Une courbure de l'espace-temps (saison 1)

Chapitre 6 : Pénible au possible

4329 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 29/11/2025 09:51

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 1, épisode 2, autour de 32:25 (après la discussion entre Viktor et Allison).


TW : Référence à des usages de drogue et d'alcool, délits, anxiété, TSPT, allusion à de la maltraitance infantile.


Note additionnelle : je ferai toujours référence au personnage d'Eliott Page en tant que Viktor, même en écrivant autour de la saison 1.


Soundtrack suggérée : Nine Inch Nails - Hurt ; Jeff Russo - Vanjas Orchestra.


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Lundi 25 mars 2019, 10:51


J'ai essayé de me calmer dans la chambre prêtée par Diego, mais mon esprit est une tempête. L'eau fraîche du lavabo n'y a rien fait non plus, peut-être parce que cette salle de bain est littéralement le royaume de Klaus. Sur le bord de la baignoire, trainent ses sels de bain à la lavande, son walkman, et son paquet de 'chocolat' entrelacé d'herbes dont nous tairons le nom. Tout me ramène à lui, dans cette maison : il me fera du bien d'aller bosser.


Mais - pour de bon - j'ai besoin d'un café.


À présent dans le Salon des Enfants, je laisse mes yeux flotter à la surface du nectar noir de mon mug. La mousse fine s'agrippe à la paroi, reflétant les tons ocres des journaux plaqués sur les vitres. Certaines bulles éclatent, comme de minuscules galaxies qui meurent en un instant. Cette pièce est devenue mon refuge, parce que j'y trouve cette paix. Mais ironiquement, c'est aussi l'endroit où j'ai le plus de risques de tomber sur quelqu'un.


Soudain, un bruit feutré me tire de ma contemplation, en provenance du couloir : une porte qui se referme, des pas hésitants sur le carrelage ébréché. Je me raidis sur ma chaise, essayant de regagner une contenance et de cacher le tumulte de mes émotions, mais il entre déjà. Et je devine immédiatement qui il est.


Sa silhouette est mince, dans sa veste en cuir trop large, ses épaules sont tassées, comme s'il cherchait à se rendre plus petit qu'il n'est déjà. Il a ce genre de visage qui semble s’excuser d’exister, et pourtant, il dégage une douceur désarmante. Ses cheveux sombres sont attachés et son regard est fuyant, mais Viktor - que je n'avais encore jamais rencontré - me détaille à sa façon depuis l'entrée du Salon des Enfants.


"Je... je ne te dérange pas ?"

Je cligne des yeux, même s'il n'exprime aucune surprise en me trouvant là.

"Pas du tout. J'ai fait du café, si tu veux. Et en fait, tu es chez toi".


C'est factuellement vrai, même s'il me donne cette impression étrange de s'attendre à en être chassé à tout instant. Ceci s'aligne avec ce que je sais de lui : à savoir qu'il n'a pas de pouvoir, et que Reginald Hargreeves l'a beaucoup tenu à l'écart de sa fratrie, pour cette raison.


Nous nous fixons : lui, élevé ici, mais finalement dénué du caractère 'extraordinaire' qui avait initialement motivé son adoption. Et moi, qui ai grandi dans le quartier de West Argyle, mais qui possède des aptitudes hors norme dont il aura entendu parler, je le sais.


"Je suis Rin...", lui dis-je, et il acquiesce.

"Je sais. Ça me fait plaisir de te rencontrer".


Il me soulage de l'entendre dire ça, mais je devine que Viktor est de toute façon habitué à ne pas faire de vagues. À garder bonne figure, et à afficher un sourire ténu, même lorsqu'il est troublé ou mal à l'aise, au fond. Il marche jusqu'au meuble sur lequel est posée la chaîne hi-fi vintage, près de la trouée donnant sur l'escalier, et il se penche pour ouvrir un placard poussiéreux.


Il y a là de nombreux livrets de partitions, certains emballés dans du plastique âgé de plus de vingt ans qui craque sous ses doigts. Des reliques de son apprentissage du violon, je le devine. Il en tire plusieurs ensembles de partitions d'apprentissage, qu'il trie, pour n'en garder qu'un.


"Tu enseignes à des enfants ?"


Ma question est peut-être candide : je ne connais rien au monde des musiciens classiques, mon univers à moi est celui des sons punks et du rock assourdissant.


"J'ai un nouvel élève qui commence cette semaine, et cette maison renferme encore quelques trésors que je n'avais jamais pris la peine de récupérer. Des pièces tristes comme la pluie, factuellement, mais... très pédagogiques, et relaxantes".


Je me demande s'il avait remarqué, dans le temps, le bien que la musique fait à Klaus. Peut-être que c'est pareil pour lui, comme pour beaucoup de gens, d'ailleurs : comme le café ou les autres substances psychoactives, la musique agit directement sur nos systèmes nerveux.


Je sens en tout cas qu'il est ouvert à la discussion. Je le perçois comme quelqu'un que la vie a rendu réservé, avec des aptitudes sociales correctes mais possiblement dégradées par une forme de solitude. Les gens m'intéressent, toujours, alors je lui dis :


"Klaus m'a dit que tu jouais aussi dans un orchestre ?"

"Il a dit ça ? Il t'a parlé de moi ?"


Il me regarde rapidement par-dessus son épaule tandis qu'il referme le placard : un peu surpris par cet état de fait. Klaus parle rarement de sa fratrie, mais - oui - il lui arrive de mentionner Viktor, au même titre que les autres. Je soulève une épaule, mes doigts sur la anse du mug. Je suis encore agacée à chaque fois que je prononce son nom.


"Parfois, oui. Tu sais comme il est, il n'est pas toujours capable de s'étendre sur le passé. Sur le présent non plus, d'ailleurs. Mais parfois, un truc sort de nulle part, au moment où tu t'y attends le moins. Je pense qu'il admire ton talent pour la musique. Il dit que tu as un don".


Un don que Viktor a travaillé dur pour obtenir, à la différence de ses frères et soeurs. Et qui n'a - je crois - malgré tout jamais suffi à le rendre 'extraordinaire' aux yeux de leur père.


"Je ne suis que troisième pupitre. Et parfois entre le violon et moi, c'est une relation d'amour-haine. Mais ça me touche qu'il ait dit ça".

"Toi, tu aurais envie de gravir les échelons ?"


Mes mots lui font à la fois du bien et de la peine, et il reste nimbé de cette forme de lenteur mélancolique, qui me fait même me demander s'il n'est pas sous médicaments.


"Je ne sais pas. C'est un monde de compétition et de carriérisme sans foi ni loi, par-delà les apparences élégantes. Moi je ne suis pas taillé pour ce genre de combats. Et je ne sais pas si au fond j'en ai envie".


Même si je ne le connais que depuis quelques instants, Viktor me rappelle Klaus, par certains côtés : une bonne âme passablement bousillée, essayant de se protéger derrière des murailles, dont certaines chimiques. Je ne peux pas m'empêcher d'en vouloir à Reginald Hargreeves. Maintenant que l'éloge funèbre est passé, je me sens de nouveau autorisée à en penser ce que je veux.


Viktor marche jusqu'à la machine à café, où il se sert un fond de mug, puis il vient s'asseoir en face de moi.


"Tu es musicienne ?"

Je secoue la tête, en toute honnêteté.

"Pas du tout. Mon univers musical, c’est du punk et du métal qui tabassent, genre Ramones ou Black Sabbath. Le plus 'mélodieux' que j’écoute, c’est probablement Metallica. Je chante de temps en temps, mais il n'y a que Klaus et mon rideau de douche qui aient déjà entendu".


Nous rions doucement, Viktor et moi, et je lui demande :


"Et toi, je sais que... tu écris ?"


De son ouvrage paru récemment dans une maison d'édition locale de The City, je n'ai rien lu de plus que la quatrième de couverture, à la librairie. Je sais qu'il y raconte leur enfance, leur adolescence, avec de nombreux souvenirs et des récits de tranches de vie. Je devine que c'est éclairant et critique sur la façon dont ils ont été adoptés et élevés, et sur lui, mis à l'écart pour sa 'banalité'.


"Oui. Écrire ce livre, c’était une façon d'essayer de comprendre ce qu'on a vécu ici. Ça n’a pas plu à tout le monde, visiblement, et heureusement - peut-être - que Papa ne l'a jamais ouvert, même si je le lui ai envoyé".


À la réaction de Diego l'autre jour, j'ai senti qu'il n'avait pas apprécié que ce passé et ces souffrances soient exposés ainsi. Je devine que Viktor ne leur a pas demandé leur assentiment, avant de publier ça, et je comprends en partie leur rancoeur à ce sujet. Peut-être est-ce l'une des raisons qui font que Viktor n'a pas l'air de se sentir le bienvenu ici.


"J'avais besoin de sortir tout ça de ma tête", dit-il. "De ma poitrine. De tout mon être, je crois".


Je le regarde, dans une comparaison silencieuse avec les mots de détresse que Klaus a écrits sur les murs de sa chambre. Oui, tous les Hargreeves - même Viktor - ont possiblement ressenti ce besoin de vider leur âme de toutes leurs turpitudes, à un moment donné de leur vie. Viktor, en revanche, est le seul à avoir donné à sa démarche une dimension publique. Alors je demande :


"Est-ce que ça a eu l'effet escompté ? Est-ce que ça t'a libéré ?"

Il soupire, et je sens tout de suite que la réponse est non, tandis qu'il murmure :

"Parfois, j'ai l'impression que oui. Et d'autres fois, je regrette, et je me dis que certaines boites auraient peut-être mieux fait de rester fermées".


Je repense malgré moi à celle - ornée de perles - que Klaus a justement ouverte, et dont il a jeté le contenu pour la vendre. De nouveau, mes traits se tirent, et Viktor m'observe, à la façon discrète qui est la sienne.


"Tu as l'air d'être épuisée", me dit-il gentiment. "Et ça ne fait qu'un jour et demi que tu dors dans cette foutue maison".

Ce n'est pas une question : c'est une observation, et je soupire lourdement.

"Tu n'as pas idée".


Je n'ai pas besoin de lui dire que son oiseau rare de frère m'a sérieusement irritée, ce matin, et il ne demandera pas de détail de ce genre. A la place, il boit un peu de café, et me demande tranquillement :


"Comment vous vous êtes connus, Klaus et toi ?"


Aucun des Hargreeves ne m'a encore demandé ça. En réalité, même Granny l'ignore, ce qui est probablement tant mieux, étant donné que sa simple existence lui fait déjà brandir son couteau à éplucher. Je prends une inspiration. Comment j'ai rencontré Klaus...


"Ça dépend", dis-je. "Il y a la rencontre dont il se souvient... et celle dont il ne se souvient pas".


Pour être honnête, je ne discuterai pas ici de la seconde. Viktor fronce imperceptiblement les sourcils, se demandant ce que je veux dire, mais il ne me pousse pas hors de ma zone de confort, et me laisse lui donner la seule version qui compte de toute façon vraiment :


"On s'est rencontrés en garde à vue."

"En garde à vue ?"


Viktor vient de répéter ceci, un peu trop fort pour quelqu’un qui parle d’ordinaire si bas. J'imagine qu'il ne s'était pas fait d'illusion sur les fréquentations de Klaus. J'espère juste qu'il ne sera pas trop déçu à mon sujet, car les choses commençaient plutôt bien. Il s'appuie contre le dossier de sa chaise, un peu mal à l'aise, alors je tente de lui expliquer.


"Aujourd'hui, j'ai un boulot fixe et réglo, je te le promets. Dans une quincaillerie de quartier. J'ai laissé cette vie derrière moi depuis longtemps. Mais il y a dix ans..."


Ni lui, ni moi ne buvons plus.


"Je mettais mes pouvoirs de 'disparition' au service de gens qui me payaient, et qui avaient besoin que certaines portes s'ouvrent sans clés. Que certaines alarmes ne sonnent pas. Je n'ai rien fait qui soit digne de remplir les journaux : quoique, certaines affaires politiques ou industrielles sont allées assez loin. Mais c'était suffisamment risqué pour que je me fasse pincer et embarquer plusieurs fois".


Viktor n'a pas relevé les yeux. Sans aucun doute, il se rend compte que pendant ces années, j'ai été 'de l'autre côté', par rapport à l'Umbrella Academy, qui coffrait les malfrats. Et je passe une main sur ma joue.


"Je ne sais même plus ce que j'avais volé ce jour-là, ni où j'avais été prise. Peut-être une histoire de brevets, pour une compagnie de sodas. Je sais ce que tu vas dire : je peux me dématérialiser et passer au travers des grilles, invisible, ou bien me téléporter. Mais non. La garde à vue, c'est le seul endroit dont je ne m'échappe pas : ça ne fait qu'empirer les choses. Et ce jour-là... il était là. Dans la cellule d'à côté".

"Vous aviez dix-neuf ans ?"


Il ne lui est pas difficile de faire le calcul, et je souris. Putain. Je n'en veux déjà plus à Klaus pour ce qu'il m'a fait aujourd'hui.


"Oui. Il était défoncé et bavard. Avec une forme de tristesse que je ne savais pas analyser. On s'y est recroisés. Plusieurs fois. Au bout d'un moment, je pense qu'on faisait exprès de se faire coffrer. Et puis il a fini par soudoyer l'officier pour avoir mon adresse".

"Et dix ans après, tu es ici à prendre un café avec moi".


Depuis que je suis arrivée à Hargreeves Mansion, Viktor est le premier à ne pas s'étonner que je sois encore dans le paysage de son frère. A ne pas exprimer que - ordinairement - personne ne supporte très longtemps son chaos, ses descentes aux enfers, ses syndromes de sevrage où ses ténèbres intérieures finissent par s'exprimer physiquement. Mais le voir uniquement comme un junkie, c'est ignorer la bonté et la beauté de son âme, que lui-même sous-estime, en grande partie.


"Peut-être parce que je ne cherche pas à le réparer, et lui, à l'inverse non plus. Mais certains jours comme aujourd'hui, je me dis quand même que j'aurais mieux fait de prendre un chat".


Malgré tout, je me sens calme, à présent, et Viktor relève vers moi son regard brun réservé mais intelligent.


"Est-ce que c'est toi, qui lui rend visite en désintox ?"


Oh. Alors il sait ça. C'est peut-être même dans son livre, qui sait, mais ça ne me dérange pas qu'il soit au courant. Oui, c'est vrai, même si ça cache une réalité plus triste encore qu'il y paraît.


"Quand sa phase de silence de détox est terminée, oui. Lakeshore Hills est loin d'être l'endroit que je préfère au monde, mais il m'a désignée comme 'représentante des proches', il y a bien sept ou huit ans".


Et aucun des Hargreeves.


"Parfois, je ne sais même pas qu'il y a été envoyé : cette fois-ci, par exemple. Certaines cures lui sont imposées par décision de justice, d’autres après une overdose. Parfois, je suis appelée par le Dr Milligan pour son suivi, comme quand il a été diagnostiqué".

"Il a de la chance d'être tombé sur toi".


Viktor garde le silence un long moment. Je crois d’abord qu’il n’osera pas, mais sa voix finit par franchir la distance de la largeur de la table entre nous.


"Si tu penses que tu peux me le dire..."

Il hésite encore une fois, peut-être car cette question fait écho à quelque chose de personnel, pour lui.

"Qu’est-ce qu’on lui a diagnostiqué ?"


Je ne touche plus à mon café. Je fais seulement glisser mon doigt sur le bord de la tasse, me demandant s’il est juste que j’en parle à la place de Klaus. Le fait est que je ne suis pas certaine qu’il se rappelle lui-même de ce jour-là, ni que ce jargon médical ait changé quoi que ce soit à sa vie. Et je crois que Viktor lui veut tout sauf du mal, et qu’il ne s’en servira pas pour un autre bouquin.


"Est-ce que le terme TSPT chronique te dit quelque chose ?"

Viktor relève la tête, puis il acquiesce lentement.

"Oui... c’est un trouble de stress post-traumatique, n'est-ce pas ?"


J'hoche la tête. Peut-être qu'il n'y a pas besoin d'une longue explication, car même s'il ne l'a pas vu depuis dix ans, Viktor sait comment Klaus était déjà. Ses évitements, ses souvenirs intrusifs, ses absences. Cette agitation nerveuse qui masque mal sa douleur, cette fragilité qu’il planque sous des couches d’humour, de fausses fourrures et de parfums entêtants. Je frotte mes paupières, fatiguée.


"Je ne sais pas tout. Mais il est évident qu’une part de ce qui lui a fait du mal, il n’a pas d’autre choix que de la revivre, encore et encore. Les fantômes ne se taisent jamais, et les souvenirs non plus. Même avec tout ce qu’il prend pour s'abrutir et les réduire au silence". 


Viktor vient de m'écouter sans bouger du tout, sous son expression sérieuse et peinée. Je ne suis pas certaine de lui apprendre grand-chose, mais je vois bien que de l'entendre dire par quelqu'un d'extérieur à la famille cogne dur.


"Je..."

Il hésite, mais il finit par décider de parler.

"Je ne sais pas tout non plus. Aucun de nous ne savait vraiment ce dont les 'entraînements spéciaux' de Papa étaient faits, mais... peut-être que tu devrais savoir quelque chose".


Je fronce les sourcils, car je vois sa respiration s'accélérer un peu. Mon attention est sur lui, comme une corde tendue : je sais qu'il y a énormément de choses que j'ignore du passe de Klaus, même si des bribes me sont parfois parvenues, de façon décousue. Parfois, cependant, j'aimerais être en mesure de mieux le comprendre, même sans réellement avoir plus de levier pour l'aider que ce que j'ai déjà.


Viktor garde le silence un moment encore, cherchant visiblement ses mots dans la lumière orangée du matin. Et puis il essaye.


"Il l'emmenait parfois. Juste après leurs entraînements collectifs, et la nuit, le plus souvent. Sans prévenir personne".

"Juste lui ?"

Viktor acquiesce.

"Il ne le ramenait que plusieurs heures plus tard. Parfois il y restait des jours entiers, et quand il revenait enfin... Il ne supportait plus qu'aucune porte soit fermée, pas même celle de sa chambre, ou des wc. Même ses chaussures et ses vêtements semblaient l'étouffer".


Mon estomac se tord un peu. Ce n'est plus à ce point, mais je reconnais tout ce que me dit Viktor, dans le Klaus d'aujourd'hui. Celui qui a transformé ces réactions en flamboyance, qui assume presque comme un mode de vie de se balader en string et pieds nus, qui vit aux quatre vents. La réalité, je le sais, c'est qu'il ne peut toujours pas supporter de se sentir contraint et enfermé.


"Est-ce que tu sais où il l'enfermait ?"


Viktor s'affaisse un peu dans sa chaise, sa main glissant sur ses partitions, comme si elles avaient le don de le calmer. Malgré tout, sa main tremble et descend à sa poche, pour en tirer une petite boite ronde dont il avale un comprimé.


"Il n'était pas en état de nous le dire, et Papa ne l'aurait jamais divulgué. Mais moi, j'ai vu la poussière de salpêtre et la cire sur ses bermudas, cette odeur humide qu'il avait dans ses cheveux".


Mes sourcils se pincent en le voyant lutter pour trouver ses mots. J'apprécie ses efforts, et je me tais, pour ne pas refermer la voie fragile qui s'est ouverte. Il inspire un grand coup.


"J'ai surpris une conversation entre Pogo et Papa, où il désignait ses 'entrainements spéciaux' comme la 'discipline du Mausolée'. Alors j'ai de bonnes raisons de penser que c'était au Cimetière Nord, qu'il l'emmenait".


Je baisse le regard, muette et figée. Je crois que j'avais compris, d'une certaine façon, avant que Viktor prononce ces mots, et beaucoup de comportements de Klaus font sens à mon esprit, maintenant. J'ai presque la nausée en pensant qu'un 'père' ait délibérément pu faire vivre ça à un môme, en l'enfermant au milieu des spectres qu'il voyait vraiment, et qui le terrifiaient. Pourquoi ? En pensant qu'ainsi, il se maîtriserait ? Qu'il en ferait un héros ? Quel genre d'humain est capable de faire ça ?


"Putain".

Je crois que je serre si fort la anse du mug au parapluie qu'elle pourrait se briser.

"Ça explique tellement de choses."


Viktor ne répond pas, mais je vois ses doigts trembler malgré l'anxiolytique qu'il a pris, et ma propre gorge est nouée. D'un coup, je regrette d'avoir engueulé Klaus, plus tôt : c'est vers Reginald Hargreeves que ma colère est dirigée. J'ai dit l'autre jour à Klaus que nous avions eu 'des vies très différentes' : j'étais loin d'imaginer à quel point. Et je me sens tellement mal, à présent, de lui avoir dit ça.


"Je ne voulais pas te mettre ça sur les épaules", finit par murmurer Viktor, et je secoue immédiatement la tête.

"Tu n'y es pour rien. Peut-être qu'il valait mieux que je sache, au fond".

"J'ai le sentiment d'avoir laissé faire, Rin".


Ses yeux brillent, et d'un coup, je comprends que son livre est probablement bien plus qu'un simple désir de reprendre sa place au milieu d'une famille extraordinaire.


"On a tous vécu des choses terribles, mais Klaus... Nous regardions Papa l'emmener encore et encore sans rien dire, en faisant même semblant de ne pas savoir, souvent. Il n'y a que Ben qui a confronté Papa à ce sujet, il le lui a fait durement regretter. Après ça, plus personne n'a rien tenté".


Je ferme les yeux, une seconde, deux. Trop longtemps. Ben est bien plus qu'une présence diffuse dans l'énergie des coins d'ombre : j'ai bien conscience qu'il veille sur Klaus, et il le faisait déjà de son vivant. Et ce qui me blesse le plus, c'est que j'entends encore parfois Klaus lui confier qu'il pense que leur père avait raison. Qu'il avait toujours été médiocre, et une déception.


"Je suis désolée pour vous tous", dis-je avec peine, réalisant vraiment par la mémoire de Viktor ce que ce Manoir a vu.


Je ne sais pas si je pourrai lire son livre - physiquement - mais mon coeur se serre pour lui aussi. Je peux imaginer qu'avoir grandi ici en tant qu'enfant 'ordinaire' était une forme différente mais terrible de fardeau. Son poignet ne porte pas plus de tatouages que le mien. Et même s'il ne dit rien, je vois que son expression est redevenue plus ferme, peut-être qu'il ne souhaite en rien inspirer la pitié.


"Il faut vivre avec tout ça, maintenant".


Avec différentes stratégies et des degrés de succès variables. J'acquiesce, et nous buvons de nouveau tous les deux nos cafés en silence. Oui, à présent je suis complètement calme, vis-à-vis de ma prise de bec matinale avec Klaus. Presque trop calme, une forme de résolution se dessinant dans mon esprit : celle de ne plus flancher comme je l'ai fait, quand lui n'arrive plus à se gérer.


"Klaus..."

Ma voix ne déraille plus.

"Ça ne change rien au fait que - parfois - il peut être sacrément casse-couilles".


Un sourire s'étire sur mon visage à ces mots, et Viktor peut aisément y voir l'affection, nichée dans mon insulte. Il rit doucement, avec un souffle fragile, et il approuve.


"Pénible au possible".

Son rire retombe en un sourire sincère tandis qu'il pose enfin sur moi des yeux curieux dans les vapeurs de café.

"Mais tu n'y changerais rien, hein ?"


Et tout ce que je réponds est :


"Rien. C'est vraiment trop con qu'il ne se rappelle pas de tout ce que je lui dois".


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Notes :


Ce n'est pas un chapitre léger dans son contenu, loin de là, parce que Rin y prend réellement conscience de l'étendue de ce que Reginald Hargreeves a fait à ses enfants. A Klaus et à Viktor, notamment. Je voulais que cette horreur soit énoncée sans pathos excessif. Au travers des traces et odeurs rapportées du Mausolée, au travers de certains comportements de Klaus, installés à ce moment pour ne jamais vraiment le quitter, y compris dans la série.


Même après dix années, il reste des non-dits entre Klaus et Rin, tout simplement parce qu'il y a des choses qu'il ne peut pas verbaliser. J'ai fait de mon mieux pour respecter tous les personnages.


La personnalité de Viktor m'a beaucoup aidée pour dérouler tout ça, avec sa nature angoissée, sensible et intelligente. Avec son regard à la fois intérieur et extérieur à l'Umbrella Academy. À présent, Rin les a tous rencontrés, à part Luther, qu'elle redoute de façon étrange. La dernière phrase de Rin n'est pas anodine. Y aurait-il un mystère là-dessous ?


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