Une courbure de l'espace-temps (saison 4)
Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 4, épisode 4, autour de 13:20 (après la scène avec Reginald et Abigail, puis pendant celle de Klaus avec Quinn et Loretta).
Soundtrack suggérée : Portishead - Roads ; Monarchy - My body is a cage.
TW : référence à des usages de drogues, et à de la prostitution forcée.
---
Vendredi 20 décembre 2024, 12:37
J'ai eu besoin d'aller m'écrouler un moment, au retour du Métro. J'ai dormi vingt minutes - en pleine journée - ce qui est ordinairement invraisemblable pour moi.
Et j'ai rêvé.
J'ai rêvé d'Iggy, et des longues plumes de son chapeau amérindien. Que ferons-nous pour lui, et pour tout l'équipage qui avait été celui d'Hargreeves, dans le reset ? Ceux qui ont été, en quelque sorte, ses premières victimes, au sein-même de son propre peuple ? Ils avaient tant d'espoir. Ils attendaient le retour du Bison Blanc. Je crois que mon inconscient ne cesse d'y penser.
Dans mes songes, j'ai vu les longs couloirs Art Deco de l'Hotel Obsidian. Feutrés, pulsant au rythme des circuits d'Oblivion. Max, Klaus, Diego et Lila, Luther et Viktor : petit à petit, les Aethers reprennent leur place en chacun de nous. Quelque part, au fond de mon être endormi, j'ai ressens les slots de la machine-univers se rallumer un à un sur le Sigil, n'attendant plus qu'Allison et Benjamin. Me laissant avec une forme d'espoir, et de terreur à la fois.
Je me réveille en sursaut. Je passe une main sur mes yeux et me redresse assise, sur les coussins du coin de médiation. Puis je relève la tête, et j'écoute, avec tous mes sens. Parce que, dans l'énergie d'Hargreeves Mansion, au dessous de moi, se succèdent des pulsations sourdes, comme un coeur battant.
En provenance du rez-de-chaussée. De Viktor.
Je me lève un peu péniblement, je remets mes bottes. Je passe aux toilettes, l'esprit encore embrumés. Puis je remonte le couloir, et pose ma main sur la rampe du Grand Escalier.
Plus bas, sa silhouette drapée de soie brodée, Klaus est en train de monter dans l'autre sens vers l'étage, un petit plateau entre ses mains. Dessus, sont disposés un peu pêle-mêle des patchs chauffants pour la décontraction musculaire, la brosse en poils de sanglier qu'il utilise en routine, une bonne vingtaine d'échantillons d'huile de barbe, et une grande bouteille de liquide rose.
"Qu'est-ce que c'est que tout ça ?" lui dis-je avec une voix pas encore très claire. "Tu ouvres un spa, maintenant ?"
Il relève les yeux, arrangeant un peu son matériel.
"C'est pour Luther. Il a des courbatures partout, et il se gratte comme un bonobo à la puberté".
Le réveil de ses pouvoirs a bel et bien réactivé la part simienne d'ADN qui sommeillait en lui. Je peux imaginer que l'hypertrophie de ses muscles et la repousse de ses poils n'est pas une partie de plaisir, mais je plisse un oeil tout en descendant encore une marche.
"Et ce truc rose, c'est pour déboucher le lavabo ?"
Klaus roule des yeux.
"C'est une infusion d'hibiscus dans de l'eau de coco. Il lui faut des antioxydants. Du potassium, du magnésium, du sodium, du-"
"Du lithium ?"
"Ne plaisante pas, ça serait bon pour son humeur".
"De l'uranium".
"Rin. Les boissons à électrolytes sont une chose sérieuse".
Nous rions tous les deux un instant, mais je cligne des yeux en laissant retomber mon sourire.
"Toi, ça va ?", je lui demande, même si je peux le sentir solide, sur ses pieds nus, et il monte de trois marches avec un léger soulèvement d'épaules.
"Comme si j'avais une petite centaines d'ex spectraux qui veulent tous venir récupérer leurs vinyles".
Il cligne des yeux. Il va aussi bien qu'il puisse aller. Comme il était à l'époque de l'hôtel Obsidian. Oui, je le pense. Il emporte son plateau plus haut dans l'escalier, sans un autre bruit que le froissement de la soie, et il me dit avec un sourire si léger qu'il en est un confession :
"Mais ne t'inquiète pas : j'ai changé les serrures, maintenant".
---
Dans un chuintement, le panneau art-déco coulisse, et s'ouvre sur l'ancien salon de télé que Viktor a investi la nuit dernière. Une pièce minuscule et sans fenêtre, près de l'ascenseur : entièrement occupée par un sofa et un vieux poste cathodique. Ce n'est pas une chambre : Viktor n'en a plus depuis longtemps, ici. Mais puisqu'il n'y a pas de porte et seulement cette dentelle de bois coulissante, il ne s'y sent pas enfermé.
Soyons clairs : les enfants Hargreeves n'avaient jamais le droit de regarder quoi que ce soit à la télé : cet endroit existait juste pour leur en faire miroiter l'éventualité, en une torture de plus. Le poste ne fonctionne plus depuis longtemps, mais Klaus a collé dessus des étoiles phosphorescente, qui brillent tranquillement. Les murs sentent encore les joints que Klaus y a fumé bien avant le reset, comme si Allison avait réimplémenté ça par nostalgie. Et la seule lumière est celle qui parvient par l'autre bout du couloir.
"Je t'ai senti d'en haut".
Puisque Viktor m'a autorisée à entrer, je fais un pas à l'intérieur. Autour de lui, l'énergie continue de pulser, en vagues de plus en plus rapprochées. Extérieurement, il est pourtant immobile, les yeux ouverts, comme s'il ne faisait que se reposer.
"Rin".
je m'assois sur le bord de son lit de fortune, lentement.
"Je ne veux pas devenir comme lui".
Par dessus mon épaule, je le regarde, faisant abstraction de son énergie qui cogne contre la mienne.
"Tu ne parles pas de ton alter-ego, n'est-ce pas ?"
Il baisse les yeux. Ce matin, le Doppelgänger de Reginald - celui que son autre lui a confronté - a prononcé une parole lourde de sens : il lui a dit qu'il était impulsif, tout comme son père l'avait été.
"Est-ce que je lui ressemble plus que ce que je voudrais ?"
Sa question me brise le coeur, mais elle fait sens. Qu'ils le veuillent ou non, les enfants Hargreeves ont grandi auprès de ce père, et ont été imprégné de sa façon d'être avec eux. Possiblement, Luther a pris de lui un sens du devoir aveugle, Diego ce besoin de prouver qu'il vaut mieux que les autres. Allison a été son golem de désirs égoïstes, tout comme Ben, dans une certaine mesure. Klaus a intériorisé son déni des traumas : là où Reginald les ignorait ou les militarisait, il a basculé dans des stratégies de fuite et d'évitement. Cinq a indéniablement son obsession du contrôle sur les rouages de l'univers, son érudition, et cette idée qu'une seule vie ne compte pas par rapport au tout. Alors Viktor ?
"Nous sommes tous un patchwork, Viktor. Peu importe de qui tu tiens quoi, ce qui compte c'est ce que tu en fais".
Il cligne des yeux dans le vide, alors j'ajoute :
"Moi aussi je suis impulsive. Un peu trop directe. Pas très affectueuse. Je tiens tout ça de ma harpie de grand-mère, et alors ?"
"Tu le contrôles bien".
Il ne sait pas de quoi il parle. Il ignore ce que j'ai été par le passé. Mais j'ai conscience que j'ai changé.
"Toi aussi, tu te contrôles bien". Je secoue la tête. "Ce Viktor que tu as vu s'embraser, ce n'était pas toi. Tu ne dois pas avoir peur de ce qui t'arrive : retrouver nos pouvoirs veut dire revenir à nous-mêmes, pas aux armes et aux pions que ton père a voulu faire de nous".
Il acquiesce en silence, puis me dit :
"Tu sais, Rin, toute cette colère, toute cette rage et ces mots que j'ai... que l'autre Viktor a déversé contre Papa. Ça ne l'a même pas soulagé. Et moi non plus".
Je le sais. Il est illusoire de penser que c'est ce qui changera durablement la vie de Viktor. Autour de lui, l'énergie pulse maintenant de façon continue, mais plus calme.
"Tu sais très bien ce qui te fait du bien, et ce n'est pas ça".
Il tourne la tête, il essuie ses yeux, et il me dit :
"Oui. Ce qui m'aide... c'est d'être une force constructrice, comme avec Sissy et Harlan. Comme avec ma nouvelle vie ici, et le bar. De ne plus être un vortex de destruction".
Je lui souris.
"Tu sais, j'ai beaucoup réfléchi à ce que nos autres nous font ou ont fait. Si cet autre toi t'a permis de mieux te comprendre toi même, peu importe qu'il se soit emporté ce matin. Tout comme je n'en veux pas à Cinq de s'être laissé convaincre par l'idée de la Purge : si Max n'en avait pas été témoin, nous n'aurions pas fait le chemin que nous faisons tous actuellement, pour nous en sortir".
Viktor se relève lentement, et reste assis sur le sofa, ses bras autour de ses genoux.
"Tu veux dire que tout ça... n'aura pas été pour rien", me souffle-t-il, et je souris un peu.
"Je pense que toutes ces timelines - aussi merdiques qu'elles soient - toutes ces erreurs... toutes ces apocalypses... étaient nécessaires à notre histoire. Même la foutue timeline de la Purge. Pour que nous -ici - nous devenions aptes et capables de mettre en marche le reset dont l'univers a besoin. Et nous aussi".
Il me regarde, ses yeux bruns brillants.
"Même la première apocalypse ?"
Je le fixe en retour. Il a besoin d'entendre ça.
"Surtout celle-là. Elle nous a fait sortir de l'enfance, Viktor, littéralement. Rappelle-toi de ce que nous étions tous. A presque 30 ans, je suis d'accord, mais on fait ce qu'on peut".
Il essuie une larme tout en riant dans un sanglot, et nous regardons ensemble vers en direction des étoiles phosphorescentes que Klaus a collées.
"Nous ne serons jamais 'parfaits', ça n'existe pas", je lui murmure. "Mais je crois au moins que nous sommes 'prêts'".
---
14:04
Dans le hall des tourniquets de la station du Métro de notre timeline, je fais les cent pas. Max est encore dans la Salle des Aiguillages, à étudier les prochaines opportunités de 'ré-insémination' pour Luther et Allison. Je suis venue le sonder à ce sujet, chaque minute compte, maintenant.
Mais aussi parce qu'il y a quelque chose que je voulais vérifier.
En face de moi, sur l'un des murs de la salle déserte, se dresse la porte d'acier du Televator, face à laquelle je ne cesse de passer, et repasser. Sombre et sale, telle qu'elle était lorsque je suis descendue ici pour la première fois après le reset.
"Toi, tu as la tête qui turbine comme un supercalculateur".
Dans mon dos, je sens la présence de Max, son bras organique croisé avec son homologue mécanique. Mais je ne bouge pas, et je fixe encore la porte du Televator : presque menaçante, son bouton d'appel rond et gris, pour l'instant inerte.
"Tu ne t'es jamais interrogé sur la fonction réelle de ce machin ?"
Il fait quelques pas, et vient se placer à côté de moi.
"Papa a simplement exigé qu'il desserve le Métro, dans le cadre de notre accord. Pour pouvoir venir faire ses inspections et acheminer le matériel fourni dans le cadre de notre accord".
Il secoue légèrement la tête, ses lunettes d'aviateur brillant au dessus de sa tunique steampunk actuellement dénuée de tout l'attirail qu'il porte quand il traverse les apocalypses.
"A partir d'ici, le seul étage qui nous est accessible est celui du Mémorial. De là-haut, le bouton d'appel est verrouillé : seul Papa peut s'en servir".
Avec son index prosthétique, il appuie sur le bouton d'appel qui vire immédiatement au orange. La mise en mouvement d'une mécanique lourde de poulies et de câbles se fait entendre à l'intérieur, traversée de grésillements. Et je plisse les yeux.
"Il y avait sept autres boutons sur le tableau. Ce qui m'intéresse, c'est ce qu'ils desservent, eux".
Les lèvres de max se pincent.
"Tu imagines bien que j'ai déjà essayé. Ils ne déclenchent rien du tout".
J'arque un sourcil. Bien sûr, qu'ils servent à quelque chose : je n'imagine pas du tout Reginald Hargrerves s'encombrer de commandes non reliées à un effet, dans l'un de ses dispositifs les plus précieux. Pour moi, il est évident que le Televator est plus qu'un simple ascenseur, ne serait-ce que pour le fait que nous y ayons été réimplémenté par Oblivion. Mais pour comprendre, j'ai besoin d'y avoir accès à nouveau.
*Ding !*
La porte s'ouvre, me renvoyant directement aux impressions de lumières et d'odeurs de mon arrivée dans cette timeline, seulement une douzaine de jours en arrière. J’attrape mon sac, je le place pour bloquer la porte - on ne sait jamais - et nous entrons dans la cabine, Max et moi.
Je la retrouve intacte, tapissée de bois d'acajou, éclairée par une unique lampe ronde, au plafond. Elle sent la cire, la graisse d'engrenages, et quelque chose d'autre, qui fait frémir le lien que mon pouvoir entretient avec les machines.
"Tu sens ça ?"
Les narines de Max frémissent.
"On dirait l'odeur du linge fraîchement repassé".
"Ou de l'air pendant les orages électriques".
Le panneau des boutons est là, identique. Avec 0 tout en haut - l'accès au jardin du Mémorial - puis ce que j'ai pensé être 7 sous-sols, à passer avant d'atteindre le bouton du Métro - ⊖ - tout en bas. Un bouton que Reginald a forcément fait ajouter, quand il a demandé à Max l'accès. Le Televator est un dispositif évolutif. Qui me semble pouvoir desservir bien plus que des destinations localisées à la verticale les unes des autres. Je tends un index.
"Regarde le sixième sous-sol. Son bouton est cerclé de rouge, et c'est le seul. Les autres ne sont faits que d'acier blanc".
"Je sais. Mais ce numéro 6 ne fonctionne pas plus que les autres".
Pour en faire démonstration, Max appuie plusieurs fois dessus, n'obtenant aucune réaction de la mécanique de l'ascenseur, qui demeure obstinément inerte. Frustré, il recule, et pose son pouce organique sur son menton. Max déteste quand la compréhension d'une machine lui résiste, et pour ça, nous sommes deux. Je me penche.
"J'ai un doute, Max".
Il fronce les sourcils.
"Un doute ?"
"Oui. Un doute quant au fait que ce sont des boutons".
Nous nous regardons un instant, parce que son intelligence d'inventeur saisit immédiatement au vol les suspicions de mon intuition mécanique innée. Alors je me penche à nouveau, et je m'approche au plus près du panel de commande.
"Là. Regarde".
Mon index effleure le centre du bouton numéro un. Comme les autres, en son centre, stylisé au creu de la police de caractère du numéro qu'il porte, se trouve un discret anneau de verre trempé.
"Ces disques au centre des boutons : on dirait des œilletons".
Semblables à ceux des dispositifs de sécurité auxquels j'étais parfois confrontée lors de mes 'petits boulots' bien payés, dans le temps. Ceux permettant d'identifier les empreintes digitales ou le pattern des iris des yeux. Le souffle de Max se coupe presque, et il me pousse pratiquement pour se pencher et mieux voir lui-même.
"Par les bongos de Feynman. Ce sont des cellules biométriques à micro-pulsations focalisées de plasma. L'odeur. C'est ça".
Il en tremble d'excitation, comme un môme qui viendrait de piocher la meilleure carte du paquet.
"Ils sont utilisés pour scanner la signature énergétique des gens qui appuient dessus, au travers de leur peau. Tu avais raison, ce ne sont pas des boutons. Ce sont des clés".
Lentement, je quitte des yeux les numéros posés devant moi comme la triste liste d'appel de ses enfants, ce qui m'avait déjà frappée lors de mon arrivée, et je le regarde.
"Max. Je ne crois pas du tout que ces boutons soient fortuitement au nombre de sept, ni que le sixième soit différent sans raison. Je voulais venir vérifier ça depuis que j'ai parlé avec Ben".
Il me fixe.
"Tu penses que le numéro six a un lien avec lui".
"Et avec Jennifer".
"Tu penses que ces numéros sont là pour nous".
Je reste immobile, comme figée. Parce que j'en suis affligée, mais je commence à avoir compris de quelle façon fonctionnait Reginald Hargreeves, terriblement efficace, logique et constant, dans ses malversations égoïstes.
"Ce que je pense, c'est que dans cette timeline, il aura caché Jennifer de façon encore plus sécurisée que ce qu'il a fait à New Grumpson dans celle de la Purge".
Je prends une ample inspiration.
"Et je continue de penser qu'il a tenté d'utiliser sur moi la technique par laquelle il t'a poussé à sauter dans le temps, la première fois, par psychologie inversée".
D'un coup, je sens les petits yeux bleus de Max plantés sur moi. De ceci, nous n'avons jamais parlé ouvertement.
"Il n'a cessé de me répéter de ne pas m'intéresser à Jennifer et de ne pas vouloir la sauver, tout comme il te rabâchait de ne pas chercher à sauter dans le temps comme tu le faisais dans l'espace".
Je déglutis.
"Toi et moi, nous savons qu'il avait besoin de ces ramifications des timelines, pour se donner plusieurs essais et multiplier ses chances de réussir son reset parfait".
Max baisse les yeux. Il ne conteste pas. Il sait très bien qu'il a été utilisé par son père, ce qui a souvent pesé sur sa conscience, et sur son envie de tout arrêter. Il a souvent contemplé tous ces tableaux représentant les myriades d'apocalypses que nous avons provoquées, dans la salle du Déli, il sait à qui elles ont profité.
"Tu penses qu'il veut absolument nous pousser à chercher Jennifer".
"Oui. Et qu'il veut que nous le fassions tous ensemble".
Je pose ma main sur le panneau, près des sept numéros. Je dois vérifier quelque chose, si je le peux. Alors je ferme les yeux, et sans même avoir besoin de faire contact avec le panneau de commandes de l'ascenseur, j'introduis mon pouvoir dans son système, pour immédiatement confirmer l'évidence :
"Pose ton doigt sur le numéro 5", lui dis-je, ce qu'il fait. Sans le retirer tout de suite : en donnant le temps à la cellule biométrique de le scanner et de le reconnaître.
*Tilt !*
D'un coup, le bouton qui semblait inerte s'illumine en bleu, et les autres numéros brillent d'un léger halo orangé, pulsant comme s'ils étaient en attente.
"Vous devez tous valider votre numéro", lui dis-je assez bas, comme si les murs avaient des oreilles, ce qu'ils ont d'ailleurs possiblement.
"Alors seulement, nous pourrons accéder au 6ème sous-sol".
Il n'y en a possiblement qu'un seul, d'ailleurs, mais d'importance. Car Max comme moi, nous devinons que c'est là que se trouve cachée celle qui détient la clé de la Purge et d'Oblivion, et étant capable de faire redevenir Ben un, et entier.
"Tu as conscience que c'est un piège", murmure-t-il en reculant d'un seul pas, et je reste immobile.
Oui, j'ai bien compris que ce faisant, il nous tiendra tous. Il tentera certainement de nous forcer à accomplir le reset à sa façon, une fois de plus. Mais Ben l'a bien compris : sans Jennifer, nous ne pourrons rien faire du tout.
Bien sûr, Reginald Hargreeves a placé ses pions une dernière fois. Fidèle à ce qu'il a toujours été. Bien sûr, il tentera de s'en sortir.
"Nous devrons être prêts, au moment de venir actionner ce panneau", lui dis-je.
Et alors que je récupère mon sac au sol en ressortant de la cabine, Max ajoute en me suivant :
"Et avoir conscience que - que nous réussissions ou échouions - nous n'en reviendrons pas".
---
15h11
J'ai décidé que fonctionner par micro-sommeils serait ma stratégie de repos, dorénavant : puisqu'il ne nous reste que quelques heures devant nous, jusqu'à demain soir avant minuit, d'après Max. Je suis restée un peu dans la Salle des Aiguillages, j'ai bu un grand café avec lui. Et malgré tout j'ai piqué du nez un instant.
Moins de cinq minutes.
Quand j'ai rouvert les yeux, les caméras de surveillance qu'il était en train de capter dans la timeline de la Purge zappaient entre leurs Doppelgängers. Allison. Luther. Puis Viktor. Puis Klaus.
Et j'aurais préféré ne pas voir ce que j'ai vu.
J'ai malheureusement reconnu tout de suite ces installations crasseuses, en demi-sous-sols éclairés par la faible lumière tombant de soupirails glauques. Ces couloirs de brique et de plâtre verdâtre, ponctués de portes en bois usé percé de grilles carrées. Je n'y suis venue qu'une fois, pour récupérer Klaus en tellement mauvais état que même les Mothers of Agony ne savaient plus quoi en faire. J'avais osé espérer ne jamais avoir à m'en rappeler.
Tandis que je me lève pour marcher jusque derrière le siège de Max, je tremble un peu. Ma nausée est revenue, et pas par la faute des Marigolds, à présent solidement réinstallés en moi. Et il lève le nez vers moi.
"Tu reconnais ces types ?"
L'unique caméra est celle du couloir, qui permet à ces connards de contrôler les entrées et les sorties des différentes chambres - plutôt semblables à des cellules - où ils font commerce des âmes et des corps, d'une façon encore plus inhumaine qu''Ibiza'. Parce que les gens qui s'y trouvent sont tous ceux qui ont des dettes envers eux. Et ils s'arrangent toujours pour qu'ils en aient. Nous les observons converser un moment avec Klaus dans le couloir, tout en soies, avant de le renvoyer à sa 'cellule'.
"Celui avec les cheveux coupés en mulet, c'est Viper Vince", je murmure en désignant le dealer-en-chef des MoA. "L'autre, c'est Quinn Sutherland".
"Je croyais qu'il supervisait le milieu de la nuit".
"Au sens plus large que ce que tu crois".
Max souffle à cette mention, et pose :
"Je déteste les MoA. Quand je pense que je me suis fait tatouer le symbole de ces trous du cul par devoir de mémoire".
La trajectoire de Max s'est aussi retrouvée liée à eux, parce que Pogo avaient fini comme l'un des leurs dans la timeline des Sparrows, et lui avait tatoué le Sigil, dans sa quête d'Oblivion. Mais en l’occurrence, je tremble. Parce que Klaus est en toute vraisemblance véritablement en train d'errer dans la fosse des Mariannes, et d'en trouver le fond.
"Klaus a parlé d'eux quand nous nous sommes retrouvés. Il m'a raconté comment il avait été sur le point de faire d'énormes conneries, en retournant leur acheter de la meth, après le reset".
En souffrant entre autres du fait que je ne revenais pas, dont les conséquences continuent de s'étirer sous mes yeux, au point de m'en rendre malade.
"C'est ta mort - je veux dire celle de Cinq - qui l'a empêché d'aller trop loin. Mais après ce qu'il a vociféré au nez d'Allison ce matin, je commence à recoller les morceaux".
Dans cette autre timeline, il s'est au contraire ré-enfoncé profondément dans ses anciens vices. Il s'est probablement durement confronté à sa réalité mortelle, à tout ce que les substances et abus pouvaient faire à son corps et son âme, lorsque son pouvoir n'est pas là pour les tempérer. Il probablement frôlé de près la mort, pour de bon. Avant de terminer sa course sobre, mais choqué et terrifié, dans le sous-sol de sa soeur. Et Max a aussi compris tout ça.
"Cet imbécile est délibérément revenu se jeter dans la gueule du loup. Pourquoi ? Je n'arrive pas à établir la causalité, et c'est très rare".
J'en reste désarmée et décomposée, moi aussi. Comme si j'assistais - impuissante - à un mauvais scénario, bâclé pour montrer Klaus au plus bas, plus encore qu'en 2019, lorsqu'il allait objectivement très mal. Mais malheureusement, je peux à la fois comprendre comment il a pu en venir à retourner chercher les MoA.
"Klaus a toujours eu un fond de trouble de l'opposition"
Max souffle par le nez, presque en riant.
"Oh ça, je me rappelle. Il a toujours tout fait pour faire sortir Papa de ses gonds. Par son sarcasme, sa dissonance, jusqu'à se vernir les ongles de pieds pendant les briefings de mission et montrer son cul devant les caméras de télé. Et il s'est surtout... rendu inutilisable, pour ne pas pouvoir être utilisé".
Je continue de regarder l'écran.
"Ce matin, il a accusé Allison de souhaiter le voir rester une misérable épave, parce que ça la faisait briller - elle - en comparaison. Je pense qu'il veut lui prouver à quel point elle lui fait du mal : toucher réellement le fond, de façon extrême, pour la faire culpabiliser".
Autrefois, il serait venu s'échouer chez moi avant d'aller trop loin. Il se serait vidé de toutes les larmes de son corps, m'aurait écoutée opiner qu'il aurait été plus sain - à l'inverse - de lui prouver qu'il était capable de s'en sortir sans elle. Et il aurait renoncé. Mais je ne suis pas là. Il est allé au bout, stupidement. Et les événements l'ont visiblement rattrapé.
"Il a du se passer quelque chose d'imprévu".
Je secoue la tête.
"Je le vois bien chercher les embrouilles, peut-être même chercher à se faire tuer. Plusieurs fois. Mais pas ça. Plus ça. Vraiment, plus jamais".
Klaus ne se retrouverait plus jamais dans un trafic de cette nature de façon délibérée, si tant ait que ça ait par le passé été délibéré une seule fois. Il n'irait pas jusque-là par opposition à Allison. Mais Quinn est dangereux, il l'a toujours été : il a pu le surprendre, et la nausée me reprend.
"Max, c'est impossible pour moi de rester sans rien faire".
J'en tremble, derrière lui, mes yeux toujours rivés à la caméra merdique de la maison de passe illicite des MoA. Nous ne voyons toujours pas ce qui se passe dans la chambre, seulement dans le couloir, mais la silhouette obscure de Quinn passe de nouveau, escortant une femme richement vêtue de fourrures noires, qu'il fait entrer dans la cellule où Klaus a disparu.
"Je ne peux pas le laisser comme ça".
Je suis à une seule station de Métro. Il me faudrait littéralement deux téléportations pour le sortir de là. Mais Max se retourne violemment, et plante son regard intransigeant dans le mien.
"Certainement pas. On était d'accord".
J'en pleure malgré moi.
"Comment tu peux laisser ça arriver, Max. C'est ton frère, qui est en train de se faire abuser dans ce taudis".
"Je sais. Et je sais aussi que dans moins de trente heures, il se fera absorber par la Purge, ce qui signifie qu'il s'en sera sorti".
Je reste immobile face à lui, me faisant à nouveau transpercer par la cruauté des timelines et de l'espace-temps. Historiquement, Max, Cinq, a commis des crimes, au nom de la stabilité de l'espace-temps. Cette fois-ci, il s'agit simplement pour lui de ne rien faire, et de laisser se produire l’innommable en silence. Et moi, je n'y arrive pas. Alors je retombe lourdement assise sur mon siège, mes deux mains sur mes yeux.
Cinq a toujours eu la sensibilité d'une chambre à vide, mais il a un peu changé, lui aussi, peut-être grâce à Delores, car il finit par abandonner sa console, ses marshmallows, et venir près de moi.
"Rin, tu es quelqu'un de sensé", me dit-il comme si ça pouvait me faire du bien, et en posant sa main sur mon épaule.
Je me raidis immédiatement, et il la retire, car il sent que je n'aime pas ça. Il hésite un instant, puis recommence, avec sa main mécanique, songeant que je tolèrerai peut-être mieux une machine. J'en suis surprise, mais je n'en pleure pas moins. Alors il me dit, plus doucement :
"Tu risquerais de subdiviser encore cette foutue timeline. Et surtout, de bousiller ce pour quoi Klaus - ici - est en train de se battre avec toi".
Je renifle, je ramène mes genoux contre moi sur la chaise métallique et froide et je secoue la tête dans un signe de négation douloureux.
"Tu ne comprends pas, Max. Il y a une partie de moi dans cette timeline. Dans ce sous-sol. Tu as été capable de te tuer toi-même, et de nous enterrer je ne sais combien de fois. Moi je ne pourrais pas. Je ne peux pas".
C'est tout ce que je peux répéter. Et il reste silencieux, avant de retirer lentement sa main mécanique.
"Si nous allons au bout de ce reset, nous l'aurons sauvé. Nous aurons sauvé mon autre moi. Et toutes les versions de nous qui ont été ramifiées encore et encore, et ont souffert ou péri. Nous aurons sauvé tout le monde".
C'est ainsi qu'il le voit. Qu'il l'a toujours vu. Comme Reginald, il envisage la fin, et pas les moyens, me renvoyant à la conversation que j'ai eue avec Viktor plus tôt. Il a raison. C'est la seule façon de ne pas flancher, et de faire pencher la balance en faveur d'Abigail et de la Purge. Mais je répète malgré moi :
"Je ne peux pas".
Il se retourne vers l'écran, où le couloir est vide, désespérément vide, à la lumière verdâtre de son néon, la part laissée à mon imagination me faisant plus de mal encore que si je voyais ce qui arrive.
"N'entre pas en contact avec Klaus, Rin", me dit-il à nouveau.
Et il ajoute, presque comme une supplique, peut-être parce qu'il sent qu'il ne pourra pas contenir le chaos de mon coeur et de mes actes, quand il s'agit de lui :
"Pas dans cette timeline-là".
---
Notes :
Dans les comics, le Televator sert à Reginald pour faire voyager l'Umbrella Academy entre les timelines et dimensions, un peu à la manière des mallettes, concept qui n'a pas été repris dans la série, où seuls des clins d'oeils ont été glissés. Dans la saison 2, les plans du Televator se trouvaient dans le bureau de Reginald, où les Hargreeves étaient entrés par effraction.
J'ignore si l'ascenseur où ils réapparaissent à l'issue d'Oblivion était destinée à être un autre de ces clins d'oeil, mais j'ai choisi de l'utiliser. Ici, cet engin permet à Reginald de desservir des lieux secrets, de façon sécurisée... et de mettre en place sa toute dernière machination, vis à vis de ses enfants.
Vous savez à quel point je trouve l'arc de Klaus et Quinn en saison 4 malsain, et surtout scénaristiquement pauvre. Malgré tout, je me suis forcée à entrer dans la tête des scénariste, et à chercher le fil de pensée qui les a conduis à écrire ceci. Il est insupportable pour Rin d'en être le témoin impuissant de la souffrance de ce Klaus, qui est aussi le sien. Cèdera-t-elle, et mettra-t-elle en danger leur salut ?
Tout commentaire fera ma journée ♡