Une courbure de l'espace-temps (saison 4)

Chapitre 22 : La fureur des lucioles

5587 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 22/08/2025 08:50

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 4, épisode 3, autour de 40:00 (quand Abigail reçoit les Hargreeves et est interrompue par Reginald), puis épisode 4, autour de 09:40 (quand elle les questionne sur la rougeur résultant du contact entre Ben et Jennifer). Il est fortement recommandé d'avoir visionné les scènes d'origine, avant de lire ce chapitre.


Soundtrack suggérée : Hildur Guðnadóttir - Erupting light.


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Vendredi 20 décembre 2024, 10:03, timeline de la Purge


"Mais qu'est-ce que c'est que cette baraque ?" murmure Viktor alors que nous nous cachons dans les buissons du petit bois qui borde l'immense propriété d'Hargreeves, et Lila rit doucement.

"On dirait Buckingham Palace, en version boule à neige de contrefaçon".


Tassé sur lui-même dans un noisetier sauvage, Luther contemple lui aussi cette bâtisse néoclassique imposante, plantée dans la campagne de l'Est de The City. Je devine que cet endroit n'a jamais figuré au patrimoine immobilier de Reginald connu par ses enfants. Et il est probable - en vérité - qu'il ne l'ait acquis que dans cette timeline-ci.


"Abigail aime contempler les champs", dis-je tout bas, restant moi aussi bien cachée.


Je me doute qu'il s'est obligé à se mettre au vert pour lui faire plaisir, à elle. Et peut-être aussi car cette pompeuse résidence secondaire ultrasurveillée est située non loin de la route filant vers l'Est : droit, en direction de New Grumpson, où il croyait jusque-là être le seul à surveiller Jennifer.


Max a perdu la trace de cette dernière, sur les écrans de la Salle des Aiguillages, lorsque ses ravisseurs ont quitté la nationale pour des chemins de campagne. Il a identifié leur voiture comme appartenant aux Gardiens, et - malgré la faible qualité de l'image - je suis certaine qu'il s'agit des Doppelgänger de Jean et Gene Thibideau. Benjamin a quitté le groupe, lui aussi. Et il a l'air d'errer seul, déterminé à la retrouver.


"Abigail..." murmure Luther, sérieux comme je l'ai rarement vu, tout en écartant une branche qui lui chatouille l'oreille. "Ce n'était pas sur la Lune en elle-même que Papa m'avait envoyé veiller : c'était sur elle, n'est-ce pas ?"


Ceci a beaucoup occupé ses pensées, depuis notre réunion collective. Il y a des années - pour lui - qu'Oblivion a eu lieu, et pourtant il n'a pas oublié les mots de Reginald : quand il lui avait dit qu'il l'avait envoyé 'garder ce qu'il avait de plus précieux dans l'univers'.


"Je croyais qu'il m'avait juste évincé. Ce n'était pas le cas".


S'il avait su ça pendant sa dépression - de 2019 à l'autre 2019 en passant par 1963 - Luther aurait certainement retrouvé un dévouement total à son père, en tant que Numéro Un. Mais Sloane l'a changé, elle lui a fait prendre conscience qu'il ne souhaitait plus être le pion le plus facile à bouger, et n'avait pas besoin de la validation de son père pour exister. Alors il serre son poing et pose fermement :


"Il m'a surtout fait protéger celle qui pense qu'elle peut nous supprimer, parce qu'elle nous a créés".


Viktor regarde lui aussi les grandes fenêtres de verre de la maison, un peu trop bien alignées. 


"Cette apocalypse que j'ai provoquée en fragmentant la Lune... elle était la pire chose qui puisse lui arriver".


D'une façon ou d'une autre, Reginald savait que cette apocalypse pulvériserait le satellite naturel de la Terre, qu'elle anéantirait son Abigail. Et il voulait l'empêcher plus que tout. Luther gronde sombrement.


"Il nous a toujours dit que toutes ces conneries étaient destinées à protéger l'humanité. Mais il la protégeait elle, avant tout".

Lila glousse de rire, un peu trop fort.

"De toute façon, qui voudrait protéger une espèce capable de s'autodétruire en flinguant les abeilles et la pollinisation ?".


Nous la regardons tous les trois et elle canalise son humour chaotique, dans un sourire sous cape. Luther ne bouge pas.


"C'est terminé pour nous d'être leurs dommages collatéraux".


En cette heure, l'astre lunaire veille toujours, en dépit de tout ce que nous avons vécu. La Lune culmine dans le ciel, comme parfois en plein jour : un croissant pâle, au-dessus de la maison.


"Tu es sûre que nos alter egos sont là-dedans ?" demande Viktor, et j'hoche la tête en désignant Wanda, garée dans l'allée pas très loin d'Hermès, l'antique Silver Wraith II de Reginald.


"Max est catégorique : ce moment est le plus propice pour vous deux. Il l'aurait aussi été pour Allison, mais c'est plus que ce que nous pourrions gérer à la fois. Il travaille à identifier un moment qui fonctionnera pour elle".


La vérité, c'est que de l'emmener en même temps que Luther aurait aussi présenté un risque, en l'état actuel de leurs relations. J'ai conscience que cette mission de 'ré-insémination' est plus risquée que les deux précédentes. Mais j'ai plus d'expérience, à présent, et un appui logistique chaotiquement british et compétent.


"Lila, tu te rendras invisible et intangible, moi je gèrerai ça pour Viktor, Luther et moi".


Je préfère ne pas lui laisser cette tâche. Ce matin, ses essais sur le basilic en pot n'ont pas été très concluants, et Klaus pleure encore la disparition partielle d'une partie de sa jardinière aromatique.


"Je procéderai au transfert des Marigolds de Viktor, toi de Luther. Puis on revient ici".


Max m'a conseillé de m'occuper moi-même de Viktor. J'ignore pourquoi, mais je n'ai pas le temps de m'interroger longtemps, car mon caminateur me rappelle à l'ordre avec une légère vibration.


"Nous devons rejoindre le salon, face à l'entrée. Nous ne pourrons pas communiquer les uns avec les autres, mais Lila et moi pourrons suivre la position de tout le monde, et agir au bon moment".


Lila étire un large sourire d'excitation radieuse, retrouvant tout le frisson de l'aventure qui lui avait tellement manqué.


"Tu vas assurer comme un chef, Viktor", lui souffle Luther en sentant la nervosité de son frère, qui respire amplement pour se calmer. "Tu te maîtrisais mieux que nous tous, du temps de l'Hôtel Obsidian".


Viktor acquiesce de façon incertaine, tandis que mon caminateur vibre à nouveau.


"Il est temps. Allons".


Cette parole suffit à ce que Lila infiltre mon pouvoir et mon contrôle sur le couple matière-énergie, faisant vibrer une à une les cordes de mon être. De façon troublante, comme toujours, me forçant à un abandon auquel je résiste usuellement. Je peux sentir son exaltation, elle rit de nouveau. Et tandis qu'elle rouvre les yeux, en un clignement de paupières... elle disparaît de notre vue.


Je me place derrière Luther et Viktor, je fais tourner d'un cran le cadran du caminateur pour le faire taire et signaler à Max que nous commençons.


"Assure bien mes arrières", souffle Luther.

Et avant que je les fasse disparaître, Viktor et lui, il ajoute :

"Sur les conseils de Klaus, j'ai mis mon slip porte-bonheur aujourd'hui".


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Aussi furtifs que des courants d'air, nous nous sommes déplacés au travers de l'allée salée. Le long de Wanda dont toutes les vitres arrière ont maintenant été remplacées par des bâches, puis d'Hermès, par-delà laquelle nous avons gravi les quelques marches de l'escalier bordé de genêts. Comme prévu, les gardes n'ont pas bougé, et nous avons laissé derrière nous le ciel blanc crayeux pour passer à travers la porte en verre et fer forgé.


Nous ne cherchons pas longtemps notre chemin, sous la verrière de l'entrée, aux motifs végétaux. Un escalier monte, sur la droite, vers un balcon de verre qui dessert les pièces de l'étage, dans un style néoclassique diaphane, et futuriste à la fois. Nous le laissons derrière nous, et avançons vers le salon éclairé par de faux chandeliers à myriades d'ampoules. Des voix s'élèvent, pour l'instant tranquilles. Là, sur des fauteuils modernes, Abigail Hargreeves est en train de recevoir Luther, Viktor, et Allison. 


Un instant, je peux sentir l'énergie de Luther se figer, face à son autre lui : engoncé une nouvelle fois dans ce corps simien qu'il était si soulagé d'avoir laissé derrière lui. Au fond, il sait pourquoi : le sérum que son père lui a injecté a altéré son ADN, qui a réagi de nouveau, une fois son pouvoir retrouvé. Et il se doute à présent qu'il connaîtra le même sort.


Comme des fantômes, nous nous répartissons dans la pièce, tandis qu'Abigail questionne Viktor sur la météo dans le Nord, et qu'ils échangent quelques banalités. Sur la table basse, un impressionnant 'afternoon-tea' est installé, fait de scones et de macarons. Malgré les couleurs acidulées, en dépit des jolies fleurs en bouquet, un frisson me parcourt. Abigail, toute innocente qu'elle paraisse dans sa combinaison blanche et fluide... elle les attendait.


"Et vous, Luther ?" demande-t-elle, sirupeuse. "Parlez-moi de vous. Que faites-vous ?"

Bien caché dans son invisibilité, notre Luther à nous se glisse derrière son Doppelgänger, qui hésite.

"Je suis... danseur professionnel".


Allison s'étouffe, sans doute parce que le type de danse que pratique son frère est plus proche des cours de Pole Dance qu'il prend aussi dans notre réalité. Et s'il gagne sa vie avec - alors ce type de 'ballet' n'est pas exactement celui qu'Abigail a en tête, et plutôt le genre à récolter des billets dans l'élastique d'un string iridescent.


"Danseur ?"

"Oui".

"C'est merveilleux !"


Mon estomac se serre, même si le ton est enjoué. Elle est en train de les questionner sur leurs vies, de s'intéresser à eux, de les féliciter. Alors qu'elle s'apprête à les rayer de l'existence ? Alors qu'elle les a accueillis ici à grand renfort de petits fours et d'Earl Grey, en projetant de les convaincre que la Purge était la solution ? 


Ma colère gronde, mais je ne perds pas ma concentration : je continue de canaliser l'invisibilité et l'immatérialité de notre petite escouade. Et ce d'autant que je peux sentir Lila amorcer le transfert des Marigolds de Luther... sans qu'Abigail ne soit en mesure d'en percevoir quoi que ce soit.


"Vous vous en êtes extrêmement bien sortis", continue-t-elle, odieuse. "En dépit de votre père, qui plus est".


Mon regard vigilant scrute l'alter-ego de Viktor, tourné vers le violon d'Abigail. Lui, serait capable de sentir ce que nous faisons : de percevoir ce discret flux d'Aethers, qui est en train d'irriguer l'énergie invisible de Luther. Il pourrait aussi sentir son propre Doppelgänger, à présent si près de lui. Car notre Viktor s'approche lui aussi dans son dos, prêt à récupérer une part de lui. Je me concentre. Je me tiens prête. Je commence même à accrocher les Marigolds de son alter-ego, tandis que Lila termine avec Luther. Mais...


"J'ai entendu !"


Soudain, une voix que nous connaissons tous vient claquer sur la blancheur des colonnes, anéantissant immédiatement ma tentative d'agir pour Viktor.


Merde.


Reginald - tout en veston et en monocle - vient de pénétrer dans le salon.


"Mon chef de sécurité vient de m'informer que le petit hameau de New Grumpson est encore fumant, du fait de votre insondable incompétence".

"Reggie, je t'en prie, chéri".


Ce n'était pas prévu, y compris par Abigail elle-même : je devine qu'il vient inconsciemment de compromettre son opportunité de placer les pions de la Purge.


Pour nous aussi, c'est fâcheux : je ne peux pas communiquer avec mes camarades, mais nous devons battre en retraite. Nous ne pouvons pas prendre le risque que son monocle nous décèle ici, même s'il n'a pas l'air de l'avoir réglé à cet effet.


"Dites-moi tout ce que je veux savoir, maintenant, ou vous en subirez les conséquences !"


Peut-être Lila sent-elle mon recul, mais Viktor et Luther semblent eux aussi faire preuve de prudence et de bon sens. En quelques instants, nous nous glissons au travers des hautes fenêtres à la française, gagnons de nouveau l'extérieur... et retournons nous tapir dans les fourrés, d'où nous étions venus.


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"La vache, ça tabasse".


Sur une souche recouverte de mousse, Luther s'écroule en se tenant la poitrine. C'est trop tôt pour qu'il récupère ses pouvoirs, mais il réagit déjà, et fort. Je rends à son tour visible Viktor, tandis que Lila réajuste ses bottes, puis grimpe faire le guet, en se perchant dans une futaie de bouleaux.


"Tu vois quelque chose ?", je lui demande, et elle secoue la tête.


Nous sommes trop loin pour que les gardes nous repèrent, et si d'aventure nous étions vus, il nous faudrait moins d'une seconde pour disparaître en nous téléportant de nouveau au Métro. Je regarde vers la maison, au travers des fourrés, et je souffle presque pour moi :


"Reginald porte son monocle, c'est exactement ce dont nous n'avions pas besoin".

"Pourquoi ?"


Dans ce simple mot de Viktor, je devine qu'il ignore la fonction de cet artefact, même s'il l'a vu à l'oeil gauche de son père toute sa vie durant. Tout comme Luther. Ce même monocle qui les a scrutés tant de fois, et qui avait fait l'objet de tant de discussions et accusations, lorsque Reginald s’était tué dans l'optique de tous nous rassembler.


"Ce gadget de haute technologie lui permet de voir les choses telles qu'elles sont. Directement dans la matrice du réel".

Lila nous regarde d'en haut.

"Comme les lunettes connectées de la machine univers".

Je soupire.

"Il a toujours réussi à déceler ma présence, à cause de ce machin, même invisible et intangible. Je dois trouver une solution".


Je réfléchis, m’accroupissant là où je suis, sans quitter les gardes des yeux. Pour moi, il est hors de question de ne pas achever ce pourquoi nous sommes venus, car chaque seconde compte. Et Lila l'a compris.


"Je peux ramener Luther à la salle des Aiguillages, par le Métro. Toi tu finis avec Viktor".


Elle peut l'y téléporter, puisqu'elle est proche de moi, mais je la regarde un instant même si je sais qu'elle a raison.


"Il ne faut pas prendre l'express. Il faut prendre l'omnibus, et ne faire qu'une station. Imagine, si vous vous perdez ? On vous retrouverait dans dix ans, Luther et toi, hirsutes et désespérés".

"Évitons", rit-elle de toutes ses dents. "J'ai déjà un Hargreeves et demi à retrouver à la maison, et nous n'avons pas dix ans devant nous".


Luther est trop occupé à geindre sur ses muscles endoloris pour réagir, ce qui fait rouler des yeux à Lila.


"Mais regardez-le. Il est comme son frère. Tellement dramatique et douillet, dès qu'il a le moindre rhume ou bobo".


Elle, a traversé le retour de ses pouvoirs avec une endurance remarquable, même si elle avait une tête de mort-vivant. Mais elle a été élevée à la dure par la Directrice, et est habituée à tout encaisser. Mais Viktor se penche au-dessus de son frère, et lui adresse une petite tape sur l'épaule.


"Tu es ok ?"

"J'ai l'impression que tous les pores de ma peau sont en train de vriller. Ça démange. Et ça brûle".


La part simienne de son ADN prépare déjà son épiderme à se couvrir de poils plus drus, au-dessus de ses muscles qui s'apprêtent également à s'hyperdévelopper. Il a vu de ses yeux ce qu'il s'apprêtait à redevenir. Et peut-être que cette réalisation est ce qui lui fait mal avant tout.


"Accroche-toi, mon vieux", lui adresse Viktor. "Souviens-toi de ce que tu m'as dit. De ce qui attend au bout de tout ça".


Luther grimace, mais il acquiesce, les yeux fermés. Et moi, je le regarde avec une tristesse immense, au milieu des fougères, car je me doute de ce dont il veut parler. Sloane. Bien sûr, il va souhaiter la ramener par ce nouveau reset. La laisser reprendre simplement le cours de leur vie.


"Il faudra parler à Allison", lui dis-je aussi doucement que je le puisse.

Il l'a évité tant qu'il l'a pu, jusqu'ici, mais il a toute conscience que ce sera un passage obligé.

"Je sais", murmure-t-il. "J'attendais de retrouver mon armure naturelle... et de tenir assez la distance pour lui parler après trois ou quatre margaritas".

"Elle sait déjà".


Je le fixe, moi aussi penchée vers lui, à présent. Son teint est olivâtre. J'espère qu'il ne va pas commencer à gerber.


"Tu as besoin de lui dire ce que tu as sur le coeur, et elle a besoin de l'entendre de ta voix, mais une chose est certaine : Allison sait déjà ce qu'elle doit faire. Tu es le seul pour lequel elle a eu six ans pour penser".


Luther tremble, et je ne suis pas certaine que ce soit en raison des Marigolds qui s'infiltrent à nouveau dans chacune de ses fibres musculaires.


"Je vais... redevenir ce gorille absurde et repoussant".


Sa douleur me fait mal, parce que ce à quoi Luther ressemblait était aussi la marque visible - quotidiennement - de tout ce que son père lui avait fait, en jouant avec sa vie. Mais Lila souffle de façon intransigeante, et lui jette une brindille, depuis son perchoir où elle balance toujours sa jambe nonchalamment.


"Arrête de dire des conneries. Ce corps, c'était celui que Sloane aimait".


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Un rayon de soleil - le premier de cette journée - passe au travers de nos êtres invisibles, tandis que Viktor et moi glissons à nouveau le long de la façade. Dans le silence de notre intangibilité, nous nous cachons dans les genêts jaunes, notre énergie se confondant avec celle de ces plantes robustes, qui bravent les températures glaciales pour fleurir malgré tout. Lila a emmené Luther. Et Viktor et moi, nous ne renoncerons pas sans avoir essayé une dernière fois.


"Je ne comprends pas. Pourquoi tu l'as laissé partir ?"


Par la fenêtre entrouverte et au travers des voilages du salon diaphane, nous pouvons entendre les conversations, dorénavant tournées vers Jennifer. Il semble que - dans le temps où nous avons attendu - nos semblables aient compris quelle menace dramatique constituerait sa rencontre avec Benjamin. J'imagine qu'on leur a vendu une énième fin du monde : je ne pense pas qu'ils aient compris qu'il s'agissait avant tout - pour la Purge - de les éradiquer eux. Abigail se se sera bien gardée de le leur dire.


Nous localisons rapidement l'alter-ego de Viktor, assis dans le canapé bleu. Soucieux, dans sa veste en jean à rembourrage de mouton. Reginald est à l'autre bout de la pièce, près de l'entrée. Son monocle bien vissé à son oeil gauche.


"Comment tu voulais que je sache que Ben était infecté avec... je sais même pas ce que c'est".


Anxieux, le Doppelgänger de Luther s'est mis à engouffrer les macarons, et je comprends pourquoi : c'est déjà trop tard, pour eux. Benjamin et Jennifer sont déjà entrés en contact, au moins partiellement.


"A quoi ressemblait la rougeur sur son bras ?"

"Je n'en sais rien. Ça ressemblait un peu au truc que Klaus avait, quand il est rentré d'Ibiza".


Si je n'étais pas aussi concentrée sur Reginald, je pourrais en rire nerveusement. Luther ne fait pas allusion à l'île espagnole, bien sûr : Klaus n'aurait jamais réussi à se faire assez entretenir pour être emmené là-bas. Non. 'Ibiza' était l'une des plus tristement célèbres 'adresses confidentielles' de The City. Un brothel qui n'avait de reluisant que la façade, où les corps se facturaient à la demi-heure, où en échange d'un peu de torpeur chimique.


Tristement, Klaus y disparaissait parfois pendant un mois - quand nous avions vingt-deux ou vingt-trois ans - et en revenait toujours en miettes, souvent littéralement. Honteux, aussi, au point de ne pas oser venir toquer à ma fenêtre, comme lorsqu'il était retourné à Hargreeves Mansion, convaincu d'avoir 'une forme mutante de syphilis', ou de 'variole du lémurien'. Oh, ceci aurait été très plausible, s'il n'avait pas été protégé du moindre rhume par son pouvoir. Mais non : il faisait une allergie au latex. Sous son aisselle gauche : j'ai préféré ne jamais tenter de comprendre pourquoi. Mais Diego balaye tout ça :


"T'es médecin ? Enlever une blouse en dansant, ça ne compte pas".


Je ne perds pas de temps. Même s'il est à plusieurs mètres, les rouages technologiques du monocle de Reginald scintillent à mes sens, dans l'énergie de la pièce. Après tout, ce n'est qu'une machine, et je l'infiltre discrètement pour en cartographier le mécanisme - miniaturisé et complexe - tandis que Viktor attend. Je dois trouver le bon moment pour le gripper : juste une surcharge, juste une rupture. Je peux le rendre dysfonctionnel, mais je dois le faire sans qu'il juge la chose suspecte.


Abigail se penche, et tend vers Luther une main drapée dans le tissu évanescent de ses funestes projets.


"Elle avait quelque chose d'inhabituel, cette rougeur ?"

"Non, c'était juste... rouge. Et ça brillait. Et ça palpitait".


Une agréable surprise passe sur son visage tandis que les Hargreeves se chamaillent à nouveau. L'avidité d'Abigail à en savoir plus sur ces premiers signes du reboot spontané de l'univers me hérisse. Cet espoir odieux qui plane dans sa voix. Elle ne se préoccupe pas de Ben, ni de Jennifer : tout ce qui l'intéresse est la confirmation que la Purge est bel et bien enclenchée.


"J'en ai assez entendu".


Reginald a compris que la Purge était en marche, lui aussi, et à présent le voilà comme un animal blessé, qui voit se réaliser ce contre quoi les versions de lui ont lutté, dans toutes les timelines où il a tenté de bâtir sa dystopie. D'un coup, tandis que je tenais son monocle par l'énergie, il quitte la pièce. Et revient en à peine cinq secondes - *Crac, crac* - avec un putain de fusil d'assaut.


"Oh, oh, oh, vous faites quoi ?"

Il n'écoute pas Lila, il se place dans le hall, prêt, ceux qui ont un jour été ses enfants à présent debout face à lui.

"Nous partons chasser".

"Il va encore tuer Ben !"

Reginald ne cille pas, et il pose :

"Un des deux hôtes doit être éliminé, avant que la réaction ne soit terminée".


Ceci, je l'ai compris depuis que Christopher m'a montré la version des Sparrows de l'Incident Jennifer. Depuis que j'ai vu par ses yeux ce qui était arrivé. Ben doit tuer Jennifer de ses mains pour redevenir entier et pouvoir prendre part à Oblivion. Mais en cas d'échec et pour contrer la Purge, la seule alternative pour Reginald a toujours été de tuer Jennifer, Ben, ou les deux. Et il s'apprête à le faire à nouveau.


"La réaction ?", s'indigne Allison. "Vous vous rendez compte que vous parlez d'êtres humains et pas de rats de laboratoire, on est d'accord ?"

"Reggie", plaide Abigail. "Écoute tes enfants. Tu ne peux pas le tuer de sang-froid".


Oh, comme entendre Abigail plaider la sauvegarde de Benjamin et Jennifer est ironique, lorsqu'on sait que c'est pour permettre leur anéantissement, et le nôtre avec eux. Elle joue la carte de la douceur, de la magnanimité, malheureusement nos alter ego n'ont pas les moyens de la percer à jour et se rangent à ses côtés.


"Elle a raison, il y a forcément un autre moyen", souffle Luther, ce qui irrite encore plus Reginald.

"Je comprends. Vous vous êtes attachés à votre frère. Mais vous n'avez pas l'air de comprendre ce qui est en jeu. Nous devons agir avant qu'il soit trop tard".


Reginald a raison lorsqu'il dit qu'aucun d'entre eux ne comprend ce qui est en jeu, mais il n'agit pas non plus pour notre sauvegarde : il oeuvre avant tout pour préserver sa dystopie, envers et contre tout. Malheureusement pour lui : c'est déjà trop tard. Max y était. Max l'a vue. La Purge. Même son fusil est dérisoire, maintenant, et-


*Toc!*


Tandis qu'il tourne les talons pour commencer sa traque, un projectile traverse le salon. Un cendrier, stylisé et robuste, qu'Allison vient d'envoyer : tout droit derrière son crâne, le faisant vaciller, puis tomber sur la froideur brillante des dalles de marbre.


"Et si vous la fermiez ?"

"Comment osez-vous ?"


C'est ma chance.


Alors qu'il se retourne au sol, surpris et pathétique, je décide de profiter du chaos qui se met à monter dans la pièce. Je désactive son monocle. Avec un simple déclic qu'il ne percevra peut-être même pas, mais qui laissera l'artefact inerte, lorsqu'il voudra s'en servir de nouveau. Et Allison fait trois pas vers Reginald.


"Je crois qu'il est grand temps qu'on vous montre que ça n'est pas vous qui commandez, vieillard".


Dans le salon, l'énergie de tous les Hargreeves crépite sous le coup de leur révolte. Celle de Viktor, en particulier, gronde en lui au même rythme que celle de son alter-ego. Tout ce que l'un et l'autre ont sur le coeur est en train d'enfler, d'une façon qui aurait de quoi m'effrayer, pouvoir ou non. Pourtant, il ne perd pas de vue notre mission, et avance derrière le canapé, dans le dos de son Doppelgänger.


Au sol, Reginald reste un instant sidéré par cette fronde. Seul, face au mur de ses enfants et de sa femme. Alors il roule sur le côté, et tend la main pour rattraper son fusil d'assaut.


"Non, n'y pensez même pas !"


Je n'ai pas le temps de commencer à canaliser les Marigolds de Viktor. Soudainement, le fusil glisse plus loin sur le marbre lisse, et son alter-ego se dérobe à nous, tout son pouvoir s'embrasant à l'intérieur de lui. Une onde sonique à fréquence si élevée qu'elle est inaudible s'élève autour de lui, tournoie : incandescente sous sa colère. Et il fonce au-dessus de celui qui n'a jamais été un père pour lui.


"Je vous en prie, Viktor, ne lui faites pas de mal !"

Il se retourne un bref instant vers Abigail.

"Pourquoi ça ? Pourquoi je devrais arrêter ? Lui, n'arrête pas de faire du mal aux autres. À Ben, à Jennifer, à moi. A tout le monde". 

Reginald se tord de douleur, mais il pose, plus dur que jamais :

"Une seule vie n'est pas plus importante que toute la planète".


Ni sept. Ni quarante-trois. Ni huit milliards. Tant que son épouse et son empire restent à lui. L'énergie tournoie dans la pièce, presque démente, mais Viktor s'avance dans la tempête, plus près que jamais de son alter-ego, leurs énergies pulsant à l'unisson.


Je comprends, maintenant, pourquoi Max a voulu que je m'occupe personnellement de Viktor. Il avait calculé que ceci se produirait. Et que je devrais procéder au transfert de ses Marigolds, dans les conditions les plus extrêmes qui soient. Ils s'agitent à l'intérieur de lui en tous sens, comme une nuée de lucioles furieuses, entrant en collision les unes avec les autres. Mais je me concentre, je tente de canaliser la trajectoire de certaines en direction de mon acolyte invisible.


"Vous avez permis à Jennifer de s'échapper", gronde Reginald. "Tout ça est de votre faute !"


Par cette parole, il démontre que - lui aussi - n'est plus qu'un pantin : celui d'Abigail. Il est idéal pour elle qu'il croie ceci, tout comme il lui est parfait que ses enfants continuent de diriger toute leur rancoeur contre lui. Libre et puissante, Abigail Hargreeves me terrifie plus que son mari ne l'a jamais fait. Car elle tire les ficelles de nos destins, inexorablement, vers la remise à zéro de son histoire et de la nôtre. Vers notre extinction.


"Oh non, non, non", proteste Viktor, inconscient qu'une partie de ses Aethers est en train d'être drainée vers son alter-ego, tant leur chaos est grand. "C'est de VOTRE faute".


Il rugit littéralement, à présent. Hors de lui. D'une façon qui laisse même son autre lui stupéfait.


"Pendant toute ma vie, tout ce que j'ai voulu, c'est que vous me remarquiez, pour que je fasse partie de l'équipe. Au lieu de ça, vous m'avez traité comme si je ne valais rien du tout, et moi, je vous ai cru. J'ai cru que vous me connaissiez mieux que je me connaissais moi-même".


Pour la première fois, je peux sentir notre version de Viktor en désaccord avec ceci. Lui, a fait un chemin différent : il a compris que - au contraire - Reginald avait toujours eu toute conscience de son potentiel, et de sa propre inaptitude à le canaliser sans l'éteindre. Un aveu d'impuissance, d'échec, et de médiocrité. Et je peux sentir mon Viktor triste que son alter-ego vocifère sa situation personnelle, au lieu de se dresser pour tous.


Je continue de transférer maladroitement les particules dorées, une à une, laborieusement. En trop faible nombre, j'en ai bien conscience et-


"Maintenant, je sais que vous savez que dalle !"


Son alter-ego gronde à nouveau, provoquant un regain sonique soudain et ardent, qui interrompt le mince flux que j'avais établi, me laissant sans forces, et incapable de recommencer au milieu de ce vortex.


"C'est vous, le raté !"


La maladresse de ces mots est remplie de souffrance, comme une tirade longtemps répétée, qui ne sortirait finalement pas. Près de moi, l'énergie de son alter-ego est figée, il est conscient que nous sommes en train d'échouer, par la faute de cette colère, que lui aussi peine souvent encore à canaliser, et par laquelle il hurle à s'en briser la voix tandis que le marbre se fissure au sol :


"C'est à cause de vous, tout ce qui se passe. Et je peux vous dire que je ne vous laisserai pas tuer Ben : ni maintenant, ni jamais !"


*Shhhhh !*


Ce chuintement dans l'énergie, je le reconnais aussitôt. Si j'avais eu des yeux tangibles, ils viendraient de s'écarquiller. Depuis les hautes fenêtres, je viens de sentir mon pouvoir frémir, comme à chaque fois que Lila s'y introduit, pour agir en tant que copycat. Elle a peut-être ramené Luther à la Salle des Aiguillages, ou l'aura laissé sur le quai du Métro. Mais elle est elle est là. Elle est revenue. Et pour la première fois, je lui suis éperdument reconnaissante de ne rien en avoir eu à foutre des plans que nous avions faits.


"Est-ce que c'est clair ?", tonne Viktor.


Peu importe le cyclone d'énergie qu'il soulève, nous sommes à présent deux, et Lila amorce de nouveau, avec moi, le transfert que je ne pouvais plus soutenir seule. Nous agrippons les Marigolds, un à un, comme si nous saisissions des papillons fuyants.


"Viktor".

Abigail vient de faire contact avec Viktor, en passant à travers nous, le faisant immédiatement sortir de la forme de transe furieuse où il s'était retrouvé.

"Ça suffit".


L'énergie retombe autour de lui comme de la cendre froide, stabilisant notre transfert, nous permettant de faire passer à son Doppelgänger ce que nous étions venus chercher.


"Vous et votre père, vous êtes tellement impulsifs", gronde Reginald en se redressant, et en replaçant ses boutons de manchette.


Il récupère vite, très vite : aussi vite que sa nature alien lui permette de se relever. Dur, froid, il échange un murmure avec l'un de ses gardes, qui vient d'oser s'approcher.


"Oh", fait-il, avec une gravité résolue".


Et alors que nous rompons le contact, prêts à filer loin de ces tumultes, épuisés mais complets, nous l'entendons prononcer :


"Il semblerait que nous ayons trouvé votre frère".


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Notes :


Ce chapitre permet deux réalisations importantes. Pour Luther, de comprendre qu'il n'a pas été simplement évincé sur la Lune. Pour Viktor, d'intégrer que Reginald avait - au contraire de ce qu'il croyait - toute conscience de ce dont il était capable.


Cette mission de récupération des Aethers n'a pas été un long fleuve tranquille. Mais j'aime que Lila, par sa désobéissance tranquille, leur ait permis d'arriver au bout. Il m'a également plu d'expliciter de quelle façon Abigail est devenue celle qui manipule, dans cette saison, y compris Reginald.


Ce chapitre n'a pas été facile à écrire, et pour une raison que j'identifie tristement : la pauvreté du script d'origine, qui est à mon avis à son paroxysme dans cette scène. J'ai bataillé avec les dialogues, surtout ceux de Viktor face à Reginald, car ils sont particulièrement creux. J'espère avoir pu malgré tout faire progresser son alter-ego, qui retrouvera prochainement ses pouvoirs à son tour.


J'ai choisi de faire une ellipse, avec toute la partie de la récupération de la mémoire concernant l'Incident Jennifer (vous connaissez mon opinion à ce sujet). En tout cas, cette scène ne manque ici pas du tout...


Tout commentaire fera ma journée ♡

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