Une courbure de l'espace-temps (saison 1)

Chapitre 4 : Pas un autre moi

4380 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 14/11/2025 09:29

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 1, épisode 1, autour de 17:00 (tandis que Cinq est à sa chambre, après la conversation d'Allison et Luther).


Soundtrack suggérée : They might be giants - Istambul, not Constantinople ; Woodkid - Run boy run.


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Lundi 25 mars 2019, 09:45


Évidemment, nous n'avons pas regardé le Rocky Horror Picture Show, hier soir, Klaus et moi. Mais faut-il vraiment s'étonner des promesses qui peuvent être les siennes quand il est dans cet état ?


J'ai terminé le travail plus tard, les heures-sup sont monnaie courante à la boutique, en période de réapprovisionnement des stocks. Je suis passée chez moi en coup de vent, j'ai expliqué à Granny que je restais quelques jours chez 'une connaissance', et elle a arqué un sourcil, mais n'a pas posé de question. Ses relations à Klaus sont complexes, essentiellement parce qu'elle le voit comme un clodo camé qui entre par la fenêtre de ma chambre quand elle dort, et pille son tiroir à exfoliants. Oui, il est préférable qu'elle ignore que c'est pour rester avec lui que j'ai fourré quelques affaires dans un gros sac. Et je lui ai promis que je repasserais ce soir pour remplir le frigo.


Lorsque je suis revenue à Hargreeves Mansion - bien trop tard - je n'ai trouvé ni VHS, ni gaufres, et Klaus littéralement éclaté sur le sofa du salon de réception. Chimiquement hors-jeu, seulement habillé d'un horrifique slip léopard arc-en-ciel, qui n'est malheureusement qu'un échantillon infime de l'ensemble de sa collection. J'ai instantanément tourné les talons, et je suis montée pioncer.


J'espère juste que me poser un lapin est la seule connerie qu'il ait faite. Sincèrement.


Par Allison - déjà prête à s'envoler à nouveau pour la Californie - j'ai su que le discours funèbre pour Reginald Hargreeves avait bien eu lieu, hier après-midi. Que Pogo s'en était chargé, que Viktor était resté très silencieux, sous la pluie. Que Luther était arrivé en temps et en heure, et que la tension entre Diego et lui avait escaladé, au point qu'ils en viennent aux mains. J'ai su que la statue de Ben, dans la cour, avait fini en miettes. Et que - proportionnellement - Klaus ne s'était pas fait remarquer.


De façon générale, rien ne semble s'être passé comme prévu, et j'étais loin de m'imaginer à quel point. Jusqu'à ce que je croise un autre Hargreeves, ce matin, à la sortie de la salle de bain. Sans aucun doute celui de la fratrie que personne n'aurait attendu. 


~Cinq~.


Tout en chaussettes hautes et en cheveux gominés, étonnamment fidèle au portrait érigé à sa mémoire sur le mur du salon. Avec un regard ancien : bien trop vieux pour les traits de son visage, qui sont encore ceux d'un môme de treize ans. J'ignore si c'est une conséquence de son pouvoir, ou de sa disparition. Le fait est qu'il est revenu, après seize ou dix-sept ans : curieusement, à point nommé.


J'ai eu du mal à croire que c'était bien lui, même si Klaus était à peu près certain qu'il n'était pas mort. Ses intuitions sont souvent pertinentes, à ce sujet : peut-être parce que - d'une façon ou d'une autre - il a une connexion avec le grand registre de l'au-delà.


Nos regards se sont croisés, aucun d'entre nous n'a dit quoi que ce soit. Il a disparu en direction du dernier étage où sa chambre se trouve, près du grenier, et me voici dans celle prêtée par Diego, à ranger mes affaires. Malgré moi, je ne peux m'empêcher de penser que ce moment serait le bon pour me présenter... avant qu'il ne disparaisse à nouveau.


Je range ma brosse, je referme mon sac, et je sors dans le couloir, jusqu'à l'escalier vert grimpant sous les toits. Les marches sont usées, parcourues tant de fois, et la peinture semble avoir vécu mille vies. 


Je le trouve dans sa chambre. Je pense qu'il n'a pas dormi là : son lit est tiré à quatre épingles, à la façon dont Grace les fait. Il vient de passer un uniforme propre, et il organise maintenant de vieilles affaires, de l'ère de l'Umbrella Académie. Il a de la chance qu'elles soient en si bon état et que tous les placards de cette baraque soient fourrés à l’antimite. Mais elles lui vont encore : c'est un fait. 


Un instant, je crois le voir observer un petit objet sphérique dans sa main. Mais il le fourre à nouveau dans sa poche, car il a repéré ma présence, et me lance un regard par-dessus son épaule.


"Salut".


Il feint d'être indifférent, peut-être même pressé. Je me doute cependant qu'Allison, Diego - et possiblement Klaus - l'auront mis au courant de mon existence. Pour des raisons très pratiques - en premier lieu - comme le risque de se croiser à la salle de bain.


"Je m'appelle Rin", lui dis-je, chose à quoi il relève juste son regard bleu intelligent, et répond :

"Je sais. Et tu es la chaperonne de Klaus".


Il s'apprêtait à ranger un cintre dans son armoire, mais - comme soudain traversé par une suspicion - il s'approche et daigne me regarder plus attentivement. Très attentivement : au point que je me demande s'il n'est pas en train d'analyser la couleur et la nature de mes yeux. Surprise, j'ai un mouvement de recul. Mais - finalement - il semble décider que mes iris sont ordinaires, et se détend un peu.


"On m'appelle Cinq".

"J'avais compris que tu n'étais pas Luther".

"Tu m'as l'air perspicace".


Je n'ai pas encore rencontré Numéro Un, mais j'ai eu un frisson en l'entendant parler avec Allison ce matin, dans sa chambre au bout du couloir. Cinq laisse échapper un souffle amusé et retourne à son rangement.


"Qu'est-ce que tu veux ?"


J'esquisse un demi-sourire, me demandant quelle est l'étendue réelle de ce qu'on lui a dit de moi. Alors je glisse avec un double sens délibéré, qu'il saisira s'il est si malin que ça :


"On dirait bien qu'on est voisins".


Il ne dit rien, un moment, j'ai même l'impression qu'il va s'en retourner à sa penderie. Mais dans le même mouvement - soudain - Crac ! il se téléporte sous mon nez, provoquant ma réaction en miroir, sous le coup de la surprise. Crac ! Le même froissement de lumière bleutée, et me voilà à l'autre bout de sa chambre, près de la fenêtre. Fraîchement téléportée, moi aussi, et le regard quelque peu indigné.


"Intéressant", dit-il. "Tu es effectivement un autre moi".


Je pourrais rétorquer que c'est lui, qui est 'un autre moi', mais je me retiens : l'insolence ne serait d'aucune utilité, ici. Et lui, me considère pour la première fois réellement, dans mon entièreté, au-delà de mes yeux jugés finalement très banals. 


"Tu 'sautes' aussi dans le temps ?"


Je croise les bras. À la différence de Diego ou d'Allison, son analyse est directe, factuelle, intrusive et crue. Un genre de rouleau-compresseur hypothético-déductif, efficace, qui ne me laissera pas repartir tant que sa curiosité n'aura pas été rassasiée.


"Non", lui dis-je. "J'ai déjà assez de problèmes comme ça".

Il ignore mon ton catégorique.

"Tu le peux forcément. L’espace et le temps sont deux facettes d'une même médaille : des projections partielles d'un même continuum, que la matière et l’énergie courbent de concert".

"Ce charabia ne m'intéresse pas. Ce que je veux, c'est pouvoir payer le loyer à la fin du mois".

"Est-ce que ton pouvoir fonctionne au moins comme le mien ?"


Je penche ma tête de côté. À présent que je suis face à lui, je constate qu'il n'est pas très grand. Même pour treize ans.


"Je n'en sais rien. Je ne te connais pas. Ma seule référence, c'est ce que Klaus m'a dit de toi et de ton pouvoir : à toi de décider si c'est fiable ou pas".

Sa bouche se plisse en une moue sceptique.

"Pertinent. Tirons plutôt nos propres conclusions".


Je n'ai pas d'objection, et ce d'autant que ma source d'information primaire pionce en ce moment en slip au milieu des coussins vintage des banquettes, sous les trophées du salon. Cinq se penche un peu vers moi.


"Que dirais-tu d'un échange de bons procédés ?"

"Quel genre d'échange ?"

Il relève son nez, avec un petit sourire en coin.

"Une mutualisation d'informations. Tu m'expliques ce que tu ressens de ton pouvoir, et je te dis comment fonctionne le mien. J'ai dix minutes devant moi".


Je place mes mains dans mes poches, et je le vois faire exactement la même chose. Je cligne des yeux.


"Ok. Je peux m'asseoir ?"


Il me fait signe de profiter de sa chaise de bureau. Mieux vaut se mettre à l'aise, parce que dix minutes peuvent parfois sembler être une éternité, et je flaire que c'est sur le point d'arriver.


"Tu devrais commencer", lui dis-je car je ne saurais moi-même pas par quel bout prendre la question.

"Soit. D'abord l'espace, en ce cas. J'imagine que Klaus t'aura dit que je peux courber le continuum espace-temps de façon locale".

Je souffle de rire.

"C'était moins élégant, mais en substance : oui".


Il achève de ranger toutes les vestes d'uniforme qui ne lui serviront pas, et referme la porte du placard.


"Au lieu de me déplacer entre deux points, je les rapproche, comme on plierait une feuille de papier pour en coller deux coins. Je ne traverse pas l’espace : il n’y a pas de trajet".


Je fronce légèrement les sourcils, mais ce n'est pas parce que je ne comprends pas. Non. C'est au contraire parce que ça me parle, comme s'il était en train de me décrire, moi. Et il s'approche à nouveau, incapable de rester statique un moment.


"À l'échelle quantique, il est possible d'en toucher du doigt les fondements. Si tu as déjà des bases au sujet de la relativité restreinte, ça sera facile pour toi de-"

"Mmm, Cinq..."

Je préfère mettre au clair ceci immédiatement.

"Je n'ai même pas terminé le lycée".

Il désigne ses culottes courtes.

"Moi non plus. J'ai étudié en autodidacte".

"Et moi je vends des gaines électriques et des joints pour les éviers. Mais par contre - oui - je peux essayer de te dire 'comment' c'est pour moi".


Il est un peu déçu, mais se résigne à ne pas avoir trouvé en moi de camarade de jeu capable de jongler avec les équations de Minkowski. Il acquiesce d'un petit mouvement du menton, et je cherche les mots justes : même si je n'ai pas son QI, je suis capable d'essayer.


"J'ai... j'ai besoin de bouger pour me téléporter : je ne peux pas sauter si je reste complètement immobile. C'est comme-"

"Accomplir un mouvement".


Je souris vaguement tandis qu'il finit ma phrase. Bien sûr, ceci trouve un écho en lui. Son expression est tissée de contemplation et d'une forme de choc, tandis qu'il réalise cette similitude, mais je continue.


"Sauter est plus facile si je vois ma destination, ou a minima si j'y suis déjà allée. En tout cas, j'ai besoin d'une image mentale claire".

Il approuve.

"J'ai déjà essayé de me faire une image mentale à partir d'une photographie. Et - pire - de sauter au hasard. C'est risqué. La marge d'erreur est substantielle : c'est un coup à se retrouver à l'intérieur d'un mur, ou partiellement sous terre".


Cette fois, c'est moi qui opine du chef.


"Je n'ai pas besoin de me concentrer longtemps sur la cible. Un quart de seconde, surtout si la destination est proche. Et puis je sens... cette fenêtre de tir, comme un besoin d'éternuer - pardon pour l'analogie, je n'en ai pas de meilleure. Et je laisse juste le saut arriver".

"Verrouiller. Déclencher. Tu as raison".


D'un coup, je le sens complètement revenu de sa déception. Non pas qu'il me parle déjà d'égal à égal - certainement pas - mais son intérêt est de nouveau piqué.


"Quelles sont les limites de ton champ d'action ?"

Je cligne des yeux.

"Le plus proche est le plus facile, forcément. J'ai déjà tenté de plus longues distances, en plusieurs fois, mais c'est crevant : je mets un moment avant de pouvoir sauter à nouveau. Au quotidien, je prends le bus : je ne me déplace pas comme ça".

Il fait de nouveau tourner l'objet rond, dans sa poche.

"Moi non plus, pas au-delà de mon environnement immédiat. Hier soir, j'ai réquisitionné la Rolls de Papa".


Il lève de nouveau ses petits yeux bleus, car cette remarque vient de lui en amener une autre.


"Je ne peux pas sauter plus d'une dizaine de fois d'affilée", me dit-il, "Pour les mêmes raisons. Si je veux améliorer mon rendement, je dois manger beaucoup, ou des aliments riches en énergie. Je recommande le sandwich beurre de cacahuète - marshmallows, c'est optimal".

Je ris doucement.

"Et le café".


Nos regards se croisent à nouveau. Visiblement, nous nous comprenons sur ça aussi.


"Tu peux emmener quelqu'un avec toi ?"

Je soulève une épaule en secouant légèrement la tête.

"Je n'ai jamais essayé".

"Je peux le faire. Je parierais que toi aussi".


Sur cette parole, il marche jusqu'à sa fenêtre qui donne sur la ruelle arrière, et me demande, bien plus bas :


"Tu n'as jamais - vraiment jamais - été tentée de sauter dans le temps ?"


Je pivote un peu de gauche à droite sur sa chaise de bureau, devinant que - pour lui - c'est devenu une obsession par le passé.


"Ça ne m'est jamais venu à l'idée. Tout ce que je fais, tu sais, Cinq, je le fais d'instinct : je ne théorise pas les choses comme je vois bien que tu le fais. Et je suis beaucoup moins audacieuse qu'autrefois, c'est un fait".


Un moment, il contemple les frises enfantines de sa tapisserie, de façon presque introspective. Jusqu'à ce qu'il murmure :


"Peut-être que c'est toi qui a raison. Peut-être que le plus sage aurait été d'en rester là".


Je ne sais pas quelle est la lourdeur de la dette derrière ses mots. Il me tourne le dos, mais je le sens presque trembler, perdu dans des souvenirs que je ne peux pas dater. Puis il inspire.


"Si l'espace est une image fixe, le temps est comme une pellicule de cinéma. Cette fois, il s'agit d'enrouler la bobine, et de la traverser. Cinquante images plus loin, ou plus tôt. Ce qui est magnétiquement attirant. Et dangereux".


Ses paroles résonnent dans mon esprit. Bien sûr, je me demande si j'en serais capable. J'ai dit que je ne voulais pas le savoir, mais à l'entendre parler, je suis obligée de chasser de ma conscience la possibilité que ça soit le cas. Il baisse les yeux jusque sur les vapeurs du chauffage urbain.


"Avancer dans le temps n'a rien d'exceptionnel, en soi : la flèche du temps est naturellement orientée vers l'avant. Tout le monde sait faire ça, une seconde à la fois, et la logique du film reste intacte. Glisser vers l'avenir est grisant. Tu as vite fait d'aller loin".


Je suis reconnaissante des efforts pédagogiques qu'il fait maintenant quand il me parle, mais je sens que les mots lui coûtent de plus en plus. Alors avec prudence, je risque :


"C'est ça que tu as fait ? Quand tu es parti ? Tu as sauté vers le futur ?"

Il expire.

"Je voulais essayer. Je voulais démontrer à Papa que j'en étais capable. Et je suis resté bloqué".


Mon souffle s'arrête un instant. Bloqué ? Alors c'est pour ça qu'il a disparu, ne laissant derrière lui que ce portrait au-dessus de la cheminée, cette chambre méticuleusement entretenue par Grace au fil des années, et la rangée d'uniformes qui lui vont encore à présent ?


"Combien de temps ?"


Cette question, je viens de la murmurer. Je comprends que je touche là à quelque chose de très sensible, car il ne bouge soudain plus du tout, alors que je le sentais comme poussé par un moteur perpétuel, auparavant.


"Quarante-cinq ans. En grande partie dans un futur dont j'aurais préféré ne pas avoir idée".


Je le sens soulagé d'énoncer ceci. Comme s'il en avait besoin pour se vider d'une part de souffrance, et pour se rappeler que c'était bel et bien arrivé. J'imagine que le voyage dans le temps peut finir par affecter la conscience. Mais je ne comprends pas.


"Pourquoi tu n'es pas simplement revenu en arrière ? J'imagine qu'après quelque temps, tu as du récupérer physiquement".

"Oh, ce n'est pas la question, Rin - tu permets que je t'appelle Rin ? - Non, revenir vers le passé..."

Il déglutit.

"Il faut rembobiner la pellicule, ce qui demande bien plus d'énergie, mais surtout..."


D'un coup, ses yeux brillent, à la fois chargés de passion et d'une étrange teinte de regret.


"Surtout, il y a un risque de bousculer la causalité. Tu connais ce mot ?"

Bon sang, c'en est presque vexant.

"Les causes et les conséquences ? Si on change quoi que ce soit... ça a des répercussions ?"


Oui, j'ai regardé Retour vers le futur avec Klaus, bien plus de fois que de raison, mais je ne lui dirai pas que c'est là ma seule bibliographie. Il acquiesce.


"Quand tu tires à contre-sens de la bobine, tu risques de la déchirer, voire de coller deux photogrammes qui n’étaient jamais censés se toucher. En plus de louper ta destination - car la marge d'erreur se compte en décennies - tu risques de créer des distorsions. Des incohérences". Il en tremble, en ajoutant : "Des paradoxes".


Ce mot sonne comme un immense avertissement, dans sa voix.


"J'ai passé des années à perfectionner mes calculs, avant de tenter de revenir ici. Et malgré tout, regarde moi..."

Il se retourne, et me fixe avec ce visage bien trop jeune pour le regard qu'il contient.

"Même si Delores m'avait mis en garde, je n'ai pas encore trouvé ce qui clochait dans mon équation".


Je ne demande pas qui est Delores, mais j'ouvre des yeux expressivement convaincus. Il aurait sans doute pu être confronté à des conséquences plus désastreuses encore qu'un retour à la puberté, mais je n'envie pas non plus sa situation.


"Tu viens d'achever de me persuader de ne jamais essayer. De m'en tenir à mes téléportations médiocres, et mes tours de passe-passe d'invisibilité".

"D'invisibilité ?"


Il quitte soudain sa contemplation de la rue et me regarde par-dessus son épaule. Visiblement, si ses frères et soeurs lui ont parlé de moi, ils ne lui ont pas tout dit.


"Oui, je..."


Sa mine est interrogative, presque perturbée : possiblement parce que - à son sujet - nous avons fait le tour de la question. Cette fois, il me sera toutefois plus facile de lui montrer que de lui expliquer. Alors j'attends qu'il baisse le regard, et - quand il le relève - il ne me voit simplement plus : seulement l'empreinte de ma personne, dans le coussin de sa chaise de bureau.


"Qu'est-ce que- PAR LA BARBE DE LORENTZ!"

Je ris doucement, de façon audible même s'il ne me voit pas.

"Tu peux te rendre invisible..."

"Et intangible. Si je veux".


La surprise qui le traverse serait difficile à exprimer avec des mots. Il s'approche rapidement, faisant le tour de la chaise en essayant de percer ce que l'oeil ne peut pas voir. Alors je lui dis, tandis qu'il vérifie que je suis matérielle, et que je repousse son doigt :


"C'est la première manifestation de mon pouvoir qui a eu lieu. Ma mère m'a dit que je le faisais depuis le berceau, ce qui était terrible, pour elle. Elle m'entendait pleurer et ne me trouvait pas, ou tentait de me saisir, et ses doigts passaient au travers de moi".


J'ai conscience, aujourd'hui, de la détresse qui a pu être la sienne, alors qu'elle s'était déjà retrouvée avec ce bébé inattendu. Longtemps, trop longtemps, j'ai délibérément détourné le regard de ce que mes premières années avaient pu être, pour elle. Car à la différence de Reginald Hargreeves, clairement - elle - n'était préparée à rien de tout ça. Je soupire.


"La téléportation... c'est arrivé après. Et ça n'a rien arrangé".


Cinq se calme, il se laisse lentement glisser, assis sur son lit. Et même s'il ne me voit toujours pas, il reste tourné dans la direction où je continue de faire pivoter négligemment la chaise.


"Qu'est-ce que tu sens, quand tu fais ça ?"

Je cherche à nouveau les mots.

"C'est comme... si je laissais mes yeux reposer dans le vague. Tu sais ? Parfois, au lieu de faire le focus, on se détend, et on se laisse voir flou : pour moi, c'est comme ça. Ça n'est pas fatigant. C'est bien plus naturel pour moi que de sauter à travers l'espace, je le sens. Cinq, je suis désolée de ne pas être capable de t'expliquer mieux que ça".

"Non, au contraire".

Il respire à peine.

"Au contraire, c'est très clair, crois-moi".


Il pince la base de son nez, entre ses yeux, pour rassembler ses pensées profondes. Mais il les rouvre bientôt, comme transpercé par la façon dont s'agence l'évidence.


"Quand tu deviens intangible, tu modifies la densité ou la cohésion de ta propre matière. Quand tu deviens invisible, tu changes la manière dont la lumière interagit avec toi : tu absorbes moins, tu dévies ou tu laisses passer les photons".


Je cligne des yeux, comprenant en partie ce qu'il me dit, et je peux presque sentir le frisson qui le remonte, de ses chaussettes à ses cheveux bien peignés.


"Tu es capable de téléporter 'indirectement', parce que tu agis sur la configuration locale des particules et leurs interactions. Tes sauts ne sont qu'une aptitude collatérale de -"

"Eh, Cinq, je suis toujours là".


Je redeviens visible, passant assise en tailleur sur la chaise où je suis toujours perchée. Cinq a un instant oublié que - moi - je n'étais pas bilingue dans la langue compliquée de son hobby préféré, mais il prend de nouveau en compte mon besoin de vulgarisation, et souffle :


"Tu n'es pas un autre moi. Je courbe directement le continuum espace-temps. Toi, tu agis sur la matière et l'énergie".


Je ressens probablement moins ça comme une transcendance que lui, parce que ça ne va pas changer grand-chose à mon quotidien. Mais il ajoute, pensif :


"Il est fort possible que ni toi, ni moi - ni aucun d'entre nous - n'ait encore pleinement découvert toutes ses capacités. Peut-être qu'une seule timeline ne nous suffirait pas pour ça, et encore moins pour découvrir pourquoi et comment nous- Bon sang ! Je dois y aller !"


Il vient d'entrevoir l'heure sur son réveil, et sursaute soudain comme s'il venait de se réveiller.


"Déjà ? Ça fait dix minutes ?"

"Presque. Neuf minutes trente".

"Pas si mal, on était dans les temps".


Je ris doucement tandis qu'il se lève dans l'urgence, sa main vérifiant une dernière fois à sa poche que le petit objet qui s'y trouve y est bien.


"Pas de problème", lui dis-je. "Je vais descendre voir si Klaus a fini par se réveiller. Visiblement, il a eu... une soirée mouvementée".

Il ouvre un gros annuaire des entreprises de The City qui reposait plus loin sur son lit et que je n'avais pas remarqué.

"Si tu as du mal à le bouger, demande à Luther de t'aider".


Il craque l'une des pages du botin qu'il avait cornée, et la fourre dans son autre poche avant de réajuster sa cravate. Je plisse les yeux. Je ne sais pas de quoi il s'agit, mais ça a l'air important.


"Tu as un rendez-vous pro ?"

"En quelque sorte, je vais..."

Un instant, j'ai l'impression qu'il va m'en dire plus sur sa destination, mais il s'arrête, et reconsidère sa réponse.

"Peu importe".


Je ne lui demanderai pas plus de détails : après tout, ce sont ses affaires. Et de toute façon, il est déjà à la fenêtre, en train de passer sur l'escalier extérieur d'évacuation incendie. Je me lève aussi.


"Eh, Cinq", lui dis-je, et il se retourne depuis le bord de la fenêtre. "Klaus a toujours espéré qu'un jour tu ferais ton come-back".


Je vois passer une ombre étrange sous ses sourcils, à ces simples mots. Sous d'autres auspices, notre petit 'échange de bons procédés' de ce matin aurait très certainement illuminé sa journée. Mais à la façon dont il me regarde en retour, je comprends que j'ignore encore beaucoup. Il me sourit malgré tout, puis me dit avec une ironie peinée :


"C'est le comeback du siècle, à n'en point douter".


Et dans un craquement, il disparaît.


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Notes :


Ainsi, les pouvoirs de Cinq et de Rin sont plus différents que ce qu'il semblait. J'espère que vous aurez supporté ses explications physiques, mais surtout apprécié ses efforts exceptionnels de vulgarisation.


Vous aurez sans doute deviné avec quel objet sphérique il jouait dans sa poche : cette scène se déroule en effet entre sa nuit chez Viktor... et sa première tentative pour obtenir des informations à Meritech.


Je crois que le courant n'est pas si mal passé, entre Rin et lui. Et pas seulement parce qu'ils partagent leur besoin irrépressible de café.


Tout commentaire fera ma journée ! ♡

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