Une courbure de l'espace-temps (saison 4)

Chapitre 21 : Dix d'épées

4676 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 15/08/2025 09:52

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 4, dans la nuit où les pouvoirs de Klaus reviennent (la scène coupée, dans la rue, est disponible sur Tudum), à la veille de son vol de la télé d'Allison et Claire (autour de 18:40).


Soundtrack suggérée : Apparat - Goodbye ; Silmarils - Jennifer


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Jeudi 19 décembre 2024, 18:48


De nouveau, cette journée n'a pas de fin.


Tandis que je remonte le Grand Escalier fraîchement reverni en lasure violine, je serre contre moi la grande écharpe de ma tenue de voyage. Bon sang, j'ai besoin d'une douche : j'ai l'impression que toute la crasse du Métro et de l'espace-temps s'est accumulée sur moi, au moins autant que lorsque j'arpentais les Apocalypses avec Max. Pourtant, ce soir - par delà la poussière - il y a bien plus qui colle à ma peau.


Il y a de l'espoir : celui que m'a malgré tout donné cette première journée de récupération de nos Aethers, qui s'est déroulée avec beaucoup de remous émotionnels, mais finalement aucun incident majeur.


Il y a l'épuisement, car je n'aurais jamais cru être capable d'escorter trois personnes intangibles et invisibles, sur une seule journée, dans le stress et la tension.


Et puis il y a l'inquiétude - pour ne pas dire l'angoisse - pour ce que Klaus est en train de vivre, à l'étage. Sans que j'ai été là.


Luther m'a dit qu'il était monté le voir à plusieurs reprises, et qu'il lui semblait 'toujours en vie'. En ce qui concerne Klaus, être 'en vie' n'a jamais été un critère fiable pour estimer s'il était okay ou pas. Mais de savoir qu'il a veillé sur lui me rassure, autant qu'il me peine de ne pas avoir pu le faire moi.


Je débouche sur le pallier, entre les colonnades de la galerie. La verrière est sombre, à cette heure de la nuit, et la seule lumière distillée est celle des appliques murales. Le plancher craque. En bas, je peux encore entendre Diego et Lila téléphoner à Allison pour prendre des nouvelles de Gracie et Claire. Et moi je me hâte, en direction du couloir des chambres.


Juste avant de me figer, car le froid de l'énergie spectrale vient de s'agripper à mes Marigolds, et presque à ma peau.


Depuis la chambre de Benjamin, s'élèvent des notes de musique diffuses. Visiblement, lui, n'a aucune conscience de ce qui se déroule, à une porte seulement de la sienne, dans ce couloir qui me semble un instant sans fin. Il ne le perçoit pas, mais moi je peux le sentir tandis que j'avance, comme le givre qui s'étendrait sur une vitre. Et il est très difficile de le décrire avec des mots.


Je me souviens d'un jour, dans mon enfance, où les fenêtres usées de l'immeuble de ma mère et Granny n'avaient pas été capables de retenir la furie d'un orage. Elles avaient craqué de toutes parts, la pluie s'infiltrant dans chaque sillon du bois, chaque faille de plâtre, les rendant plus béantes encore. L'eau avait ruisselé au sol, dans le couloir, sur le pallier, et s'était abimée dans la cage d'escalier où elle s'était déversée en torrent, comme si c'était son seul point d'attraction. Vers le bas. Oui, la seule comparaison qui me vienne est celle-ci, en cet instant.


"Oh bordel".


Au bout du couloir, je peux sentir l'énergie spectrale s'accumuler, se rassembler, converger. Un vacarme de cris de détresse, de suppliques parfois enragées. Je n'en suis qu'un témoin extérieur, mais je sais que Klaus les entend directement dans sa tête, en cet instant. Et après presque six ans de silence, je ne peux que trembler à l'idée de ce qu'il est en train d'affronter.


Les âmes errantes et affamées - celles coincées ici avec une tâche inachevée - se massent dans le couloir pour atteindre ce sémaphore qui vient de se rallumer dans l'opacité de leur nuit éternelle. Les fantômes se heurtent, se poussent, ils veulent tous être les premiers à tendre leurs doigts éthérés vers l'épicentre de cette tempête, que je localise sans mal, par ses Marigolds qui brillent plus intensément encore que dans le passé.  


Klaus n'est pas dans sa chambre.

Il est dans la salle de bain.


J'avance lentement, au milieu du flux spectral en furie. Par le passé, j'ai parfois pu l'aider à ramener le silence dans sa tête. Mais contre ça, je sais déjà que je ne pourrai rien : mes gestes ou mes chansons ne seraient que des brindilles, emportées par le torrent. Je reste plantée là un instant, tous les fantômes de The City passant à travers moi comme à travers le bois, la brique, les carreaux. Par le plafond, le sol. Comme si tout ça n'avait été fait que de papier.


J'ai peur - très peur - de ce que je vais trouver à l’intérieur. Et pourtant... je plisse les yeux. Et je fronce les narines.


De la sauge. Des fumées de sauge. En abondance.


Klaus est en train de purifier l'air, là-dedans. Comme lorsqu'il a reçu le Dr Milligan pour invoquer Rosanna.


"Circulez", entends-je à travers la porte, d'une voix assourdie et un peu brisée qui fait se serrer ma poitrine. Mais il continue.

"Non, il n'y a pas de file d'attente, et encore moins de foutu ticket d'or : les autres vous ont menti".


Je souris, je pourrais presque en pleurer, ma main sur le bois usé de la porte. Car s'il plaisante sarcastiquement avec les enfoirés spectraux... c'est que Klaus ne se laisse pas terrasser. Alors lentement, j'ose toquer : deux coups ténus, presque un chuintement qu'il sera libre de saisir ou pas. Espérant juste que je ne briserai pas la concentration qu'il lutte probablement à garder.


"Rinny", entends-je à peine.


La porte n'est pas fermée, elle est entrouverte, comme toujours : Klaus ne la ferme jamais, et les toilettes non plus, pour être honnête, si vous aimez les détails de cette sorte. Les espaces clos n'ont jamais été pour lui. Une simple pression suffit. Et je risque un pas au-dedans.


Cette salle de bains a toujours été le lieu de tous les 'retours'. Celui des missions ensanglantées, des soirées douteuses à l'hôtel Obsidian, des raves et des égouts. Du Vitenam. Et aujourd'hui de cette part de lui-même contre laquelle il a toujours lutté.


Elle est en tout point identique, au carreau fêlé près. Klaus aurait pu la repeindre en fuchsia, y installer une poire de douche lumineuse, ou que sais-je, mais il n'en a rien fait. Il a souhaité la garder intacte. Sans doute parce que malgré son côté austère, elle a toujours été ce refuge, où il recherchait la sécurité de ses bains, avec la musique de son walkman fermement vissée sur ses oreilles, et un joint à la main.


Ce n'est pas ce dont je suis témoin aujourd'hui. Et la pile de boîtes d'anxiolytiques de Luther, dans le petit meuble à miroir, n'a pas été touchée.


Klaus est assis au centre de la petite pièce, sur sa serviette de toilette 'My Little Pony', dont il se sert comme d'un tapis de yoga. Au coeur du vortex spectral des fantômes, qui se massent et se penchent, autour de lui.


Sa posture est celle d'un simple padmasana, qu'il n'a jamais très bien sû exécuter, car son dos et ses genoux sont bien plus raides que ce qu'il souhaiterait. Il ne porte rien d'autre qu'un string à sequins noirs, sans surprise. Au milieu des cris spectraux, il a toujours eu le sentiment que 'même le tissu était assourdissant', mais aujourd'hui, il y a plus. Oui. Ce minimalisme, au contraire, les met tous au défi.


"Tu es venue à la pendaison de crémaillère dans ma tête, toi aussi".


Ils sont si nombreux. Des veuves éternelles, des enfants tombés dans des piscines, et tout un camion de pompiers. Ils tentent tous d'entrer en contact, de lui crier leur tâche inachevée. Certains prêts à en venir aux mains, juste pour l'approcher.


"La dernière fois que j'ai vu ça..." lui dis-je en balayant des yeux cette foule, dans l'énergie.

C'était lorsqu'il a décidé de se sevrer, en 2019, pour tenter d'invoquer Dave. Quand il avait demandé à Diego de l'attacher. Il sait très bien de quoi je parle, mais il me coupe avec un sourire abimé :

"C'était aux portes des Gimbel Brothers, pour l'ouverture du Black Friday, je sais".


Je souris faiblement. Tandis qu'il sub-vocalise un mantra, à peine visible sur ses lèvres, je contemple ce ballet qui n'est que l'expression condensée de ce qu'il a vécu au quotidien pendant des années. Il est pâle, lui aussi a des suées et envie de gerber. Mais il tient bon.


"Ils vont se calmer, Rinny. Ils vont tous tenter le coup à l'entrée des artistes, puis intégrer que je joue à guichet très fermé".


Je lève les yeux, suivant les convections d'énergie et les fumées de sauge. Les carreaux d'aération, au plafond, sont ouverts, et les spectres s'y trouvent peu à peu drainés. Les fantômes glissent sur lui, le frôlent, tentent leur chance et repartent. Il ne les laisse s'approcher que pour leur permettre de constater qu'il est de retour, mais pour poser les limites, et leur signifier qu'il ne les laissera pas le submerger.


'Hello'. 'Goodbye'. Ses paumes vers le haut. Me donnant presque l'impression qu'il pourrait léviter. Et il ajoute :


"Au moins... maintenant je sais qu'ils ne peuvent pas me tuer".


Toute sa vie, Klaus avait été pétrifié par l'idée de ce que les fantômes pouvaient lui faire : depuis ses plus jeunes années, et ses terreurs d'enfant. Pour ne pas les laisser approcher, il a laissé les vivants lui faire tellement pire. Jusqu'à ce que - finalement - Reginald Hargreeves le ramène au Mausolée où une autre version de lui avait détruit sa vie. Factuellement, Klaus ne risque rien face aux spectres.


Toute la différence est que - maintenant - il le sait.


"Tu le sens déjà ?", je lui demande, avec précaution. "Je veux dire... que tu serais déjà capable de retourner agacer la gamine qui veille sur l'au-delà, et être rentré pour le happy-hour ?"

Il penche la tête, ignorant une pauvre femme qui cherche son chien dans l'éternité.

"Je pense. Tu veux essayer ? Passe-moi la soude à déboucher l'évier".

"Non. Non c'est bon".


Il rit brièvement, mais se reprend et ses paupières se serrent douloureusement : il a failli lâcher sa concentration, et il la cherche à nouveau aussitôt.


Klaus m'a toujours dit que - pour lui - tenir les fantômes à distance était comme de devoir vivre en gardant les doigts croisés. Qu'ils pouvaient se décroiser à tout moment, pour peu qu'il baisse sa garde, ou que la vie le bouscule, ce qu'elle faisait constamment. En cet instant, c'est plus vrai que jamais. Il est déjà héroïque qu'il arrive à me parler, alors que tout un groupe de visual rock décédé essaye de venir lui crier le nom de son manager véreux.


"J'ai déjà la réponse", lui dis-je. "Tu te sens à nouveau à l'abri, ça se voit".


Je peux le sentir, oui, et ce n'est pas parce que je sonde son énergie. C'est par sa posture. De façon infime, Klaus se tient plus droit, quand il sait qu'il porte dans son dos le parachute de l'immortalité. Comme pendant ces jours fugaces, juste avant le Kugelblitz, où il a compris qu'il ne risquait rien.


Il penche la tête en arrière, et je sais qu'il s’enivre de ce sentiment de ne rien risquer. Comme il me l'a dit l'autre jour : après ce fix d'immortalité, il lui sera douloureux, comme la pire des descentes en crash, de devoir se sevrer à nouveau. Si nous parvenons à remettre Oblivion. et il hoquette d'un rire désolé.


"Pathétique, n'est-ce pas. De tous les Hargreeves, tu as tiré le numéro de celui qui a tout le temps besoin de refuges".


Physiques ou chimiques, c'est un fait. Une forme de prise en charge, même, parfois. Sans même parler de validation, ou même d'affection. Ses comportements à risque d'antan étaient une façon de défier les augures : de sonder perpétuellement que rien ne pouvait lui arriver. Mais aussi de constamment vérifier si on se préoccupait et voulait toujours de lui.


"Klaus, tu n'as aucune idée de ta force de vie, même quand tu es mortel".


Il ne rouvre pas les yeux, il est toujours concentré, mais je sais qu'il écoute. Alors je m'accroupis, pas très loin de la serviette 'My little poney'.


"Tout peut toujours s'arrêter demain, même avec ce pouvoir : La Purge en est la preuve. Mais ce n'est pas parce qu'on ~peut~ mourir que ça se produit dans l'instant".


Autour de nous, les fantômes grognent en coeur à ma dernière parole, comme si elle était indélicate. Je suis désolée qu'il soient tous morts. Mais en attendant - nous - sommes vivants, et nous ne devons pas nous laisser paralyser par la perspective de notre fin. Des apocalypses, j'aurai au moins appris ceci. Et j'aurais tellement souhaité pouvoir le dire à l'autre Klaus, également.


"Tu peux t'autoriser à vivre, même si c'est dur, ou risqué. Granny disait toujours que quand le vent se lève, certains construisent des murailles, et d’autres des moulins".


Il rouvre de nouveau les yeux, il me fixe dans l'air chargé de sauge. Un à un, les fantômes s'arrêtent, comme s'ils ne pouvaient même plus s'approcher de lui. Certains soupirent, renoncent, retournent là d'où ils sont venus. Pourquoi ? Sans doute parce qu'il irradie autre chose, à présent. Une sérénité qui pulse tranquillement, jusqu'au plus profond de ses Aethers.


"Granny..." dit-il assez bas. "Elle continue de vivre, elle aussi, à travers toi".


Je souris. Aujourd'hui, j'ai compris qu'il existe bien des formes d'immortalité. Tant que quelqu'un se souviendra d'eux tous, et de nous, alors nous ne serons jamais éteints, peu importe ce qui doit nous arriver. Une fois encore, le seul pouvoir réel réside dans nos connexions.


"J'aimerais être aussi sage qu'elle, un jour", murmure Klaus tandis que les derniers fantômes se dispersent, jusque dans la bonde de la baignoire.


Et en se levant finalement, me dominant de sa hauteur et ses sequins, il ajoute en se tenant l'estomac :


"Oh, et aussi : avoir la même collection de peignoirs en soie".


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19:53


"Il a pu se rendormir ?"

Dans le salon d'Hargreeves Mansion, je m'écroule sur la longue banquette, en face de Viktor.

"Oui. Mais certainement pas pour longtemps, je m'attends à une nuit hachée".


Sur les tapis et le long des piliers, la lumière tamisée des lampes s'étire jusqu'à venir mourir dans la galerie des trophées. L'immensité d'Hargreeves Mansion, tout autour, pourrait sembler effrayante, surtout pour ses nombreuses ailes abandonnées. Pourtant, ce salon est comme une bulle rassurante. Et Luther y a re-rempli le gros thermos de café, dont-il me sert un gros mug, tacitement.


"Tu veux de la crème fouettée ?"

"Non".

"Du whisky ?"

"Non, non c'est bon".


Je n'ose pas lui dire que tout ça gâcherait le café - au demeurant assez bon - car Luther est fondamentalement attentionné, quand il joue au barista. Viktor s'avance un peu dans son fauteuil.


"Tu vas veiller sur Klaus toute la nuit..."

Je baisse les yeux.

"Oui. Comme il l'a fait pour moi. Et de toute façon, je ne dormirai pas".

"Tu es préoccupée".


Je réfléchis un instant à ce qui se passe au fond de moi, et que j'ai du mal à démêler. Ma poitrine est oppressée, et je dois essayer de mettre des mots dessus, alors que je saisis la perche que Viktor me tend.


"Je ne m'inquiète pas vraiment pour lui. Klaus gère ça de façon incroyable. Il risque juste encore de dégobiller. Mon problème, c'est plutôt..."

Viktor termine cette phrase, parce qu'il a compris.

"Son autre lui. Celui qui est en train de vivre la même chose tout seul, dans la timeline de la Purge".


Mes doigts tremblent un peu tandis que je saisis le mug de café noir que Luther me tend. Max nous a interdit d’interagir avec nos Doppelgängers, et Klaus m'a dit - à raison - que je ne pouvais pas me soucier de toutes les autres versions de lui. Sauf que celui-ci est le plus proche de lui qui soit. Avec qui j'ai tout traversé, également. Et qui m'attend.


De l'avoir approché d'aussi près ce matin a fait voler en éclat toutes mes tentatives pour faire abstraction de ça. Quand j'ai senti son énergie tremblante, germaphobe et surtout de nouveau très seule. Je bois, mais le café ne m'apporte pas de réconfort.


"Où est-ce qu'il est allé, après avoir quitté Wanda ?".

Je soulève mes épaules, impuissante.

"Je n'en sais rien. Max m'a promis qu'il tenterait de le tracer avec les caméras de la Salle des Aiguillages".


Nous l'avons simplement vu partir : ignorant le trafic, sans plus aucune considération pour sa propre intégrité. En colère et perdu. En proie à son propre chaos, plus que jamais, alors que les fantômes frémissaient déjà en lui aussi. Je ne peux pas prendre le risque de subdiviser le réel encore une fois. Mais j'ai l'impression qu'une partie de moi ne se relèvera jamais de ça. Viktor saisit sa propre tasse de café.


"Allison est dans le même état que toi à son sujet".


Je relève mon regard épuisé vers Viktor, et Luther choisit de s'éloigner, ce qu'il fait pour le moment toujours lorsque sa soeur fait l'objet de discussions. Viktor, cependant, a passé du temps avec elle cet après-midi, et il souffle :


"Elle a très peur... que l'autre version d'elle soit capable d'abandonner Klaus à ses démons. Elle, lui aurait couru après".


Je le sais. Notre Allison ne l'aurait pas laissé traverser cette route. Elle n'aurait probablement même pas eu pour lui des mots aussi tranchants. Parce qu'elle est différente, et de toutes les timelines, possiblement la seule qui a réussi à revenir un peu de ce que Reginald avait fait d'elle.


"Vous avez pu parler ?" je demande à Viktor, essayant de me concentrer sur l'immédiat, et il acquiesce.

"Nous avions déjà mis beaucoup de choses à plat. Alors nous nous sommes concentrés sur le concret".

"Qu'est-ce que tu envisages ?"


Il sait très bien de quoi je veux parler : des paramètres de sa vie, après le reset. Son regard est triste - très triste - mais à la fois résolu.


"Sissy avait choisi de ne pas me suivre dans le futur. Aucune question ne se pose de ce côté-là. Nous deux... nous avons eu les adieux que nous souhaitions".


Je m'en souviens. C'était dans la ferme dévastée des Coopers, juste avant que nous quittions 1963. Moi aussi, j'en étais déchirée, mais sa décision de ne pas nous suivre dans une époque qui n'était pas la sienne, je la respecte autant que je respecte Viktor de ne pas avoir insisté. Viktor a une force rare, maintenant, même s'il ferme les yeux un instant.


"Même si elle devait ne pas se rappeler de notre rencontre dans ce reset, j'aimerais juste... qu'elle garde une trace de la force qu'elle a trouvée pour suivre son coeur. Pour quitter cet enfoiré de Carl. Pour offrir une bonne vie à Harlan. Et moi je m'accrocherai à cette idée, demain, au moment d'aller récupérer mon foutu pouvoir avec toi : je veux leur permettre ça".


Mes sourcils sont pincés. Comme Klaus lorsqu'il a poussé le jeune David à s'engager dans les Marines plutôt que dans l'Armée de l'Air, Viktor est prêt à ce que le salut de Sissy se soit déroulé sans lui. Dans ce reset, Harlan grandirait libre de Marigolds. Bien sûr, sa trajectoire serait aussi ponctuée de difficultés et de peines, ordinaires. Mais il le ferait sans être déstabilisé au plus profond de sa matière et de son énergie, par un pouvoir trop grand pour lui.


"Pour toi, tu ne veux rien ?"

Viktor sourit, au fond en paix avec ce qu'il va me dire.

"J'ai dit à Allison que j'aime ma vie d'aujourd'hui. Avec pour seul bruit celui du vent, des pintes de bière qui s'entrechoquent, des supporters de hockey et du diamant sur le vinyle d'une sonate. La seule chose que je changerais peut-être..."


J'ouvre les yeux, soudain avec curiosité, tandis qu'il croise les bras et me regarde finalement avec un léger sourire.


"Tu vois... les lacs me manquent. Et les concerts, au fond. Alors je me dis que je pourrais certainement être aussi bien et utile ici. Plus proche de The City".


Je lui adresse un regard entendu. Non, ce ne sont pas les lacs qui lui manquent. Pas véritablement les régions d'eau, de sapins et de petits pontons qui bordent The City. Ce que nous vivons actuellement l'a fait revenir vers nous, alors qu'il avait fui.


Dans la douleur, par-delà notre fin, nous sommes tous en train de construire notre renaissance.


"Je serai heureuse d'être le processeur de ce reset-là", je lui murmure.


Définitivement, ce n'est pas pour lui, mais bien pour nous tous, que Klaus a tiré le Dix d'épées.


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22:03


Viktor est allé se coucher. Il ne dort plus à son motel, il a rapatrié toutes ses affaires à Hargreeves Mansion, et a investi l'ancien 'salon de télé'.


Je suis restée au salon, j'ai terminé mon café. Et je regarde maintenant Luther, près du bar, qui est penché au-dessus d'un petit appareil blanc. J'en perçois la pulsation tranquille dans l'énergie, depuis tout à l'heure, mais j'ignore sa fonction, alors je fronce légèrement les sourcils.


"Qu'est-ce que c'est que ça ? Un talkie-walkie ?"

Luther me regarde, son oreille collée contre le petit haut-parleur.

"C'est un baby-phone. Diego et Lila me l'ont prêté pour surveiller Benjamin, mais ce soir je l'ai déplacé dans leur piaule à eux".


Luther se préoccupe de Diego. Fraternellement. D'une façon qui pulvérise aujourd'hui toute la compétition que leur père avait instaurée entre eux. J'ai vu ceci grandir, petit à petit, depuis les années 60. Et aujourd'hui, je peux dire que de leur confrontation stérile pour la place de Numéro Un, il ne reste plus rien. Mais je suis intriguée.


"Tu a écouté Benjamin ?"

Luther secoue légèrement la tête, un peu gêné d'avoir fait ça.

"Tu sais. Il est instable. Et il dort sous mon toit".

Je ne dis rien, je ne suis pas sûre d'aimer le principe, et à la fois je peux comprendre.

"Est-ce que... tu as entendu ce qu'il m'a dit, un peu plus tôt ?"


Quand il m'a avoué avoir compris qu'il aurait de nouveau à tuer Jennifer, et que ses barrières sont enfin tombées. Luther décolle son oreille du babyphone, et hoche la tête lentement.


"J'ai aussi entendu que tu as une idée de l'endroit où elle est".

Je fais tourner ma tasse entre mes doigts.

"L'autre jour - enfin il y a presque six ans pour toi - quand nous sommes remontés par le Televator, depuis Oblivion".


Quand je les ai laissés après le reset, d'une façon que j'ai ensuite amèrement regrettée.


"Il y avait sept autres sous-sols, que l'ascenseur a passés avant que je débouche dans le Métro. Sept boutons numérotés, dont un seul était cerclé de rouge".

"Le sixième sous-sol".


Luther a compris. Je ne pense pas que tout ceci puisse exister au hasard. Pas dans le paradigme de Reginald Hargreeves.


"Je n'ai aucune certitude", lui dis-je. "Mais je pense que dans cette timeline-ci, votre père aura forcément enfermé Jennifer de façon plus sécurisée que dans son village artificiel de New Grumpson, à la Truman Show".


C'est évident. S'il envisage de conserver le contrôle ultime sur la remise en marche d'Oblivion, alors il la garde bien au chaud. Je me doute que notre apparente liberté n'est qu'une illusion, une fois de plus. Qu'Hargreeves nous laisse le champ libre, simplement parce que nous récupérons nos pouvoirs, et que ceci sert ses intérêts ultimes.


"Je ne sais pas s'il est possible d'éviter que Benjamin ait à la tuer..."


La machinerie de l'univers est implacablement bien huilée, malheureusement. Toutefois, j'ai une ferme résolution, maintenant :


"Mais nous devons la sortir de là".

Je l'ai promis à Ben, et Luther ne cille pas.

"Une mission de sauvetage", murmure-t-il. "Pour la soustraire au moins du contrôle de Papa".


Nous sommes d'accord. Il ne fait pas de doute que les autres le seront aussi. Reginald Hargreeves a fait assez de mal à ceux qu'il a fait naître et contrôlé : à présent, plus aucun de nous ne doit se trouver enfermé. Et nous procèderons à ce reset avec elle, et sans lui. Luther reprend le babyphone le reliant à Diego et Lila, qui vient d'émettre un chuintement.


"Nous devons finir de retrouver nos pouvoirs", murmure-t-il. "Mais nous pouvons déjà envoyer un éclaireur au Televator : nous commençons à avoir assez d'options pour ne pas être repérés".


J’acquiesce, sentant les restes de son ancienne position de Numéro Un frémir encore, quelque part au fond de lui. Des plans se dessinent dans nos esprits fatigués, mais il est tard, bien trop tard, pour avoir les idées aussi nettes que nous le voudrions.


"La nuit porte conseil", me dit-il. "Tu devrais rejoindre Klaus".

Puis il reprend le babyphone avec un air de suspicion.

"Bon sang, mais qu'est-ce qu'ils font ?"


Les chuintements sont indistincts, mais ce ne sont plus des ronflements, c'est certain, alors je ris, comme pour la première fois depuis une éternité.


"Tu devrais éteindre ça", lui dis-je en achevant mon café, ce qu'il fait prestement.


Et tandis que je me lève pour remonter à l'étage, je murmure avec tout le poids de la fatigue liée à cette journée :


"S'ils conçoivent des jumeaux à 48h d'un nouveau reset et font planter la machine-univers, je rends mon caminateur, je te promets".


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Notes :


Dans la Saison 4 de la série, le choix a été fait de ne pas montrer le moment du retour des pouvoirs de Klaus, probablement car - pour le traiter honorablement - il aurait fallu un épisode entier. Une scène a été coupée, où il se remet à revoir des fantômes dans la rue. Malgré tout, l'ensemble était loin d'avoir la force oppressante de ce qu'on aurait pu imaginer, surtout en comparaison de ce qu'il vivait dans la saison 1. Ici, ce retour s'est tissé progressivement sur trois chapitres. J'espère lui avoir donné ce qu'il méritait.


Viktor a beaucoup de force. Luther et Allison devront en trouver aussi. Mais déjà, se profile l'ombre de Jennifer, et celle du contrôle que Reginald Hargreeves s'est bien sûr arrangé pour garder.


Le Monocle ne laisse rien arriver au hasard... sinon ce ne serait plus The Umbrella Academy !


Tout commentaire fera ma journée ♡

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