Une courbure de l'espace-temps (saison 4)
Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 4 :
- épisode 2, autour de 35:45, peu avant le retour des pouvoirs de Klaus, juste avant qu'il se fasse abattre par la fausse Jennifer ;
- puis épisode 3, autour de 02:50, au cours de la scène où il dit à Allison ses quatre vérités.
Il est fortement recommandé d'avoir visionné les scènes d'origine, avant de lire ce chapitre.
Soundtrack suggérée : Dwara Khotton - Mariana Trench ; Radiohead - Everything In Its Right Place
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Jeudi 19 décembre 2024, autour de 14h au dehors, le Métro des Timelines
On dit souvent que l'on ne peut compter que sur soi-même.
C'est faux. On ne le peut pas.
Pendant des jours - avec Max - nous avons traqué la moindre piste susceptible de nous mener à Oblivion : au travers de toutes les apocalypses. Nous l'avons trouvé au péril de notre vie, en échappant aux pattes velues d'un cafard. Nous avons réuni tous les Hargreeves en dépit du chaos potentiel : nous avons tous fait corps, à l'exception de Ben. Prêts à aller emprunter à nos alter-égos quelques particules brillantes de Marigolds, pour redevenir entiers, nous aussi.
Et qu'ont fait nos foutus enfoirés de Doppelgängers ?
Ils ont quitté The City.
Max a passé la nuit et la matinée dans la Salle des Aiguillages, à écumer toutes les caméras de surveillance de notre timeline jumelle, ainsi que leurs enregistrements : sur le parcours le plus logique qu'ils aient pu avoir. Je crois qu'il ne s'est nourri que de beurre de cacahuète, de marshmallows, et d'un thermos taille industrielle de café.
Grâce aux caméras de surveillance d'une laverie et d'un tepaniyaki, nous avons compris qu'Abigail a subitement placé ses pions pour provoquer la Purge. En usurpant la peau humaine du premier type venu, elle a envoyés les Hargreeves en direction de Jennifer, tout en se débrouillant pour qu'ils ingèrent involontairement leurs Aethers. Un scénario simpliste, qui pourrait friser le grotesque, mais qui a fonctionné. Et qui s'apprête bel et bien provoquer notre fin, car ce n'est plus qu'une question d'heures avant qu'un contact rapproché entre Jennifer et Benjamin se produise.
Max a finalement localisé les Hargreeves en direction du Maine, dans plusieurs stations-services où ils se sont arrêtés pour faire le plein de Wanda, ou pour dégobiller. Nous les avons ensuite flashés sur la route n°9, puis près d'une cabine téléphonique, aux abords d'un trou perdu nommé New Grumpson.
Le bazar qui y a éclaté a été très confus, mais ils semblent y avoir trouvé Jennifer, que Reginald cachait, surveillait, et défendait de façon quasi militaire, par mesure de précaution. Nous avons perdu la trace de certains. Mais au milieu de ce chaos... c'est surtout Klaus, que Max est en train de surveiller.
"Ah, te voilà".
Je croise le regard d'Allison, qui est assise sur l'un des tabourets près de l'armoire métallique. Max engloutit une cuillerée de pâte d'arachide, puis manipule le joystick du tableau de contrôle de la Salle des Aiguillages, pour faire le focus à l'écran sur Wanda.
Le van délabré est garé en périphérie de New Grumpson, au milieu d'un désert de champs glacés. Il n'y a pas âme qui vive, à la ronde. Sauf une : celle de l'alter-ego de Klaus, dans un manteau de laine terne. Assis du côté passager, il écoute l'une de ses cassettes de développement personnel auto-enregistrées. L'image n'est pas très bonne, et pourtant mon coeur se serre.
"Tu as l'air décent", dit Allison en croisant les bras, mais Klaus, lui, a l'air horrifié.
"Tu plaisantes, j'espère. J'ai l'air tout droit sorti d'un foyer du troisième âge. Pour anciens contrôleurs des impôts. Et pour que mes cheveux soient aussi lisses, je vous assure qu'il me faut passer un temps considérable dans la salle de bain".
La relation de Klaus à ses cheveux a toujours été intimement liée à sa lutte pour garder le contrôle sur son être. Il les lisse toujours lorsqu'il lutte de façon interne contre ses propres démons, littéraux ou pas. Il avait progressivement cessé de le faire, dans les années 60, pour finalement laisser ses boucles en liberté, dans la timeline des Sparrows. À mesure qu'il avait pris plus de confiance en lui-même, et en sa capacité à se gérer.
Ceci me rend triste. Le Klaus que nous observons au travers de l'écran est rigidement lissé : ayant poussé son combat contre lui-même jusqu'à un autre extrême, inverse de ses vices d'autrefois. Toujours terrifié de vivre comme de mourir. Et terriblement effacé.
"Pourquoi je suis tout seul ?", souffle Klaus, fixant l'écran qui vacille. "Parfois j'ai l'impression d'être comme ces caniches qu'on laisse dans la bagnole sur le parking, en plein soleil".
"Tu surveilles le van".
Max tourne brièvement les yeux vers lui, et Klaus soupire dramatiquement.
"Alors qu'une simple barre antivol aurait fait l'affaire ? Merveilleux. Au moins, je suis constant dans mes standards : quand on n'attend rien de moi, je ne risque pas de décevoir quiconque".
Allison ne dit rien, et Max change de caméra pour passer sur celle de Wanda : la petite dashcam destinée à argumenter quant aux litiges de l'assurance.
"Tu n'as pas retrouvé tes pouvoirs", dit-il. "Tu aurais pu : le reste de la fiole d'Aethers se trouve dans la boîte à gants".
Klaus cligne des yeux.
"J'ai refusé..."
Max acquiesce.
"Même après que tous les autres aient ré-ingéré les leurs".
J'y ai pensé, hier. Je m'en suis doutée : cet autre lui est terrifié par une remise en cause de tout ce qu'il croit fragilement à l'équilibre. Complètement à l'inverse de lui, qui m'a proposé d'être le premier, et qui a mis une kurta courte couleur moutarde, pour ça. Allison appuie ses coudes sur ses genoux et croise ses mains.
"S'il ne les a pas récupérés, comment Rin et Klaus pourront-ils faire leur... prélèvement ?"
"Vous n'aimez pas le terme 'ré-insémination' ? Moi, j'aime bien".
"Tais-toi, Klaus. Regardez ça".
Max change de nouveau l'angle de la caméra, et je plisse les yeux pour mieux voir. La qualité de l'image est pire encore que celle du petit poste de télé cathodique sur lequel Granny regardait ses dramas. Toutefois, là, sur l'écran, une jeune-femme est en train de courir dans la direction de Wanda. L'air affolé et sombre, rapidement cueillie par Klaus, à la fois sidéré et un peu fier.
"Qui c'est, celle-là ?", murmure-t-il. "Qu'est-ce qu'ils disent ? C'est une autostoppeuse enragée ? Encore une travailleuse du sexe qui m'a pris pour leur leader de syndicat ?"
Max reste calme. Le son est très mauvais, mais nous comprenons l'essentiel.
"Elle dit être Jennifer. C'est faux : Jennifer, c'est la fille que vous avez vue par la caméra du café du centre-ville tout à l'heure".
Il suce un peu de beurre de cacahuète sur son doigt.
"Cette femme travaille pour Papa. Elle va tout faire pour empêcher la vraie Jennifer d'entrer en contact av-"
*Bang!*
"Oh. Merde".
Nous nous figeons tous les quatre de concert. La femme vient de tirer une balle. En plein dans la poitrine de Klaus, au milieu des rayures vertes, rouges et grises de son pull.
"Loué soit Bowie", souffle Klaus, "elle vient de m'ouvrir le chakra Manipura en bien plus grand que nécessaire".
Instinctivement, sa main se porte sur son propre plexus solaire, comme s'il vérifiait son intégrité. Et il bat de ses longs cils, la réalisation faisant sa place dans son cerveau.
"Cette version monastique et barbante de moi peut encore mourir, n'est-ce pas..."
Sidérés, nous observons Diego traîner son frère dans Wanda, puis démarrer en trombe en direction de la bourgade. Accélérant autant qu'il peut. Percutant un absurde Père-Noël muni de deux mitraillettes estampillées Hargreeves corp. Récupérant à l'arrachée Luther, Allison, Viktor et Cinq, qui tombent à leur tour des nues en découvrant leur Klaus, agonisant.
Il me fait mal de contempler ça par cette minuscule caméra embarquée, j'en ai même la nausée. Pourtant, j'ai vu Klaus mourir - trop de fois - y compris à des époques où je le pensais mortel. Sans vraiment le vouloir, je m'accroche un peu à sa manche, comme si ça pouvait changer quoi que ce soit. Le fait que cette scène se passe en temps réel est terrible. Et c'est presque sans respirer que nous contemplons tous les trois cette ombre de lui-même rendre un dernier souffle. Possiblement pour de bon.
"Merde...", souffle-t-il. "Max, tu avais vu ça dans tes boules de cristal probabilistes, ou c'est une surprise du karma ?"
Il est inerte, livide, cireux. Éteint. Et je réalise que je ne l'ai jamais vu - jamais - mourir pour de vrai. La cuillère de Max est suspendue au-dessus du tableau de commandes, où il se met subitement à pianoter.
"C'est inattendu. D'après mes calculs, tu ne meurs pas. Tu es même supposé récupérer tes Aethers, à ce moment. J'espère que d'avoir fait pivoter la caméra n'a pas créé une interférence, et que nous n'avons pas-"
"Regardez".
Mon doigt se plante sur l'écran, tremblant. Cinq - le leur - vient de passer la jarre de Marigolds de la boîte à gants à Lila, qui la confie à Allison.
"Il n'était pas d'accord..."
Cette phrase, elle vient de la prononcer presque en même temps que son alter-ego. C'était la volonté de leur Klaus : ne pas être 'ré-inséminé'. Mais tous les autres insistent, dans le van, et j'en reste sans voix. Honnêtement, je ne sais pas ce que j'aurais fait, à leur place.
"Fais-le, Allison. Moi, je suis d'accord !"
A côté de moi, Klaus - bien vivant - vient de s'exclamer ceci, avec tout le désir de vivre qu'il a, ici. Il passe une main sur son front.
"Bon sang, quel suspense. Je n'avais pas été aussi accro à un drama depuis que j'espionnais au-dessus de l'épaule de Granny".
Finalement, l'alter-ego d'Allison cède. Elle ouvre la jarre. Et finalement, elle la penche au-dessus de la plaie rougeoyante de la poitrine de son frère, pour y verser un peu de fluide doré.
Les secondes passent, insupportables, même si nous nous doutons de l'issue 'positive' de tout ça. Et puis enfin, subitement, brutalement, comme après une simple longue apnée... Klaus revient à la vie, pour la énième fois... mais paradoxalement la première, aussi.
"Bonté divine", soupire celui dont je tiens toujours le bras. "Mais ciel, ce pull est une insulte stylistique. Un seul trou ne suffira pas à en faire une création".
Il plaisante, mais ses conjonctives sont rouges tandis qu'il se regarde lui-même tousser, la vie se ré-insinuant dans chacune de ses fibres nerveuses. Je peux presque deviner les Marigolds le parcourir de toutes parts, en cet instant. Il est choqué d'avoir vu sa volonté ignorée, mais finalement tellement soulagé d'être revenu à lui.
"C'est bientôt le moment".
Max se lève de son siège, et Klaus relève le nez vers lui.
"Quoi, déjà ? Comme ça ? On a à peine eu le temps de me pleurer puis de se réjouir, et tu-"
"Partez maintenant. Nous ne pouvons pas perdre de temps".
Un silence passe, très bref, où nous regardons tous les quatre. Puis je me lève et je tire Klaus par la manche, en direction de l'issue de la Salle des Aiguillages. Si Max nous donne ce feu vert, nous devons rejoindre le Quai.
"Dépêche-toi", lui dis-je, avant qu'il murmure en battant des mains :
"Showtime !"
Allison s'installe à côté de Max pour suivre ce qui va se passer à l'écran maintenant, et mon coeur battant à tout rompre contre mes côtes, plus encore que lorsque nous cherchions Oblivion, j'ajoute :
"Si on rate l'omnibus, il faudra laisser passer trois express avant de prendre le suivant".
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14h34, timeline de la Purge, en périphérie de New Grumpson
"Quand je serai invisible, tu me verras encore ?"
Cachée avec Klaus au coin de l'un des hangars en tôle grise qui se trouvent ici dans l'air gelé, je lui fais signe de chuchoter. Notre trajet d'une seule station en métro s'est déroulé sans encombre. Mais il semble que - pendant le mince temps que nous avons mis à venir - nos alter-égos aient réussi à avoir un accident. Et à perdre Jennifer de vue.
"Non", dis-je, le coeur battant très fort. Trop fort, malgré moi. "Tu connais le concept d'invisibilité, Klaus".
Je suis anxieuse à l'idée d'intervenir sur sa matière et sur son énergie : j'en ai mal dormi. Klaus n'est pas une plante d'intérieur en pot. Mais factuellement, nous ne pouvons plus reculer.
"Tu ne me verras pas non plus. Mais je pourrai te sentir dans l'énergie, et je te suivrai de près".
Tout ça, c'est de la théorie, car ceci est bel et bien mon tout premier essai. Mais Klaus semble me faire une confiance absolue, et je tente d'être à la hauteur. Je suis aussi inquiète quant au fait que Viktor peut de nouveau, lui aussi, sentir l'énergie. Ce que j'espère, c'est qu'il n'y prêtera pas attention.
"D'accord, Stratéguerre Hoàng. Et après ?"
"Tu devras t'approcher au plus près ton autre toi. L'effleurer devrait suffire, même intangible. Je serai concentrée, je procéderai au transfert".
"À la ré-insémination".
Il glousse.
"Ça ne sera pas très long. Je crois".
Je cligne des yeux. Je sais qu'il sera étrange pour Klaus d'être invisible. Usuellement, il est exactement tout le contraire : il fait tout pour être vu, et regardé. Et aussi...
"Pendant le temps où tu seras immatériel, tu ne pourras pas parler".
"Quoi !?"
"Je sais. Ça risque d'être insurmontable pour toi".
"Mes cordes vocales sont légendaires. Classées au patrimoine mondial de l'UNESCO que Papa a dissout".
Je ne sais vraiment pas comment il fait pour continuer de plaisanter, alors que mon stress atteint le firmament. Mais je m'y accroche, et je décide qu'il est temps de se jeter à l'eau.
"Vois ça comme une expérience de méditation silencieuse. Allez. On y va".
D'un coup, alors que le vent faisait danser nos cheveux, ils se figent, en même temps que viennent mourir nos voix. Klaus écarquille les yeux, il regarde ses mains. Et alors qu'il sourit vaguement, finalement amusé par l'expérience de devenir intangible, je finis par le rendre invisible également. Avant de faire de même pour moi. Il a compris. Et ne gardant en vue de lui que sa trace énergétique, je me glisse à sa suite le long de la carrosserie orange et bleu-sale du van Wanda.
Son alter-ego est là : aussi terne que lui est flamboyant. Il vient de retrouver ses pouvoirs, je peux sentir ses Marigolds pulser comme le feu d'un sémaphore. Éhontément, il n'a même pas vomi, sans doute grâce à son reboot résurrectionnel : il est assis sur le coffre ouvert, Allison à ses côtés. Et elle s'inquiète de lui voir les yeux perdus dans le vague.
"Klaus. Qu'est-ce qu'il y a ? Ça va ?"
Il ne la regarde même pas.
"Ça va super, oui. Grâce à toi, c'est la grande forme".
Je me fige dans mon invisibilité, tout comme son autre lui, et nous écoutons, cherchant un moment adéquat pour accomplir notre mission.
"Attends, tu m'en veux parce que je t'ai sauvé la vie ?"
"Je pouvais pas être plus clair, pourtant. J'avais dit que je voulais pas de Marigolds".
"Et qu'est-ce que tu voulais, que je te laisse crever ?"
"Non, mais tu... tu viens de foutre en l'air trois ans de ma vie. Trois ans sans drogue, ni alcool".
Sa réaction, je la comprends à la lumière de ce que Klaus - le mien - m'a expliqué au moment où, lui, a choisi de retrouver ses pouvoirs. En acceptant ce formidable shoot d'immortalité et le retour des fantômes, qui s'apprêtent à bouleverser l'équilibre qu'il avait construit.
Malgré tout, il parle sans savoir, nous en avons été témoins dans la Salle des Aiguillages : Allison a suivi les injonctions des autres, pour lui restituer ses Marigolds, elle a même été la seule à hésiter. Il était mort, il n'en a rien vu, mais c'est le cas. Cependant, je sens bien qu'il y a plus, car il lui dit :
"J'imagine que c'était ce que tu voulais, hein".
Allison reste sans voix.
"Pourquoi ? Je peux savoir de quoi tu parles ?"
Merde. Je la connais, cette expression-là, et le petit mouvement qu'il fait empêche son autre lui de s'approcher assez près pour que nous puissions transférer quoi que ce soit. Oui. Cette mine, c'est celle du Klaus qui a pris sur lui pendant des années, n'a rien dit pour la paix sociale, mais a souffert en silence et s'apprête à déverser toute sa rancoeur et sa frustration. Une attitude que je ne lui ai historiquement vue qu'envers ses frères et soeurs, et qui se finit souvent dans le chaos.
"Je parle de nous, Allison, de notre petite relation destructrice. Moi, l'éternel minable, et toi, sa sainte sauveuse".
Nous sommes figés, Klaus et moi, et je m'accroche à ma concentration sur notre matière et notre énergie à tous les deux. Nous avons eu cette conversation il y a peu, lui et moi, et j'ai vraiment pris conscience que - depuis leur enfance - Allison a toujours agi de façon radicalement différente de celle que, moi, j'ai adoptée lorsque je l'ai rencontré.
Là où j'ai choisi de l'accompagner et de le soutenir dans son propre chemin, - elle - a toujours pris le parti de le rendre dépendant : d'elle, et de son soutien, matériel comme affectif. Dans les années 60, cette tendance était brièvement revenue, et elle a littéralement explosé dans notre timeline jumelle, lorsqu'elle l'a pris sous son toit il y a cinq ans. Ce que le Klaus que j'accompagne ici - lui - a refusé.
"Ça te va bien, que je sois là, parce que tu peux te concentrer sur autre chose que le vide intersidéral de ta vie".
L'empreinte énergétique de Klaus, le mien, vibre un instant à ces mots. Oui. Lui aussi a le sentiment qu'Allison s'est toujours occupée de lui pour elle-même : pour se sentir bien, et valorisée. Jamais pour lui. Et à présent que son Doppelgänger s'apprête à le lui jeter au visage dans cette réalité alternative, je frémis à l'idée qu'Allison - la nôtre : celle qui nous regarde au travers des écrans de la Salle des Aiguillages - soit sur le point d'entendre tout ça.
"Putain, okay", bredouille-t-elle. "Tu sais quoi ? Va falloir redescendre deux secondes".
Klaus est concentré sur notre objectif, malgré la scène qui se joue. Devant moi, il tente à nouveau de s'approcher au plus près de son alter-ego : de me donner une occasion de procéder au transfert. Il est proche. Si proche de lui-même... Mais au dernier moment, l'autre Klaus se lève, et fait le tour de Wanda.
"Je redescendrai de rien du tout", dit-il sans aucune conscience d'avoir fait échouer notre tentative. "Je vais même foncer dans le tas. Parce que - de toute façon - les problèmes, c'est un peu la grande spécialité de la famille".
Tandis qu'il énumère toutes les névroses de ses frères et soeurs - de façon tristement pertinente, avec juste un peu de respect pour Lila - Klaus le suit à la trace. Près, encore plus près : presque contre la sacoche qu'il porte en bandoulière au-dessus du sol neigeux. Je le suis, je me tiens prête, espérant qu'il finira par s'immobiliser de nouveau. Et c'est ce qu'il fait enfin, en se plantant de nouveau devant Allison.
"Bref, j'en ai tellement marre de vivre recroquevillé, coincé dans ta petite bulle de supériorité. Tu vois".
Allison gronde, et la nôtre doit être sous le choc, derrière l'écran du Métro, elle qui a déjà fait tant de chemin. Elle qui veut comprendre ses frères et soeurs, les accompagner.
"Sérieux ?", dit-elle. "C'est moi qui me suis occupée de toi ces cinq dernières années. C'est comme ça que tu me remercies ?"
La vache. Même moi, elle commence à m'agacer, et Klaus glousse sarcastiquement.
"Je crois que t'inverses légèrement les rôles, ma petite chérie".
"Ah bon ?"
"Qui est-ce qui s'occupe de toi depuis que Ray s'est cassé ? Eux, ils en avaient rien à foutre, de toi. Et qui est-ce qui s'est occupé de ta fille pendant que tu partais foirer tes auditions de petits rôles ?"
Il a raison. Dans cette timeline comme dans la nôtre, c'est lui qui a littéralement élevé Claire une partie de sa vie. J'en tremble, mais je me reconcentre, parce que mon acolyte en kurta invisible ne lâche toujours pas son but, et je sens l'énergie de sa main s'approcher d'un bras qui aurait aussi pu être le sien, vêtu d'un manteau de laine.
Alors je ferme les yeux, je fais abstraction de tout le reste. Et j'amorce les convections énergétiques qui feront repasser un mince flux de ses propres Aethers, jusqu'à lui.
Une particule. Brillante. Pure. Une autre. Nous venons de franchir une frontière que nous ne pourrons plus repasser.
En quelques secondes, je sens son être se faire de nouveau coloniser par sa propre nature. Signant son retour à l'immortalité et aux fantômes, et malgré ça, sa détermination ne flanche pas, admirablement, alors que l'alter-ego d'Allison s'emporte au-dessus de nous.
"Parce que tu crois que ça me plaît, d'héberger un homme adulte dans mon sous-sol, peut-être ? De le voir emballer toute la maison dans du papier-bulle ? Tu crois que ça me plaît de toujours te ramasser à la petite cuillère quand tu touches le fond ?"
J'essaye d'ignorer le fait qu'elle prétende avoir toujours joué ce rôle, alors que - jusqu'à cette timeline - elle n'a jamais été présente pour le cueillir à 2h du matin dans les ruelles les plus glauques de The City. Bordel. Elle habitait même en Californie. L'éternelle préposée à l'after pathétique du petit matin, c'était moi. Je continue de canaliser les Marigolds un instant, sentant mon pouvoir à deux doigts de flancher.
"Le fond ? Moi ?"
L'autre Klaus feint d'être blessé, alors que je sais que tout ce qu'il veut, c'est maintenant la gifler métaphoriquement, par les actes plus que par les coups.
"Il n'y a plus de fond, là, beauté. Le fond a complètement disparu. Je suis un putain de trou sans fin. T'imagines même pas".
Il est dévasté, comme rarement. De colère. Et moi, je suis déchirée de le voir ainsi, au point que notre énergie vacille un court instant dangereusement vers la visibilité. Mais il s'écarte. Et nous avons de toute façon récolté assez d'Aethers pour que le point de non-retour soit atteint.
"Bientôt, tu verras", dit ce Klaus pour lequel je ne peux plus rien, et Allison abandonne rapidement l'idée de le retenir.
"Fais ce que tu veux. Hésite pas à partir en vrille".
"C'est ce que je fais".
"C'est clairement tout ce que t'attends, de toute façon. Profite, j'en ai vraiment plus rien à foutre".
En cet instant, je ne suis qu'un corps sans matière et sans larme, mais tout mon être pleure de ne rien pouvoir faire. De ne pas avoir le droit d'interférer. De ne plus pouvoir être là pour lui, comme je l'ai toujours été. Car tout ce qu'il lui reste, c'est son triste sarcasme, à présent.
"Merci, Allison, je te remercie du fond du coeur. Enfin une once de sincérité de ta part, ça fait du bien. On se sent requinqué".
Cette Allison est en train de faire de façon violente le chemin que la nôtre a commencé à parcourir sereinement. Ce Klaus en paye le prix.
"Tu voulais l'ancien Klaus ?", dit-il.
Nous reculons encore - maladroits dans notre couverture d'invisibilité - et je nous fais redevenir tangibles : juste ce qu'il faut pour pouvoir tracter le mien à couvert derrière le hangar, en le tirant par le bras. Son alter-ego irradie de rancoeur, prêt à tourner les talons pour traverser la route en dépit du flux de camion. Il se tient droit, farouchement.
Et tandis que je m'apprête à nous re-téléporter dans le Métro, il ajoute :
"Le voilà".
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15:02
Au plafond du Métro, les poignées servant à s'accrocher se balancent tranquillement dans la lumière dorée. Notre trajet ne durera que le temps d'une station, à nouveau, et nous tanguons - nous aussi - dans le roulis mécanique du trou de ver que nous franchissons.
Sur le siège en skaï ciré, à côté de moi, Klaus n'a toujours pas prononcé un mot. Et je ne sais pas si c'est pour les Marigolds qui se répandent actuellement en lui, ou pour la scène dont nous venons d'être témoins.
"Tu as été super", lui-dis-je, ce qu'il nie immédiatement d'un signe de la main. Autrefois 'Goodbye'.
"Si, je te jure".
Le risque était immense, j'ai cru un moment que j'allais flancher. Mais factuellement, la triste scène de ménage à laquelle nous avons assisté nous a offert une couverture supplémentaire et inespérée. Je suis inquiète pour Klaus. Les deux Klaus. Et pour ce qu'ils s'apprêtent l'un et l'autre à traverser dans les prochaines heures.
"Comment tu te sens ?", finis-je par demander, et il soupire brièvement.
"Spectralement silencieux. Pour l'instant".
Je baisse les yeux sur le linoléum au sol secoué par les chaos du train. Il a compris ce que je voulais dire. Et il ajoute :
"Et autrement... Physiquement : comme en incubation de grippe aviaire. Et psychologiquement : semblable à un vieux mouchoir oublié dans la poche d'un jean, à la sortie de la machine à laver".
Nous savons tous les deux que ce calme est celui qui précède la tempête. Une tempête d'autant plus violente que ce que nous venons de vivre a été émotionnellement éprouvant.
"C'est bizarre, tu sais", murmure-t-il. "De te faire face à toi-même dans le vestiaire de tes traumas... et de voir ton Doppelgänger cracher les mots que tu t'es toujours retenu de prononcer".
Il secoue ses boucles fatiguées.
"Est-ce que tu crois... que je suis irrécupérable ? Que je suis vraiment voué à sombrer dans un trou sans fin, comme il dit ?"
Cette question a souvent manqué de passer ses lèvres. Il a parfois tenté de sonder si - moi - je pensais sa cause perdue, alors-même que je restais obstinément. Alors de fait, il la connaît, la réponse que je m'apprête à lui donner, et il détourne le regard tandis que je réponds :
"Non. Chaque jour tu te hisse même un peu plus haut, je te jure".
Sa respiration tremble.
"Je suis désolé qu'ephad-Klaus ait été aussi brutalement honnête. Mais peut-être que j’aurais fini par par dire la même chose que lui, si ma trajectoire avait été la sienne. C'était un grand moment de thérapie interdimensionnelle, mais je me demande..."
Il souffle, passant une main sur ses yeux, et il chuchote presque :
"...est-ce que notre Allison va m'en vouloir, à moi ?"
Il est en train de retrouver ses pouvoirs, je peux sentir ses Aethers se multiplier à une vitesse effrénée, pour coloniser tout son être. Dans quelques heures, il sera probablement mis au tapis par la gueule de bois cosmique et spectrale. Et pourtant ? Il pense à Allison, qui a assisté à tout ça par écrans interposés.
"Elle avait besoin de l'entendre, Klaus. Toutes les versions d'elles en avaient besoin. C'est sûrement une très bonne chose que ce soit le cas".
"Je sais. J'ai juste peur qu'elle me Rumeure une calvitie ou un contrôle du fisc par représailles, quand elle sera ré-inséminée à son tour".
Je souris, tandis que le Métro ralentit, et entre dans un vrombissement dans la station.
"Je ne crois pas. Elle a changé".
Les roues du train crissent, jusqu'à ce qu'il s'immobilise. Les portes s'ouvrent, les hauts-parleurs crachent l'annonce à l'envers, et nous sortons. Klaus se tient les coudes : je devine ses douleurs articulaires. Moi aussi, c'est la première chose que j'avais ressentie.
"Au petit déjeuner", me dit-il tandis que nous remontons le quai, "elle m'a demandé ce que je souhaitais, pour le reset".
J'arrête mon pas un instant. Je savais que ça arriverait, mais de l'entendre est malgré tout pour moi un soulagement.
"Tu lui as dit... la même chose qu'à moi ?"
Klaus hoche la tête, même s'il marche ses bras serrés contre lui, tassé comme jamais.
"Je ne veux rien faire qui soit égoïste. Je ne veux pas ramener Dave ou quiconque, comme Allison l'avait fait avec Ray. Je saisirai ma chance de lui dire au revoir, et puis je demanderai juste... à avoir le droit de chérir ces souvenirs. Que ma mémoire ne soit pas effacée, quoi qu'il advienne de moi. Et ne pas être séparé de vous tous : la famille et toi".
Mon bras s'accroche au sien, autant pour le soutenir que pour le remercier d'exister et de dire ça. À mon sens, son choix va dans le sens du conseil de Max, de choisir avec 'parcimonie, sagesse et humilité'. Nous ne disons rien, il n'y en a pas besoin, car il a raison. C'est exactement ce qu'il faut réimplémenter : rien. Rien d'autre que notre mémoire, et nos liens entre nous.
"On y est presque", lui dis-je, car je le sens chercher son équilibre.
Nous passons les quelques marches qui nous séparent du hall aux tourniquets, nous le traversons et gagnons la coursive auxiliaire. Quelques pas assourdis, encore. Laborieux.
Et elle se tient là, à la porte de la Salle des Aiguillages.
Allison.
Les yeux rouges, d'avoir visiblement pleuré.
Nous savons ce qu'elle a vu, ce qu'elle a entendu, ce qu'elle s'est pris en pleine face. Et pourtant, blâmer Klaus est tout l'inverse de ce qu'elle fait, en cet instant. Elle s'avance, elle l'enlace, elle ne dit d'abord rien, comme pour entièrement valider les sentiments qu'il a pu avoir envers elle, à l'instar de son alter-ego. Il la serre en retour, comme si c'était la première fois. Tandis qu'imperturbable, à sa console, Max fait craquer un paquet flambant neuf de marshmallows.
"Est-ce que ça va ?", demande-t-elle, tremblante, tout en croisant mon regard à moi aussi.
Klaus prend une inspiration contre la laine de son pull, il couine un peu. Et alors que les premières sueurs froides saisissent son être, il murmure :
"Non. Mais en toute vraisemblance, je n'en mourrai pas".
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Notes :
Avec ce chapitre, j'ai l'occasion de revenir au format qui a toujours été celui de cette histoire : un entrelacement de cette fic, et des scènes de la série.
Je suis souvent critique avec la saison 4 de la série, mais certaines scènes sont indéniablement importantes, pour le développement des personnages, ici d'Allison. J'ai choisi de m'en servir comme d'un miroir faisant avancer les protagonistes, les aidant à cheminer vers la définition de leur nouveau reset.
Jongler avec leurs alter-egos n'est pas toujours facile, dans la narration : j'espère y être arrivée !
Tout commentaire fera ma journée ! ♡