivé ?"
Il soupire.
"Un genre d'infarctus. Je crois. De toute façon peu importe : les cendres sont les mêmes, à la fin".
Je n'ai jamais rencontré Reginald Hargreeves : nous nous sommes toujours débrouillés pour que ça n'arrive pas. La plupart des choses que je sais, je les tiens d'autres voix que celle de Klaus. Je ne cerne pas tout des relations qu'ils avaient, mais ses omissions à ce sujet en ont souvent dit autant que des mots. Cet homme l'a fait souffrir au point de le rendre silencieux - ce qui est rare - mais il a aussi été son monde : celui qu'il a essayé de satisfaire, désespérément, et qui ne l'a traité que comme un échec.
Il relève les yeux vers moi, luttant pour stabiliser son regard. Peu importe qui on perd, je connais ce sentiment de manquer une marche, que l'on ne pourra plus jamais remonter, alors je lui demande :
"Comment tu te sens ?"
Il considère ma question. Vraiment. Il n'envisage même pas de la détourner par une plaisanterie absurde, tandis qu'il ouvre et ferme ses mains, respectivement tatouées de 'Hello' et 'Goodbye', comme le ouija humain qu'il est.
"Au début..." souffle-t-il, "je me suis senti euphorique, j'te jure. Mais maintenant, tout me revient dans la tronche comme un boomerang".
Il secoue la tête, et ses cheveux qu'il a un mal de chien à lisser.
"Je devrais être triste, je sais. Mais je me sens surtout... je ne sais pas. Sidéré. Soulagé. Honteux de cette foutue envie de me mettre une mine, et de crier ma joie".
Il finit sa phrase dans un rire nerveux noyé de sentiments conflictuels, un brin tremblant, et je finis par m'asseoir près de lui.
Je sais ce que tout humain sensé ferait : passer au moins une main dans son dos, aussi réconfortante que possible, et c'est ce que Klaus espère, comme une éponge desséchée. Mais je suis aux antipodes de sa nature extravertie et tactile : je ne suis pas à l'aise dans les démonstrations d'affection, et c'est un euphémisme. Lui, dit que j'ai la tendresse d'un fer à repasser. Alors à son désespoir, je garde mes mains sur mes genoux, et je lui dis simplement :
"Ne culpabilise pas".
Avant que vous ne posiez la question, il n'y a pas 'd'amour' entre Klaus et moi, pas dans un sens que vous puissiez conventionnellement vous représenter, en tout cas. Plutôt une forme de codépendance : peut-être pour ce que nous sommes, ou pour tout ce que nous avons traversé en dix ans. Toxique, parfois. Mais à la fois un moteur, qui nous permet de rester vivants envers et contre tout.
"Bien sûr que je culpabilise", souffle-t-il. "Culpabilité est mon troisième prénom, juste après Déception".
Il prend une grande inspiration, puis tourne son regard marécageux en direction de la porte close de cette chambre qui en a bien trop vu.
"Et comme si ça ne suffisait pas, cette baraque va être à nouveau remplie".
Factuellement, il y a bien des années que les Hargreeves ne se sont pas retrouvés sous un même toit. Pourtant, ce soir, des sons nous parviennent régulièrement au travers de la porte close. Des craquements de plancher, de l'eau dans les tuyaux, comme si cet endroit se réanimait, lui aussi.
"J'avais prévu de trouver un nouveau squat tranquille et cosy. D'avoir trop froid et de me pointer à ta fenêtre. D'écouter des bons tubes rétro avec toi jusqu'à ce qu'il soit l'heure de ne pas arriver à dormir".
Ses mains tatouées retombent sans force sur ses genoux.
"Mais la vie est un rollercoaster et les freins sont pétés".
Je lui souris faiblement, réalisant qu'au cours de ces trente jours, ses comparaisons perchées m'avaient manqué. Et il en profite immédiatement, usant d'un art où il excelle : celui de battre des cils, appelant exagérément à la pitié.
"Tu peux rester un peu ?"
Peut-être que mon visage exprime malgré moi à quel point la proposition me tente peu. Et parfois, il me désole que Klaus soit tellement à côté de ses pompes vis-à-vis de la réalité.
"Combien de temps ?"
"Je n'en sais rien. Un jour ou deux ? Une semaine ? Jusqu'à ce qu'ils soient tous repartis".
"T'en as peut-être pas conscience, mais je bosse, cette semaine. Et Granny serait toute seule à l'appartement".
J'ai beau avoir presque trente ans et un job, je vis avec ma grand-mère, c'est ainsi. Le loyer revient moins cher, à deux, et - au moins - aucune d'entre nous ne se retrouve seule. J'ai galéré pour le trouver, ce boulot à la quincaillerie, même s'il pourrait sembler misérable. Mais pour Klaus, il s'agit surtout d'un détail contraignant, l'empêchant de me voir en journée : seulement digne d'intérêt le jour de ma paye, en fin de mois.
"Tu pourras aller la voir : cette baraque n'est pas une prison, plus maintenant. Le bus est direct, et les chauffeurs écoutent de la bossa nova".
Je secoue la tête, essayant de le faire réaliser.
"Klaus. Ton père vient de mourir. Vous allez être en famille, tes frères et soeurs et toi".
"Bonté divine. Justement, Rinny".
Il regarde au sol, ses conjonctives trop rouges pour qu'il soit en train de faire semblant. Il y a quelque chose de sincère et de désorienté, derrière sa théâtralité habituelle : tout ça est au-dessus de ses forces, et il ajoute, comme si c'était un argument :
"Ben te supplie aussi d'accepter, sinon ça lui retombera dessus".
Lentement, il regarde en direction du coin de la pièce, où je devine que se tient une présence familière pour lui. L'une de ces voix qu'il entend sans cesse, l'une de ces présences spectrales qu'il voit. Celle-ci n'est toutefois pas de celles qui le terrifient, approchant leurs longs doigts en lui criant leur désir de revenir à la vie, non. C'est celle de l'un de ses frères : celui qui a péri en 2006, dans des circonstances que je n'ai jamais osé demander. Ben. Celui que je devine parfois comme une vibration infime d'énergie. Et qui est encore plus impuissant que moi, quand Klaus commence à perdre pied.
Des bruits de pas se font entendre dans le couloir, et je soupèse l'éventualité. Si j'envoie bouler Klaus dans un jour aussi terrible, quel genre de soutien je serai ? Alors je passe une main sur mes yeux fatigués.
"Je dois prévenir Granny. Aller chercher des fringues. Et ma brosse à dents".
Immédiatement, ses yeux s'allument, comme si je venais de signer tout en bas du contrat : avec des paillettes, mélangées à mon sang. Mais moi, j'ai conscience des implications de l'engrenage dans lequel je viens de mettre le doigt.
"Rinny ! Tu es l'héroïne dans l'opéra tragique de ma vie".
"N'exagère pas. Et est-ce que tu réalises que je ne pourrai pas cacher très longtemps que-"
Toc, toc.
Je n'ai pas le temps de terminer ma phrase. Immédiatement, Klaus se raidit à ces deux coups frappés à la porte, aussi à-propos dans cette conversation que si l'univers lui-même les avait mandatés.
"Klaus".
Une voix masculine, assez grave, ferme sans être rude.
"Je t'ai entendu parler à un de tes foutus fantômes. Ou à toi-même, peu importe : je sais que t'es là".
Klaus serre le coussin poilu contre son giron, et murmure avec une forme d'émotion.
"Diego..."
Même si je l'ai parfois entrevu, je ne l'ai jamais rencontré formellement, comme aucun d'entre eux. Je sais toutefois que Klaus est parfois allé le trouver, au début de ses errances, qu'il est le seul qui ait eu un tant soit peu de compassion pour lui.
"Klaus, tu ne veux pas que j'aille demander à Pogo le double des clés, ou que je crochete ta serrure merdique".
Il me regarde, il hésite une dernière fois. Mais il finit par répondre, avec une résignation camouflée en flamboyance :
"C'est ouvert, mi hermano. Depuis le début".
Immédiatement, la porte s'ouvre, et Diego apparaît, dans une tenue paramilitaire, faite maison à partir d'un vieux col roulé et de harnais à couteaux. Ses cheveux sont bruns, et ses yeux paradoxalement gentils, au regard du tranchant de son attirail. Il regarde à peine son frère, plus ou moins conforme à ce qu'il attendait de lui. En revanche, il me scrute avec un étonnement légitime.
"Tu introduis des gens ici, maintenant".
Klaus hoquette légèrement.
"Frangin, si tu savais combien de fois c'est arrivé. Mais tu étais déjà parti protéger la veuve et l'orphelin".
J'ai cru comprendre que Diego a été le premier à quitter l'Académie. Qu'il n'a cependant jamais vraiment réussi à raccrocher, qu'il parcourt encore The City en justicier masqué du dimanche. Et que d'avoir échoué à l'examen de l'école de police reste une blessure qu'il ne parvient pas à panser.
"Qui c'est ? L'une de tes colocs de squats délabrés ?"
Tout - dans mon langage corporel - exprime à quel point je suis navrée de me trouver entre ces murs à un moment familial douloureux, mais je murmure : "Je suis Rin", et Klaus agite sa main 'Hello'.
"Je t'ai déjà parlé d'elle. Rinny est mon ancrage émotionnel. Anti-spectral. Alimentaire. Financier. Je lui ai demandé d'être mon objet transitionnel en période de deuil, et de crécher ici quelques nuits".
Je roule des yeux, et Diego marque un nouveau temps d'arrêt qui me fait comprendre que Klaus lui a effectivement parlé de moi, les rares fois où ils se sont revus. Il me fixe, évaluant mon degré de sobriété, constatant à la fois que je ne porte plus la crête fushcia et la veste à clous par laquelle Klaus me décrivait autrefois. Je n'ai jamais lâché son frère, ce qui l'étonne certainement. Même avec tout ce qu'il se trimballe. Même après une décennie.
"Tu es cette punk qui peut disparaître", me dit-il en raccordant les morceaux. "Et qui 'saute' comme Cinq le faisait".
Cinq. Un autre de ses frères. Celui qui n'a jamais porté de nom, et seulement l'un de ces numéros que leur père leur avait assignés à la naissance. Leur seul état civil officiel, en vérité, par lequel je me trouve aux côtés de Numéro Quatre, face à Numéro Deux. Cinq est celui qui s'est enfui : qui a disparu lorsqu'ils avaient treize ans. Celui qui se téléportait mieux que moi, et affirmait être capable de voyager dans le temps. Il a peut-être réussi. Le fait est qu'il n'est jamais revenu.
"Je me suis un peu rangée, mais, je..."
Je cherche mes mots, je n'ai pas souvent été amenée à évoquer mon pouvoir aussi frontalement, bien au contraire. Mais face à moi, Diego n'a rien non plus d'ordinaire : il peut manipuler les trajectoires de ses couteaux, et bien plus. Oui, il est nouveau pour moi de me retrouver ainsi sondée, et comprise à la fois.
"Essentiellement, je peux me rendre invisible. Ou intangible. Ou les deux. Et réapparaître où je le veux, effectivement : je suis désolée si ceci a un air de déjà vu".
Klaus jubile un instant, comme s'il avait attendu dix ans que cette conversation ait lieu, et il attrape sur sa table de nuit un paquet de cigarettes hors d'âge.
"Tu n'as pas idée, Diego. 'Crac !', elle disparaît d'ici. 'Crac !', elle réapparaît au Mini Mart. Invisible, elle fauche une bouteille de tequila et 'Crac !', elle la ramène ici. Un vrai service de livraison à domicile instantané. Quand - moi - je suis aussi inutile que les charlottes à cheveux des motels".
Diego me fixe, tremblant presque de se retrouver pour la première fois face à d'autres capacités 'hors normes' que celles de leur cercle restreint. Il ferme la porte tandis que Klaus allume sa cigarette, il croise les bras sur son harnais. Et il pose, ne croyant que ce que voient ses yeux :
"Montre moi".
Un frisson me parcourt, car j'ai déjà eu à faire ça, par le passé. À prouver ce que je savais faire, et pour des raisons moins reluisantes que ce soir. Je serre un peu mes doigts, sur mon jean, mais je sais déjà que je vais accepter. Si des gens, à The City et dans le monde, ont bien le droit de voir ça, ce sont les Hargreeves. Alors je prends une grande inspiration, et je croise le regard vert marais de Klaus, nimbé dans une expiration de fumée.
*Crac !*
Un battement de paupières, un craquement de l'air tandis que je me lève du lit, et je me trouve déjà à l'autre bout de la pièce : en train de me rassoir sur le fauteuil, près du narguilé. Diego se retourne, contemple ce qui se déroule avec à la fois de la surprise et de l'émotion. Je ne lui laisse pas le temps de commenter : je disparais, avec à peine un chuintement.
Invisible mais encore tangible, je reviens au niveau de Klaus, j'attends quelques secondes où j'évalue s'il perçoit ou pas la chaleur que j'irradie, même si l'oeil ne me capte pas. Mais il regarde littéralement à travers moi, alors - d'un petit geste bien trop vif pour son état du moment - je subtilise sa cigarette, et viens la faire danser devant son nez.
"H.. Hé ! Rinny !"
Je ris, de façon parfaitement audible, tandis que le regard brun de Diego cherche au milieu de l'air de la pièce.
"Minuscule pickpocket en Dr Martens, rends-moi ça !"
Klaus tente de saisir la fumée, qui progressivement s'estompe, elle aussi. Soudain, il parvient toutefois à m'attraper, et nous nous brûlons quelque peu tous les deux, en riant. Alors - finalement - je me rends de nouveau visible et lui restitue sa relique de nicotine frelatée.
Diego n'a pas décroisé les bras. Il acquiesce, longuement, d'abord sans un mot. Comme Klaus, comme moi, il ignore combien nous sommes dans le monde à être nés ainsi. Et nous retrouver face à face en ce soir de la mort de leur père porte sans conteste une couleur particulière : comme si quelque chose dans l'univers nous avait réuni pour cette occasion-là.
"Allison, Luther et Viktor arriveront tous dans les prochaines heures", dit-il sobrement, conscient du chaos dysfonctionnel qui s'apprête à déferler sur ces couloirs.
Numéros Trois, Un et Sept. Tous ceux qui restent, puisque Numéro Six est mort, et Numéro Cinq a disparu. Diego lisse la poche de son couteau préféré, il croise les yeux suppliants de son frère, et ajoute :
"Mais tu peux rester".
"Diego ! Tu es mon alternative à Batman préférée".
Je ne pense pas que ça soit pour ma petite démonstration, ni même pour ma nature : Diego a compris. Il a compris que je n'étais pas seulement un 'service de livraison instantanée', pour Klaus, non. Qu'il y avait dix ans que je le remontais quand il tombait trop bas. Et il sait autre chose : dans cette maison, son frère a toujours été plus hanté que jamais. Car le problème de Klaus ne réside pas uniquement dans les morts qu'il voit de par son pouvoir, mais également dans les souvenirs qui le font suffoquer.
Ce soir, demain, rien de tout ça ne reposera en paix.
"Je sais me faire discrète, vous me verrez à peine", dis-je sans jeu de mots. "Et si je peux donner un coup de main, je le ferai".
Diego rouvre la porte, faisant entrer un instant dans la chambre les lueurs du couloir.
"Si tu arrives à faire tenir cette serpillère humaine debout pour l'éloge funèbre, alors tu auras un pouvoir réellement sidérant".
Il sort sur le sol usé par trop de départs en mission.
"Je vais prévenir Pogo, mais je te conseille d'aller te présenter".
Pogo. Celui qui a été leur précepteur, depuis l'enfance, et qui veille dorénavant dans la solitude, sur une Académie vide.
"Tu peux utiliser ma piaule, si tu en as marre de cette salle de shoot puante : je n'habite plus ici depuis longtemps. Et si tu as besoin de café, descends. Maman en a fait".
Il ignore probablement à quel point mon organisme a besoin de caféine et de carburant, en cet instant. Je le prendrai probablement au mot. Il nous fait un petit signe, il s'apprête à partir, mais se ravise au dernier moment.
"Klaus, par le plus grand des hasards..."
Il se retourne une dernière fois.
"Tu n'as pas pris le monocle de Papa ?"
Klaus cligne des yeux, trop étonné pour ne pas être sincère. Historiquement, il a beaucoup volé dans les affaires du patriarche Hargreeves : de menus trésors à mettre en gage contre un peu de poudre de perlimpinpin. Mais cette fois, il ne l'a pas fait : tout dans sa posture le dit.
"N-non, je suis blanc comme neige", bredouille-t-il tout en me laissant deviner qu'il ira malgré tout farfouiller dès demain dans des tiroirs indus. "Pourquoi ?"
Diego secoue la tête, comme si ça n'avait pas d'importance. Il se perd un instant dans ses pensées. Et avant de refermer la porte, nous l'entendons murmurer :
"Pour rien".
Tandis que ses pas s'éloignent dans le couloir, le silence retombe dans la chambre de Klaus, nous laissant là tous les deux. Un silence qui n'en est jamais complètement un pour lui.
"Oh, je sais que tu regardes tout ça avec grande attention..."
Ce n'est pas à moi qu'il vient de dire ceci. C'est à Ben. Et à vrai dire, moi aussi je suis encore sonnée de ce qui se produit. En dix ans, je n'avais jamais été portée ainsi à la connaissance des Hargreeves, et maintenant, les choses s'apprêtent à se précipiter. Je ne croyais pas si bien dire, en parlant de doigt mis dans l'engrenage. A présent, advienne que pourra.
"Ça devait arriver un jour, Rinny", me dit Klaus, qui sait ce que j'ai en tête. "C'est peut-être pour le mieux, qu'ils sachent que tu es exactement comme nous".
Peut-être. Mais je secoue la tête, dans un signe de négation, car ce n'est pas exact. D'un geste assez sûr, je remonte ma manche gauche et révèle mon avant-bras: pâlichon, et sans marque aucune.
"Pas 'exactement', non".
Je sais ce que ça fait de se faire tatouer, j'ai plusieurs tatouages, dont la fleur de lotus qui s'ouvre dans mon dos. Mais ce parapluie, tatoué dans un cercle au-dessus de son poignet, je sais qu'il lui a percé la peau plus qu'aucun autre, parce qu'il ne l'a pas voulu, ni aucun de ses frères et soeurs. Aujourd'hui, leur père est mort, mais certaines choses sont indélébiles, dans leur vécu.
Son visage est sérieux et touché, tandis qu'il fixe cette marque, contrastant avec son absence sur mon bras, qu'il n'avait jamais vraiment soupesée jusqu'ici. Lentement, il passe son index sur ce poignet vierge d'encre, juste une fois, avant que je la retire comme si son contact me brûlait. Il ne s'en offense pas. Il sait que je n'aime pas ça. Et il murmure :
"J'aurais bien voulu avoir ta vie, Rinny".
Je ne lui réponds pas, je redescends ma manche. Pour une fois, je le laisse se bercer d'illusions.
Mon coeur se serre pour Klaus, pour toute la famille Hargreeves. Je suis désolée pour ce qu'ils vivent ce soir, autant que pour la liberté coupable qu'ils ressentent.
J'ignore combien d'enfants sont nés, à la douzième heure du 1er octobre 1989, de mères ignorant qu'elles étaient enceintes le matin-même. Ce que je sais - comme tout le monde - c’est que Reginald Hargreeves en a adopté sept. Dont lui. Eux. Pas moi.
Et ceci, fait toute la différence, dans nos vies.