Une courbure de l'espace-temps (saison 1)
Chapitre 3 : Algorithmiquement aimante
4734 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 07/11/2025 09:14
Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 1, épisode 1, à la suite du chapitre précédent (pendant la nuit qui précède l'arrivée de Viktor à Hargreeves Mansion, alors que Diego et Allison sont déjà arrivés).
Soundtrack suggérée : Beyonce - Haunted ; Boris Slavov - Nightsong ; The Rolling Stones ; Paint it black.
TW : référence à des usages de drogue et d'alcool, pensées intrusives, hallucinations, TSPT/PTSD.
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Dimanche 24 mars 2019, 01:12
Il y a bien des années que Diego n'a pas dormi dans la chambre où il m'a proposée de m'installer. Sa chambre d'enfance, d'adolescence : celle qu'il occupait jusqu'à ce qu'il quitte l'Académie. Le premier d'entre eux tous à l'avoir fait.
Ici, tout raconte encore le gamin qu'il était, ou en tout cas qu'il essayait d'être, avec la mince latitude que lui laissait Reginald Hargreeves. Plusieurs cibles de fléchettes sont installées aux murs, ponctuées de marques majoritairement rassemblées en leur centre. Des piles de magazines de lucha libre s’empilent çà et là, recroquevillés aux coins à force d'avoir été lus et relus. Et il y a des mallettes d'objets tranchants sous le lit.
En dépit des années écoulées, il n'y a pas un grain de poussière, ici, et je devine pourquoi : Grace, malgré leur absence, a continué à entretenir les lieux. Rangeant ce qu'elle pouvait, alignant même les bouteilles à moitié vides de Klaus. Gardant leurs chambres fonctionnelles, comme s'ils allaient revenir demain.
Elle a refait le lit, pendant que j'étais à la salle de bain, et elle m'a laissé un pyjama bleu clair de l’Académie, en taille 16 ans : presque insultant, mais gentiment bien plié.
Cette pièce est moitié moins grande que la chambre de Klaus, et je sais pourquoi : un mur a été abattu pour agrandir la sienne. Celui de la chambre que Viktor occupait avant d'être écarté de l'étage pour de bon.
Pourquoi ? Klaus a toujours été très vague, à ce sujet, les rares fois où nous l'avons abordé. Mais j'ai compris que Viktor, bien - qu'étant né le même jour que nous, à la même heure - s'était finalement avéré dénué de pouvoirs, et avait été laissé en arrière par leur père pour ce fait, au sein de sa propre maison. Il a écrit un livre sur leurs jeunes années, récemment : une forme d'autobiographie. Je sais que ce n'est pas au goût de tous, ici. Je ne l'ai pas lu : je ne sais pas si je devrais.
Je cligne des yeux en fixant le plafond faiblement éclairé par les lueurs urbaines. Les craquements de cette grande demeure, et le poids de ce que les Hargreeves ont vécu ici pourrait m'empêcher de trouver le sommeil, en soi, mais malheureusement ce n'est pas tout. Je m'y attendais, mais il reste douloureux d'entendre ça : des respirations courtes et écorchées, quelques mots secs lancés avec désespoir, se perdant dans des demi-sanglots. Des coups dans les meubles et les murs, parfois. Dans la chambre d'à côté, Klaus lutte contre ses démons.
Je me souviens clairement du moment où j'ai compris qu'il voyait réellement les fantômes, il y a une dizaine d'années. Quand j'ai réalisé que ce n'étaient pas des hallucinations dues à ses délires de junkies, parce qu'il en a aussi. Je savais qui il était, je n'étais simplement pas certaine de ce qu'il 'pouvait faire'. Et j'ai compris que la réalité était encore plus complexe qu'il y paraissait.
Quoi qu'en pense Diego, quoi qu'en dise Allison, l'histoire de Klaus est celle de ses tentatives de contrôle sur lui-même. Contre les spectres qui l'assaillent, certes, mais aussi contre son vécu d'enfance dont il ne parle jamais, et contre la vie qu'il a menée après, qui ne l'a pas non plus épargné. Tout ça est inextricable, se faisant inexorablement écho.
Terrifié par les murs de douleur à franchir pour faire front, il cède à un silence facile, provisoire, dangereux. Qu'il regrette, mais contre l'appel duquel il est absolument incapable de lutter, dans sa spirale de dépendance. Je pense qu'il avait treize ans, quand il a compris quels effets avaient ses premiers joints. Et les moyens à sa disposition pour hacker son système nerveux - en substance les drogues, l'alcool et tous types de plaisirs physiques - n'ont jamais fait que lui provoquer des problèmes plus grands.
Factuellement, il est toujours fauché quand il sort après trente jours de désintox, et le peu qu'il a est dilapidé en un instant. Lakeshore Hills le repropulse systématiquement dans une course en avant : trouver de l'argent, vite, pour faire taire les voix. Pour ça, il fera n'importe quoi, y compris chaparder, négocier ou monnayer ses 'charmes'. Apitoyer, aussi. Ne vous y méprenez pas : l'eyeliner, c'est aussi pour ça.
Ce soir, les circonstances font qu'il n'a rien pu faire de tout ça. Il est épuisé, probablement en manque, et à présent trop hanté pour pouvoir se mettre immédiatement à fouiller les trésors de son père, pour trouver des babioles à mettre en gage. J'ai l'habitude, de ses mauvaises nuits, mais il est rarissime qu'il aille trop mal pour ne pas venir gratter à ma porte, et ce soir il ne le fait pas. Cette nuit est pire que les autres, oui. Et ses suppliques déchirées reprennent.
Je me tourne et me retourne, dans ce lit étroit d'ado semblable au sien. Je serre le drap contre moi, ma poitrine lourde de ce sentiment de l'écouter se noyer. Et finalement...
"Fait chier".
Je cède d’un coup, par une impulsion viscérale : je sors du lit, dans ce pyjama ridicule brodé de la devise de ce lieu, 'Ut Malum Pluvia'. J'ouvre la porte, mon pas faisant craquer le plancher. J'ignore les affiches enfantines représentant des postures de combat. Et alors, je traverse les quelques mètres de couloir qui me séparent de la porte de sa chambre à lui.
Il se tient debout, en face de son armoire, ses paupières serrées au milieu de ses cernes démesurées. Ses bras sont croisés sur sa poitrine, l'agrippant lui-même comme s'il tentait de s'accrocher à la réalité. Ses lèvres tremblent, laissent filer des suppliques muettes et des rires nerveux qui se brisent aussitôt.
Je ne vois pas ce qui l'agresse, je n'en ressens qu'une vibration ténue, comme un murmure d'énergie. En revanche, je devine la position de chaque spectre, juste aux réponses corporelles qu'il leur donne, comme une conversation téléphonique dont je n'aurais entendu qu'un seul des interlocuteurs. Il tente de les chasser, mais ce sont eux qui mènent la danse, qui battent la mesure des secondes et des minutes, ici.
Un rapide coup d'oeil me permet de voir qu'il a fouillé la doublure de ses coussins, et retourné le contenu de ses anciens tiroirs à vêtements. À la recherche de quelques restes de pillules ou d'herbe, certainement. Dans ces moments, Klaus n'a plus rien des airs de paon flamboyant qu'il veut parfois se donner, comme une armure. Et en cet instant, il me fait réellement mal au coeur de le voir ainsi.
"Klaus", dis-je depuis la porte, ce qui, généralement, sonne pour lui comme déjà une promesse de réconfort. Pourtant, cette fois, il enfonce sa tête dans ses épaules, et cache ses yeux avec ses bras.
"Papa... j'ai essayé, je te jure... je n'y arrive pas".
Je l'avais deviné. Les fantômes sont presque secondaires dans ce qui le consume, en cette veille d'éloge funèbre pour son père.
"Hé, ça va aller".
Je m'approche, mais il se décale instinctivement, ses yeux toujours fermés.
"Non... non ça ne va pas aller. Je veux juste... je veux juste rentrer à la maison".
'À la maison ?' Je regarde autour de nous au travers de la demi-pénombre, seulement percée par la faible lumière de la guirlande électrique accrochée sur le mur au-dessus de son lit. Cet endroit est le seul qui se soit jamais apparenté à un 'chez lui' : aucun des canapés ou des squats où il a vécu par la suite ne s'en approchait. Alors je comprends qu'en plus de croire voir l'ombre de Reginald, son âme se trouve perdue dans un souvenir intrusif.
"Tu es en sécurité, ici".
En hésitant un peu, je tends une main pour lui proposer de marcher vers son lit, mais :
"NON !"
Il refuse que je l'effleure : esquivant mes doigts - ce qui n'arrive jamais - me repoussant avec une vivacité presque violente qui me fait transitoirement devenir intangible par réflexe. Il se recroqueville, accroupi au sol, ses bras autour de ses genoux, oscillant d'arrière en avant.
Je ne pourrai pas le toucher, et mes yeux s'écarquillent, tandis que je réalise qu'aucune de mes stratégies ordinaires ne fonctionnera, cette nuit. Alors je recule en silence, et je vais m'asseoir sur le fauteuil, près de la fenêtre et du narguilé.
Avec une impuissance douloureuse, j'observe ses deux poings se serrer sur ses tempes, comme si les voix des fantômes amplifiaient d'un coup ses souvenirs : lui criant des choses, au point qu'il finisse par recouvrir en vain ses oreilles. Sa lutte se change en souffrance, en désespoir, insupportable pour moi aussi. Je ferme les yeux, cherchant la moindre ressource à mobiliser.
Et je les rouvre soudain.
J'ai ~une idée~.
*Shhht* Un chuintement, à peine audible : celui de l'air qui vient de prendre la place que j'occupais jusque-là. Je viens de me rendre intangible, même si je reste bien visible : si Klaus cède à un geste malheureux, il me passera simplement au travers, ainsi. Alors je me lève du fauteuil, et je m'approche à nouveau, lentement.
Il ne réagit pas, sa tête enfouie dans ses genoux. Je ne pourrais pas prononcer son nom : il ne l'entendrait pas. Quand je suis entièrement intangible, je ne peux pas produire d'ondes sonores dans la matérialité de l'air. Alors, je reste dans un premier temps là, mon reflet simplement visible dans le miroir juste derrière lui. Je le laisse s'habituer à ma présence un moment. Puis je rends à nouveau matériel juste ce qu'il me faut pour faire sonner ma voix.
Et je commence à fredonner.
Une mélodie très simple, lèvres fermées, comme un simple murmure. Et elle n'est pas choisie au hasard, non. Cette berceuse, j'ai entendu Grace - ce robot qui est ce qui se rapproche le plus d'une mère pour lui - la chantonner un peu plus tôt, dans le Salon des Enfants. Un autre souvenir pour lui, peut-être plus enrobant, par lequel je tente de remplacer celui contre lequel il lutte à présent.
J'ai souvent vu Klaus visser ses écouteurs sur ses oreilles avant de s'allumer un joint. Je sais que la musique l'aide : un son, venant se superposer à un autre bruit, dans son cerveau. Bien sûr, l'effet d'une chanson n'est jamais aussi puissant sur son système nerveux que celui d'une substance chimique, ou dans une moindre mesure d'une extase physique. Mais en ce moment fragile, c'est bien tout ce qui me reste à lui donner.
Alors je fredonne dans le clair-obscur, et je me contrefiche que les fantômes me jugent. D'ailleurs, si ça les emmerde, tant mieux.
D'abord, il ne réagit pas. Puis, lentement, les notes semblent s'infiltrer quelque part dans sa conscience, et je vois une once de surprise passer la frontière de sa lutte. Lentement, très lentement, je laisse le reste de mon corps redevenir tangible, ma chaleur revenant petit à petit dans l'air froid de la chambre. Il ne tentera plus de me repousser violemment : je suis certaine qu'il comprend que je suis là, maintenant.
Quand je suis à nouveau parfaitement tangible, je m’assois à côté de lui sur le vieux tapis, continuant à égrainer ce que j'ai retenu des notes de cette mélopée. Je ne sais pas combien de temps passe, mais finalement, ses mains glissent de de ses oreilles qu'elles recouvraient toujours - 'Hello', 'Goodbye' - et tombent sans forces sur ses genoux. Sa tête se tourne légèrement vers moi : je sais qu'il écoute, alors je continue. Encore un instant. Jusqu'à ce que ses cils humides se desserrent.
"Rinny..." dit-il dans cette accalmie.
A présent, ses souvenirs intrusifs se sont tus, même si les spectres réinvestissent déjà l'espace de sa lucidité. Je sais ce dont il aurait besoin, tout son être implore pratiquement pour ça en cet instant : juste une étreinte, même brève, juste un peu de chaleur humaine sincère. Et moi - une nouvelle fois - je ne suis pas en mesure de la lui donner, même si je suis capable de passer en mode automatique et de repousser mes limites pour lui octroyer une heure de silence ou deux.
"C'est bon, tout ira bien".
Je sais déjà que je ne retournerai pas ce soir à la chambre prêtée par Diego. Alors je le laisse s'affaler sans force sur le tapis, et je lui dis, moins doucement que je le voudrais :
"Demain matin, il me faudra vraiment un triple café".
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08:11
'I look inside myself and see my heart is black'.
Dans le Salon des Enfants dont la vitrine et les soupiraux sont placardés de journaux, il n'est pas facile de distinguer la lumière du jour, et ce d'autant que ce petit matin est maussade.
'I see my red door, I must have it painted black'.
Mes doigts dansent sur le bord du mug au parapluie, tandis que la voix de Mick Jagger prend possession de mes écouteurs. Le son des gouttes d'eau s'y superpose en continu, presque hypnotique.
'Maybe then, I'll fade away, and not have to face the facts'.
Il pleut à nouveau, aujourd'hui, plus fort encore qu'hier. Comme si The City toute entière arrosait l'éloge funèbre qui aura lieu pour Reginald Hargreeves, en fin d'après-midi.
'It's not easy facing up when your whole world is black'.
Allison et Diego vaquent à leurs propres affaires, ce matin. Je n'ai pas vu Pogo et j'ignore où est Grace. Un plat d'oeufs brouillés trône toutefois sur la table, près de tranches de pain à toaster, de confiture, et d'un pot de beurre de cacahuète non entamé.
'No more will my green sea go turn a deeper blue'.
Si chacune des journées de cette semaine devait avoir la même teneur que les dernières heures, alors je finirais en burn-out, et ça ne serait pas à cause de mon boulot. Klaus a fini par s'endormir, et j'ai réussi à dormir deux ou trois heures, je crois.
'I could not foresee this thing happening to you'
J'ai fouillé toute la cuisine en quête du nécessaire pour refaire du café, et n'ai trouvé qu'un minuscule fond de grain moulu, dans le tout dernier paquet. Alors je savoure le peu que j'ai, me laissant à mon tour soigner par la musique.
Jusqu'à ce que j'entende le son de pieds nus trainés sur le carrelage, au travers d'un riff de sitar. Et que je voie Klaus apparaître dans l'encadrement irrégulier creusé dans le mur : sa silhouette dégingandée, ses cheveux en bataille, et son bouc mal taillé.
J'inspire, je relâche un long soupir, puis je retire mes écouteurs et les pose sur la table, à même le bois. Je ne relève même pas vraiment qu'il porte une jupe de cuir noir chapardée au placard d'Allison, parce qu'il en met de temps en temps, et - factuellement - pas moi. Il fait un petit signe de la main - 'Hello'.
"Réveil pluvieux, réveil honteux..."
"B'jour".
Tous les deux, nous savons de quoi nous revenons. Alors il pioche un toast qu'il ne s'encombre pas à tartiner et s'assoit en face de moi, dans un silence qu'il est finalement le premier à briser.
"Rinny, je..."
Il n'a pas besoin de revenir sur ce qu'il s'est passé une énième fois, et je secoue la tête en mordant dans ma tartine.
"C'est bon. Pas la peine d'en reparler".
"Non. Sérieusement..." Ses yeux sont sincères, tandis qu'il les accroche aux miens. "Tu m'as bien sorti le cul des ronces, encore une fois".
Son doigt trace les sillons du bois, sur la table, et les petites marques de couteau à bout rond possiblement laissées par un Diego de six ans.
"Toi t'es ok ?"
Il m'étonne qu'il pose cette question. D'ordinaire, il va trop mal pour s'en préoccuper. J'hausse une épaule, comme si mon propre cas n'avait pas d'importance en comparaison.
"Tu sais, je suis comme une éponge : j'absorbe et je rejette les émotions, surtout les tiennes. Je suis épuisée et j'ai la gerbe, mais ça va passer."
Je n'ai aucune raison de ne pas être honnête avec lui.
"J'ai fait le nécessaire pour te filer un boost, c'est tout. Le reste, tu l'as fait toi".
Objectivement, je me suis parfois demandé si je faisais bien d'intervenir, dans ses moments de lutte. Si je ne le rendais pas toujours plus dépendant d'une intervention extérieure, lui prodiguant à nouveau des solutions seulement temporaires, le dispensant d'essayer par lui-même. Je n'ai pas la réponse à cette question. Le fait est que je ne peux pas le laisser ainsi. Et que je suis convaincue qu'un jour, il trouvera les ressources en lui-même pour ne plus avoir besoin de ça.
"T'as raison, je suis incroyable", souffle-t-il avec une ironie touchée. "Une masterclass de résilience rafistolée".
Il hoquette un peu de rire, maladroitement, comme à chaque fois qu'il reçoit un compliment. Puis son sourire retombe, lentement, et il demande :
"Comment tu la connaissais... cette mélodie ?"
"J'ai entendu 'ta mère' la fredonner hier, pendant qu'elle cuisinait".
Je regarde en direction de l'évier, comme si je pouvais encore y voir son tablier des années cinquante. Un silence retombe entre les panneaux mureaux d'illustrations techniques de boucherie, tissé de surprise et de gratitude. Klaus appuie sa tête sur sa main, tout en mordant dans son pain.
"C'était la seule chanson qu'elle avait à son répertoire, tu sais. Son 'one hit wonder'. Elle nous la chantait le soir, une seule fois, et puis rideau : une fois la porte fermée, même si j'appelais, terrifié... elle ne revenait jamais une seconde fois. Elle n'était pas programmée pour ça".
Je le scrute avec tristesse. Même s'il l'a évoquée quelques fois, nous n'avons jamais parlé de Grace en détail, et encore moins de la façon dont - lui - la percevait. Ce matin, il est assez sobre pour le faire. J'ignore combien de temps ça va durer.
"C'est con hein", murmure-t-il. "Je savais qu'elle était faite de foutus circuits. Mais quand tu as cinq ans, tu veux juste qu'on te borde. Juste un sourire, et le sien était parfait. Je voulais juste un peu de réconfort, et je le trouvais d'une certaine façon. Comme celui d'une peluche inanimée, même si tu sais au fond de toi que tout ce qu'il y a à l'intérieur n'est rien d'autre que de la bourre en polyester".
J'ai presque honte. A l'époque où Klaus rêvait d'avoir une mère, moi j'étais odieuse avec la mienne, et elle n'était pas constituée de circuits imprimés. Il ferme les yeux.
"Elle était algorithmiquement aimante. Et c'était au moins ça".
Mon coeur se serre. Parfois, j'ai l'impression de ne pas être capable de faire mieux pour lui qu'un robot, d'être juste capable de gestes algorithmiques, moi aussi. C'est encore ce que j'ai ressenti encore cette nuit. Mais Klaus, lui, ne m'en tient jamais rigueur, il prend juste ce que je suis capable de donner, alors je chasse cette pensée. Je bois un peu de café, et je regarde les autres chaises vides de la table, cédant à un constat :
"Diego l'appelle encore 'Maman'".
Ce que Klaus ne fait plus que par ironie. J'ai bien senti qu'il y avait quelque chose de particulier, dans la relation de Diego à Grace : que je ne jugerai pas, mais qu'il est impossible de ne pas remarquer. Il acquiesce.
"Il a toujours été dans ses jupons, même ado. Lui, n'a jamais vu en elle du rouge à lèvres appliqué sur des boulons : il a même toujours rejeté le mot 'robot'. Elle était sa mère, point, finito. J'imagine que ça n'a pas changé".
J'ai entendu Diego se lever, plus tôt. Lui parler. Aller et venir à l'étage, dont on entend distinctement les planchers craquer, ici en bas. J'imagine que - pour lui - revenir à Hargreeves Mansion est encore différent de ce que Klaus ressent. Et je me prends d'envie de les connaître mieux, tous : pour les gens qu'ils sont, au-delà de ces pouvoirs qu'ils partagent avec moi.
"Hier soir, Diego s'est inquiété de ne pas trouver le monocle de votre père. Tu sais pourquoi ?"
Bien sûr, cette question a attiré mon attention, et je crois que c'est encore cet objet qu'il cherchait, ce matin. Klaus écarte cette question de sa main 'Goodbye', son doigt dans le pot de beurre de cacahuète entamé.
"Ah, mon cher lanceur de couteau et ses 'Compléments d'Enquêtes' obsessionnels. Le détective hors pair : mi John Wick, mi Dark Knight, mi Shinobi".
"Klaus, ça fait trois moitiés".
"Tu as remarqué. Il est très complet".
Je lui laisse le temps, sachant pertinemment qu'il va étayer. Et il le fait.
"Le monocle de Papa... c'était presque une marque déposée. Un symbole. L'Oeil de Sauron, par lequel il voyait et contrôlait tout".
D'un coup, je peux de nouveau sentir le poids du passé, entre ces murs. Jamais, dans la presse ou à la télé, Reginald Hargreeves ne n'est apparu sans ce disque de verre. Bien plus qu'un artefact pour voir : un attribut pour être vu, et respecté. Peut-être plus. Klaus pourlèche pensivement son doigt.
"Chaque fois qu’il te fixait au travers, tu avais l'impression qu’il te fichait à poil et te voyait jusqu’à la moelle. Si ce truc a été subtilisé dans le défilé médico-légal à sa mort..." Il secoue la tête un instant. "... Diego le cherchera, oui. Il fera tout pour le trouver avant que Luther descende de son perchoir lunaire, ce qui ne saurait tarder. Pour le coiffer au poteau".
À ces mots, je regarde ma montre, consciente que je suis en train de traîner, et j'enfourne la fin de ma tartine avant de drainer les dernières gouttes de mon trop petit café. Klaus avise la cafetière vide, puis se recale au fond de sa chaise et croise ses pieds nus sur la table.
"Plus de café ? Le jour d'une cérémonie funèbre ? Diantre. Il va nous falloir du whisky".
Je me lève, je débarrasse les quelques vestiges de mon petit déjeuner.
"Je passerai chez le torréfacteur à midi, si je peux. Je bosse, aujourd'hui, et je dois récupérer quelques affaires chez moi".
Si Luther arrive effectivement aujourd'hui, si les Hargreeves procèdent à leur petit éloge funèbre malgré la pluie battante, alors ça sera purement héroïque. La pluie ne sera pas un problème s'ils veulent expédier l'événement rapidement : de toute façon, une assemblée de parapluies me semble ironiquement appropriée. Diego voulait Klaus sur ses deux pieds ? Il l'est. J'ai pour ainsi dire fait ma part du contrat, je peux rejoindre la quincaillerie sans arrière-pensée.
"Quelques affaires... Si tu vas chercher tes chaussettes et ton dentifrice, c'est que tu reviens vraiment ?"
Je me doute que ceci traine au fond de son cerveau essoré : l'idée que - peut-être - je profiterai de l'occasion pour rentrer chez moi et fermer ma fenêtre à double tour pour pioncer. Cette possibilité ne m'a même pas effleuré, pas un seul instant. Mais je n'en laisse rien transparaître, alors il tente le tout pour le tout tandis que je passe ma veste en cuir noir.
"J'irai soudoyer Franz au vidéoclub pour qu'il me prête le Rocky Horror Picture Show une centième fois. Après une journée entière de deuil et de fratrie, il faut au moins ça, hein ? On squattera la salle de vidéo-surveillance, comme autrefois : je sais où sont les clés de Pogo".
Une salle triste et humainement contestable, où nous avons malgré tout regardé un nombre de navets inédit. Je vérifie que j'ai bien ma carte de bus, alors il se lève pour me suivre en direction de la porte couverte de journaux du Salon des Enfants, donnant directement sur la rue.
"Je finis à 20h, je n'aurai pas mangé".
Mon ton est volontairement blasé, mais j'ai un sourire en coin. Le dimanche est le pire jour de la semaine, à mon boulot, parce qu'absolument tout le monde a une ampoule à changer.
"Maman a l'air très portée sur les oeufs au bacon, en ce moment".
"J'en ai eu assez, je crois".
"Alors je nous dégotterai des gaufres, comme celles du bon vieux temps".
Je plisse les yeux exagérément.
"Pas des surgelées".
"Des vraies. Je le jure sur ton anthologie des Sex Pistols".
"Jure sur tes propres affaires, Klaus, pas sur les miennes. Et essaye au moins de te rappeler de cette conversation".
Ce dont je doute. J'ouvre la porte en tirant sur le loquet, laissant le vent glacé du printemps rétif s’engouffrer jusque sur le billard, et enfin, je le regarde, lui, et son mascara estompé qui se confond avec ses cernes.
"Tu ne feras pas de connerie ?"
Il prend un air faussement offensé.
"Moi ? Bien sûr que non ! Non. Je dois sortir. J'ai des... emplettes à faire. Puis toute ma garde-robe à réessayer - même si je remettrai peut-être cette jupe pour l'éloge, elle a un petit je-ne-sais-quoi funèbre-chic, tu ne trouves pas ?"
Il tourne sur lui-même.
"Oh et bien sûr, je dois faire l'inventaire des spiritueux".
Je sors sur le trottoir, resserrant mon col sur mon cou, puisqu'il m'a fauché ma seule écharpe digne de ce nom. Je sais que cette journée va cogner dur pour lui, malgré le programme déjanté qu'il annonce. Qu'il va devoir composer avec chacun des frères et soeurs qui s'apprêtent à défiler. Et que les minutes de sa sobriété sont certainement comptées.
"Accroche-toi, Klausie", lui dis-je par-dessus mon épaule.
Et avant qu’il n’ait la moindre chance de me retarder encore plus, *Crac !* je disparais vers l'arrêt du bus pour Argyle Est, comme happée par les rideaux de pluie.
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Notes :
Ce chapitre m'a permis d'entrer plus en profondeur dans la relation de Rin et Klaus, qu'eux-même ont qualifiée de codépendance complexe, dans les chapitres précédents, parfois toxique. Si ce sujet vous intéresse, une série de one-shots est disponible sur mon profil ("Fragments de mémoire"), racontant leur rencontre, et leurs jeunes années.
Incontestablement, la mort de Reginald Hargreeves remue plus en Klaus que ce qu'il veut montrer, et les fantômes du passé sont eux aussi de sortie.
Oh, au fait. Je suis désolée, Cinq, que Rin ait bu les dernières gouttes de café disponibles au Salon des Enfants. Ce soir, il te faudra aller trouver ailleurs un "café digne de ce nom". J'aime la façon dont les petites actions de Rin dans les scènes coupées pourraient conduire à des événements plus importants de l'intrigue. Klaus trouvera-t-il de bonnes gaufres ? Je suis sûr qu'il tentera en tout cas de s'incruster dans la voiture de Cinq ou de Diego pour essayer d'en récupérer.
Tout commentaire fera ma journée ! ♡