Une courbure de l'espace-temps (saison 4)

Chapitre 17 : La septième phase

6297 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 11/07/2025 10:14

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 4, autour de la fin de l'épisode 1 (en parallèle de l'enlèvement de Viktor, puis du teppanyaki).


Soundtrack suggérée : Goldfrapp – Lovely Head ; Massive Attack - Inertia Creeps ; Morcheeba - Blood like lemonade


TW: insectes. Évocation lovecraftienne de fin du monde.


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Mardi 17 décembre 2024, La Dérive, autour de 18h30


Avez-vous déjà eu l'impression qu'une heure s'étirait si longtemps qu'elle semblait être une semaine ? C'est mon cas tandis que j'écris ces mots.


Sauf que - dans mon cas - c'est vrai.


J'ai senti Max nerveux, dès que nous sommes repartis, après une nuit entière passée à observer la timeline jumelle de la nôtre, dans la Salle des Aiguillages. Demain, mardi 17 décembre, les alter-egos des Hargreeves célébreront l'anniversaire de Gracie, dans leur propre version de Lil'Monkeys. Et il a la certitude que cet événement - cette réunion à haut potentiel dysfonctionnel - sera l'étincelle de la chaîne de causalité conduisant à notre fin.


Il dit que sous 24h, Viktor sera enlevé par Abigaïl Hargreeves sous des traits d'emprunt. Qu'elle les manipulera tous, pour les mettre sur la piste de Jennifer. Qu'en deux jours, ils réintègreront leurs Marigolds, de façon non consentie à l'exception de Benjamin, au summum de son trouble d'opposition et de son chaos. Avec la réaction des Aethers et anti-Aethers au bout du chemin. Avec la Purge comme destination.


Max en devient irritable. Il est retourné plusieurs fois à la Salle des Aiguillages, pour des vérifications, il en est ressorti en tremblant.


Alors nous sommes partis, dans les distorsions du temps. Passant un temps infini à nous faire bringuebaler par les rames vintage du Métro. Passant aussi peu de temps que possible à marcher au-dehors au travers des apocalypses, pour ne pas laisser s'écouler trop de temps.


La plus poignante des traversées, pour moi, a certainement été cette apocalypse où les fantômes ont fini par obtenir gain de cause, et utiliser Klaus comme un catalyseur capable de les relever. Un monde brûlant d'énergie spectrale, après que les Défunts aient éradiqué les Vivants : assouvissant leurs désirs, leurs vengeances, clamant la surface de la Terre comme étant la leur.


Nous avons vu le monde entièrement figé, desséché sur place, tombant en poussière, après que Cinq y ait définitivement arrêté le temps. En calfeutrant nos oreilles, nous avons traversé The City, en proie à une onde sonore continue vibrant dans l'atmosphère soniquement déstabilisée par Viktor. Nous avons échappé aux pluies de venin hallucinogène de Jayme, à la rouille organique d'Alphonso. Et nous n'y avons trouvé ni l'Hôtel Obsidian, ni Oblivion.


Max a senti que j'étais épuisée, après l'équivalent de sept journées. Plus de cent soixante heures, mises bout à bout, même si elles n'en seront qu'une à peine, lorsque nous ressortirons dans notre timeline à nous.


Il m'a proposé une escale, juste une, dans l'endroit le plus sécurisé qui soit à ses yeux.


Dans un sanctuaire autour duquel tout est hostile, mais qui est le seul point de l'espace-temps où il ait construit délibérément un 'chez lui'.


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18h58


"Nous étions proches, j'en suis certain. Tu as vu comme les aiguilles de ton caminateur oscillaient ? Nous reprendrons la même ligne, à la Fourche Zetta, et nous pousserons un peu plus loin". 


Au-dessus de la longue carte du Métro que Max a étalée sur sa table de fortune, je le regarde faire. Il utilise une sorte de compas dont je ne comprends pas le fonctionnement, mais qui a l'air de lui apporter de nombreuses informations.


Au-dehors, je peux entendre le chant étrange des buildings flottants se déplaçant au bout des chaînes immenses qui les retiennent, dressées par les premiers Survivants. 'La Dérive' est une apocalypse stupéfiante, même si nous devons nous y calfeutrer. Nous buvons ce que Max sait préparer de mieux en ce lieu : du café instantané Maxwell, 'infusé' dans de l'eau de pluie âcre. Putain. Je savais que c'était infect, mais j'avais oublié à quel point. Je suis épuisée, mais - rien que pour ne plus avoir à boire ça - je redouble de détermination à trouver Oblivion.


Son atelier d'inventeur - dans lequel il vit également - est protégé des radiations par des structures de verre à facettes multiples, ambrées, translucides, scellées par du métal. Tout un bric-à-brac de composants et matières premières valorisables s'y trouve, au point qu'on distingue mal ce qui relève du mobilier. 


Des fils torsadés pendent du plafond, ainsi que des poulies où sont suspendues des lampes à huile grasse, diffusant une lumière tremblante. Une vieille génératrice à manivelle gronde dans un coin, tandis qu'une série de batteries de fortune - taillées dans des boîtes à biscuits - se recharge lentement. Des lentilles de projecteur et des plaques de quartz sont soigneusement empilées sur une étagère branlante, à côté d'engrenages de vieilles horloges, jetées à la va-vite dans des caisses de champagne défoncées.


J'adore ce capharnaüm. Surtout l'impressionnant meuble semblable à un kamaji, dans lequel Max trie des composants électroniques et de la visserie. Le sol est jonché de vieux manuels de mécanique, griffonnés de schémas impossibles : j'ai l'impression d'être dans une version steampunk de la quincaillerie de Rodrigo.


"C'est frustrant", dis-je en soupirant. "Moi aussi, j'ai l'impression d'effleurer du doigt notre but, mais que quelque chose m'échappe, et j'ignore quoi".


Dans un petit crissement des trois roues qui lui servent à se déplacer, Delores entre dans l'espace où nous nous trouvons. Ma surprise a été réelle, en découvrant qu'elle était en quelque sorte l'intendante des lieux. Mais je n'aurais pas dû être étonnée : après tout, elle a toujours été la seule 'entité' à empêcher Cinq de devenir fou.


"Non, merci", lui dis-je tandis qu'elle me propose une poudre de lichen qui donne à l’ersatz de café d'ici un goût se rapprochant de celui du sucre. Ce n'est pas la peine. C'est déjà assez atroce comme ça.


Toutefois, je ne peux pas m'empêcher de la regarder, tandis qu'elle s'en retourne à la remise en roulant. Son buste est celui d'un androïde, plus ou moins rudimentaire mais capable de préhension, mais elle n'a pas de jambes, et ressemble plus à un tricycle, pour ce qui est du bas. Son crâne est toujours chauve, mais ses yeux possèdent des capteurs. Elle semble dotée d'une certaine initiative. Et somme-toute...


"Delores me fait penser à Grace", dis-je à Max, assez bas, car je ne sais pas ce qu'elle entend et ce qu'elle comprend. "Je veux dire : ta mère".

Max plante son compas un peu plus loin sur la carte.

"Je sais. Je pense que Freud aurait eu fort à dire sur le sujet".


Il rit doucement, et je bois un peu, à contrecœur, mais parce que je connais la valeur de ce nectar devenu si rare, et le fait qu'il m'en ait offert. Et il murmure :


"Heureusement que je l'ai retrouvée. Je pense qu'elle m'a empêché de terminer l'humanité, parce que j'ai souvent été tenté".


Je cligne des yeux. Delores a toujours été la conscience de Cinq, son garde-fou, son soutien, la voix de sa raison, même si elle est incapable de parler.


Je ne suis pas du genre à juger les gens sur leurs amours, ou le fait qu'ils n'en aient pas. Cinq - Max - a toujours été d'une autre sorte encore, inédite peut-être, et il serait simpliste de rire du fait qu'il aime un mannequin, ou à présent un androïde, même si les souvenirs de sa 'mère' s'entrelacent à ce constat. Non, ce qui est frappant pour moi - et que j'en retiens - c'est qu'il est capable d'aimer, tout court, alors que même ses frères et soeurs se permettent d'en douter.


"Je suis retourné la chercher, dans la timeline 'Solitude'. Au grand magasin des Gimbel Brothers, où je l'avais laissée en 2019. Je savais que si j'avais à nouveau besoin d'elle, je l'y retrouverais".

"Tu l'avais replacée là-bas exprès... pour les versions futures de toi".


Il acquiesce, et je me souviens du jour où il l'a fait. Je n'avais pas pleinement mesuré l'importance de ce geste, à l'époque, mais - lui - savait en quelque sorte qu'un jour il se retrouverait de nouveau seul. Tout comme il a toujours eu conscience de la ramification de l'espace-temps.


"On a tous besoin d'un point fixe dans l'espace-temps", lui dis-je. "Le mien a toujours été Klaus, je n'ai plus honte de l'assumer".

Je réfléchis, un moment, grimaçant en tentant de boire, et j'ajoute, de façon terne :

"Sans lui - ou pire encore si je l'avais perdu - je pense que j'aurais pu mal virer".


Je me tais, un instant. Je me rappelle que - en 2019, lorsque j'ai découvert le nom 'Omega' - j'avais été terrifiée par l'idée d'être capable de provoquer une apocalypse. Et Klaus, malgré l'état dans lequel il se trouvait lui-même, était parvenu à me ramener à la raison.


"Je me demande à quoi ressemblent les apocalypses que j'ai pu causer".


Cette phrase, je viens de la prononcer pour moi-même, et Max fait de nouveau glisser son compas sur la carte.


"Peut-être un scénario à la Terminator. Où tu aurais amorcé le soulèvement des machines, et où il ne serait plus rien resté de nos civilisations".


Delores revient pour nous donner une assiette de baies ramassées par ses soins, son IA les ayant jugées sans danger toxicologique ou radiatif pour nous. Et je garde les yeux dans le vague, pensive.


"Je n'en sais rien. J'ai toujours aimé les humains, et les comprendre, au moins autant que les belles mécaniques".


Mais qui sait ce que j'aurais pu commettre, si d'aventure je m'étais enfoncée dans mes propres ténèbres, et Max en est bien conscient.


"On ignore toujours ce dont on est capable dans nos pires moments. Je peux assez bien imaginer que tu te serais abimée dans la face technologique du monde, la laissant prendre un pouvoir absolu. Une apocalypse où le grille-pain aurait conquis la planète".


Un rire un peu cynique m'échappe, mais je me fige soudain, comme traversée par quelque chose. Une réalisation, qui semble frapper Max de concert, en miroir.


"Une apocalypse où tu..."

"Où j'aurais préservé le moindre ordinateur..."

"Où Oblivion... n'aurait certainement pas été éradiqué".

"Bien au contraire..."


Nous retenons notre souffle, et nos yeux à tous les deux se portent à nos caminateurs.


"Putain".

"Eureka".


Nous nous fixons.


Nous savons tous les deux parfaitement, maintenant, dans quelle direction chercher.


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Le Métro des timelines, autour de 20h


Je m'en veux. J'aurais dû y penser plus tôt. J'ai l'impression de nous avoir fait perdre un temps précieux.


J'aurais dû directement penser à la nature des apocalypses que j'aurais provoquées, de par mon lien avec les machines, au travers du couple matière-énergie. J'aurais dû immédiatement penser que j'aurais préservé Oblivion, pour cette connexion inexorable avec la machine-univers, qui résonne depuis toujours au fond de moi, pour le putain de processeur que je suis.


Oui. C'est dans mes apocalypses à moi, qu'il fallait chercher depuis le début. Car jamais je n'aurais détruit Oblivion.


La Salle des Aiguillages nous a permis très vite de restreindre le champ des possibles, le nombre d'Apocalypses que j'ai provoquées étant - d'après Max - l'un des plus bas d'entre nous tous. Un record ironiquement battu par Lila qui - malgré son potentiel chaotique, n'en a jamais assez eu à foutre de quoi que ce soit pour laisser sa tristesse ou sa colère tout emporter. Oui, nous avons pu resserrer notre fenêtre d'exploration à trois stations, sur la ligne déjà prometteuse que nous explorions.


Et la déception que nous venons malgré tout de vivre en échouant à la première d'entre elles n'en est que d'autant plus rude.


Max avait nommé cette station 'Le Méta-réseau". 


Une apocalypse où j'ai provoqué la mise en réseau de tous les systèmes informatiques et électroniques nord-américains, en faisant une forme de super-intelligence capable de rallier d'elle-même les machines des autres continents. Une entité capable de se programmer et de se réparer elle-même, qui n'a pas eu grand-chose à faire pour éradiquer les humains, tellement dépendants d'elle. Un réseau mondial d'intelligence artificielle totalitaire, en quelque sorte, dont l'épicentre était The City, et en particulier l'Hôtel Obsidian.


"Il était prévisible que les derniers survivants auraient tenté de raser l'Hôtel, Rin", me dit Max tandis que le Métro passe un trou de ver, dans un roulis paradoxalement tranquille.

"Ils ont fait cette dernière tentative, désespérée. Les humains sont aussi comme ça : certains n'abandonnent pas".


Je soupire, troublée par ce que j'ai fait, alors que je me sens pleinement du côté de ces êtres de chair, contre lesquels une autre version de moi s'est retournée, peu après la mort de ma mère. Une version de moi qui n'avait jamais rencontré Klaus, me faisant réaliser que celui qui m'a appris à aimer les gens, c'est lui.


"Tu ne dois pas te laisser abattre par ce que cette itération alternative de toi a fait".

La voix de Max est presque attentive, ce que j'ai rarement connu en Cinq, avant lui.

"Ce ne sont que des possibles statistiques. Ce n'est pas ce que tu es, toi".


Je lui suis reconnaissante de me dire ça, même si je ne me sens pas encore vraiment mieux. Je sais que si nous échouons sur cette branche, il faudra recommencer tout le travail dans une ramification connexe du Temps. Le Métro file dans le tunnel, puis ses freins s'enclenchent, et il ralentit pour entrer dans une nouvelle station.


"Il nous reste encore deux pistes sérieuses. Plus sérieuses encore. Regarde comme la grande aiguille de ton caminateur oscille : reprends-toi ! Tu n'as pas survécu à plus ou moins quinze ans de Klaus pour caler maintenant".


Je suis fatiguée, tellement fatiguée. Et tandis que le métro s'arrête le long d'un quai plongé dans l'obscurité, je mobilise toutes les forces qui restent en moi au travers de ma propre déception, pour me lever de mon siège.


"On y voit comme à travers une pelle", souffle Max en allumant la petite torche qui se trouve fixée sur le côté de ses lunettes d'aviateur.


Nous avançons un peu sur ce nouveau quai, dans cette énième apocalypse. L'odeur y est semblable à celle des vieilles caves où l'on entasse des papiers rongés, les sons sont étouffés, et je comprends vite pourquoi : le sol est jonché de journaux, nombreux, formant comme un tapis, bruissant sous nos pas. Max se baisse, et parcourt des yeux ceux qui sont à portée.


"Tu as rendu les gens intangibles, dans cette apocalypse-ci", dit-il en parcourant les grands titres.


Sous nos pieds, des pages entières listent les personnes évaporées du jour au lendemain. Comme un Kugelblitz silencieux, né de mon chagrin : sans onde ni fracas, sans faille ou épidémie. Juste la dissipation lente mais inexorable des êtres, des corps et des âmes, dans le couple matière-énergie. Jusqu'à ce que je reste seule, et que ce soit mon tour. Ne laissant derrière moi que la phase inorganique du monde. A laquelle appartient Oblivion.


Nous avançons sur ces innombrables journaux, qui me font mal au coeur. Comme si la mémoire du monde qui y était imprimée était la seule chose lui permettant de perdurer plus longtemps. Nous marchons jusqu'à l'escalier, au bout du quai, nous le gravissons dans le seul bruit de nos bottes. Depuis l'extérieur, le silence qui nous parvient est assourdissant.


Il fait nuit, maintenant.


La neige tombe un peu, comme elle le fait dans notre version de The City. La Lune est la seule chose qui éclaire la ville déserte, figée, seulement balayée par le vent froid venu des Lacs. Le ciel est d’un gris de cendre, et les tours de verre et d'acier, noires, n'ont jamais été recolonisées par la végétation, car elle n'existe plus. Ce monde est minéral, exempt de vie. Et comme toujours, nous ne resterons pas longtemps à le contempler tristement.


"Ici, le temps s'écoule", souffle Max. "Trouvons ce maudit hôtel. Rejoignons l'avenue".


Alors nous avançons, à la lumière de nos torches et des halos lunaires, dans le silence absolu de cette ville sans pouls. J'essaye de ne pas penser que j'en suis responsable, j'essaye de m'en détacher, comme Max me l'a conseillé. Et je sens que ses espoirs grandissent, car il presse le pas, si pressé qu'il pourrait s'en téléporter.


Les hauts immeubles vides qui nous dominent nous cachent encore la vue, mais je trottine à présent derrière lui, soudain saisie par la même espérance. Les supérettes vides de toutes denrées depuis des années défilent, les bureaux déserts, les salons de coiffure et de tatouages, qui n'ont plus connu ni cheveux ni peaux depuis au moins une décennie.


"On peut tourner dans la petite venelle à droite", lui dis-je, parce que je la connais. J'ai arpenté cette ville en tous sens, avec ou sans Klaus.

"Si on oblique par la contre-allée derrière les Gimbel Brothers, on sera sur l'esplanade de l'hôtel en une min-"


* Clicliclicliclicli *


Je n’ai pas le temps de finir ma phrase. Un bruissement secoue l’air, presque irrationnel dans cette ville inerte. Max aussi : il s’arrête net, ses épaules tendues et son nez levé, sa torche scrutant les ombres où la lumière de la Lune ne va pas.


Je le sens dans l'énergie, mais trop tard. Là, dans l’embrasure d’une porte entrouverte, vient de briller un éclat chitineux. Un mouvement d'élytres translucides et brunes, qui se déploient soudain comme un vitrail couvert de suie.


Un cafard.


Grand comme un chien, peut-être plus, dont les antennes noires frémissent en sentant qu'il y a ici plus à manger que dans les vieux journaux.


"ATTENTION !" crie Max en roulant de côté, tandis que la 'bestiole' immense fonce sur nous.


Ses six pattes si rapides que je ne peux pas en percevoir le mouvement. Elles sont dotées de petits crochets, lui permettant de monter sur le mur des hauts immeubles encadrant cette venelle étroite, et de se cacher de nouveau facilement dans les renfoncements des fenêtres.


Crac !* Max se téléporte derrière moi, le dos contre le mien. Nous l'avons perdu de vue, même si je sais de quelle direction générale provient son énergie.


"Les cafards ont survécu ?"


Presque par réflexe, je me rends intangible, l'afflux d'adrénaline gagnant mon cerveau.


"Ces putains de machins sont capables de se nourrir de la poussière qui reste au derrière de tout, même radioactive. Et des restes de leurs propres frères".


Cinq me l'a toujours dit, que les cafards resteraient toujours, après n'importe quelle apocalypse. Je les avais vus de mes yeux s'échapper d'Oblivion, comme un rappel de cette constante entomologique de la Fin des Temps. Celui-ci a bien profité de la place laissée par les humains et autres espèces derrière eux. Et il semble juger que l'univers lui a fourni ce soir un dîner de roi.


* Clicliclicliclicli *


En une fraction de seconde, il est de nouveau sur nous, à peine dérangé par la lumière des torches, qui aurait mis ses petits congénères en fuite, ceux qui ne font pas la taille au garrot d'un Shetland.


Il fait trop noir pour que Max se téléporte très loin : à l'aveuglette, le risque serait trop grand de réapparaitre dans un mur de béton. Mais il le fait une fois, deux fois, sur les escaliers d'évacuation incendie qui nous entourent. Et moi je refuse de fuir, ou de rester planquée dans mon intangibilité.


*Crac !* J'attrape une barre servant à faire sécher le linge sur les fenêtres arrières, n'ayant plus rempli son office depuis longtemps. Je tente de frapper le cafard au thorax, sur le mur qu'il grimpe, mais sa cuticule a une rigidité élastique qui me rend pratiquement mon coup comme le faisait Alphonso.


"Il faut viser en dessous des élytres !" crie Max.


Là où une fine peau les relie au reste de son corps. J'essaye, mais ses pattes sont d'un coup partout sur moi, ses petits crochets tirant sur l'étoffe épaisse de mes vêtements de voyage, tirant sur mon écharpe qui se serre un peu autour de mon cou. Je me rends intangible, je n'en ai plus le choix. Mais...


*Crac !* Un nouveau déchirement de l'air, et Max se téléporte sur le dos de l'hexapode, tirant en un éclair quelque chose de son bras mécanique, à l'aide de son autre main.


Dans la lumière de la Lune, je la vois briller tandis qu'il la lève : une lame longue comme son avant-bras, mince comme un roseau, au tranchant irrégulier, qu'il passe sous la peau tendre aux jointures de l'articulation des ailes du cafard. Un tranché méthodique, plus profond qu'il n'y paraît, qui fait gicler sur le mur un trait d'hémolymphe puante, avant que l'insecte mutant tombe tout en bas de l'escalier métallique.


*Crac !* Il le suit en bas, il lui assène plusieurs autres coups, le long de sa chaîne ganglionnaire. Encore. Et encore.


"Saloperie d'hexapode".


Je redeviens tangible, dans ma stupeur, et il m'empoigne - *Crac !* - pour nous téléporter moins à couvert, hors de ce boyau dangereux, à l'autre bout de la venelle.


Nous tombons assis à genoux, essoufflés, et mes yeux sont rivés sur l'arme qu'il tient toujours dans sa main, couverte de fluide immonde. Cette arme qu'il gardait cachée, et que je pense l'avoir souvent vu effleurer tandis qu'il bricolait sa prothèse. Sans me douter qu'elle était là, même s'il m'avait déjà indiqué être armé.


'Une lame extrêmement fine et perforante. Un genre d'estoc fin comme un dard, mais pas très bien affûté'.


"Max..."


Je ne sais bredouiller que ça, tandis que me reviennent les mots prononcés par Diego dans Wanda, l'autre soir.


'Une frénésie de dix coups'.


Max essuie sa lame sur sa tunique, la replace dans son bras.


'Crois-moi, si un jour je mets la main sur celui qui a fait ça, je lui ferai regretter d'être né'.


*Crac !* Cette fois, c'est moi qui suis sur lui, me contrefichant des substances nauséabondes que le cafard a laissées jusque dans ses cheveux.


"C'est toi !"


Il ne comprend pas, ses yeux s'écarquillent, mais il a le même réflexe que celui que j'aurais eu. Crac ! En un instant, il n'est plus sous moi mais sur moi, et je m'écrase sur le sol gelé tandis qu'il réapparaît sur mon dos.


"C'est toi qui as tué Cinq !"


Un bruissement : je me rends intangible. Cette fois, c'est à lui de mordre le bitume constellé de toujours plus de journaux.


"Qu'est-ce que..."


Une seconde d'invisibilité me suffit à me placer devant lui, et à lui filer un coup de botte dans les dents. Je sais. C'est mal d'avoir recours à ça. Mais mon impulsivité prend encore parfois le dessus, surtout quand autant d'adrénaline coule dans mon sang. Et surtout quand Klaus n'est pas là.


Max me fixe culminer au dessus de lui, sa main sur sa mâchoire, plus choqué par le fait que - moi - j'ai pu lui faire ça, que par le choc en lui-même : une pichenette à l'échelle de sa carrière passée à la Commission. Et je pointe un index accusateur vers lui.


"Tu es entré dans l'immeuble la CIA. En te téléportant. C'est pour ça qu'ils n'ont relevé aucun signe d'effraction, jusqu'aux chiottes dévastées où a eu lieu le combat".


Du 'travail de professionnel', de l'avis de Luther, de Diego, de Klaus. Un 'assassin entraîné'. Putain, encore une fois, j'ai été tellement stupide de ne pas comprendre.


"Pourquoi ? POURQUOI TU AS FAIT ÇA ?"

"Laisse-moi t'expliquer..."

"TU AS INTÉRÊT A T'EXPLIQUER, OUI".


J'essaye de me calmer, parce que je pourrais très bien lui en coller une autre. Alors je retombe assise à côté de lui sur les journaux.


"Même si rien du tout ne peut justifier ça, putain... Max... Max, pourquoi tu as fait ça ?"


J'en verse une larme de rage. Plusieurs fois au cours des derniers jours, j'ai songé que Max se tuerait lui-même sans arrière-pensée, si le sort de l'univers en dépendait. Ou peut-être tuer l'un d'entre nous. Si le sort de l'univers en dépendait ? Je le fixe tandis qu'il masse sa mâchoire, et qu'il murmure :


"J'étais là, Rin".

J'essuie ma joue.

"J'étais au déli pour mon pastrami et mon double café noir, quand 'il' s'est présenté".


Max's Delicatessen. Je cligne des yeux, réalisant immédiatement qu'il est en train de parler de ce café au bout de toutes les lignes, où il m'a emmené. Là où toutes les versions de lui cohabitent dans un civisme relatif.


"'Il'... tu veux dire... Le Cinq de la timeline de la Purge ?"

Il hoche la tête, sans me regarder, et il ajoute :

"Lui-même. Et c'était un samedi".


Samedi. Le jour où les plus prosélytes et nihilistes d'entre tous les 'Cinq' prennent leur brunch, il me l'a dit.


"Il leur a fallu moins de dix minutes pour le convaincre, Rin. Montre en main. Depuis ma banquette, j'ai pu tout écouter. Il ne savait même pas pourquoi il était venu là, tout au bout de la ligne. Il n'avait pas compris du tout à quoi servait le Métro..."

Sa main mécanique s'ouvre et se ferme, tristement.

"Et quand il est reparti, il était plus convaincu que jamais que nous - la famille, et les porteurs d'Aethers - étions le problème de l'univers, à éradiquer".


Je déglutis avec peine.


"Ils l'ont convaincu de laisser la Purge arriver ?"

"Ils ont eu à peine besoin d'argumenter. Il était déjà sur la même ligne de pensée qu'eux".


Il soupire, dans le vent stérile qui balaye ce monde.


"Mais j'y ai cru. J'ai cru que je pourrais le ramener à la raison. J'ai empoigné mon prototype de mallette, je l'ai suivi dans le Métro. Le long de la ligne qu'il a prise pour retourner auprès des autres dans le but de les convaincre de se laisser emporter. Je l'ai intercepté, mais il m'a repoussé et semé".


Il secoue la tête, et mes yeux s'écarquillent, face à la tristesse infinie qui le saisit soudain.


"Je te l'ai dit, Rin : je l'ai vue. La Purge. C'était trop tard, je ne suis même pas certain qu'ils auraient pu faire quoi que ce soit, s'ils l'avaient voulu".

Mes poings se serrent.

"Ben et Jennifer... étaient déjà entrés en contact".


Il hoche la tête, très lentement, avant - finalement - de croiser mon regard.


"Elle est la clé, Rin. La clé du portail permettant aux créatures d'Eldritch de se déverser hors de leur plan, pour se nourrir d'espace-temps, et dévorer les timelines".


Je baisse les yeux, car je le sais. Abigail Hargreeves me l'a dit. J'en ai vu les représentations, sur les tableaux et présages des Gardiens. Et au fond de moi, gronde une question funeste.


"A quoi ressemble-t-elle vraiment, cette Fin ?"


Max retient un instant son souffle, conscient d'être obligé de choisir des mots pour décrire l'indicible.


"L'esprit ne peut même pas se représenter les créatures d'Eldritch. Leurs êtres sont faits de pure énergie noire, la seule partie tangible d'elles sont leurs tentacules et leurs ventouses boursoufflées. Crois-moi, ce qui sortait de l'abdomen de Ben à l'époque de l'Umbrella Academy était à peine grand comme une rognure d'ongle, à leur échelle".


Un frisson remonte le long de mon dos, tandis qu'il continue.


"Elles sont immenses, capables d'étendre leur influence sur une ville, un pays, un continent, en quelques instants, et elles..."

Ses yeux se plissent.

"Elles décomposent le temps, les âmes, les objets, pour les remettre à zéro. Elles les transforment d'abord en encre noire, puis en anti-matière, qui s'en retourne au tissu de l'univers. J'ai vu les gens se vider de leur substance par leurs bouches et leurs yeux, Rin, pour s'être trouvées sur le chemin des déflagrations laissées par leurs tentacules".

"C'est terrible".

"Un cauchemar. A côté, Oblivion est juste une mise à jour de Windows. Et je..."


J'en tremble, consciente qu'il aurait pu lui aussi se faire emporter.


"Tu as utilisé la charge unique de ta mallette".


Il me l'a dit le jour où je l'ai rencontré : il ne m'a jamais menti. Il a juste attendu le bon moment pour me dire le reste de la vérité. Il passe une main sur ses yeux.


"Oui. Je suis retourné dans le passé de la timeline de la Purge, environ un an et demie après le reset. J'ai voulu parler au Cinq de cette timeline avant qu'il ne prenne cette pente terrible".

"Tu as voulu le raisonner ?"

Il acquiesce.

"Le plus tôt possible en amont de cette folie. Le convaincre qu'un nouveau départ propre était possible, pas cet enfer. Et que nous avions notre place dans tout ça".


Je comprends que nous touchons du doigt l'événement qui a fait diverger nos timelines : qu'il s'agit de l'instant-même où celle de la Purge - née du reset - s'est divisée en deux. Je devine que Max a trouvé Cinq à la CIA. Dans la nuit. Dans ce bâtiment vide, après la fin des heures de bureau. Et il me fixe.


"J'ai tout tenté. J'ai déployé tous les arguments qui étaient en ma possession. Mais il était aussi borné que je le suis. Dans le déni le plus total. Et tu connais, Rin... les Sept Phases de la Psychose du Paradoxe, telles que définies par le Manuel de la Commission, chapitre 27, sous-section B".


Mes sourcils se soulèvent, car - oui - il m'a mis en garde contre ça, à l'époque où j'ai rencontré Christopher. Cette liste de sept étapes - des effets secondaires catastrophiques - traversés par les gens qui approchent une version alternative d'eux-mêmes. Le déni, oui. Les démangeaisons, la soif et l'envie d'uriner, les gaz... Il secoue la tête.


"Rapidement, la paranoïa aiguë l'a complètement empêché de m'écouter. Moi, je transpirais comme un dispositif d'arrosage, mais j'ai mieux tenu que lui, j'ai continué de tenter de le convaincre. Jusqu'à ce que nous en venions tous les deux..."


À la septième phase. La dernière. Je la connais.


"... à la folie meurtrière".


Bon sang. J'aurais dû me douter que, tôt ou tard dans l'espace-temps, ceci finirait par arriver. Max hoche la tête.


"Nous nous sommes battus à mort. Je n'en ai même pas vraiment de souvenirs, mais nous connaissant, je pense que c'était moche à voir. Il aurait pu me tuer, comme je l'ai tué moi. C'était l'un ou l'autre, et c'est moi qui ai eu raison de lui. Je me suis téléporté en dehors du bâtiment. J'étais conscient de ce que j'avais fait, des implications".


Je comprends. Je comprends maintenant comment nous en sommes arrivés là. Et l'allusion de Reginald Hargreeves à son 'geste terrible' devient elle aussi limpide.


"J'ai rassemblé mes esprits. J'ai élaboré un plan solide, celui que tu connais. Je ne me suis pas révélé aux autres : je me suis rendu à Hargreeves Tower, pour mettre Papa face à la Purge qu'Abigail fomentait déjà dans l'ombre, et il est tombé de haut. De si haut. Elle avait déjà mis en place des soutiens populaires solides chez ces crétins complotistes de Gardiens, mais il a stoppé sa synthèse à temps".


Alors qu'elle n'avait pu synthétiser que mes Marigolds - mes Aethers - à moi. Il l'a enfermée. Pas pour nous sauver, pour sauver sa dystopie, mais le résultat est le même, et Max en a sans conteste tiré le meilleur profit. Il se lève, vérifiant qu'aucun autre cafard n'est prêt à nous fondre dessus.


"Ce Cinq, Rin... était déjà perdu. En bien des aspects. Tout comme sa foutue timeline alternative qui court déjà au-devant de nous, et que nous devons maintenant prendre de court".


Je le regarde dans la lumière de nos torches, depuis les vieux journaux sur lesquels je suis encore assise. Sans force, presque saisie de vertige. Mais à la fois tellement soulagée d'avoir tous les éléments en main. Oui, j'avais besoin de savoir la vérité, même si elle est tranchante comme une lame de rasoir.


"Diego va te buter à ton tour, quand il saura que c'est toi qui a fait ça..."


Max souffle par le nez. Il a ce sarcasme que je lui ai toujours connu, comme une armure, mais je sais bien qu'au fond, tout ça l'a autant abîmé qu'endurci et rendu déterminé.


"Diego. J'en ferai mon affaire en temps voulu, de celui-là. Mais crois moi : il peut comprendre.


Peut-être. Je passe une main épuisée sur mon front, tandis que le silence retombe, autant que mon adrénaline. Le vide de cette apocalypse nous saisit de nouveau. Mais je fronce les sourcils.


Non, ce 'silence' n'est pas complet.


Au milieu, il y a un bourdonnement, une vibration, comme un écho profond et régulier, que je ressens au fond de ma cage thoracique et pas avec mes oreilles. Une présence familière, qui m'avait manquée au point que j'en suis émue. Mes yeux s'ouvrent en grand, je me relève, et l'expression de Max se fige aussi, car il a compris.


"Fichtre..."


Il empoigne mon poignet, sur le caminateur duquel les aiguilles s'affolent, il cligne de ses petits yeux bleus.


Et nous courrons.


Nous courrons plus loin sur la Septième Avenue dans laquelle la venelle nous a recrachés. Dans la nuit, à la lumière de nos torches, le long de l'infinité de boutiques inertes, dont Klaus nous a un jour fait une visite guidée, lorsque nous sommes arrivés dans la timeline des Sparrows. Je n'ai même pas besoin de la vue : notre destination, je la vois maintenant dans l'énergie aussi brillante que les Aethers de Cinq.


Oui, nous courrons le long des grilles d'Argyle Park, à présent remplis d'un espoir qui se change progressivement en certitude. Jusqu'à la trouée dans les hauts immeubles de The City, que représente l'esplanade transformée en jardin et en mémorial, dans la dystopie d'Hargreeves... où nous nous figeons.


Il est là, noir et silencieux sur le ciel nimbé d'une Lune intacte, son enseigne éteinte, alors qu'elle ne l'était jamais. Imposant par son nombre d'étages et son architecture art-déco mégalo. Endormi, mais continuant d'alimenter ce monde en cafards... car en son coeur, pulse encore tranquillement le système d'Oblivion.


"Oh, Hotel Obsidian...", dis-je très bas.


Et en tremblant, j'adresse à cette vieille connaissance les mots exacts que Klaus avait aussi eus en nous incitant à nous imprégner d'elle :


"Espèce de vieille salope. À moi aussi, tu m'as manqué".


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Notes :


Enfin, les éléments s'imbriquent tous pour Rin, et l'histoire de Max est complète. Ainsi, il a été témoin de la rencontre de Cinq et de ses lui radicaux, dans la saison 4 de la série. Une scène que j'aime énormément, mais où l'acceptation de Cinq de la validité de la Purge et de leur effacement est si rapide. Max était là. Max a choisi de se sauver de lui-même, en quelque sorte, et de tout changer. Et grâce à lui, cette timeline et cette version de la Saison 4 sont nées.


Construire l'arc de cette saison alternative m'a pris du temps, mais je suis heureuse de voir les éléments s'agencer ici, moi aussi, aujourd'hui. Et je suis heureuse d'avoir donné une forme de complétion aux "sept phases de la psychose du paradoxe", car j'étais convaincue que - un jour - nous les verrions s'accomplir en entier.


Vous l'aurez compris, la Purge ne prend pas ici l'aspect du monstre de spaghettis (une référence assez ratée mais pas chère au blob) montré dans la série. J'ai repris les éléments qui avaient toujours été sous-entendus au sujet de Créatures d'Eldritch liées à Ben... et utilisé certains des éléments très glauques de la Saison 4, entrevus au Motel lors de l’interaction entre Ben et Jennifer.


Maintenant, l'hôtel Obsidian se dresse devant les Hargreeves, à nouveau. Mais cette famille dysfonctionnelle saura-t-elle saisir cette dernière chance, et se rassembler ?


Tout commentaire fera ma journée ♡

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