Une courbure de l'espace-temps (saison 4)
Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 4, épisode 2, en parallèle de la scène où les Hargreeves se réunissent tous à Hargreeves Mansion après le retour de leurs pouvoirs (03:20).
Soundtrack suggérée : Avicii - Hey Brother ; Aurora - Runaway.
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Mercredi 18 décembre 2024, 14:10
"Combien de jours, tu as dit ?"
Dans le salon d'Hargreeves Mansion, Luther a installé tous les coussins qu'il a pu, et ouvert des paquets de biscuits protéinés : la seule chose qu'il y ait à offrir dans la cuisine, en dehors du mélange de noix, d'airelles et de gingembre séché de Klaus. Hier soir, j'ai demandé à y réunir toute la famille, ce jour. En urgence. Et je pense que - malheureusement par habitude - tous ont deviné que c'était sérieux.
"Il reste quatre jours. En comptant celui d'aujourd'hui".
Assise en tailleur, je les regarde tous tour à tour. Luther, Diego et Lila ont échangé un regard grave, faisant tout de suite le lien avec la Purge qu'ils ont approchée de façon théorique, en infiltrant les réunions des Gardiens. Viktor est assis les mains croisées, accablé par le fait que la vie qu'il a péniblement reconstruite se trouve sur le point d'être effacée. Allison tremble.
Tous sont encore sous le choc, tentant d'intégrer cette Fin imminente qui vient une nouvelle fois de leur être annoncée. Mais ce qui me frappe le plus, c'est le calme et le silence qui viennent de s'abattre sous les hauts plafonds du salon. Il y a une certaine portée symbolique à s'être réunis ici. Et à la fois, un autre lieu aurait-il plus de sens ?
Ici, les 'enfants' Hargreeves ont autant connu l'enfer que l'innocence de l'enfance. Ces boiseries et vitraux sont ceux sous lesquels ils ont été tatoués de force, humiliés par des portraits de la honte, et dressés pour leurs prochaines missions. Sur ces planchers et tapis, ils ont couru en pyjama en riant, ou ont été jetés au sol en se faisant punir durement. Et aujourd'hui, paradoxalement - malgré la dureté de toute leur vie - c'est aussi ici que frémit maintenant leur révolte, à l'idée que quiconque puisse envisager de les effacer.
"Quatre jours..."
Luther rit nerveusement.
"C'est encore moins que toutes les dernières fois".
"Je suis désolée. Je suis réapparue très tard. Et, comme je vous l'ai expliqué, il nous a aussi fallu du temps pour trouver une version de l'Hôtel qui soit encore debout".
Dans son kimono de satin de travail, Klaus arrête de jouer avec son mala et secoue son index.
"Vous avez fait tout ce que vous pouviez, Rin. Voyons le verre à moitié plein, et pas parce qu'il a déjà été bu : nous avons encore trois longues journées et demie pour régler les quelques... dernières formalit-"
"Il est où ?"
Diego vient d'interrompre Klaus, son regard aussi tranchant que ses anciens couteaux.
"Je suis sûr qu'il est là quelque part".
Je m'attendais à ce que - de la description que je viens de faire de la situation : la plus factuelle et honnête possible - il ne retienne que la frénésie du paradoxe par laquelle Cinq s'est tué lui-même. J'avais anticipé un accès de colère, un pétage de plomb en bonne et due forme. En revanche, je ne m'étais pas attendue à cette douleur froide et tremblante. Et il répète :
"Il est où, Rin ? Cinq. IL EST OÙ ?"
Sa voix résonne jusque sur les piliers qui soutiennent la galerie. Et ce qui lui répond, calmement, n'est rien d'autre que :
"Je m’appelle Max, maintenant".
Il est assis sur le balcon où les Sparrows se sont un jour révélés à nous. Assis contre les barreaux, ses vêtements si noirs qu'aucun d'entre nous ne l'avait remarqué, les yeux rivés sur son caminateur. Max est arrivé plus tôt dans la matinée. Directement dans la chambre qu'il occupait encore quand je l'ai connu en 2019 : sous les toits, aujourd'hui un grenier. Klaus a pleuré. Beaucoup. De joie.
"Putain d'enfoiré".
Diego se lève, et tous les regards se tournent d'un coup vers ce frère qu'ils ont enterré il y a des années. Son bras mécanique empoigne la rambarde du balcon, luisant un instant dans les lumières ambrées du salon, et il se lève. Mais Crac !, il ne leur laisse pas le temps de la surprise, et se téléporte au milieu du cercle que nous avions constitué.
"Rin m'avait prévenu que tu me buterais probablement", dit-il à Diego. "Tu as remarqué ? Je n'ai pas eu besoin de toi pour le faire".
"Tu as conscience de ce que tu nous as fait vivre ? MERDE. Si pour toi des années ne sont qu'un clin d'oeil, nous, on a cherché à élucider ta mort, pendant quatre putains d'années".
Pour Diego, il est égal que Max soit une version alternative de Cinq, tout comme l'état - au fond - celui qui a sauté dans le futur depuis Dallas en 1963. Il a depuis longtemps intégré que son frère était une multiplicité d'entités, et qu'il pouvait toujours réapparaître à tout moment. Malgré tout, sa colère se change en larmes, au point de bégayer.
"Tu es un p-putain de junkie des apocalypses".
Klaus acquiesce de façon expressive.
"Une apocalypse était déjà trop, et un million ne sera jamais assez".
Diego émet malgré lui un sanglot, et il serre Max dans ses bras, qui le laisse faire rigidement.
"Mais tu es mon frangin, foutu mini-boomer sous caféine".
Klaus couine, et se rajoute à cette accolade en ouvrant largement ses bras drapés de soie, cliquetant de colliers. Puis Luther. Et maladroitement Viktor, tandis qu'Allison allume sa vapoteuse. Lila sourit, de toutes ses dents, et se penche vers moi.
"C'est ce qui est rassurant avec ce petit merdeux des trous de ver", murmure-t-elle. "Il y a toujours une version de lui qui fait un doigt d'honneur à toutes les autres".
Historiquement, Lila et Cinq ont connu une trajectoire flagrante d'ennemis à amis : à la fois façonnés d'une même façon par le Fondateur, et les rouages de la Commission. En cet instant, Lila vient de retrouver une forme d'alter-ego, elle aussi. Différent de ce qu'est Diego pour elle, mais un moteur indéniable de sa vie. Un moteur pour tous, soyons francs.
"Si tu recommences ce genre d'auto-assassinat", bredouille Diego au milieu de la masse humaine de ses frères et soeurs, "je te jure que cette fois c'est moi qui éviscèrerai la version suivante de toi".
Klaus renifle.
"Un câlin de groupe tous les soixante ans, les gars. Je suis si heureux : j'ai l'impression de vivre un téléfilm de Noël".
Les Hargreeves se désassemblent, les uns après les autres, et reprennent leur place dans le cercle où Max s'assoit lui aussi. D'égal à égal.
"Les effusions de colère et de joie, c'est fait. Maintenant, nous devons nous mettre au travail sérieusement".
Luther se recale sur son tabouret.
"Benjamin... ne devrait-il pas être là pour entendre tout ça ? Si j'ai bien compris, nous ne pourrons rien faire sans lui".
Benjamin n'a pas accepté de descendre : il s'est même initialement enfermé dans sa chambre. Malgré tout, je l'ai entrevu se glisser discrètement dans la galerie aux tableaux, suivi de la version spectrale de lui-même : là où Grace s'asseyait autrefois pour se recharger. Ils nous écoutent tous les deux, à présent, depuis le canapé rond.
"Je ne suis pas inquiet", dit Max à voix délibérément haute. "Ben acceptera de retrouver ses pouvoirs. Surtout lorsqu'il saura qu'il existe bien sûr une possibilité de sauver Jennifer, au milieu de tout ça".
Un long silence passe sous les boiseries et vitraux, et c'est finalement une voix pâle qui s'élève.
"Qu-est-ce qui va arriver à nos enfants ?"
Depuis l'une des chaises hautes du bar, Allison fixe Max entre les volutes de sa vapoteuse.
"Vous avez tous l'air de prendre pour acquis ce nouveau reset", souffle-t-elle. "Mais nous ne sommes plus seuls, dans cette foutue équation. Qu'est-ce qu'il va arriver à Claire, à Gracie ?"
Max plisse les yeux.
"Tu n'as pas bien compris quelle est l'alternative, Allison".
Son calme est immense, après toutes ces années d'errance dans l'espace-temps. Il n'a même plus rien à voir avec le pseudo pré-ado agité que j'ai connu en 2019.
"Au milieu de tout le bazar de timelines que nous avons créé, il en existe une - une seule. - qui est celle qui préexistait avant que nous ne soyons portés à l'existence. Originelle. Avant que Papa ne libère les Aethers, les Marigolds".
Aucun de nous n'ose plus respirer.
"Au cours de la Purge, toutes les timelines seront supprimées, à l'exception de celle-ci. Autrement dit, mon Métro... n'aura plus qu'une seule station".
Il secoue la tête.
"Une station où nous n'existerons plus, tout comme ceux que nous aurions engendrés. Si nous échouons..."
C'est Lila qui termine sa phrase, car elle a compris :
"Claire et Gracie se feront effacer, elles aussi".
Allison tremble, et elle accroche ses yeux à ceux de Lila, comme si elle et seulement elle pouvait comprendre ce qu'elle ressent, au fond de sa chair de mère, ce qui agace Diego. Et Cinq acquiesce.
"Correct. Elles, et tous les autres mômes que nous aurions eu les uns et les autres dans d'autres timelines. Vous seriez surpris de savoir qui en a eu et combien. La quasi-totalité a péri dans l'une ou l'autre apocalypse, sans que ça ne vous ait jamais effleuré la conscience. La version de Claire que tu as reprogrammée est bien placée pour le savoir, Allison".
C'est terrible, mais il a raison. Aujourd'hui, Claire n'a pas pu se lever de son lit pour aller en cours, de nouveau saisie par un accès de 'l'Effet Umbrella' qui paralyse sa jeune existence, ici. Les 'gummies' qu'elle prend ne suffisent plus, et elle revit sans cesse les apocalypses que les autres versions d'elle ont vécues, suivant le même chemin que Ray.
"N'y a-t-il pas un moyen de leur donner une chance même si nous échouons ?"
La voix d'Allison est brisée.
"N'est-il pas possible d'utiliser... ton foutu Métro, pour les envoyer dans cette timeline originelle, celle qui resterait ?"
Quelque chose de douloureux passe sur l'expression de Max, comme s'il n'était pas étonné d'entendre Allison proposer ceci.
"C'est un non-sens. Oh, peut-être y aurait-il quelques instants de grâce, où elles auraient le loisir de gambader sur les gazons utopiques d'un monde intact, mais la réalité les rattraperait, car, dans cette timeline originelle, ceux qui les ont engendrées n'auraient jamais existé".
Oh, nous connaissons tous les conséquences de ça. Et Max est ferme, maintenant.
"Tu n'a pas retenu la leçon, de notre premier Kugelblitz, Allison ? En une semaine, tout serait de nouveau balayé. Soyons sérieux, quelques instant. Et-"
"Nous allons bouger notre cul et tout faire pour réussir".
Lila vient d'interrompre Max, son coude sur l'épaule de Diego. Depuis plusieurs jours maintenant, Gracie non plus ne peut plus se lever.
"Si nous pouvons reprogrammer un espace-temps propre où Gracie n'aurait pas à subir les conséquences de tout ce que nous avons fait, nous le ferons".
D'un coup, l'énergie qui existe entre Diego et Lila se met à battre au parfait unisson. Peu importent les différents qu'ils peuvent parfois avoir au quotidien, sur cette question, ils font bloc : pour sauver Gracie, Oblivion est une évidence, à présent. Et Allison regarde ses mains tremblantes, car elle aussi est en train de faire le même chemin.
"On doit sauver Clairette et Gracie-chou", murmure Klaus. "Et il est hors de question qu'on finisse tous à la Donnie Darko, alors qu'on a littéralement été conçus pour reformater le disque dur de l'univers dans Oblivion".
J’acquiesce, car c'est exactement ça.
"Nous sommes les plug-ins d'Oblivion. Conçus pour reprogrammer la machine univers si elle est en péril. C'est ce que nous allons faire. Et notre action sera aussi 'naturelle' que ce que la Purge sera si nous échouons".
Le silence se fait, traversé par une forme d'espoir, même si Oblivion est aussi synonyme de beaucoup de souffrance. Mais cette fois, nous allons le mettre en marche de façon délibérée : un reset né de notre libre arbitre, et non des manigances de Reginald Hargreeves.
"Nous n'avons réellement plus rien à perdre à essayer. Mais comment faire ?"
Viktor serre ses poings sur ses genoux, sa voix enrouée tissée d'espérance.
"Nous n'avons plus de Marigolds. Plus rien pour alimenter la console Omega, même si vous avez retrouvé un accès à Oblivion".
Je sais quel est le poids de sa question. Toutes ces années, il a porté son pouvoir sonique comme un fardeau terrible, si chaotique qu'il en a provoqué la fin du monde trois fois, directement ou indirectement. Et pourtant, il est prêt à les retrouver. Pour continuer la vie qu'il s'est forgée, en dépit de l'adversité.
"Klaus a fait une comparaison pertinente à ce sujet", murmure Max. "Il s'agirait de repasser un ancien costume de scène, juste pour un soir. De retrouver nos pouvoirs pour deux ou trois jours. Rien de plus".
"Comment, Max ?"
Moi-même je ne le sais pas. Max avait relégué pour plus tard cette question : après le prérequis absolu de trouver l'Hôtel. Il s'installe plus confortablement.
"Dans cette timeline, la synthèse de vos Aethers a été interrompue. En revanche..."
Il nous regarde tous, tour à tour.
"Dans notre timeline jumelle, celle de la Purge, les autres versions de nous les ont tous retrouvés. Depuis ce matin".
Les yeux de Viktor s'écarquillent, car il est le premier à comprendre.
"Il s'agirait... de leur en reprendre ?"
Max le fixe. Viktor a déjà procédé à des transferts de Marigolds, entre Harlan et lui : plusieurs fois. Moi aussi, dans les années 60. Et Klaus glousse doucement :
"Ce serait comme une auto-transfusion, de nous à nous ? J'espère avoir le café et le mini-sandwich gratuit à la fin".
Mon regard croise le sien, car nous savons tous les deux ce qu'impliquera le retour de ses pouvoirs. Mais Max confirme déjà.
"Il nous faudra agir en temps réel. Je monitorerai nos alter-ego dans la Salle des Aiguillages, pour définir le bon moment pour effectuer ce trajet avec le Métro, pour chacun de vous. C'est à une seule station, ce n'est pas loin. Mais attention".
Il est sérieux, plus sérieux que jamais.
"Il ne faudra à aucun moment que nos Doppelgängers s'en aperçoivent, ou que nous entrions en contact".
Cette mise en garde m'est en partie adressée. Max a compris quelle douleur je ressentais en pensant à l'autre version de Klaus. Il sait à quel point mon être se déchirera, si je dois l'approcher. Et pourtant, je sais qu'il a raison : la moindre interaction avec nos alter-egos risquerait de provoquer une nouvelle ramification de cette timeline, une duplication de Ben et Jennifer... rendant cette fois la Purge cette fois presque impossible à empêcher.
"Rin, puis peut-être Viktor et Lila : il s'agira d'accompagner les receveurs un par un : invisibles, intangibles. Juste le temps de transférer une quantité suffisante de Marigolds, qui reprendront d'eux-mêmes leur place naturelle, comme ceux de la gélule que Rin a avalée".
Je redresse la tête vivement.
"Je n'ai jamais rendu quelqu'un d'autre invisible et intangible, je-"
"Tu saurais le faire. Nous avons marché dans une apocalypse où tu as rendu intangible l'humanité entière. Et tu ne savais pas non plus téléporter des gens avec toi, au début".
Je frémis, tout comme mes camarades. Nous sommes tous conscients que ce plan est réaliste, bien que risqué.
"Je suis d'accord", souffle Luther tandis que Klaus couine, et pose ses pouces sur ses lèvres.
"Moi je mettrai mon plus beau kaupinam, pour ce jour-là".
J’acquiesce, tout comme Lila qui finit par piocher un biscuit protéiné.
"J'en suis aussi", murmure Viktor. "Mais à une condition".
Tous tournent vivement la tête vers lui.
"Que Papa soit exclu de la réalité reprogrammée. Qu'il soit renvoyé à sa foutue planète".
Max ne bouge pas. Et quand il prononce les mots suivants, ils sont inflexibles. Répétés tant de fois en son for intérieur, alors-même qu'il exploitait la puissance technologique de son père pour la construction de son Métro.
"Oui", souffle-t-il. "Il assumera son destin là-bas, comme il l'aurait dû".
Cette décision est un séisme. Pour tous les Hargreeves. Pour moi aussi, en vérité. Un ultime tournant dans une vie de maltraitance, qui s'apprête enfin à s'achever. Dans le cercle que nous constituons et jusque dans l'énergie, s'élève un assentiment plus puissant que tous les serments. Reginald Hargreeves l'ignore, mais aucun deal, cette fois, ne lui donnera sa place dans la nouvelle réalité qui naîtra de notre alliance.
Et il y a plus.
Pour la première fois - peut-être depuis toujours - l'Umbrella Academy vient de pulser d'une brève seconde d'existence. Pas de manière forcée, bien au contraire : avec cohésion indestructible, née du désir de ses membres de continuer à exister. Sans leur père.
"Allison ?"
"Je..."
Max se tourne vers sa soeur, qui n'a rien prononcé depuis quelques instants. Allison a peur. Peur d'échouer. Peur qu'on ne lui fasse plus confiance. Peur de ne pas être capable de dompter sa propre nature, et de ne pas être à la hauteur de l'idéal que tous souhaiteraient.
"Tu as compris que tu étais celle capable de transmettre à la console Omega la nouvelle réalité à implémenter dans Oblivion".
Ses yeux parlent pour elle. Bien sûr qu'elle l'a compris. Quelque part, elle l'a toujours su. La différence est qu'à présent, elle a conscience que ses désirs ne sont pas les seuls à compter. Le saut dans le vide est immense, pour elle, mais elle a déjà commencé à faire ce chemin, avant même de savoir qu'il serait nécessaire.
"Je le ferai", dit-elle en mobilisant toute la résolution qu'elle possède, et en cherchant à croiser le regard de Luther.
Il n'a pas accepté son invitation à déjeuner. Il n'a pas souhaité lui parler, à la différence de Viktor. Allison déglutit avec peine.
"Accepterez-vous tous de..."
Une fois de plus, ses cordes vocales semblent flancher.
"... de me parler de ce qui compterait réellement pour vous, dans la timeline que nous devrions programmer ?".
Tous baissent les yeux, mais bientôt, chacun acquiesce, verbalement ou pas. Y compris moi. Bien sûr que nous allons définir avec elle ce nouveau paradigme. C'est ce que nous aurions dû faire la dernière fois, si nous avions su. Max nous contemple.
"Il faudra choisir avec parcimonie, sagesse et humilité".
Il finit par sourire. Largement. Presque radieusement, comme ses frères et soeurs l'ont rarement vu le faire, y compris dans leurs jeunes années. Comme si Ulysse venait - finalement - de retrouver le chemin d'Ithaque. Et il lève les yeux vers le balcon.
"Même toi, Benjamin !"
L'ombre de Benjamin retourne vers le couloir des chambres. Lila empoigne la taille de Diego, Viktor encourage Allison d'un effleurement infime sur son épaule. Je souris à Klaus. Je ne lui parlerai pas des cafards géants. Pas tout de suite en tout cas. Max se lève.
"Chère Umbrellas et sympathisants, il est temps de fouiller une dernière fois dans la poche de notre uniforme... et de remettre le masque, pour notre dernière mission".
Diego s’enivre à ce mot, il se lève, et plus droit que jamais, il conclut :
"On dirait bien que la Team Zéro aura fini par exister".
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20:04
Dans la chambre de Claire, la lumière est tamisée, même au coeur de la nuit. L'abat-jour à franges violettes jette des ombres sur le papier peint couleur crème, et jusque sur les voilages de sa fenêtre. Elle somnole, rassurée par notre présence. Et sa petite platine continue de diffuser 'Runaway' d'Aurora.
"Je trouve ça tout à fait encourageant", murmure Klaus.
Au-dessus du bureau, il se penche vers la petite succulente que je viens de rendre invisible et intangible. Concrètement ? Il ne semble plus y avoir que de la terre, dans ce pot. Mais je pousse un soupir à la fois inquiet et plein d'espoir, tout en la faisant réapparaître.
"Je n'ai jamais fait plus que ça", lui dis-je. "Je suis terrifiée à l'idée de le faire sur quelqu'un".
Passant son jeu de tarot de sa main gauche à sa main droite, il remonte les manches larges du jinbei prune qu'il porte sur un hakama noir brodé. Il a peint ses ongles de pieds en doré, ce qui est une première, depuis que je suis revenue.
"Tu n'as pas tremblé des genoux comme ça", dit-il, "quand tu as commencé à me téléporter avec toi".
Je soupire.
"C'était par réflexe. Ça ne durait qu'une fraction de seconde. Je n'avais pas le temps de conscientiser les risques".
C'est une responsabilité immense. Pour être déjà restée coincée à l'état de pure énergie, je ne peux imaginer ce qui se passerait si je condamnais malgré moi quelqu'un d'autre à errer ainsi. Et pourtant, je sais que c'est le seul plan que nous ayons.
Je rends de nouveau la succulente intangible, puis invisible, et je la ramène une nouvelle fois. Je n'ai pas de mal à le faire. Mais Klaus peut sentir toute l'angoisse qui me vient à l'idée de foirer, demain. Un long silence passe, où je répète anxieusement encore cette opération. Mais soudain, il brise de nouveau le silence, et il me dit :
"Je serai le premier".
Je relève les yeux d'un coup, et il ne bouge pas.
"Quoi ?"
Il acquiesce.
"J'en ai parlé avec Max, il pense que ce sera possible, demain".
Je suis figée, et sans voix. Bien sûr, je suis touchée de ce qu'il se propose, et ce d'autant que je pense que l'autre version de lui aurait été le dernière à vouloir récupérer ses pouvoirs. Mais - lui - est prêt à prendre ce risque ?
"Klaus, tu as conscience de... Tu... tu n'as pas peur ?"
Je ne parle pas seulement du risque de se dissiper dans l'énergie. Il subirait le retour des assauts spectraux, dès demain. Il le sait. Et pourtant ? Il me regarde avec des yeux à la fois humides et solides comme jamais, puis il soulève légèrement ses épaules, ses doigts glissant sur son jeu de tarot.
"À quoi bon continuer d'avoir peur. Je m'apprête à être effacé".
J'ai bien compris que sa tanatophobie était l'expression la plus pure de son désir de continuer à exister. Et elle semble balayée, en cet instant, par la résolution que notre réunion de famille a impulsée.
"Soit objective, Rinny : est-ce qu'il y a une matière et une énergie que tu connais mieux que la mienne, dans ce monde en mal de flamboyance ?"
À ces mots, j'ai l'impression de sentir mes entrailles se serrer. Parce qu'il a raison. Tellement raison. Si j'ai une chance de me lancer et de réussir, pour la première fois, ça ne peut être qu'avec lui. Il se penche un peu plus, et murmure :
"Si tu dois faire tes gammes... j’accepte d'être ton hautbois. Ta flûte traversière. Ton piccolo, ou le kink musical que tu veux".
"Tais-toi".
Je ris doucement, mais mon sourire retombe en une expression plus sérieuse. Plus concentrée, en tout cas.
"D'accord", lui dis-je, un peu tremblante, tandis que nous nous fixons. Pendant quelques longues secondes, finalement déchirées par un gémissement plaintif, s'élevant du lit derrière nous. Klaus se retourne, et marche jusqu'au lit où Claire vient de bouger fébrilement.
"Oncle Klaus..."
"Je suis là, Clairette".
Elle tousse un peu, comme si elle cherchait de l'air.
"Tu entends ça..."
Je pivote sur la chaise de bureau. La musique s'est arrêtée, à présent : rien d'autre ne peut être entendu ici, en dehors du froissement des tissus et peut-être de la chaudière, au sous-sol.
"Quoi donc ?", demande-t-il. "Qu'est-ce que tu as entendu ?"
"Ce grondement. Celui qui accompagne la marée".
Ce soir, elle voyait une apocalypse où les terres émergées n'étaient plus réduites qu'à peau de chagrin, et où sa petite vie comptait encore parmi les derniers survivants. Elle n'a de nouveau pas mangé. Et elle n'a pas voulu voir Allison, la tenant plus responsable que jamais pour la fin du monde alternative qu'elle est une nouvelle fois en train de traverser.
"Tu es en sécurité ici".
Klaus s'assoit à côté d'elle, et prépare tranquillement un tirage de tarot. D'expérience, il n'est pas utile de lui dire que ce qu'elle voit n'existe pas. Klaus sait manoeuvrer ses crises, dont elle ne semble malheureusement presque plus sortir à présent. Les cartes glissent, tranquillement.
"Tout va bien, hein ? Et tu sais, Oncle Klaus, tante Rin et maman ont une idée, maintenant, pour que la marée s'arrête de monter".
"Ah bon ?"
Elle se retourne sur son oreiller, elle ouvre les yeux légèrement.
"Est-ce que la Lune va arrêter s'effriter ? Est-ce que les gens vont arrêter de brûler dans la rue ?"
Mon coeur se serre. Et je suis heureuse qu'Allison ait fini par admettre que Claire a besoin de ce que nous allons accomplir, autant que Gracie.
"Nous avons un plan pour que plus aucune des fins du monde que tu vois n'ait lieu. Et je suis sûr que tout va bien se passer".
Il lui montre son jeu de tarot, dans lequel il a l'habitude de chercher sa réassurance, et en tire une première. "Les Amoureux". Il sourit.
"Tu vois cette carte, Clairette. Elle symbolise le choix. L'union volontaire et la loyauté partagée. Ta maman te racontait comment nous partions en mission, quand on était petits, hein ?"
Claire cligne des yeux, avec la seule nostalgie que lui permet son état.
"Oui. Elle me racontait que tu draguais des fantômes, au lieu de faire le guet".
Klaus roule des yeux en soupirant exagérément, tout en posant la carte sur le couvre-lit, près du genou de sa nièce.
"Ils me donnaient des renseignements, parfois, quand ils avaient ce qu'ils voulaient. Mais j'espère qu'elle ne t'a pas raconté que ça".
Claire sourit presque, en se recroquevillant.
"Vous arrêtiez des bandits. Vous empêchiez de mauvaises choses d'arriver".
Klaus hoche la tête, sa main revenant glisser sur le dos de la carte suivante de tarot.
"C'est ce qu'on s'apprête à faire de nouveau, Clairette. En quelque sorte. Et on va le faire tous ensemble, comme la scintillante équipe de pom-pom girls que nous méritons d'être".
Je souris depuis ma chaise. Klaus ferme les yeux, tire la seconde, et la pose à côté de la première.
"La Tour..."
Il prend une inspiration saccadée.
"Elle nous parle de grand changement... d'effondrement brutal et de bouleversement".
De timelines qui vont disparaître. De la fin d'un Empire, aussi, celui d'Hargreeves, en même temps que son influence sur nous et sur l'humanité. Cette carte, il l'a presque toujours piochée, quasiment à chaque tirage, l'interprétant toujours comme la perte imminente de tout ce à quoi il tenait. Mais cette fois, il murmure :
"Il ne faut pas avoir peur des chambardements, Clairette. Parfois, ils sont bons. Cette fois, c'est nous qui les voulons".
Il tire la dernière carte de son tirage. Une carte qui - autrefois - l'aurait tout simplement fait ranger son attirail et aller se noyer dans le Gin. Mais cette fois il la pose à côté des deux autres, contemplant ce tirage qui pourrait sembler funeste à tout autre.
"Le Dix d'Épées", murmure-t-il très bas.
"C'est une mauvaise carte ?"
Klaus caresse le carton glacé du bout des doigts.
"Elle symbolise que nous allons devoir mourir un peu, pour pouvoir renaître".
De bien des façons. Nous savons ce qui nous attend au bout d'Oblivion : la machine-univers elle-même nous consumera, même si nous nous réimplémentons dans le reset qui en résultera. Mais au-delà de ça, nous devrons faire le deuil de ce que nous avons vécu, de gens que nous avons rencontrés. Accepter la fin du début de notre vie.
"Tu sais, Clairette", souffle Klaus, "j'ai toujours su qu'il y avait parfois des murs de douleur qu'il fallait franchir, pour finalement faire taire la douleur. J'ai juste toujours été..."
Il glousse tristement.
"... très mauvais pour prendre la décision de me lancer, et d'accepter de mourir pour renaître. Pas physiquement, ça, c'était facile. Métaphoriquement".
Je ne suis pas de cet avis. La seule chose pour laquelle Klaus soit nul - en plus de retenir le nom des gens - c'est pour estimer ce qu'il fait de bien. Ce soir, il me le prouve à nouveau. Claire, elle, le voit et se redresse.
"Ce n'est pas vrai, Oncle Klaus. Regarde, quand tu es allé aux Alcooliques Anonymes. C'était dur, mais tu l'as fait, et tu es encore sobre aujourd'hui. Tu peux tout faire".
Il la tire vers lui et la serre brièvement.
"Tu es en or, Clairette".
Nous nous regardons enfin, et je vois à quel point il est ému, presque bouleversé : par ce tirage, par ce qui nous attend demain, et par les mots de Claire.
"Je compte sur toi", lui dit-elle. "Moi j'ai confiance en vous tous".
Et en se recouchant pour s'endormir, elle ajoute en lui tirant une larme :
"Quand vous aurez tout arrangé, on dansera à nouveau sur Beyoncé".
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Notes :
Nous y sommes finalement, à cette réunion des Hargreeves, et j'aime l'idée que l'Umbrella Academy - au sens large - devienne soudée pour leur affirmation de leur droit à exister. Ce à quoi Reginald Hargreeves aura toujours échoué.
Vous avez compris que je n'ai pas souhaité réécrire le canon, et que la Saison 4 de la série va s'entremêler à cette histoire de façon plus intime encore, à partir de maintenant. Toutefois, comme le souligne Max : la fin "officielle" est un non-sens, qui aurait dû aboutir à un nouveau Kugelblitz.
Le tirage de tarot que fait Klaus en fin de chapitre est le même que celui qu'il fait dans Wanda, dans l'épisode 2 (à 23:20). Je pense qu'ici, il prend tout son sens.
Tout commentaire fera ma journée ! ♡