Une courbure de l'espace-temps (saison 1)
Chapitre 2 : Aux mariages et aux enterrements
5052 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 31/10/2025 10:30
Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 1, épisode 1, à la suite du chapitre précédent (pendant la nuit qui précède l'arrivée de Viktor à Hargreeves Mansion, alors que Diego et Allison sont déjà arrivés).
Soundtrack suggérée : The Cure - The funeral Party ; Tracy Chapman - Wedding song.
TW : référence à des usages de drogue et d'alcool ; déni de grossesse ; maltraitance modérée d'enfant.
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Samedi 23 mars 2019, 23:42
Autour de nous, les appliques murales distillent une lueur ambrée qui se reflète sur les nombreux tableau. L'odeur est celle de la cire, des cuivres brossés et des pièces de taxidermie. Je suis Klaus, sur ces planchers antiques, commençant tout juste à réaliser les implications du marché que nous avons fait : de rester, quelques jours, il n'a pas su me dire combien. Le temps que l'éloge funèbre ait lieu, et que la vie reprenne son court : maussade, mais dénué du chaos des Hargreeves réunis au même endroit.
"Ne t'inquiète pas, Rinny", me dit-il tandis que nous nous engageons dans le Grand Escalier. "Il ne sera pas couché : Pogo a remplacé le sommeil par l'Earl Grey depuis longtemps".
"Tu es sûr ?"
"Certain. Quand on était minots, il me servait des sermons à 3h du mat', sa tasse fumante à la main."
Je n'ai traversé Hargreeves Mansion que quelques fois : toujours dans son sillage, toujours en secret, toujours au plus profond de la nuit. Je peine à réaliser que je ne fais rien d'illicite, ce soir, ce dont il a conscience. Et je vois qu'il tente de me rassurer à sa façon, alors je souris faiblement.
"Et toi, qu’est-ce que tu fichais debout à cette heure-là ?"
Il m'est difficile de me le représenter Klaus gamin, entre ces spécimens naturalistes et artefacts hétéroclites, toujours baignés d'une lumière assez faible pour bousiller les yeux. Cet endroit est à la fois gothique, mauresque et Art Deco, un style qui aurait pu me plaire, s'il n'avait pas été associé à des agneaux à deux têtes en bocaux. Klaus ne ratera pas une marche, même si ses gestes sont instables et qu'il tangue sans cesse, et il me regarde par dessus son épaule.
"Oh, c'était le meilleur moment pour fouiner un peu. Fumer des Havane dans le bureau de Papa. Crocheter la cave à vin. Faucher les petites cuillères en argent pour les échanger contre des vinyles, sous le manteau".
Nous laissons derrière nous les trophées et souvenirs de l'époque où l'Académie était en fonction. Des récompenses, des articles de journaux, même des comics et des figurines. Une mise en scène improbable, conçue pour rappeler quel théâtre de gloire et de discipline a un jour été cet endroit. Nous descendons, vers des salles où je ne suis historiquement jamais allée.
Si je n'avais pas eu écho de bon nombre de choses s'étant passées ici, l'opulence excentrique serait peut-être ce qui me dérangerait le plus. Klaus n'a jamais caché avoir grandi entouré de cette richesse absurde, et il n'en a jamais tiré de fierté. Ceci d'autant qu'il n'en a jamais tellement profité, en dehors de ses menus chapardages.
"Est-ce que tu t'es déjà fait attraper ?"
Il glousse de rire tandis que nous arrivons dans le hall minéral, au milieu duquel une nature morte repose sur une petite table. Par les vitraux de la porte d'entrée ornés de parapluies, les lumières des lampadaires de la rue semblent être devenues abstraites. Et il murmure :
"Oh, j'ai été pincé un nombre incalculable de fois. Aussi souvent que j'ai promis 'd'arrêter demain'. Et Pogo..."
Il m'entraine dans un couloir presque entièrement noir, mais dont il connaît le chemin d'instinct.
"Il m'a souvent sorti du pétrin, bien plus souvent qu'il aurait dû. Comme si j'étais - tu sais - l'assiette fêlée que cette famille ne pouvait pas jeter. Réprobateur mais bienveillant, avec son regard sérieux de chimpanzé British".
Je cligne des yeux dans la pénombre, tandis que nous longeons le salon immense, vaguement éclairé par la verrière qui le surplombe.
"De chimpanzé ?"
Un instant, je crois avoir mal entendu, mais Klaus murmure :
"En chair, en poils et en os".
"Tu te fous de moi".
"Juste quand tu pensais qu'il ne pouvait pas y avoir plus 'Pan' que moi, hein ?"
Malgré cette plaisanterie zoologique, je peux sentir qu'il est sérieux. Je m'étais représenté son précepteur comme un homme strict en veston, mais j'ai un doute soudain quant à celui auquel je vais devoir me présenter, là en bas. Et - finalement - puisque je sais que celle que Klaus désigne sous le nom de 'Maman' est un robot de la confection de son père, dois-je vraiment encore m'étonner de quoi que ce soit que je rencontrerais ici ?
"Pogo a toujours fait partie de la Maison", murmure-t-il en ouvrant une porte plus discrète que les autres.
Elle donne sur un escalier dont il déclenche la lumière électrique, chassant un peu des ténèbres de la nuit. Je le savais, que les quartiers de Pogo étaient situés dans les soubassements d'Hargreeves Mansion. Il y a aussi un ascenseur grillagé, tout près, mais Klaus ne le prendra pas : rester enfermé - même quelques minutes - est une chose qu'il peine à supporter.
"Je ne pense pas qu'aucun de nous ait déjà osé demander d'où il vient. Peut-être qu'il est une exception. Peut-être un prodige de la science, ou un caprice d'un milliardaire avide d'exotisme. Ce que je sais, Rinny, c'est qu'il est - qu'il était..."
Il n'est pas encore habitué à ce fait.
"... le seul 'ami' que Papa ait jamais eu. Si tant est que ce mot ait eu un sens pour ce lunatique".
A mesure que nous descendons, les murs plaqués de bois sont remplacés par des surfaces peintes couleur vert de gris, s'écaillant par endroit. Le plafonnier grésille, faisant dresser les poils de ma peau, et le couloir dans lequel nous débouchons ressemble soudain moins à celui d'un manoir qu'à celui d'un immeuble d'appartements ouvriers.
Cette partie de la maison est un vestige des édifices anciens que Reginald a fait fusionner. Ici un mur a été percé à la hâte, laissant la trace brute du béton et de la brique rouge. Là, une cloison a été abattue. Par endroits, les sols changent : un carrelage géométrique jauni succède aux lames de parquet. Et après avoir descendu quelques marches de plus, nous arrivons devant la porte simple et patinée, qui est celle de l'ancien précepteur et intendant de l'Umbrella Academy.
Klaus n'attend pas, il toque deux coups fragiles. Et comme s'il les avait reconnus à leur simple timbre frotté, Pogo répond, d'une voix profonde et éraillée d’années de fatigue :
"Vous pouvez entrer, jeune maître Klaus".
J’échange un regard avec lui, et il me pousse légèrement de l’épaule avant d’entrer.
La porte s’ouvre sur une pièce basse de plafond, tapissée de bibliothèques et d’étagères chargées de dossiers, au-dessus de tapis. Sur la petite table à napperon, une théière fume comme Klaus l'avait pressenti. Et une petite lampe vintage éclaire une silhouette singulière, trapue, puissante bien que déjà âgée : un chimpanzé en veste de tweed, avec des petites lunettes rondes sur son nez court et froissé. Ses doigts aux ongles épais reposent sa tasse sur sa soucoupe, et le parfum de la bergamote emplit mon nez.
"Ave, Pogo insomniacus", lui adresse Klaus en se laissant tomber dans le petit canapé de velours brun, comme s'il avait encore dix-sept ans.
"Voyez-vous ça. Il y a bien des années que vous n'avez pas travaillé votre latin".
Je reste plantée dans l’encadrement, peinant à articuler quoi que ce soit. Mais le vieux singe tourne la tête vers moi, sa canne à son côté, et me dévisage en étudiant le moindre de mes traits. Comme s'il ne l'étonnait pas tant que ça - au fond - de me voir là ce soir.
"Ainsi donc, vous vous décidez enfin à ne plus passer la nuit ici en cachette".
Mon souffle se coince quelque part à mi-parcours. Alors, il savait. Il y a bien des années que nous n'étions plus venus ici, ni Klaus ni moi. Le fait est que je réalise que ce que j'avais toujours pensé être volé à ces murs avait en réalité toujours été surveillé, et en quelque sorte toléré.
"Détendez-vous", dit-il avec ces intonations britanniques invraisemblables. "Vous ne faisiez du mal à personne, bien au contraire".
Klaus n'est pas le seul que Pogo ait couvert, toutes ces années, et je devrais être reconnaissante à ce vieux singe solitaire, qui se lève maintenant pour aller nourrir les flammes du petit poêle. Le bois crépite, diffusant une chaleur discrète qui efface un peu l’humidité de ce soubassement de The City. Je me demande ce qu'il a exactement compris de ce que je suis.
"Vous savez de quelle façon j'entrais ici ?"
Tourner la question de cette façon laisse une porte ouverte, et me permet de ne pas prendre de risque non plus.
"J’en ai une petite idée, oui. Jamais une trace d'effraction".
Je le fixe. Il sait. Bien sûr qu'il sait. Il replace une bûche, se redresse en s’appuyant sur sa canne, et me regarde par-dessus ses lunettes.
"Tous les secrets ne sont pas menaçants. Et vous..."
Il regarde Klaus, occupé à observer sous toutes ses coutures un porte-plume extensible en ivoire, se demandant combien il pourrait en tirer.
"Vous avez toujours été considérée ici comme un maillon discret mais essentiel, et non comme une intrusion".
Est-ce qu'il est en train de me remercier, entre les lignes, d'avoir soutenu Klaus, assez littéralement envers et contre tout ? Cette façon allusive de parler me déstabilise, mais je décide que j'en serai reconnaissante pour le moment. Et ce d'autant que - lui aussi - a perdu aujourd'hui quelqu'un à qui il avait dédié toute sa vie.
"Elle va rester camper un peu ici avec moi", dit Klaus en croisant ses jambes sur l'autre bras du fauteuil. "Le temps que la grande ménagerie familiale s'éparpille à nouveau".
"Vous craignez vos frères et soeurs autant que vous les aimez, n'est-ce pas".
Klaus hoquette de façon exagérée, même si Pogo n'est pas dupe, et le connaît assez bien pour sentir tous les sentiments emmêlés dans son système nerveux ravagé.
"Quelle autre option, face à cette tragédie comique. Luther va vouloir nous fédérer alors que ça fait des années qu'il zieute la Terre depuis la Lune à la longue vue. Diego recommencera son combat de bouc avec lui. Allison portera un crop top pour mieux se regarder le nombril, et Victor se fera durement juger par tous pour l'admirable bouquin qu'il a sorti".
Il soupire.
"Vraiment, heureusement qu'on ne se voit qu'aux mariages et aux enterrements".
La flamme du poêle danse à présent sur les lunettes de Pogo, qui joint ses deux mains sur le pommeau de sa canne en se tournant de nouveau vers moi.
"Vous êtes la bienvenue ici, vous êtes à votre place".
Son ton n'est ni accueillant ni froid, il est juste factuel et calme, comme si cette décision n'avait en réalité jamais dépendu de lui.
"Tâchez de dormir", murmure-t-il, "car le jeune maître Klaus a raison sur un point".
Il retourne à son fauteuil, en claudiquant sous le poids des années. Et en se rasseyant, il ajoute :
"Possiblement, les temps à venir ne seront pas de tout repos".
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Dimanche 24 mars 2019, 00:19
Klaus a suivi le conseil de Pogo. Il est remonté en trainant ses pieds nus, plus épuisé par cette seule conversation et par le poids des souvenirs que par sa réanimation en ambulance du début de soirée. J'ai refermé la porte de Pogo, j'ai inspiré un grand coup. Et je me suis laissée guider par les odeurs de café, le long du couloir austère, jusqu'à une autre volée de marches plongeant dans une lumière dorée.
Avec prudence, je les descends à présent, réalisant que j'entends quelqu'un chantonner de façon légère. Une mélodie gracieuse, parfaite, sans fausse note. Comme une berceuse, mille fois répétée. Je passe une autre de ces percées dans les murs, j'entre dans une salle que je localise plus ou moins en dessous du grand salon. Et j'écarquille un peu les yeux, réalisant où je suis.
Klaus a parfois évoqué le 'Salon des Enfants' : l'un des seuls espaces d'Hargreeves Mansion où il s'est jamais senti plus ou moins bien. Une pièce utilisée pour les repas quotidiens quand Reginald Hargreeves était en déplacement, ressemblant plus à un 'foyer' que tous les salons lugubres que j'ai pu entrevoir. Paradoxalement, puisqu'il s'agit d'un ancien local commercial - au niveau de la rue - dont les présentoirs frigorifiques n'ont même pas été retirés. Manifestement celui d'un boucher.
Là, se trouve une cuisine sommaire avec un frigo rétro, des placards profonds, une longue table de bois. Dans les chambres froides hors d'usage, les pièces de viande ont été remplacées par des jeux de société, des livres et des casse-tête. Un billard et un baby-foot s'alignent dans un 'coin cosy', près de la porte. Les filaments des ampoules à incandescence brillent avec quelque chose de rassurant. Je me sens bien, ici, pour la première fois.
Dans l'espace de cuisine, dans une robe années cinquante à petit tablier, une femme bien coiffée montée sur des talons moyens est en train de cuire quelque chose sur une poêle en fonte. Sa mélodie reprend, gracieuse et précise.
Je sais qui elle est, Klaus ne m'a jamais caché son existence. Elle se prénomme Grace, et je ne sais pas si je la vois comme un incroyable miracle ou une immense tristesse. Car sous ses traits humanoïdes, elle est un robot : programmée pour être une gardienne, une protectrice, une nourricière. Incapable d'affection réelle, et pourtant la seule 'personne' que les enfants Hargreeves aient jamais appelée 'Maman'.
"Tu peux entrer", me dit-elle sans se retourner, comme si elle savait parfaitement qui j'étais.
Le grésillement de ce qu'elle fait rissoler emplit la pièce, ponctué de petits craquements contre la fonte. L'air porte une fumée légère à l'odeur riche et salée. Des oeufs au bacon, à n'en point douter, même en plein milieu de la nuit.
"Allison va installer une assiette pour toi. N'est-ce pas, ma chérie ?"
"Bonsoir. Merci, mais j'ai déjà dîné".
Je prononce ceci avec sérénité, maintenant que Pogo m'a donné une forme de bénédiction pour me trouver en ces lieux. Alors, seulement, je la remarque. Le dos tourné par rapport à moi, ses cheveux comme une manne de boucles luisant du châtain au blond. Sa valise a été laissée contre le mur, sa veste en cuir est posée sur son dossier : il n'y a que quelques instants qu'Allison Hargreeves est revenue dans cette maison où elle a grandi.
Bien sûr, je sais qui elle est : je lis la presse people chez le coiffeur de temps en temps, comme tout le monde. Sa carrière hollywoodienne ne m'intimide pas, son pouvoir de manipulation du réel non plus. Je sais qu'il lui suffirait de murmurer 'J'ai entendu une rumeur' pour pouvoir obtenir de moi tout ce qu'elle veut. Et je sais aussi que Klaus a envers elle autant de réserves que d'affection.
Je m'avance jusqu'à la machine à café, j'observe les mugs qui se trouvent là : noirs et simples, si ce n'est qu'ils sont gravés du blason de l'Umbrella Academy. Bon sang. On dirait des goodies à la con, très clairement le reflet de l'égo de l'homme au monocle qui régnait sur ces lieux hier encore.
Allison tourne la tête, elle me regarde faire. Puis elle souffle une phrase qui en dit long :
"J'ai croisé Diego. Il m'a dit qui tu étais".
Je prends la cafetière, je fais couler le nectar noir dans l'un des mugs pris au hasard. Clairement, elle a eu vent de mes 'particularités'. Mais - pour être honnête - si Diego l'a déjà mise au parfum quant à mon pouvoir, au moins il m'aura épargné une autre démonstration.
"Je suis désolée d'être ici dans un moment si privé", lui dis-je en toute sincérité. "Je ne serai pas un problème".
On a tous connu ce sentiment : d'être invité à dormir chez un ami et de se retrouver catapulté au dîner à la table des parents. À ceci près que - dans mon cas - c'est lors d'une veillée funéraire, et que la famille en question ne s'est elle-même pas parlé depuis dix ans. Allison croise les bras tandis que Grace pose devant elle ses oeufs au bacon fumants.
"Si quelqu’un doit s’excuser", dit-elle, "c’est Klaus, pas toi. Visiblement, les années passent, mais il est toujours le même émo camé. Ce qui est paradoxalement réconfortant".
Allison n'a même pas encore recroisé Klaus en personne, et son ton porte une forme de jugement que - pour ma part - j'ai toujours évité, même quand il faisait chauffer son héroïne devant moi. Ses frères et soeurs me verront peut-être comme laxiste, mais même si je ne cautionne pas ses addictions, je ne le blâme pas non plus : je sais pourquoi il cède à ça, je sais quel silence il recherche. La seule chose que je regrette, c'est qu'il est trop souvent l'ombre de lui-même.
"Il est encore moins fonctionnel quand il est clean", je murmure. "Depuis combien de temps vous ne vous êtes pas vus, exactement ?"
Je tente de contenir mon agacement, mais il y a aussi de l'affection dans le soupir qu'elle pousse à cette question, tout en piochant dans son dîner tardif, tellement meilleur que celui de l'avion.
"Depuis... mon mariage avec Patrick. C'était il y a neuf ans".
Je me souviens. Klaus avait emprunté un costume à un croupier qu'il n'a jamais revu, pour l'occasion. Il était revenu particulièrement silencieux, et s'était ensuite noyé dans le gin et le bourbon. Je vois bien qu'Allison regrette que les ponts aient été coupés. Et à la fois, nous savons toutes deux que c'est elle qui a cessé de décrocher quand elle se doutait qu'il appellerait.
"Il ne peut pas vivre de cette façon", souffle-t-elle, à la fois soucieuse de lui et intransigeante. "Et surtout, je sais ce qu'il va faire : il va se remettre à chaparder dans les objets de valeur pour financer son prochain bad trip, et ce n'est pas - pas du tout - le moment de 'nous' faire ça".
"Allison, chérie, je suis certaine que ton frère va faire de son mieux !"
Elle ignore Grace. Tout ce qui semble compter à ses yeux, c'est d'en finir avec cet imprévu funèbre, vite et sans encombre. De clôturer sans overdose ce chapitre familial, et de retourner sur les tapis rouges, à sa vie parfaite. Parfaite ? Presque. Parce que la presse people m'a appris autre chose : son mariage n'a pas tenu, et elle voit à peine la petite fille qu'elle a eue.
"Il n'y a jamais de 'bon moment' pour que ça lui arrive", lui dis-je, réalisant qu'elle se trompe en croyant connaître Klaus, mais elle continue déjà.
"Luther est en route. Tout le monde est en route. Il y aura une éloge funèbre, la presse n'arrête pas de prendre des photos de la maison pour ses gros titres. Klaus ~doit~ être dans un état décent".
Je soupire, et je lui dis :
"J'imagine qu'il le souhaite aussi, et que c'est pour ça qu'il m'a appelée. Au moins, il est ici".
Allison acquiesce, longuement. Je viens de frémir au nom de Luther, mais elle ne s'en aperçoit pas, car en vérité elle aussi semble appréhender le moment où elle le reverra. Et Grace dépose devant moi quelques biscuits pour mon café.
"C'est merveilleux que tu restes avec nous !", chante-t-elle comme si elle récitait un algorithme d'hospitalité. "Diego te laisse sa chambre : nous ferons en sorte qu'il ne te manque rien".
Je la remercie à mi-voix. A-t-elle seulement conscience de ce qui s'est produit ? Sait-elle, d'une façon ou d'une autre, que son créateur n'est plus ? Un instant, j'écoute fonctionner sa mécanique complexe, comme un coeur électronique battant sous sa peau synthétique. Grace est une machine, une formidable machine. Et je ne peux m'empêcher de me demander si elle 'ressent' quelque chose de ce deuil complexe que tous portent à présent.
"Je vous présente mes condoléances", lui dis-je, comme je l'aurais fait avec un être humain, et je le regrette aussitôt.
Car immédiatement, elle se fige, les yeux dans le vague, en direction des pages de journaux qui occultent l'ancienne vitrine de la boucherie aux yeux des passants. Plusieurs secondes passent où elle ne cligne même plus, et où je peux presque sentir son système d'exploitation enrayé. Allison fronce légèrement les sourcils, mais sa 'mère' se remet soudain en marche, et - comme si je n'avais rien dit - s'en retourne à sa poêle pour la nettoyer.
Face à moi, Allison me regarde en silence. M'analysant, plus que tout ce qu'elle a fait jusqu'à présent. Un moment, je crains que le silence devienne inconfortable, mais elle ne le laisse pas s'installer : pour Allison, la parole est ce qui donne corps à la réalité.
"Diego m'a dit que ton pouvoir était de disparaître".
Elle cligne des yeux.
"Il est probablement sage que Papa n'ait jamais su que tu existais".
Nous avons conscience, elle et moi, de la déferlante de conséquences que ma simple existence aurait pu entrainer sur leurs vies, sur la mienne, et de tout le mal qui aurait pu être fait. À l'évier, Grace manie maintenant l'éponge en chantonnant de nouveau, et je prends une inspiration chargée d'honnêteté.
"J'ai grandi avec ma mère et ma grand-mère. Une vie... aussi normale que possible. Sauf si on considère qu'elle a commencé par un déni de grossesse, et une naissance inopinée".
Allison a maintenant un vague sourire curieux, et je sais ce qu'il y a dans son esprit. Elle se demande quel jour je suis née, et où, car les Hargreeves - eux - ont été 'adoptés' aux quatre coins du globe. Je bois une gorgée de café.
"Je suis née le 1er octobre 1989, à midi. En Europe, dans une famille franco-vietnamienne. Nous avons déménagé ici quand j'avais cinq ans".
Elle sourit, avec une forme de gentillesse et de compassion.
"On m'a dit que je suis née en Afrique du Sud. Le même jour, à la même heure que toi. C'est tout ce que je sais à ce sujet".
J'acquiesce. La question de mes origines, j'en ai l'habitude, au-delà de cette conversation : sans doute parce que mes traits sont métissés, et pourraient en quelque sorte venir de n'importe où. Cette fois, cependant, il se passe quelque chose entre Allison et moi : une vibration comme celle que l'on ressent quand on rencontre quelqu'un qui nous ressemble, en dépit des différences.
"Qu'est-ce que ta famille est venue faire ici ?"
J'hausse les épaules, légèrement.
"Chercher une vie meilleure, j'imagine. Ma mère et Granny ont bossé dur, toutes les deux. Pour que je ne manque jamais de rien. Sérieusement. Et pourtant, je te jure que j'ai été un enfer à élever".
Les yeux d'Allison s'étirent dans un rire, comme ceux d'un chat. Elle est une mère, elle aussi. Elle sait ce que c'est que d'éduquer un enfant, j'imagine. Et elle se doute probablement du défi de parentalité supplémentaire que peut représenter d'élever une gamine de trois ans qui se rend invisible et intangible depuis le berceau, et vient d'accomplir ses premières téléportations.
"Je peux imaginer ça, si tu disparaissais au supermarché, dans la rue... ou même de ton lit. Mon Dieu, ça devait être terrible pour ta mère. Quand je pense qu'une fois, Claire s'est cachée trois minutes entre des rayons de vêtements".
Je n'aime pas les enfants. J'aurais encore moins aimé m'élever moi. Et tristement, je dois admettre autre chose :
"J'ai été une ado encore plus terrible, je crois".
Allison me fixe, un instant, tandis que Grace met la poêle à égoutter, et va s'asseoir statiquement sur l'un des canapés. Puis elle pioche de nouveau dans son bacon et ses oeufs.
"Tu as appris comment ? À contrôler tout ça ?"
"En me prenant des baffes. Assez littéralement. Je te promets que ça encourage à maîtriser l'immatérialité assez vite. Et à vouloir être n'importe où d'autre en un instant".
Je regarde les reflets des lampes suspendues. J'ignore si Allison fait preuve de compassion, ou si elle est simplement en train de comparer ma vie avec la sienne. Le fait est qu'elle finit par racler son assiette, et me dire :
"Tu sembles avoir finalement réussi à tirer le meilleur parti de ton pouvoir".
Mes lèvres se pincent immédiatement de façon navrée, car la réalité n'est à nouveau pas aussi reluisante que ce qu'elle semble imaginer.
"En vérité..."
Je baisse les yeux, jouant vaguement avec mes doigts sur la anse de mon mug encore brûlant.
"Par bien des aspects, ces pouvoirs m'ont encouragée à faire ~un sacré paquet~ de conneries".
Je ne sais pas pour les 'responsabilités', mais un pouvoir ne vient surtout jamais sans son lot de problèmes, Allison sait aussi possiblement ça.
"J'ai volé un paquet de choses. Je me suis introduite dans plein d'endroits sans permission. J'ai espionné une bonne centaine de fois... et j'ai même été payée pour ça".
Je ne sais pas ce qui me pousse à raconter ceci, mais j'ai besoin d'en parler, ce soir. Peut-être parce que Klaus n'a jamais vraiment eu les moyens d'écouter attentivement, peut-être parce qu'Allison - même si c'est par simple curiosité - me laisse une porte ouverte pour m'épancher.
"Je n'en suis pas fière. Parfois, on fait ce qui nous est le plus facile sur le moment. Mais la vie s'occupe parfois aussi de nous faire changer : j'ai arrêté tout ça, il y a neuf ou dix ans".
"Qu'est-ce qui a changé ? Pourquoi tu as arrêté ?"
Je fixe Allison de mon regard brun, me demandant si je dois ou non continuer. Et je décide que oui.
"Ma mère est morte quand j'avais vingt ans".
J'achève ma tasse d'un coup, et je me lève pour aller la rincer, à l'évier de boucher.
"Un cancer, juste la putain de merde de la vie. Le temps que j'avais eu avec elle, je l'ai foutu en l'air. Je n'avais pas envie de ruiner aussi le reste".
Mes mots restent lourdement suspendus dans l'air où même la chansonnette de Grace s'est tue. Le silence tombe, bien plus pesant que ce que j'aurais voulu. Mais Allison finit toutefois par dire, tandis que je lui tourne le dos à l'évier :
"Je suis désolée. Je suis sûre qu'elle aurait été fière de toi pour avoir changé".
Je n'en suis pas aussi convaincue qu'elle, et j'en reste un peu tremblante, le torchon en main. Je la sens peinée, plus qu'à l'évocation de son père qui est mort aujourd'hui, et même si ça fait longtemps pour moi. J'en suis immédiatement navrée : ce n'est pas ce que je voulais provoquer. Et je me rappelle à présent pourquoi je déteste par-dessus tout parler de moi.
"Merci", dis-je, presque sans voix, puis avec un regard pour Grace, qui est toujours immobile : "Merci pour le café".
Je sens ma gorge se serrer, mes yeux piquer, d'une façon que je hais. Pas ici. Pas ce soir. Pas devant elles. Je serre mes mains sur la faïence de l'évier de boucher, je sens Allison se lever aussi, dans mon dos.
"Je devrais aller me coucher", je murmure, cédant peu à peu à ce que je déteste le plus : la perte de contrôle sur mon corps, et sur mes émotions.
Alors sans un mot de plus, *crac !* Je me téléporte à l'étage, dans la salle de bain terne du couloir des chambres, où je tente désespérément de respirer, encore et encore.
Et où - comme depuis dix ans - je parviens à enrayer les larmes qui auraient voulu couler.
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Notes :
Ainsi, Rin n'était passée aussi inaperçue que ce qu'elle avait cru, lors de ses incursions passées à Hargreeves Mansion. À présent, la voici tolérée en ces lieux, proche de ceux auxquels elle ressemble - en fin de compte - le plus au monde, et avec lesquels elle devra cohabiter.
Il a été un plaisir pour moi d'écrire Pogo, Grace, et Hargreeves Mansion, qui est pour moi presque un personnage à part entière. La pauvre Grace dysfonctionne déjà discrètement, pouvez-vous le sentir ?
Je suis heureuse que la phrase 'On ne se voit qu'aux mariages et aux enterrements' soit prononcée par Klaus, ici. Elle donne son titre à ce chapitre, tout comme au premier épisode de la série.
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