Une courbure de l'espace-temps (saison 4)
Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 4, autour de la moitié de l'épisode 4, puis au motel, avant le contact rapproché de Ben et Jennifer (à 49:50).
Soundtrack suggérée : Sting / Samuel Kim feat. Aloma Steele - What could have been.
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Vendredi 20 décembre 2024, 16:06
J'ai toujours détesté les tableaux classiques. Ces toiles encadrées d’or terni, représentant des paysages idéalisés : des lacs paisibles, des cieux dramatiques, des montagnes hallucinées, peintes dans un style classique et désincarnés par des artistes dont tout le monde a oublié le nom. Grace, elle, adorait les contempler, lorsqu'elle s’apprêtait à se mettre en veille, pour recharger ses batteries.
Assise sur la même banquette ronde de la mezzanine surplombant le salon, non loin de la galerie des trophées, je reste les yeux perdus sur ces mondes picturaux et immobiles. Ici, tout sent la cire que Luther passe encore et encore, comme si elle pouvait redonner vie aux planchers. Mais ces tableaux poussiéreux sont pour moi un rappel, murmurant que - pour Reginald - un monde idéal était surtout un monde sans nous.
Je cligne des yeux, encore et encore. L’image de ce que j'ai j'ai vu du Klaus de la Purge dans la Salle des Aiguillages reste imprimé sur ma rétine comme une brûlure au laser. Ce couloir glauque, ces murs suintants, cette femme en fourrure. Ce que je ressens n'est même pas de la colère, c'est quelque chose de plus dense et plus profond, lié à mon impuissance. Je sais que Max a raison : Klaus s'en sortira, jusqu'à ce que la Purge l'emporte. Mais moi, je ne m'en remettrai peut-être pas.
Je ne devrais pas être ici. Je devrais déjà avoir pris ce Métro, et-
Mes pensées s'arrêtent net, car je le sens avant même de le voir. Sa présence comme un frisson dans l’énergie, entre les planches et les portraits, Klaus avance derrière moi, se glisse le long de la balustrade, pieds nus sur le plancher. Et il s'assoit dans mon dos, de l'autre côté de la banquette ronde. Je l'écoute respirer, tranquillement. Et je m'en veux d'avoir aussi mal de le sentir bien, ici.
"Il fait des conneries, hein ? Cet imbécile de Klaus."
Sa voix est calme, presque douce, et elle ne porte en réalité pas vraiment de question. Je me tourne à moitié, juste assez pour croiser son regard, posé sur moi. Il ne sait pas ce que j'ai vu, mais il a une assez bonne idée de ce qu'il aurait été capable de faire, à un certain point en arrière d'une trajectoire qu'il a quitté à la mort de Cinq.
"Toi aussi, si tu voyais ça, tu voudrais aller te sortir de là".
Il soupire, la tête légèrement penchée, tellement plus immobile que d'ordinaire.
"Je suis désolé, Rin".
Je secoue la tête et soulève les épaules.
"Il n'est pas toi, on a déjà eu cette conversation mille f-"
"Non, écoute moi".
Il se retourne plus franchement, et je fais de même, dans la faible lumière du jour tombant au travers de la verrière.
"Je suis désolé, parce que ce que tu ressens en regardant ces écrans, c'est l'écho de toutes ces nuits merdiques où tu as attendu que je gratte à ta fenêtre ou fouillé en vain mes squats, en te demandant si j’avais pas fini dans une benne à ordure, un bordel ou le coffre d’une Fiat Panda dans une casse auto".
Je ne dis rien, parce qu'il a raison. Ce qui se passe en moi est la réactivation brûlante de toutes ces années où j'espérais juste qu'il serait encore vivant quand il réapparaîtrait. À lui lancer quelques sarcasmes pour m’avoir laissée sans nouvelles, cachant en réalité l'angoisse que j'avais eue. À lui pardonner, à chaque fois, parce qu'il savait exactement comment me désamorcer, aussi. J'ai pris sur moi, très longtemps. Tout est en train de me revenir en pleine face, alors que Klaus n'est jamais allé aussi bien qu'ici.
"Je ne t'en ai jamais voulu".
"Moi si. Alors quoi que ce crétin soit en train de faire, si je vais le chercher, je lui botterai le cul pour te faire à nouveau ça, et pas de sa façon préférée".
Je secoue la tête, ma poitrine douloureuse sous le coup du bien que me font ses mots, et sa voix.
"Max nous l'interdit, car ça mettrait en péril notre dernier espoir de nous en tirer. Il m'a encore exhortée aujourd’hui à ne pas interagir avec lui, dans cette timeline-là".
Klaus se redresse, il croise ses bras pleins de bracelets et de soie, comme le sont ceux de son alter-ego actuellement, sans qu'il n'en sache rien. Et avec une certitude triste et lucide dans son regard vert marais, il me dit :
"Crois en ma lamentable mais mémorable expérience : s'il continue sur cette lancée, cette timeline-là, il risque fort de la quitter rapidement, et possiblement plusieurs fois. Pour l'au-delà".
Hors de l'espace-temps. Là où ce dernier ne peut pas être ramifié.
Je le fixe, tremblante. Mais les rouages de mon cerveau n'ont pas le temps de se mettre en marche, ni d’échafauder des plans. Quelque chose vient d'entrer dans notre champ de vision, qui nous fait tourner la tête à tous les deux.
Son pas est lent. Ses épaules basses et sa tête penchée. De l'autre côté du balcon, Benjamin est en train de passer : perdu dans ses propres ténèbres, chargé d’un poids qu’il ne sait plus comment déposer. Nous nous regardons, Klaus et moi, puis nous nous levons de concert, et les suivons en silence.
Depuis qu'il a compris qu'il lui faudrait à nouveau tuer Jennifer, quelque chose en lui s'est à nouveau refermé en Benjamin. J'ignore s'il dort vraiment au cours de toutes les heures qu'il passe enfermé dans sa chambre, mais il mange à peine, et il erre parfois sans bruit dans la Maison, comme maintenant. J'aurais imaginé qu'il chercherait ardemment à retrouver ses pouvoirs, comme le trouduc fougueux qu'il était encore il y a peu. Ce n'est pas le cas.
Il est éteint.
Peut-être nous ignore-t-il, à moins qu'il ne nous sente pas nous glisser entre les piliers qui soutiennent la verrière, le long de la rambarde du balcon, puis sur les planchers de la galerie. Mornement - comme s'il trainait derrière lui tentacules qui ne font plus partie de son être - il marche au milieu des trophées.
Je les observe tandis que nous nous faufilons entre les vitrines qui s'alignent comme autant de reliquaires de l’égo de Reginald Hargreeves, projeté sur ses 'Enfants'. Des photographies, des coupures de journaux, des plaques commémoratives. Une réplique de la station spatiale de Luther, des figurines et des comics, des écussons d'uniformes. Luther ne les a pas cherchés : ils ont été ramenés ici par anomalie de l'espace-temps. En provenance de différentes timelines qui entrent en collision. Peu importe les noms des Hargreeves, sur ces vestiges : il n'y a que le vide de compassion, derrière ces reliques de succès.
Benjamin laisse ses yeux errer sur chacun d'entre eux, son pas faisant légèrement craquer le plancher. Puis il s'arrête au bout de la galerie. Là où des banderoles brodées sont entassées pêle-mêle en étant entrées en collision. Celle au moineau, qui fait sûrement se serrer son coeur. Celle au parapluie. Et d'autres encore, toutes déchirées, dont l'une porte un autre oiseau, peut-être un phoenix.
Combien de tentatives Reginald a-t-il fait ? Je ne souhaite pas le savoir. Mais au moment où Benjamin pose sa main sur le tissu brodé du moineau, une autre silhouette entre en scène dans l'ombre du bout de la galerie. Dans l'énergie spectrale. Le fantôme de Ben - son hoodie noir relevé - passe derrière son alter-ego et va se placer en face de la bannière au parapluie. Nous restons cachés, nous plissons les yeux.
"Benny-boy, mon petit morceau de charbon ectoplasmique, tu veux rentrer en contact avec toi-même".
Klaus vient de murmurer ceci pour lui-même, car nous sommes trop loin pour être entendus. Mais il a raison, moi aussi j'en ai été témoin : Ben n'a pas cessé de graviter autour de Benjamin, depuis que Luther l'a ramené d'Avalon. Tous les deux baissent la tête, dans un mouvement si identique qu'il en est troublant. Et je chuchote à mon tour :
"Peut-être qu'il est le seul à pouvoir faire quoi que ce soit".
Nous nous fixons un instant, juste le temps d'une respiration, puis Klaus se tourne de nouveau vers ces deux versions de son frère. Et il retourne lentement sa main, sur laquelle la mention 'Hello' que j'avais tracée au marker est en train de s'estomper.
L'énergie spectrale danse autour de ses doigts, glisse au dessus des planchers usés. Quelque chose tremble, dans le verre des vitrines et des souvenirs accumulés. Lentement, le fantôme de Ben se met à luir d'une lueur bleutée, comme il l'avait fait il y a longtemps, pour nous sauver des assaillants de la Commission au Théâtre Icarus. Il se retourne brièvement, ses yeux écarquillés, et croise le regard de Klaus.
Ben a compris l'opportunité que son frère était en train de lui donner. Il lui sourit, cligne de ses yeux spectraux. Puis il se retourne à nouveau, immobile et tranquille, à côté de son autre lui. Préservé de la psychose du Paradoxe par le rideau de la mort. Résolu.
"P-PUTAIN DE MERDE !"
Avec un violent sursaut, Benjamin sort de sa contemplation. Il fait un pas en arrière, il trébuche, il se rattrape à une vitrine jumelle de celle derrière laquelle nous nous cachons. Décomposé, il fixe ce miroir de lui-même, évanescent, qui s'avance pour lui faire face, et baisse son hoodie pour révéler des cheveux aussi bien coiffés que les siens son désordonnés.
"Benjamin".
"NON !"
Il recule encore, jusqu'à rencontrer la paroi de bois du mur, où il se recroqueville au sol en haletant.
"Je perds la boule. Je deviens dingue. Je veux que ça s'arrête !"
Impassible, Ben marche jusqu'à lui et s'accroupit, son coude sur son genoux. Autour de la main de Klaus, le flux d'énergie spectrale pulse tranquillement. Après une vie d'errance, et de terreur face à ce qu'il était, il n'a jamais été aussi capable qu'aujourd'hui.
"Tu n'es pas réel. Tu es une anomalie !"
Ben hausse les épaules.
"Bien sûr que je suis réel. Et je suis à ma place : c'est toi qui a été réimplémenté à partir de rien".
Benjamin respire toujours rapidement, et plusieurs secondes passent avant qu'il relève brièvement les yeux. Osant enfin s'attarder sur la lumière bleutée qui parcourt les traits tranquilles de cet autre lui.
"Tu es un putain de spectre".
"Je suis toi. Je suis même la première version de toi qui ait jamais existé".
Cette parole sonne un moment sur le verre poussiéreux, et je cligne trois fois des yeux. Même si j'ai interagi avec ce fantôme de Ben, je n'ai pas cherché à savoir de quelle timeline il était issu, ni a savoir ce que - lui - avait traversé avant de se retrouver ici, au travers d'une craquelure de l'espace-temps.
"Qu'est-ce que..." Benjamin essaye de respirer, il déglutit. "Qu'est-ce que tu veux dire par 'la première version de moi'..."
Ben rajuste son col noir, puis il s’assoie en tailleur non loin. Son visage porte une profonde tristesse, mais de celles enfouies depuis longtemps dans le passé.
"Moi aussi j'ai grandi ici", lui dit-il. "A l'époque où c'était cette bannière qui était suspendue dans le hall : celle du Parapluie. 'Ut malum pluvia'. Comme si nous y avions pu quoi que ce soit".
Il tourne de nouveau les yeux en direction des pièces de tissu élimé, puis prend une large inspiration.
"Tu sais au fond de toi quel jour je suis mort. Parce que toi aussi, tu es mort un peu ce jour-là".
Benjamin tremble à nouveau.
"Le 14 octobre 2006".
Ben acquiesce.
"Parce que comme toi, je m'apprêtais à La sauver".
Les yeux de Benjamin vibrent dans la faible lumière, je peux le voir même à la distance qui est la nôtre.
"Papa t'en a empêché..."
"Je ne m'en souviens pas. Elle m'a tendu sa main, je l'ai saisie, et je l'ai tractée vers l'écoutille. Je l'ai sentie résonner au plus profond de moi. Et puis c'est le néant. Jusqu'à cette lumière glaciale, où j'ai ressenti Klaus, dans la cour enneigée où Papa les fustigeait tous d'avoir laissé arriver ça".
Benjamin gronde de colère, à côté de lui. Lui, a les clés de compréhension, maintenant qu'il a traversé Oblivion : à présent qu'il sait quel rôle est le sien, et qu'il connaît la nature et l'issue de la Purge.
"Évidemment, il vous a tués. Tous les deux".
Il souffle par le nez, rageusement. Et moi aussi j'ai vu Reginald Hargreeves - fusil d'assaut à la main - prêt à recommencer et éliminer Ben et Jennifer, ce matin, annonçant partir 'en chasse'. Et Benjamin continue :
"Tu as foutu en l'air tout ce pour quoi il vous avait élevés. Tu as ruiné sa tentative de mettre en marche Oblivion. Tu as effleuré la Purge, avec elle. Bien sûr, il vous a tués tous les deux. Et j'aurais fait exactement comme toi, si j'avais pu".
Tous les deux se fixent encore un instant, et c'est finalement Ben qui lâche en premier.
"Au moins, tu es resté en vie. Il est très difficile d'agir quand on est mort, Benjamin. J'ai essayé de rester... et pour quoi ?"
Il secoue sa tête bien peignée, plus triste que jamais.
"Pour regarder Klaus autodétruire cycliquement, jusqu'au jour où Viktor a pulvérisé la Lune, et où je l'ai perdu dans les décombres, lui aussi".
J'arrête de respirer un instant.
"Ce Ben, Klaus... C'est celui de la Première Apocalypse. Celle dont Cinq a été témoin lorsqu'il est parti".
Il tourne la tête sans rompre sa concentration. Lui aussi a compris.
"L'apocalypse où il nous a tous enterrés, y compris moi avant que je puisse revenir".
"Celle de l'oeil de verre. Celle qui lui a permis de nous alerter".
Je n'avais pas le recul, à l'époque, pour comprendre que notre timeline était déjà issue d'une divergence. Pour avoir compris qu'il y avait eu d'autres versions de nous, avant nous. Aujourd'hui, cette réalité me heurte de plein fouet. Et ce que ce Ben a vécu me fend le coeur, lui qui est resté après notre Fin, avant de se retrouver propulsé ici.
"Pourquoi tu es resté", souffle Benjamin. "Tu aurais été libéré de tout ça".
Douloureusement, je peux sentir que - lui - est arrivé au bout de ses forces. Mais son autre lui le contemple, et lui dit :
"Parce que j'ai encore deux choses que tu as perdues. La rage de vivre, et la conviction que Jennifer peut encore être sauvée".
J'ai été témoin de cette soif d'exister de Ben, au temps des 'Enfants du Destin'. Il était accroché à la vie comme personne, au point parfois de nuire à Klaus dans l'espoir de se raccrocher encore un peu au monde des vivants. Une pulsion que Benjamin a perdu, au risque de nous faire échouer.
"C'est faux", dit-il, son visage dur. "Le seul moyen de remettre en marche Oblivion est de la tuer à nouveau".
"Non. Le seul moyen est de la trouver. Et de décider avec elle quel est son rôle dans ce reset".
Ben a raison. Tellement raison. Jennifer n'a jamais été considérée que comme une péripétie, un 'élément' à neutraliser ou enclencher : pas comme une personne, alors qu'elle est l'une d'entre nous. Benjamin tremble, face à lui-même, face à cette voix de sa conscience qu'il sait avoir raison.
"Je n'ai plus de forces".
"Moi j'en ai".
L'un est vivant, porteur d'un pouvoir crucial pour l'univers, mais littéralement vidé par ce que son père lui a fait. Et l'autre est juste un spectre, un écho, mais avec encore en lui l'envie d'exister.
"Laisse moi t'en donner. A nous deux, nous pouvons redevenir ce que Papa a soigneusement brisé. Et avec Jennifer, redevenir un, et entier".
Benjamin le regarde encore, avec pour la première fois de l'espoir, et une forme de confiance en sa personnalité fragmentée. Il lève une main, lentement, la tend vers la silhouette ectoplasmique de cette entité qui n'est nulle autre que la part de lui qui lui manque. Le fantôme de Ben s'approche, encore et encore, faisant vibrer la main que Klaus tend toujours pour le canaliser.
"Il vont fusionner ensemble", je murmure malgré moi.
Et alors sans un mot de plus, sans même un bruit, le fantôme de Ben traverse la peau de Benjamin, sans résistance aucune. Se mélangeant simplement avec ces connexions nerveuses et ces chairs qu'il ne possédait plus. Restaurant tout ce que des timelines successives avait érodé.
Le halo d'énergie spectrale s'éteint, autour de la main de Klaus : pas de son fait, simplement parce qu'il n'y en a plus besoin. Alors nous sortons de notre cachette. Avec réserve, avec respect. Et nous nous approchons.
"Hey", murmure Klaus, en réalité avec une émotion sincère. "Benarino... est-ce que tu viens... d'inventer l'auto-psychothérapie ?".
Son frère le regarde, grelotant comme s'il mourrait de froid. Sans bouger, ses genoux toujours sur le plancher usé se reflétant dans les trophées.
"Klaus..." lui dit-il, avec un ton que ce dernier n'avait plus entendu depuis bien des années, en arrière. "Tu sais... Tu sais ce qu'il y a marqué sur ma statue, dans le jardin..."
"Je le sais, Benny. Je l'ai lu bien trop de fois".
'Que les ténèbres en toi trouvent la paix dans la lumière'.
Moi aussi, j'ai longtemps cherché à interpréter cette épitaphe, qui me semblait presque prophétique, sans que je comprenne pourquoi. Mais Benjamin attrape déjà le bras de son frère, qui l'aide à se relever. Et alors, tout en faisant un pas - le premier, comme s'il réapprenait à marcher - il dit :
"Je viens de comprendre que j’ai toujours possédé les deux à la fois".
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17h09
"Je suis venue aussi vite que j'ai pu".
Aurais-je cru qu'un jour, je serais celle qui ouvrirait la porte de verre d'Hargreeves Mansion pour laisser entrer Allison ? Je ne l'aurais peut-être pas cru. Toutefois elle est là : elle est venue pour Ben. Parce que le temps presse... et parce qu'il l'a demandé. Elle se décale, et mes yeux s'écarquillent légèrement.
"Oh. Bonsoir, Claire".
La gamine apparaît dans son sillage, et me sourit comme elle peut.
"Bonsoir. Tante Rin".
J'ignorais qu'elle viendrait avec elle. Mais je suis heureuse de la voir debout, même si ses yeux sont cernés et distants, dans sa doudoune noire. Je repense à ce jour pas si lointain où elle me racontait ses peines de coeur après avoir dansé sur Single Lady. Elle est l'ombre d'elle-même, aujourd'hui. Mais elle a confiance en nous, je peux le lire sur son visage sérieux et fatigué.
"Elle va aller essayer de dormir un peu dans ma chambre".
Dans le débarras que Luther en a fait, plus précisément. Mais le lit est toujours là, un plaid posé dessus, comme si un espoir était toujours resté.
"Personne ne l'occupe", lui dis-je, et pour tenter de faire sourire Claire, j'ajoute : "En revanche, on y est aux premières loges pour entendre tout ce qui se passe dans les chambres des tontons".
Je me demande, d'ailleurs, si c'était fait exprès, et si Allison en a usé, dans le temps, mais Claire hausse faiblement les épaules.
"Maman m'a autorisée à prendre un truc pour dormir. Ils peuvent faire le bruit d'un live de Motörhead, je ne m'en apercevrai pas".
Je ronchonne, feignant d'être offensée.
"Je ne vois pas le problème avec les live de Motörhead..."
Toutes les deux entrent dans le hall, et je referme la porte. Là, sur la petite table centrale, Klaus a mis en vase un bouquet. Des soucis d'Inde - des variétés fireball, durango et bonanza, comme ceux de la sacoche de Wayne Wilson. Leurs couleurs inondent le crépuscule : du jaune au orange, certains presque rouges. Comme pour nous rappeler que nous luttons pour notre légitimité à exister. Allison les contemple un instant.
"Tu as dit que Benjamin... a été convaincu par le fantôme de Ben. Notre Ben".
Je cligne des yeux.
"Son énergie spectrale s'est introduite dans son système nerveux. Comme il l'avait fait avec Viktor en '63. Je ne sais pas ce que leurs âmes se sont dites avant qu'il se dissipe. Mais... il a changé".
Je la regarde par dessus mon épaule, et nous commençons à monter.
"Je crois qu'il est prêt. A récupérer ses pouvoirs, à chercher Jennifer et à l'associer à toute décision finale que nous prendrions pour Oblivion".
Allison me fixe.
"Max et toi l'avez localisée ?"
Je me tais un instant, tandis que nous continuons de gravir les marches usées, mais minutieusement revernies.
"Nous avons une piste solide - plus que solide - on pourrait même dire que ton père la brandit sous notre nez. Ben la sent aussi".
Je croise mes bras sur ma poitrine.
"Mais nous ne pourrons la vérifier que quand nous serons tous prêts, et que tu auras en main tous les-"
"Tous les désirs de chacun".
Cette phrase vient d'être prononcée au dessus de nous, et se répercute sur les boiseries de la Maison dans un écho. Depuis la rambarde de la galerie qui surplombe l'escalier, une haute et large silhouette nous contemple dans notre ascension. Luther - tout en muscles, en poils, en épuisement et en tristesse - est en train de nous observer parvenir jusqu'au pallier.
"Va te reposer, ma chérie", souffle Allison à sa fille, qui prend le couloir des chambres en silence.
Et moi j'essaye de capter le regard de Luther en vain, comme pour le supplier de contenir l'agitation ardente que je ressens déjà dans son énergie. Il a attendu ce moment. Il l'a répété cent fois dans son esprit troublé, sans pour autant s'en sentir capable : chaque tentative s'écrasant contre un mur de douleur, de rancune, et de manque de confiance en ce qu'il est.
Mais il a retrouvé son armure naturelle, celle qu'il a habité pendant des années. Une force brute, lui donnant le sentiment d'être capable d'encaisser. Instinctivement, il se dresse maintenant face à elle, comme s'il était à nouveau capable de s'imposer, comme s'il allait déverser sur elle tous les non-dits qu'il a gardés toutes ses années. Paradoxalement résolu et tremblant, ses poings serrés.
Elle ne bouge pas, même lorsque sa mâchoire se crispe, et elle ne fixe comme si elle n'attendait que sa parole, elle aussi. Prête à se prendre un uppercut métaphorique du droit, parce qu'elle considère aujourd'hui qu'elle le mérite. Un souffle échappe à Luther, lourd, presque un grondement. Et après cette longue montée, au lieu du torrent attendu, il lâche juste, maladroitement :
"Salut".
Elle relève juste les yeux, ses bras le long de son corps.
"Salut".
Un silence revient, presque palpable : chargé de de souvenirs heureux ou terribles, de rancunes, de gestes de trop ou de moins. Comme un rideau de poussière, qu'aucun des deux n'est réellement prêt à soulever, même s'il le faut. Puis Luther se râcle la gorge, et cette fois ses yeux ne se détournent pas.
"Quand est-ce que tu comptais me le demander, à moi ?"
Il ne le lui crie pas, bien au contraire. Sa voix est comme une lame, posée à plat. Lui aussi l'a esquivée, cette question, puisqu'il l'a soigneusement évitée, ces dernières jours. Mais finalement, il est là, au pied du mur. Et il répète :
"Est-ce que tu allais me le demander, à moi, ce que je veux pour le reset ?"
Elle ne baisse pas les yeux, mais elle soupèse chacun de ses mots.
"J'ai senti que tu n'étais pas encore prêt à me répondre".
"Je le suis, maintenant. Ce que je veux, c'est que tu me rendes la vie que tu m'as volée".
Je fais un pas en arrière. Et alors que je passe derrière le pilier le plus proche, je me rends de nouveau invisible. Discrète, non intrusive, mais sur le qui-vive. Simplement prête à intervenir à tête froide, si quoi que ce soit devait dégénérer.
"Luther, écoute. Pour Sloane, je-"
"Non, je n'écoute pas. C'est toi qui m'écoute, cette fois".
Je sais que ce n'est pas délibérément qu'Allison a 'omis' de réimplémenter Sloane. Que c'est son inconscient qui l'a exclue de la base des paramètres d'Oblivion, comme Sarah avait souhaité que les Gobelins emportent Toby, dans Labyrinth. Mais ce n'est pas ce qu'elle s'apprêtait à plaider, et elle cherche une dernière fois à parler :
"C'est une évidence que nous allons la ramener, Luther, tu-"
"Il ne s'agit pas que d'elle, Allison".
Il se dresse face à elle, plus imposant que jamais, avec ses poils paradoxalement soyeux, parce que Klaus lui a fait deux rinçages à l'eau de riz, et un soin coréen.
"Toi, tu as toujours eu le droit de désirer tout ce que tu voulais, tout en attendant de moi que je reste planté à t'attendre. Tu as jugé normal de faire ta vie, pour ensuite m'en vouloir à chaque fois que ça se terminait. A chaque fois que moi je voulais autre chose que toi".
Elle en tremble, car c'est factuellement ce qu'elle a fait en 2019, dans notre timeline puis dans celle des Sparrows. Un parachute affectif : voilà de quelle façon elle a traité Luther, et il a besoin de le lui dire autant qu'elle a besoin de l'entendre, même si elle le sait.
"Qu’est-ce que tu croyais ? Que je resterais toujours là, figé dans le moi de quinze ans ? Qu’après Patrick, après Ray, je serais encore celui qui attendrait sans rien construire, juste au cas où ? Soigneusement mise en boîte de conserve sur la Lune, à rouvrir quand toi tu en aurais besoin ?"
Les paroles de Luther son pires que des cris, car il s'agit de la vérité nue, et affutée par des années de silence. Allison a des larmes dans ses yeux, et elle ne se défendra pas, où plutôt elle ne défendra pas ce qu'elle était. Chaque mot, toutefois, est en train d'atterrir exactement où il doit.
"Tu as raison", lui dit-elle, sans même dire qu'elle est désolée, parce que ça ne suffirait pas, et que ça sonnerait comme des excuses légères. "Tu as raison, j'ai fait ça. J'ai même fait pire".
Elle baisse les yeux, sincère.
"Je ne te demande pas pardon, tu n’as pas à me l’accorder. Ça n’effacera jamais ce que j’ai fait. Tout ce que je peux faire... c'est te dire que ça me rongera pour toujours. Essayer 'être une meilleure personne, maintenant. Et juste t’aider à reconstruire ce que j'ai détruit".
Mes yeux s'écarquilleraient, s'ils n'étaient pas invisibles. Allison a changé. Tellement changé. Et elle ajoute, à la fois fragile et solide, face à lui :
"C'est aussi pour ça que je suis là : pour que tu puisses reprendre ta vie, même si elle ne m'inclut pas".
"C'est des conneries. Bien sûr qu'elle t'inclurait. Tu es ma soeur. Vous êtes tous tout ce que j'avais dans ma vie. Avec Sloane".
Sa voix est brisée, avec une émotion que j'ai rarement sentie au dessus de ses biceps de colosse, même si je l'en savais capable. Luther a souvent drainé ses émotions par l'abattement, la nourriture, la fête, l'isolement. Ou le footing à deux heures du matin. Mais c'est la première fois que je sens ses larmes poindre, et elles me fendent le coeur, autant que je les sais importantes.
"Je veux qu'on recommence où on s'était arrêtés. Retrouver le fait de me réveiller avec elle chaque matin, et nos petites habitudes stupides. Son rire, ses jambes qui m'enlacent, son regard affectueux même sur mes moindres défauts".
De façon légitime, et touchante. Je pourrais presque en sourire.
"Bien sûr que tu la retrouveras comme ça, Luther", souffle Allison, car elle l'avait des milliers de fois souhaité, depuis la mort de Cinq, pleine de regrets, alors qu'elle ne savait même pas encore qu'elle allait mettre en oeuvre le reset. Mais l'énergie des Marigolds de Luther tressaille. Et il ajoute, plus implacablement :
"Tu me le dois. Et je veux plus".
Il y a un silence, lourd, à nouveau. Puis l'énergie enfle, jusque très haut sur la verrière.
"Je veux plus, et j'y ai droit.
D'un coup, j'ai peur de ce qu'il va dire, et ma respiration, encore toute matérielle bien qu'invisible, s'accélère.
"Je veux qu'on ait notre maison. Avec un jardin, une terrasse, un chien et un barbecue Pit Boss à pellet. Avec des meubles qu'on aurait chinés tous les deux".
Oh, non. Mon estomac se serre tandis que ses rêves avortés se déversent. Et il continue.
"Je veux qu'on ait des amis. Avec qui on irait boire des spritz et des mojito. Briller avec elle chaque année au gala de danse de salon. Je veux qu'on soit partis chaque année en Europe, et qu'elle ait vu tous les monuments dont elle rêvait. Je veux être pompier, reconnu et décoré. Et poser sur le calendrier".
Je ne ris pas. Je ne ris pas du tout. Parce que je m'étais méfiée des volontés de Ben, alors qu'il s'apprête à dire à Allison qu'il ne souhaite rien d'autre que de pouvoir se tenir aux côtés de Jennifer, enfin.
Mais j'avais ignoré ce risque-là.
Je n'avais pas anticipé que les désirs de Luther auraient enflé de la sorte. Qu'ils avaient grandi au fil de ses années de rancune envers son père, envers Allison, envers l'univers, jusqu'à exploser après l'effacement de Sloane. Reginald a fait d'Allison un golem de ses désirs, Allison a fait de Luther un avatar des siens.
"Luther, Max a parlé de parcimonie... d'humilité..."
Allison essaye, mais cette fois Luther hausse le ton, pour la première fois, au travers de ses larmes.
"Et alors ? Ce n'est pas parcimonieux, de juste souhaiter tout ce qu'on m'a pris ?"
Son énergie est embrasée, et il pourrait possiblement à nouveau ouvrir une faille, au sol, si d'aventure il s'emportait et le frappait d'un poing. Et malgré tout, j'y décelle aussi de la peur. Celle de ce qu'il est en train de dire, de faire, celle d'aller trop loin. Allison tend une main vers lui.
"J'entends ta douleur... Mais nous devons affecter le moins possible la réalité que nous allons créer".
Luther s'avance, poussant Allison contre la rambarde.
"C'est toi qui dit ça !"
*Crack !*
"Justement, c'est elle qui dit ça".
Max vient d’apparaître en haut du Grand Escalier, et il repousse son frère, qui relève les yeux vers lui, essoufflé du simple accès de colère qu'il a eu, mais regrettant déjà tellement.
"Si elle est capable d'être revenue de ce que Papa avait fait d'elle, alors toi tu peux aussi utiliser ton cerveau. Nous devons programmer un reset humble où nous aurons le droit de nous construire une place. Ce n'est pas une putain de wishlist Ikea".
Luther se recroqueville sur le plancher, immense et minuscule à la fois, et je me rends visible à nouveau, avançant à côté de lui.
"Sloane a voix au chapitre. Elle devrait construire avec toi la nouvelle vie que nous allons démarrer. Et le calendrier des pompiers ? Mon vieux, ressaisis toi !"
Je m'accroupis à côté de Luther, je passe une main amicale dans son dos.
"Je suis désolé..." dit-il dans un sanglot, sa tête dans ses immenses bras croisés.
Il oscille, d'avant en arrière, alors qu'Allison nous rejoint, et hésite à le prendre dans ses bras. Finalement, c'est lui qui pose sa tête contre son genoux, douloureux et mortifié par tout ce qu'il vient de vociférer.
"Je veux juste la ramener..."
Max se tient au dessus de nous, prêt à aller chercher Ben à sa chambre. Il me fait signe en ce sens, pointant du doigt son caminateur pour me signifier que nous avons peu de temps. Je cligne des yeux. Et alors que je presse l'épaule de Luther dans un dernier encouragement avant de me lever moi aussi, il dit :
"Juste elle, et moi aussi je redeviendrai un et entier".
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Notes :
Je ne pouvais pas concevoir que cette saison 4 ne donne pas à Luther et Allison la conclusion dont ils avaient besoin. Ce qu'elle lui a fait tout au long de la série devait être traité, et je pense que ce nouveau reset en était l'occasion inespérée. Beaucoup de choses importantes ont été dites, un abcès vieux de 4 saison a été crevé. Et je suis moi aussi soulagée pour eux.
J'aime l'idée que ce qu'Allison a fait a Luther ait fait enfler ses désirs égoïstes à lui. J'aime aussi l'idée que la mise en péril de ce reset raisonné que tous souhaitent provienne de celui dont on l'aurait le moins attendu.
Ben, lui, va bientôt se relever des tréfonds où il était tombé. Et Jennifer attend. D'une façon ou d'une autre, l'heure où elle aussi aura le droit d'exister.
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