Une courbure de l'espace-temps (saison 1)

Chapitre 5 : Une boite incrustée de perles

4141 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 22/11/2025 09:37

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 1, épisode 2, autour de 19:35 (juste après le sermon de Klaus par Pogo au sujet de la boîte qu'il a volée, dans le salon).


Soundtrack suggérée : The Rocky Horror Picture show - Time Warp ; Adam Ant - Goody two shoes.


TW : référence à des usages de drogue et d'alcool, à des overdoses passées.


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Lundi 25 mars 2019, 10:09


Il est difficile de voir au dehors, lorsqu'on marche à travers Hargreeves Mansion, mais les quelques rayons de lumière qui s'infiltrent par les verrières sont déjà ceux du milieu de matinée. Le martèlement a cessé, sur la verrière : la pluie s'est affaiblie pour un moment.


Je ne travaille que cet après-midi, aujourd'hui, et c'est tant mieux, car mon esprit grésille toujours de la conversation que je viens d'avoir avec Cinq. À cause de ses mots compliqués de physique quantique ? Je ne crois pas.


J'avais déjà pressenti que nous n'étions pas si semblables que ce que la surface des choses pouvait laisser penser. En revanche, entendre poser des mots sur ce que je suis me rappelle ce que j'ai éprouvé quand on m'a diagnostiqué une dyslexie, en dernière année d'école primaire. Non pas que ça ait changé quoi que ce soit à mon quotidien, pas vraiment. Mais j'ai pu mettre des mots sur ce qui m'arrivait, comprendre que je n'étais pas défaillante ou de mauvaise volonté, et - d'une certaine façon - au moins nommer ma place dans un monde qui violente celui qui est 'différent'.


Je suis restée différente, à bien des égards, ça ne changera pas non plus aujourd'hui. Mais, à présent, je sais, grâce à Cinq.


Je peux courber la matière et l'énergie.


Le concept d'énergie est abstrait, mais je l'associe maintenant à cette vibration du monde que je ressens parfois. Elle est partout, c'est peut-être la raison pour laquelle je tiens à distance ce sens, comme en fermant les yeux : pour ne pas être dépassée. Malgré tout, elle m'attire, je ne peux pas le nier : surtout celle des gens, des machines, et - parfois - celle qui glisse dans les coins sombres où Klaus voit des fantômes.


La matière est bien plus concrète, omniprésente elle aussi. C'est essentiellement sur ma propre matière que j'agis, peut-être parce que j'ai du mal à la supporter. J'ai le sentiment de n'avoir jamais été à ma place dans mon propre corps, c'est un fait, ma rébellion perpétuelle d'ado est peut-être aussi née de ça. Factuellement, c'est intangible et invisible que je me sens le mieux.


J'ai besoin de digérer tout ça, j'ai besoin d'y repenser. Mais dans l'immédiat, j'ai aussi besoin de me raccrocher au quotidien, même s'il est bordélique. Alors, tandis que je descends le Grand Escalier, je me focalise sur la perspective immédiate d'aller cueillir Klaus à la sortie de sa léthargie.


Je ne me demande même pas vraiment de quoi a été faite sa nuit. Quand il va mal, il se retrouve toujours entraîné dans les mêmes spirales de gnole tiède, de substances de mauvaise qualité vendues sur un coin de lavabo, de mauvaises et éphémères rencontres le jetant ensuite comme un mouchoir usagé. Le pire est sans doute qu'il ne s'en indigne plus. Pour lui, c'est du silence rapide, et une porte de sortie lui faisant oublier qui il est. En comparaison, regarder un film avec moi ne l'empêche pas de penser.


Je descends encore quelques marches, le bois ciré ne craquant même pas sous mes bottes. Je relève la tête. Et tandis que j'approche du carrelage vintage du hall, j'entrevois une silhouette ramassée et claudicante que je reconnais immédiatement. Pogo. Bon sang. Comment peut-on être aussi british et chimpanzé à la fois ?


"Bonjour", lui dis-je avec toute la politesse et le respect que l'ancienne punk que je suis est capable de mobiliser.

"Bonjour à vous. Comment a été cette seconde nuit ?"

"Meilleure que la précédente, je vous remercie..."


Il est cordial, mais je sens immédiatement que quelque chose cloche. À son regard distant, à la façon dont ses mains noueuses sont crispées sur sa canne. Ses traits simiens sont tirés dans une expression soucieuse, mêlée à un mécontentement retenu.


"Est-ce que tout va bien ?"


Il s’avance d’un pas en direction du couloir, sa canne tapotant le sol un peu sèchement. Quelque chose est manifestement arrivé. Quelque chose d'assez fâcheux pour faire vaciller son stoïcisme, alors qu'il a vécu trois décennies de chaos auprès des jeunes Hargreeves. Et il marmonne, presque pour lui :


"Quelque chose a disparu. Quelque chose de précieux".

Je fronce les sourcils.

"Un objet de valeur ?"


Rien qu'à la crispation de ses rides de vieux singe, je devine qu'il ne s'agit pas d'un simple bibelot. Alors je m'arrête, je regarde brièvement en direction du salon où j'entends des mains avides farfouiller.


Bien sur, je pense aux petites habitudes de Klaus de piocher dans les biens monnayables de la maison, pour s'adonner à une triste alchimie : celle qui transforme les trésors en billets, puis ceux-ci en liqueurs, en poudres ou en cristaux. Je repense à son état des deux derniers jours, et à ses promesses tremblantes. Il serait très dangereux de trop compter dessus, quand il est en manque, et je crains que ça soit de nouveau en train de se vérifier aujourd'hui.


"Sa valeur marchande n'a que peu d'importance", souffle Pogo, "mais il s'agit d'une pièce de mémoire et de savoir irremplaçable. Si 'quelqu’un' l'avait 'égaré', ce serait... particulièrement fâcheux".


Ses lèvres ridées se pincent, son regard se faisant plus inquiet encore que triste.


"Pour cette Maison, pour ceux qui y ont grandi. Et même pour vous".

"Pour moi ?"


Je ne comprends pas : il m'en dit clairement à la fois trop, et pas assez. Mais il ne me laisse pas le temps de me poser plus de questions et approche de moi sa tête simienne, à la fois pleine de gentillesse et de sévérité.


"Ce n'est peut-être pas trop tard, malgré tout. Si cet objet était restitué, s'il retournait sur le bureau de maître Hargreeves... alors rien ne serait perdu".


Il me scrute au travers de ses petites lunettes, longuement, comme s’il cherchait dans mes yeux une réponse. Sans accusation, non, juste avec l'espérance fragile que je puisse savoir quelque chose, ce qui n'est malheureusement pas le cas. Mais il vient de parler à Klaus - il revient manifestement du salon - et nous savons tous les deux quelle est l'option la plus probable, dans ce mystère qui n'en est pas un.


"Si j'entends parler de quoi que ce soit", lui dis-je en restant aussi allusive que lui, "je vous le ferai savoir".


Le silence tombe, seulement troublé par quelques gouttes éparses sur la verrière. Puis à la douleur de ses rhumatismes, il s'en va appeler l'ascenseur antique, pour redescendre à ses appartements.


"Que la journée vous soit clémente", me dit-il, fatigué.

Et en clignant des yeux, tandis qu'il disparait vers les entrailles de la Maison, je murmure :

"Pour vous aussi".


Je reste un moment dans le hall, immobile au milieu des arcs-boutants de bois. Ce qui vient de se passer a au moins eu le mérite de chasser d'un coup tous mes questionnements existentiels relatifs à la matière et à l'énergie. En quoi ce qui a été volé ici me concernerait-il, moi aussi ? Mais je tourne de nouveau vivement mon attention vers le salon, car un nouveau bruit de métal et de verre entrechoqués me parvient. Alors j'enfonce mes mains dans les poches de mon jean, et je traverse les quelques mètres de carrelage qui me séparent de l'encadrement de la porte du grand salon.


Klaus est bel et bien debout, à présent, marchant en long et en large sur les tapis et fouillant çà et là. Il ne m'a pas vue, mais moi je le vois un peu trop bien, sa silhouette osseuse s'étirant dans ce slip léopard arc-en-ciel.


Au niveau des bibliothèques chargées de grimoires, de bibelots et de photos, il s'arrête et peste contre l'invisible, possiblement Ben. Oh, je pense que son frère désapprouve fortement qu'il soit déjà en train de chercher son prochain loot à mettre en gage, alors qu'il vient juste de se faire pincer. Et moi aussi. Alors, je croise les bras, puis je me racle la gorge en laissant le sarcasme monter.


"Alors ? Qu'est-il arrivé à notre soirée Rocky Horror Picture Show, finalement ?"

Il sursaute comme un chat que je viendrais d'arroser, une main sur son sternum et ses cheveux dans tous les sens.

"Oh, Rinny. Tu m'as fichu la frousse, j'étais en pleine... médiation kinétique".


Son réflexe premier est de vérifier s'il est 'complètement' à poil ou pas, et - très franchement - je n'arrive pas à savoir si c'est attentionné ou navrant, étant donné son passif à ce sujet. Mais il toussote et improvise :


"Écoute, tout était prêt, je le jure sur la tête de Tim Curry : cassette enfoncée dans le magnéto, ambiance aussi feutrée qu'une salle de vidéo-surveillance le permette - et bam ! - la bande s'est coincée. Un putsch analogique : impensable, hein ? J'ai tenté de bricoler - Ben n'a été d'aucune aide, d'ailleurs - et je me suis pris le jus. J'ai cru voir les spots discos au bout du tunnel, j'en tremble encore, alors je me suis allongé cinq minutes. Qui sont devenues une nuit".


Je lève un sourcil, sceptique, et j'entre en gardant mes bras croisés, mes pas étouffés par le feutre des tapis.


"Tu as mis du léopard multicolore pour l'éloge funèbre..."

Il se regarde lui-même, assez fier de son choix de motif.

"Tu sais, c'est important, ton choix de sous-vêtements. Parce que ça ajoute des couleurs à ta journée, même s'il n'y a que toi qui sait".


Un cours de développement personnel est vraiment la dernière chose qu'il me faille, là, maintenant, et je relève le menton.


"Bien sûr. Et j'imagine que le premier réflexe quand on meurt électrocuté, c'est de se déshabiller".

"Tout à fait. Protocole de premiers secours : retirer tout ce qui peut entraver la respiration. Ben peut témoigner, n'est-ce pas, Benarino ?"


Il sait très bien que je ne peux ni voir ni entendre Ben, pas au-delà de cette vibration dans l'énergie. Mais rien qu'à son expression irritée, je devine que son frère vient de claquer un commentaire bien senti au sujet de son pathétique alibi.


"Traître", grince-t-il entre ses dents, et moi je le fixe, dans un silence qui pèse bien plus qu'une remontrance.


Il s'assoit nerveusement en tripotant l’élastique de son slip, ses yeux glissant partout sauf sur moi. Il a l'air à la fois épuisé et agité : je parie qu'il ne se rappelle même pas de ce qu'il a pris. Il schlingue la gnôle et je ne veux pas savoir quoi d'autre, ses fringues en tas sur le sol. Mais il déteste me mentir, même quand c'est plus fort que lui, et la culpabilité fait déjà son boulot : il craque et se ratatine.


"La vérité, Rinny..."

Il soupire. Et j'attends.

"C'est que j'avais réussi à m'incruster dans la voiture de Diego. Je l'avais convaincu d'acheter à bouffer et de me laisser au vidéoclub. Et puis, évidemment, la radio de la police a grésillé une alerte, et il m’a jeté à un arrêt de bus comme un sac de linge sale oublié".

"Quel arrêt de bus ?"


Il passe une main fatiguée sur ses yeux.


"Aucune idée, quelque part près du port. En face d'un club de dockers. J'ai claqué le fric que j'avais durement gagné : en trois shots et un petit sachet. J'ai fini à danser avec deux inconnus très tatoués, très tactiles, très ouverts d'esprit. Je crois que j'ai fait du stop en camion-poubelle pour rentrer... Et je ne me rappelle même pas du trajet final jusqu'au canapé".

Il a l'air abattu, maintenant, et il frotte son visage à deux mains.

"La voilà, ma soirée 'Boozy Error Dockside Show', Rinny.".


Je pense que cette fois, il n'a fait que transformer ou omettre des détails à la marge de sa version. Et il finit par relever des yeux sincères.


"La journée m'a lessivé, tu sais. La pluie, les cendres, les discours, Luther qui nous a suspectés d'avoir assassiné Papa, à cause du monocle disparu, Cinq qui a été recraché par son TARDIS..."


C'est agaçant, quand il se trouve ses propres circonstances atténuantes. Et elles sont pertinentes, en plus.


"Klaus", lui dis-je, ma voix plus sèche que je ne le voudrais, "j'ai l'habitude que tu me poses des lapins. Ça fait dix ans que je ne table plus sur le fait que tu te pointes à l'heure, voire que tu te pointes tout court. Mais cette fois..."

Je souffle par le nez.

"Je suis venue ici parce que tu me l'as demandé, en laissant Granny toute seule à l'appart. Tout ça pour quoi ? Me retrouver en tête à tête avec tes frères et soeurs pendant que tu vis tes fantaisies portuaires à la Jean-Paul Gaultier ? Si c’était pour me faire ce genre de plans, franchement, il valait mieux ne pas m’appeler."


Il en tremble. Klaus est à géométrie variable : parfois, il a l'air de culminer dans les nuages, et d'autres fois, il se rend minuscule, surtout quand il est penaud. Il baisse les yeux.


"Les fantômes se remettaient déjà à hurler. Et je ne voulais pas que tu me ramasses encore à la petite cuillère, comme la nuit d'avant. Tu as assez donné".


Je rêve, ou il est en train de me dire qu'il est allé se fracasser dans le but de me ménager ? Je décroise finalement mes bras. Il est fort, très fort, mais il a aussi besoin d'entendre certaines choses, parfois.


"Je sais comme tes pulsions sont rudes quand t’es en manque : tu sais que je ne te juge jamais. Mais j’ai aussi une très bonne idée de l’origine du fric que t’as claqué en shots et en meth, hier soir, et vu la tête de Pogo quand je l’ai croisé dans le hall, t'as fait une vraie connerie".


Il relève ses genoux sur le canapé, et les serre contre lui, un peu agacé que le sujet revienne déjà sur le tapis.


"Je... je ne vois pas du tout de quoi il veut parler".

"Arrête de mentir, putain, tu fais toujours ça quand tu as peur des conséquences, et ça me rend dingue".


Je le perce toujours à jour, ne serait-ce qu'à la façon dont il plisse les yeux quand il est fautif, et il n'essaye pas d'aller plus loin, cette fois.


"Okay, okay".

Il s'avachit complètement sur le canapé, d'une façon théâtrale qui m'aurait peut-être fait sourire, en d'autres circonstances.

"J'ai trouvé cette boîte dans le bureau de Papa".

"Une boîte ?"

Il soulève ses épaules nues.

"Une boîte, une foutue boîte. En marqueterie dorée, incrustée de perles moches. De cette taille, environ".


Il tente de capter mon regard, et comme je ne dis rien, il écarte ses paumes 'Hello' et 'Goodbye'.


"Elle me suppliait, tu comprends ? De ne pas moisir sur une étagère comme toutes les autres reliques de Papa. Elle voulait une nouvelle vie, après sa mort, alors j'ai ouvert sa cage : je l’ai libérée. Je l'ai laissée au prêteur sur gages Top Shelf. Je me rattraperai, pour les gaufres. D'ailleurs, tu n'as pas vingt dollars ? L'argent ça file si vite".


Je l'ignore. S'il savait comme les gaufres me sont égales : c'est même le cadet de mes soucis, à présent.


"Cette boîte était inestimable, visiblement".

Il secoue la tête.

"Non, non... Pogo m'a assez sermonné avec ça : ce n'était pas la boite qui était importante, c'était son contenu".

"Qu'est-ce qu'il y avait dedans ?"


À cette question, il bouge sa tête de gauche à droite sur le coussin, comme si j'étais en train de le torturer avec mes questions.


"C'était des papiers, juste des papiers, et un gros carnet de notes poussiéreux".

"Et tu en as fait quoi ?"

"Ce que j'en ai fait ? Ce que toute personne sensée aurait fait ! Je les ai balancés ! C'était des notes illisibles : personne n'aurait regretté ces machins !"


Je n'ai pas idée de la teneur de ces écrits, mais la logique me dit que - pour qu'ils aient été rangés dans une boîte luxueuse et qu'ils mettent Pogo sens dessus-dessous - c'est qu'ils n'étaient pas les listes de courses de Reginald Hargreeves. Et peut-être que le fait qu'elles me concernaient aussi d'une façon ou d'une autre contribue à faire grandir cette colère au fond de moi.


"Tu les as jetées ? Où ? Pogo a dit que si elles revenaient d'elles-mêmes dans le bureau de ton père, alors l'incident serait clos".

"J'm'en souviens pas, Rinny, pitié, j'ai mal à la tête... ma mémoire est un gruyère dont il ne reste que les trous".


S'il croît que je vais lâcher, il se trompe.


"Quand tu es parti pour aller la vendre, tu es sorti par où ?"

"Par la ruelle derrière la maison. Tu sais très bien que je préfère la porte arrière".


Je le pince, je n'ai pas besoin de ses allusions peu subtiles, et il couine.


"Je l'ai possiblement envoyé dans le conteneur à ordures de la maison. Oh, et toi, FERME-LA !"


Il fait un geste brusque, en apparence pour faire taire la lampe à pied. Une fois de plus, je sais que ce n'est pas à moi qu'il vient de jeter cette parole : c'est à Ben. Et je croise les bras.


"Non. Non, vas-y. Laisse parler la lampe. Parce que je ne sais pas ce qu'elle dit, mais je pense être parfaitement d'accord, encore une fois".


L'expression de Klaus se durcit. Il déteste lorsque je me ligue avec Ben, alors que nous n'évoluons même pas sur le même plan. Et il boude, son irritation grandissant à chaque mot inaudible de feu son frère.


"J'ai compris ! J'ai compris qu'il fallait retrouver ce foutu carnet moisi ! Mais Ben, c'est facile de donner des leçons de vie quand on est mort. Et Rinny, tu es mal placée pour me sermonner au sujet de mes menus larcins. Rappelle-moi : qui a passé son temps à s'introduire partout pour des petits boulots encore moins nets ? En tirant avantage de ses 'petites aptitudes', qui plus est ?"


Je me renferme immédiatement. Klaus sait très bien ce que ça me fait d'entendre ça après tous les efforts que j'ai faits pour laisser mon ancienne vie derrière moi, mais il vient quand même de me jeter ça au visage, et je proteste :


"C'était il y a dix ans ! Dix ans que j'ai arrêté !"


Ça y est, je suis franchement en colère. Putain. Il est rarissime que je lève la voix sur Klaus : c'est même une chose qui n'arrive pour ainsi dire jamais. Mais aujourd'hui, peut-être pour tout ce qui s'est déjà passé alors qu'il n'est pas 11h du matin, je m'emporte, et pointe un doigt rageur dans sa direction.


"Pas comme toi, Klaus, qui n'arrête RIEN DU TOUT !"


Il sursaute comme si j'allais me téléporter sur lui pour le frapper. Quel con. Jamais - jamais - je n'ai levé la main sur lui. Non, je ramasse juste ses fringues nauséabondes pour les jeter sur ses genoux.


"Tu as raison", souffle-t-il amèrement, ses mains serrant le tissu contre lui. "Toi, tu as avancé, et moi je suis toujours coincé dans mes putains de cercles vicieux. Toujours les mêmes erreurs. Toujours à décevoir tout le monde, même toi".


Je me tais, toute ma matière irradiant pratiquement autour de moi. Mais j'arrête de crier. Crier sur Klaus est toujours totalement vain, et ne fait que réveiller en lui des traumas que je ne souhaite pas agiter.


"Je sais ce que je suis, Rinny", murmure-t-il. "Rien d'autre qu'une catastrophe en slip chatoyant".

Il serre ses paupières et rit d'un gloussement triste, comme un sanglot, qui retombe en une expression d'immense peine.

"T'aurais dû me laisser crever dans mes squats, toutes les fois où tu ne l'as pas fait".


Un frisson d'indignation plus grand encore remonte immédiatement le long de mon dos.


"Arrête. Arrête ça tout de suite".

"Je te jure, Rinny, tu serais mieux si-"

"Tais toi. Tu balances ça comme une punchline, mais tu n'as aucune idée de ce que c'est que de le vivre pour de bon".


Putain. Je ne supporte pas qu'il se dévalue, et encore moins qu'il laisse entendre qu'il vaudrait mieux qu'il soit mort. Non. Il ne sait pas ce que c'est que de le trouver immobile et froid, de se demander s'il respire encore ou pas. Alors je serre les poings contre mes cuisses.


"Que tu sois en vie n'est pas un problème, c'est au contraire un putain de miracle, que tu essayes en continu de dénigrer. Alors merde, vraiment, tais-toi".


Mon ton est rude : mon tempérament est largement pire que le sien, depuis toujours, tout comme mon impulsivité. Malgré tout, cette rarissime dispute m'affecte, alors il lâche :


"Je me tais".


Il joue un moment avec la fourrure de son manteau. Je sais qu'il regrette, mais certaines de ses pulsions sont plus fortes que lui, et il me le prouve à nouveau, car il ajoute :


"Et pour les vingt dollars ?"


Moi aussi je suis épuisée, et la goutte d'eau vient de faire déborder le vase, je crois. Je n'ai même plus la force de crier, vraiment, alors je lui dis :


"Tu veux du fric ? Gagne-le. Et tu sais quoi ? C'est fini, les funérailles, maintenant. Un dernier café - puisque j'en ai racheté à mes frais - et ce soir après le taf, je peux rentrer chez moi, non ?"


Ses épaules s'effondrent, son expression plus peinée que jamais et ses mains molles sur ses vêtements puants. Il ne peut pas me retenir, il sait que personne ne l'a jamais pu, ne serait-ce que parce que même les murs n'ont jamais suffi à m'enfermer. Il reste silencieux, et je fais un pas vers la porte, ma gorge serrée.


"Si tu as balancé ce foutu carnet dans l'un des conteneurs, il y a des chances pour qu'il y soit encore : tu auras de la chance si le camion-poubelle n'est pas passé. Ben, assure-toi que ce crétin va bien fouiller. Et toi, prends une douche après, putain".


Je fais un pas de plus, je le regarde une dernière fois. Et avant de disparaître là où je pourrai l'oublier un peu, je l'entends dire dans un soupir tremblant :


"Ne dramatise pas, Benny-boy. Au moins, j'ai pas cramé la maison".


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Notes :


Si vous avez lu le préquel, vous saurez certainement qu'il est rarissime que Klaus et Rin échangent des mots aussi dur, et que les circonstances sont particulièrement épuisantes. Toutefois, je ne peux m'empêcher de penser que Rin a raison quand elle songe avoir plus mauvais caractère que Klaus. Qu'en pensez-vous ?


Klaus va prendre Rin au mot. Il va se faire 'embaucher' par Cinq.


Sa dernière phrase est assez ironique, compte tenu de ce qui arrivera à Hargreeves Mansion au moment de l'Apocalypse. Non, Klaus n'a pas détruit la maison, cette fois-ci... mais la chaîne des événements enclenchés par son petit 'méfait' pourrait bien y conduire malgré tout.


A demi-mots, Klaus fait allusion à un passé de Rin pour le moins mouvementé, faisant écho aux "conneries" du passé, qu'elle avouait déjà à Allison, dans le chapitre 2. Bientôt, vous en saurez plus à ce sujet. Et pourquoi Pogo a-t-il laissé entendre que ce carnet de notes perdu pouvait la concerner, elle aussi ? Serait-elle moins spectatrice, dans tout ça, qu'il y paraissait ?


Tout commentaire fera ma journée ! ♡

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