Une courbure de l'espace-temps (saison 4)
Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 4, épisode 3 :
- autour de 07:00, après que Klaus ait récupéré ses Marigolds, et alors qu'il est parti seul par la route ;
- puis autour de 09:10, juste avant la conversation houleuse entre Diego et Lila dans Wanda. Il est fortement recommandé d'avoir visionné les scènes d'origine, avant de lire ce chapitre.
Soundtrack suggérée : Mazzy Star - Into Dust ; Trapt - Headstrong ; Patti Smith - Because the Night
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Jeudi 19 décembre 2024, 15h49
"Misère. J'ai l'impression d'être un girafon sous kétamine".
Dans le couloir des chambres, Klaus ne marche déjà plus droit, se prenant les murs, comme à l'époque où il était sans cesse sous l'emprise de substances. J'essaye de le stabiliser : de toute façon, sa seule destination est son lit.
"C'est ironique", dit-il presque en riant, "Je crois que je vais devoir annuler mon rendez-vous de spiritisme de 16h30".
"Pour la première fois en trois ans ? Personne ne t'en voudra".
Il a une tête à faire fuir ses clients, de toute façon : ses cernes sont immenses, il tremble, il transpire. Pour la nausée qui l'a déjà saisi, même le gingembre ne fera rien : il trouve dorénavant rance l'odeur de sa propre kombucha.
Il lutte un instant contre le rideau de perles à l'entrée de sa chambre, comme s'il s'agissait d'une nuée de mouches, mais finit par le passer et clopiner jusqu'à son lit où il s'écroule.
"Combien de temps j'ai, Rinny ?"
Nous savons tous les deux de quoi il veut parler. C'est juste une question de temps avant que les fantômes cherchent à nouveau à lui crier leur détresse.
"Quatre ou cinq heures, si c'est comme pour moi".
Il ne dit rien, il attrape l'un de ses oreillers en velours moutarde et le serre contre lui. J'avais comparé ce moment au calme avant la tempête, un peu plus tôt, et maintenant je la sens monter : comme quand le vent, quand il se lève avant la pluie. Tout autour de nous, je peux déjà percevoir l'énergie frémir de volutes spectrales. Et rien qu'à la façon dont Klaus cligne avec les yeux dans le vide, je sais qu'il est terrifié.
"Eh".
Je m'assois à côté de lui.
"Ça va aller".
Il tarde à répondre, alors je pose une main sur son bras, plus doucement que ce dont je me serais crue capable, mon pouce lui adressant même la réassurance discrète d'une infime caresse. Il ferme les yeux, comme s'il l'avait espéré pendant quinze ans, puis inspire profondément.
"Comme on disait au Texas... ça n'est pas mon premier rodéo".
Il glousse, d'un rire qui se mêle à un sanglot. Parce qu'il a toute conscience des réflexes et pulsions qui seront les siens envers un 'silence facile', en réponse aux hurlements d'outre-tombe.
"T'en fais pas, je ne te demanderai rien", me dit-il comme s'il était désolé d'y avoir seulement pensé.
Mon pouce s'arrête, et je fronce légèrement les sourcils. La vérité, c'est qu'il va de toute façon devoir gérer ça tout seul, car je m'attends à ce que Max me siffle très bientôt au Métro, à la prochaine opportunité.
"Je ne vais sûrement pas pouvoir rester", lui dis-je, et il acquiesce faiblement.
"Je te promets que je ne ferai pas de connerie".
Je capte un moment son regard. J'ai entendu ça si souvent, pour qu'en fin de compte il ne tienne pas le coup, et que je le retrouve assez défoncé pour avoir oublié son propre nom. Pourtant, cette fois, c'est différent. Je me souviens de la force que lui avait donné la conscience de son immortalité, juste avant le reset. Et je ne doute pas une seconde de ce qu'il est devenu.
"Donne moi ta main", lui dis-je en me penchant vers le bureau, identique à celui que j'ai toujours connu dans cette chambre.
J'y attrape le marqueur dont il se sert pour se préparer, avant les séances de spiritisme de son cabinet. Je retire le capuchon avec mes dents, dans un petit bruit sec, tandis qu'il me confie sa main gauche sans force. Je m'applique, reproduisant le tracé que j'ai eu le loisir d'observer pendant plus du tiers de ma vie.
'Goodbye'.
Il me regarde faire, il ne dit rien. Il reprend juste sa main lorsque j'ai terminé, et me donne tacitement la droite, pour que je continue.
"J'ai confiance en toi", lui dis-je.
Et tandis qu'un sommeil fiévreux commence à faire papillonner ses cils humides, j'achève de tracer un encouragement à accueillir ce qui s'en vient, même quand je ne serai plus là :
'Hello'.
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16:03
Le couloir des chambres est silencieux, maintenant que Klaus fait une sieste. Comme pour moi, la fatigue a été plus forte que la nausée, insurmontable. Et probablement, il aura besoin de ces heures de sommeil, car les suivantes pourraient être chaotiques et hachées.
Je reprends mes esprits, je m'apprête à faire un pas en direction du Grand Escalier. Mais je m'arrête net.
Là, en plein milieu du couloir, se tient Benjamin, un bras barrant sa poitrine, et son son autre main touchant nerveusement son menton.
"C'est fait ? Vous avez réussi ?"
Cette question est avide, comme si de cette réponse, dépendant l'éventualité que - lui - retrouve lui aussi une part de lui qui lui manque cruellement. Je n'avais pas de doute quant au fait que la perspective de regagner ses pouvoirs - même temporairement - finirait par faire sortir Benjamin de son terrier. Mais il me cueille à l'improviste, alors je passe une main sur mes yeux tout en acquiesçant.
"Tu as tout entendu, hier. Tu sais que nous ne pourrons rien faire sans toi".
Nous nous fixons un instant. Et en toute conscience de ce que je m'apprête à dire, j'ajoute :
"Ni sans Jennifer".
Ses yeux s'enflamment, comme si de prononcer ce nom à voix haute mettait déjà quelque chose en marche. Brusquement, il me tire jusque dans sa chambre, où mes yeux s'écarquillent.
Les dessins sont partout, comme dans la cellule qu'il a récemment quittée. Sur les murs, sur le bureau, sur la porte de sa penderie. Il l'a dessinée sans relâche, depuis qu'il est arrivé, et pour la première fois avec une forme de fragilité, telle que je ne lui ai jamais vue, il murmure :
"Elle est quelque part, dans cette timeline aussi. Je la sens".
Ma tête pivote lentement vers lui. Alors - même sans son pouvoir - il garde une forme de connexion à elle ? Je veux bien le croire. Et je comprends peut-être un peu de ce qui l'a rendu aussi aigri au fil de toutes ces années, où il était enfermé, soigneusement tenu à distance d'un morceau de lui-même.
Selon Max, Jennifer existe dans toutes les timelines où Ben respire : tous les deux sont - comme Abigail Hargreeves l'a dit - les deux faces opposées d'une seule et même entité. Ben a été réimplémenté par Oblivion : mécaniquement, Jennifer aussi. Dans la timeline de la Purge, et par conséquent ici.
"Nous devons la trouver, où qu'elle soit", lui dis-je en m'approchant de l'un des dessins, où le visage parfait de Jennifer - au fusain - est comme brûlé par le contact de ventouses de ténèbres. "Elle fait partie de toi. Alors elle fait partie de nous".
Mes yeux se tournent instinctivement vers le coin le plus sombre de la pièce. Là, immobile dans son hoodie noir, ses mains dans ses poches, le fantôme de Ben est en train d'écouter.
Oui, l'idée a fait son chemin en moi. Même si Abigail la considère comme notre opposé destructeur, Jennifer est une personne avant tout. Qui a été enfermée dans des conteneurs, assassinée de façon répétée dans de multiples lignes temporelles, perpétuellement traitée comme un danger. Elle a souffert des lubies de Reginald, autant que nous tous. Et peut-être même plus, car dans la solitude absolue.
"C'est ce que je veux le plus au monde, Rin".
Il est sincère. Sa voix ne porte plus rien de l'imbécile colérique des Sparrows, et il s'assoit sur son lit, plus triste que jamais.
"Mais si notre but est de devancer la Purge, nous ne pourrons relancer Oblivion..."
Les mots peinent à lui venir, alors je tente de l'aider.
"Nous ne le pourrons que si tu retrouves tes pouvoirs ?"
Il laisse filer un souffle plus déchirant que tout le sarcasme que je lui ai connu, car il est chargé de détresse, et de peine.
"Retrouver mes pouvoirs ne suffira pas, tu le sais. Je devrai aussi... récupérer la part de moi qui se nichera de nouveau en elle. Comme lors de l'Incident".
Je me fige, tandis qu'il pose sa tête dans ses deux mains, ses coudes appuyés sur ses genoux. Son fantôme observe, car lui aussi a compris. Et Benjamin pose cette fois les mots les plus terribles qui soient :
"Nous ne réussirons que si je la tue, encore une fois".
Nous nous taisons tous les deux. Tous les trois. Réalisant pleinement ce que - j'en suis sûre - savent déjà Reginald et Max. Oui. Tout fait sens. Malheureusement.
"L'autre jour...", je bredouille. "Ton père m'a mise en garde. Il a dit que si je pensais trop à son sort, je n'aurais de cesse que de vouloir la sauver".
Je comprends, maintenant.
"Il craint que nous renoncions à Oblivion, pour ne pas la tuer".
Benjamin lutte pour trouver ses mots, dorénavant.
"Je ne le pourrai pas. Je ne le pourrai jamais, Rin : je l'ai déjà tuée une fois, en spectateur impuissant. Jamais je ne recommencerai, tu m'entends ?"
Benjamin est face à un choix impossible, et il me fend le coeur. Il essuie rageusement l'unique larme qui vient d'outrepasser ses murailles.
"Nous trouverons une solution", à lui dis-je autant qu'à Ben, à côté de lui.
"Laisse moi".
Il semble se vider de ses forces, il se recroqueville sur le lit, et je n'insiste pas. Alors je me lève, moi aussi chancelante, mais je lui murmure un dernier mot :
"En tout cas, s'il s'agit de la trouver dans cette timeline, je pense savoir où chercher".
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16:34
"Nous ne souhaitons rien pour nous-mêmes. Seulement pour Gracie".
A la grande table du 'Salon des Enfants', j'essaye d'être présente au dessus de mon moka. Diego et Lila sont assis, avec dans leurs yeux la même ardeur. Face à eux, les doigts d'Allison sont posés mollement sur la anse d'une tasse orange, piochée dans la vaisselle seventies chinée par Klaus et Luther.
"Je comprends. Sincèrement", souffle-t-elle. "Même si c'est différent de ce qui entraîne Claire vers le fond".
Allison est remuée par la description détaillée qu'ils viennent de faire de la situation de Gracie, et qui ne le serait pas ? La gamine a une osthéoporose sévère, combinée à de l'arthrite, contenue bon gré mal gré par le sport qu'elle pratique dans leur école de self-defense. Des problèmes de foie, un seul rein fonctionnel, un système immunitaire faible, et un risque de problèmes cardio-vasculaires à faire pâlir les statistiques de Cinq. Elle contracte presque une pneumonie par an : l'an dernier, elle a failli y passer.
"Max a dit que nous pourrions les réimplémenter toutes les deux dans le reset, comme elles sont aujourd'hui", souffle Diego. "Qu'elles ne seraient plus affectées par ces putains de maladies de l'espace-temps".
Lila expire lentement. Cette phrase, c'est tout ce qu'elle avait un jour espéré entendre, mais elle demande avec une empathie touchante :
"Claire... Elle ne souffrirait plus de l'Effet Umbrella ?"
Tous les trois se tournent vers moi, comme si - pour avoir passé beaucoup de temps avec Max - je maîtrisais ces subtilités, alors j'essaye de focaliser mon esprit.
"Oui, c'est bien ça. Si Oblivion... avait pu élaguer les timelines pour ne garder que celle du reset, il n'y aurait pas eu d'Effet Umbrella. Si cette fois nous laissons la machine aller jusqu'au bout, il n'en naîtra qu'une timeline unique. Plus d'entrechoquements. Plus de souvenirs intrusifs pour Claire".
Je me suis attachée à cette ado, quoi que j'en dise, peut-être parce que Klaus et elle sont très liés. Allison relève des yeux humides, alors j'essaye de déployer toute la douceur punk dont je sois capable dans mes bottes de combat.
"Tu ne dois pas culpabiliser de la ramener, Allison. Elle a sa vie, ici et maintenant".
Allison en tremble d'espoir, mais je sais qu'un poids immense pèse sur sa conscience, depuis que Max nous a conseillé de choisir avec humilité. Depuis les accusation du Dopplegänger de Klaus, également, et depuis qu'il lui a dit qu'il avait renoncé à ramener Dave. Il est temps de crever l'abcès, alors je me penche légèrement en avant.
"Aucun de nous ne peut envisager son effacement".
Allison secoue la tête.
"Tu as entendu Max. Pourquoi elle, Rin, et pas toutes les versions alternatives des gens qui sont nés de nos conneries ?"
Allison a fait du chemin, du point de vue éthique. Presque trop. Je parlais de vertige, l'autre jour, en pensant à toutes les vies qui ont été affectées, créées ou arrêtées à cause de nous. Et ma raison - qui porte le nom de Max - m'a dit que je péterais les plombs si j'allais trop par là.
"Juste elle et Gracie, Allison. Deux petites lignes de code ajoutée au programme de l'univers. Réimplémentée comme elle sont aujourd'hui, rien de plus. Max pense en revanche... qu'il serait raisonnable de laisser Patrick et Ray en dehors de tout ça. Que Claire soit née de père inconnu".
Allison acquiesce. Depuis 2019, je me doutais qu'elle avait largement usé de Rumeurs dans sa relation avec Patrick. Qu'il ne l'aurait possiblement jamais aimé, sans ça, et que Claire ne serait jamais née. Il a eu la force de la quitter, en dépit du contrôle qu'elle exerçait sur lui. De la même façon, Ray avait conclu sa vie avec dignité et courage, avant qu'elle le ramène. En ceci, tous les deux devraient être respectés, et - comme Dave - être autorisés à avoir vécu, et achevé leur vie.
"Oui. Oui, je sais".
La gravité de ce qu'Allison a fait - en dépit de toute notion de consentement - elle en conscience à s'en rendre malade, aujourd'hui. Elle n'en dort plus, ces derniers jours, elle passe tout son temps avec Max aux Aiguillages, maintenant. Je compare son voyage personnel à tous les sevrages que j'ai vus, chez Klaus. Celui de ses désirs. Et je pense qu'est en train d'en sortir une meilleure personne.
"Je suis d'accord", souffle Lila. "Nous devrions laisser l'histoire de vie de qui que ce soit d'autre intouchée. Même de vos mères ou grand-mères que vous aviez cherché à retrouver. Même... de mes parents".
Lila a toujours été directe, et cette parole me touche en plein coeur, mais elle a raison. J'ai accompli ce deuil pour ma mère, maintenant. Pour Granny. Elle, a ramené ses défunts parents en copiant le pouvoir d'Allison. Elle vit au quotidien avec les conséquences de ceci, et leurs âmes perturbées pour avoir été arrachés à l'époque qui était la leur, se sur-imprimant à l'Effet Umbrella. Mais elle est lucide, et elle avoue :
"Je suis heureuse de les avoir ici. Mais j'ai bien conscience... qu'ils ne sont pas ceux que j'ai connus".
Ce qui traverse le 'Salon des Enfants', en cet instant, est profond et touchant. Nous sommes tous en train d'accepter de laisser derrière nous ce que nous avons connu, aimé, désiré. Et d'accepter de renaître en ne conservant d'eux que la force de notre mémoire.
"Nous allons encore tous progresser", je murmure en buvant une gorgée. "Approcher les autres versions de nous-même nous met face à un miroir qui nous fait grandir. On peut au moins remercier cet espace-temps merdique pour ça".
Allison en a fait l'expérience douloureuse mais bénéfique, pendant la 'ré-insémination' de Klaus. Bon sang, je m'étrangle d'être en train d'adopter sa plaisanterie.
"Je te jure", souffle Diego, "J'espère que ce salopard d'autre moi prend bien soin de Wanda".
*Crac !*
Je n'ai pas le temps de lui adresser un sourire désolé, pour avoir vu dans quel état se trouvait en cette heure son précieux van : même avant de se faire percuter, Wanda tombait déjà littéralement en miettes. Mais Max vient d'apparaître dans un déchirement bleuté du réel, et il file en direction de la machine à café tout en désignant Diego et Lila.
"Vous êtes prêts pour votre petit tour de rollercoaster ? Nous avons dix minutes, avant que la fenêtre de translation soit optimale, pour vous deux à la fois".
Il prend la cafetière, et se baisse pour inspirer une très longue bouffée de vapeur torréfiée.
"J'étais sûr que vous seriez les volontaires suivants".
C'était une évidence pour tous, oui. Max ne connaît pas encore Gracie, mais il est clairement touché par le simple fait qu'elle existe. Après tout, elle est sa nièce, à lui aussi.
"Plus volontaires que jamais".
Diego se lève, tout comme Lila. Je quitte ma chaise, moi aussi, levant un instant les yeux vers le plafond, au travers duquel je peux toujours sentir l'énergie spectrale converger. Max tire un mug du placard, le remplit généreusement, puis le descend, pratiquement cul-sec.
"Parés au décollage", dit-il en empoignant Lila sous le bras, tandis que je fais de même avec Diego.
Et tout en s'ébrouant comme s'il était revigoré, il ajoute avant que nous disparaissions vers le Métro :
"Nom de Zeus, enfin un café décent".
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17:16, le Métro des timelines
"Je n'arrive pas à y croire".
Juste en bas des escaliers ternes descendant dans la Station de la Purge, Diego vient de s'écrouler assis, le dos contre l'un des piliers. Non pas parce que le retour de ses Marigolds se fait déjà sentir : c'est trop tôt pour ça, même s'ils s'agrippent déjà à ses racines nerveuses et ses arcs réflexes. Non. Parce qu'il est en état de choc. Et c'est un faible mot.
"Je n'arrive à croire que tu ne m'aies rien dit, Lila".
A la suite de cette dernière, je descends moi aussi sur le quai. Les bras croisés, le souffle court. Analysant comment nous en sommes arrivés là.
Max a choisi de nous envoyer procéder au transfert de leurs Aethers sur la route glacée du retour de New Grumpson, dans une atmosphère de chaos. Les versions alternatives d'eux-mêmes étaient assis à l'avant de Wanda, côte à côte. Et tous ses calculs indiquaient qu'ensuite, il serait très compliqué de trouver un moment aussi opportun.
Diego a tenté de contenir sa colère contre lui-même, quand il a vu dans quel état était son van adoré. Et lorsque je nous ai téléportés à l'intérieur - pendant une pause pipi sur une aire d'autoroute - j'ai senti toute son énergie se lamenter au sujet de ce qu'il était lui-même devenu, à l'image de son véhicule. Il a dit qu'il avait l'air 'd'un narco-trafiquant en année sabbatique'. Et ni Lila ni moi n'avons vraiment démenti.
Nous nous sommes cachés juste derrière les sièges de leurs alter-egos : Lila et Diego dans leur dos, et moi au milieu. Invisibles et intangibles, aux pieds de Cinq et de Viktor endormis. Le transfert des Marigolds n'a pas été difficile, en soi, même s'il m'a demandé de la concentration et de l'endurance : pour Diego, puis pour Lila. Viktor ne s'est pas réveillé, ce qui a été un soulagement.
En revanche, la conversation que Diego et Lila ont entendue a bien manqué de tout faire échouer.
Lila croise les bras.
"De quoi tu parles, des horribles uggs de contrefaçon que mon autre moi portait ?"
Elle s'assoit elle aussi, tenant son estomac qui se rebelle déjà, et Diego fait rouler sa tête contre le pilier, agacé et triste.
"Oh, s'il de plaît. Tu as vu et entendu la même chose que moi : tu es allée infiltrer les Gardiens sans moi".
Je cligne des yeux, restant en retrait.
"Tu as décidé que ta vie avec moi était misérable et monotone. Que tu avais besoin d'aller prendre 'du temps pour toi'".
"Ce n'était pas moi, Diego".
"Non. Mais ça veut dire que tu en aurais été capable. A un certain point en tout cas".
Merde. C'est bien ce que je craignais. Diego - à son tour - est en train de faire des amalgames dangereux. Lila ouvre sa veste, essayant de respirer pour contrer la nausée.
"Et alors ? Tu vas me juger ici et maintenant pour une potentialité qui - finalement - n'a pas eu lieu ?"
Les yeux de Diego sont ardents et tristes à la fois.
"Ce n'est pas exactement ce que vous faisiez à la Commission ? Tuer des gens pour ça ? Et je ne sais pas. Peut-être que nos foutus Dopplegängers en disent long sur ce qu'on a au fond de nous".
Je ne m'étais pas attendue à ça. Pas après avoir été témoin de leur vie ici, et les avoir entendu faire corps pour sauver Gracie. Je réalise que je n'ai vu que la surface des choses, qu'un couple est certainement toujours bien plus que ce qu'on veut montrer.
"Diego..."
Je me risque à glisser un mot, avec prudence. Je m'en veux d'avoir dit que d'être mis face à d'autres trajectoires de nous-mêmes nous faisait avancer. Parfois, au contraire, c'est aussi un miroir déformant : j'en ai aussi fait les frais il y a peu.
"Tu ne m'as jamais mis dans le même panier que Christopher..."
"C'était un putain de cube ! Et je lui ai mis une raclée".
Lila roule des yeux.
"C'était plutôt l'inverse. Il t'a littéralement électrifié le cul".
"On s'en fout. Il a divergé de Rin il y a trente ans, toi et cette Lila littéralement hier".
Son avis est que ce n'est pas comparable, et il balaye mon intervention, d'un revers de la main.
"Tu l'as vu, ce Diego ? Voilà aussi ce que je suis, au fond, Lila : cet éternel imbécile dévoué à notre relation, alors que toi, tu as toujours cette soif de chaos, d'aventure et d'intrigues spatio-temporelles, au fond de toi, ne nie pas".
Un silence passe.
"Tu es toujours la fille insolente à chaussures rouges de la Commission. Celle qui jouait au chat et à la souris avec Cinq. Moi je ne suis jamais arrivé à la cheville de ses chaussettes hautes, pour te donner ce frisson-là".
Oh, voilà donc où est le coeur du problème. Diego, par-delà sa nature de forte-tête fonçant dans le tas, possède des insécurités aussi cognées qu'un ring de lucha-libre. Lila pince son nez entre ses yeux. Et elle finit par lâcher :
"J'aimerais surtout que tu arrêtes de dire des conneries".
Je n'interviendrai pas une seconde fois. Cette conversation n'est pas la mienne, alors je vais m'asseoir sur l'un des bancs, sous la carte lumineuse des nombreuses ramifications du réseau de nos vies. Un train passe, fracassant. Mais nous n'y montons pas.
"Qu'est-ce que tu as, avec ces doutes à la con ?", demande-t-elle avec tout le mordant dont elle est capable. "En t'écoutant, on a l'impression qu'on a rien vécu du tout ici, tous les deux".
Elle souffle de colère.
"Moi j'ai construit avec toi cette vie et ce dojo, littéralement. Dans chaque putain de détail, même lorsque les fins de mois étaient des traversées du désert. La Vigilante : on l'a faite grandir ensemble. On a tenu bon au sujet de Gracie. Et à chaque fois que j'ai eu la pulsion de m'enfuir et de laisser tomber, elle s'est éteinte toute seule, parce que je te regardais toi".
Diego ne dit rien, il regarde le sol crasseux de la station.
"Tu sais pourquoi tu attaches du crédit à cette timeline merdique, pour sonder ce qu'on est au fond de nous ?"
Elle tremble.
"Parce qu'elle va dans le sens de tes peurs, et de ta conviction débile que je finirai par trouver plus excitant que toi, et te quitter".
Sans un chuintement, je me rends invisible et intangible, et ni l'un ni l'autre ne le remarque. Je me sens de trop, au milieu de cette dispute à coeur ouvert. Diego passe une main sur ses yeux. Il a déjà des sueurs froides à cause du déploiement de ses Marigolds en son être, lui aussi, mais ce qui le met au tapis : c'est la vérité factuelle que Lila vient de poser.
"Avant toi, personne n'a vraiment voulu de moi sans me jeter. Eudora, elle..."
Ce nom, je l'entends prononcé par lui pour la première fois. Patch. La lieutenant, qui avait concrètement été son seul 'amour' sérieux, avant Lila. Je sais qu'elle reste une blessure indélébile, même si tout était déjà fini entre eux, lorsque Chacha l'a tuée, en 2019.
"...elle disait que j'étais toujours trop. Ou pas assez".
Diego me fend le coeur. Je comprends, en cet instant, pourquoi Klaus et lui ont toujours été proches, en dépit de leur dysfonctionnalité ordinaire. En ce sens, ils se ressemblent : ils ont toujours été en recherche d'une forme de validation, avec la conviction profonde qu'ils seraient toujours rejetés, à la fin. Persuadés, au fond d'eux, de ne pas valoir la peine, ce pourquoi Reginald est une nouvelle fois à blâmer.
"Je sais", pose Lila avec un ton qui annonce un sarcasme imminent. "Et ta mère était la seule qui t'acceptait tel que tu étais, parce qu'elle était programmée pour ça. J'en ai plein le cul, Diego. Oui, tu es PLEIN de défauts, comme nous tous. Et JUSTEMENT, je n'en changerais pas un".
Sans doute en partie à cause de la compétition entretenue entre lui et Luther, Diego a toujours été en recherche d'une forme de perfection. Le poussant toujours plus à briller par ses actions, le poussant souvent à en faire trop, comme lors de son édifiante lubie pour JFK. Il n'est qu'humain, comme nous tous. Et ce complexe du super-héro ne fait que cacher son immense et bégayante fragilité : un mur qui se trouve pulvérisée en ce jour comme une paroi de verre.
"Okay. Je suis le chaos", souffle Lila. "Okay, je suis imprévisible. Tu devrais être encore plus fier que la version de toi qui est ici soit un type assez formidable pour que je sois encore là".
Il pleure, à présent. Parce qu'elle a raison. Et toute l'énergie de la station vibre. La première trajectoire que Diego est en train de courber avec ses pouvoirs revenus, est bel et bien celle de sa confiance en lui et en Lila, qui rampe plus ou moins à côté de lui.
"T'es vraiment trop con", dit-elle en le tirant un peu brusquement contre son épaule, et il laisse filer un sourire maladroit au milieu du sel de ses larmes.
"Oui. Je suis vraiment tout sauf un putain de loup solitaire, en réalité".
Il est même tout le contraire, même s'il l'a très longtemps nié, et il a besoin d'elle, avant tout. Au moins, leur improbable rencontre avec 'eux-mêmes', aujourd'hui, leur aura permis de réaffirmer ça, même si leur équilibre a un instant vacillé.
Peu à peu, leur colère retombe au simple crépitement de leurs Marigolds en réinstallation, et je me rends de nouveau visible et tangible, comme si je m'autorisais de nouveau à respirer. Un nouveau Métro entre en station, dans le fracas de sa mécanique. Les freins crissent, les murs tremblent, et les portes s'ouvrent tandis que les hauts parleurs crachent leur annonce à l'envers.
"Pourquoi vous êtes en train de lambiner ?"
Le nez en l'air, les paumes ouvertes, Max sort de la rame, nous scannant comme il le faisait jusque là depuis ses caméras. Pour qu'il ait quitté la Salle des Aiguillages, c'est qu'il a senti que quelque chose d'anormal se passait.
"Toi", lui dit Diego en se relevant, tâchant de reprendre sa composition, en époussetant ses vêtements.
Il est tendu, il se dresse rigidement de toute sa hauteur, cherchant à culminer plus haut que lui. Un instant, je crains que Diego ne reproche aussi à Max ce que son alter-ego a fait dans la timeline de la Purge. L'air crépite presque. Et pourtant il s’apaise. Oui. Diego a finalement bien compris que Max n'était pas ce Cinq non plus.
"On a réussi, mec", lui dit-il comme un ballon qui se dégonflerait. "Bientôt, tu seras très satisfait de nous voir gerber tripes et boyaux".
Max ne s'esclaffe pas, mais il sourit largement, aidant Lila à se relever à son tour avant de fouiller dans sa poche.
"Vous avez été parfaits. Même face à vous-mêmes. Si vous saviez combien pètent les plombs".
Ça, je veux bien le croire. Je suis aussi fatiguée par les engueulades de cette journée que dans les années 2000, quand j'entendais les voisins de l'immeuble d'en face s'envoyer leur vaisselle à la tronche, toute la nuit, en jurant en Mandarin. Diego et Lila sont plus forts que jamais, à présent. Et Max - qui a bel et bien tout écouté de loin - se plante face à eux.
"Je me suis dit..."
Il a un air de mystère que j'aime bien.
"... que c'était le bon moment pour vous donner ces bricoles, que j'ai ramassées dans l'une ou l'autre des apocalypses désertes, où j'ai zoné".
"Des bricoles ?"
"Ceci a été à toi, à vous, dans un nombre de timelines qui se compte en dizaines de milliers. J'en trouve régulièrement, à l'endroit où d'autres versions de vous ont fini leur course ensemble. Ces deux-là sont dans le meilleur état que j'ai pu trouver".
D'un geste, il tire de sa poche deux bracelets, faits de perles grossières. Comme celui que Lila et Diego s'étaient échangé, après leur rencontre dans les années 60, à titre de promesse. Dans le reset, cet objet avait disparu. Mais ainsi, Max l'a retrouvé, sans cesse, dans toutes les fins du monde où Diego et Lila se sont aimés, jusqu'au bout. Et Max ajoute :
"La Purge est un détail, une anomalie statistique, vraiment".
Avec une émotion certaine, Diego passe le bracelet à son solide poignet, tandis que le visage de Lila se fend d'un immense sourire en ajustant le sien.
"T'es un bon frangin, Cinq".
"Max. Pour la dernière fois, mon nom est Max, maintenant".
Tous les deux s'étreignent un instant. Sans s'avouer plus que ça à quel point ils tiennent l'un à l'autre, ce qui est pourtant vrai. Et enfin, ses yeux posés sur les perles, un sourire heureux malgré ses suées, Lila murmure :
"J'ai toujours tenu à ce bracelet comme à ma vie".
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Notes :
Il était délicat de manoeuvrer la relation de Diego et de Lila dans cette saison, en particulier en lien avec Cinq. L'arc de Lila et Cinq était particulièrement glauque et contestable à mes yeux, j'ai choisi de ne m'aventurer sur ce terrain que de façon allusive, et restant dans le domaine de ce qu'avait planté la saison 3 : une relation d'âmes soeurs du point de vue de leurs voyages dans le temps et du frisson de la Commission. C'est tout.
Les insécurités de Diego me semblent toutefois touchantes et logiques, par rapport à la trajectoire de ce personnage : je ne souhaitais pas les effacer, car elles sont belles, au travers de toute la série.
Max, lui, sait clairement ce qui se passe dans la Saison 4. Et son geste, à la fin de ce chapitre, est pour le Cinq à l'intérieur de lui, une forme de renoncement douloureux. Je préfère sincèrement ce développement à celui de la série, et je pense qu'il rend justice à tous.
Bien sûr, ce chapitre est un pied de nez aux scénaristes (ou à l'IA...) qui semblent avoir oublié dans la saison 4, que Lila ne "détestait" pas les bracelets...
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