Une courbure de l'espace-temps (saison 4)

Chapitre 25 : La paix de ce qui restera

6315 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 12/09/2025 09:39

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 4, épisode 4, autour de 34:00 (après la discussion de Ben et Jennifer au motel), puis épisode 5, autour de 20:10 (après que Klaus ait demandé au chien Thunderbolt d'aller chercher de l'aide).


Soundtrack suggérée : Lord Huron - The night we met ; Woodkid - Any love of any kind.


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Samedi 21 décembre 2024, 09h28


'Ré-inséminer' les Marigolds de Ben a été étrangement aisé, presque trop : comme si l'univers m'avait habituée à d'éternelles péripéties, et soudain décidé de repasser en mode débutant.


Hier soir, Max a identifié un moment de la timeline de la Purge où Benjamin est allé acheter des sandwichs à la supérette : près du motel où il s'est enfermé avec Jennifer. Là, il s'est octroyé un soda, et il est resté longtemps hagard, à contempler la phosphorescence rougeoyante sur son bras. Médusé, terrifié, et démissionnaire à la fois.


Peut-être parce que notre Ben - à l'inverse - est résolu, le transfert de ses Aethers n'a pris que quelques instants. Comme s'ils étaient avides de renprendre leur place. Nous avons soigneusement évité de les puiser au niveau de sa main. Et à aucun moment nous ne nous sommes approchés du motel, vers lequel Ben se sentait irrépressiblement attiré.


Il a tenu bon. Il a résisté à l'appel magnétique des anti-Aethers, et de cette version de Jennifer. Pour elle, c'est déjà trop tard. Mais bientôt - très bientôt - nous serons en mesure d'agir, dans notre timeline à nous.


Ce matin, le café coule dans la cafetière du 'Salon des Enfants' où je suis venue m'écrouler - au radar - lorsque je suis revenue du Métro. Toute aisée qu'ait pu sembler cette 'mission', je me sens épuisée, pour la première fois. Je doute même - c'est dire - que le noir nectar suffise à me requinquer.


J'ai laissé Ben aux soins d'Allison et de Luther, qui semblent avoir trouvé un équilibre fragile. Sous peu, les tentacules des créatures d'Eldritch viendront cogner au portail que Ben renferme dans sa poitrine. Affamées, avides de dévorer les timelines jusqu'à ce qu'il n'en reste qu'une : par la Purge ou Oblivion.


Ce soir.


Bercée par le goutte-à-goutte torréfié, je laisse mon esprit céder à un autre de ces microsommeils, que je pratique depuis hier : pendant le trajet de retour en Métro, aux toilettes, n'importe où. Une heure, dix minutes ou une seule. Je prends ce que je peux. Le rythme du café se confond peu à peu avec celui de mon pouls. Ma tête s’incline, mes muscles se relâchent, et la torpeur vient m’envelopper. Chaude. Seulement traversé par le son de la promesse caféinée.


Soudain, une vibration subtile traverse ce silence. Une pulsation de Marigolds. Lente, contrôlée. Puis une autre, et encore une, à une fréquence régulière.


J'émerge, et en localise instinctivement la source, toute proche. Cet écho lancé dans les ténèbres, provient du cabinet de spiritisme de Klaus. Juste derrière les grilles parées de velours, et des affiches pâles qui s'étirent dans la lumière du soupirail.


Je repousse ma chaise, j'abandonne la cafetière, et je m'y rends, avisant le filet de lumière feutrée qui passe en dessous du rideau. L'odeur des fumées de bougies y est imprégnée depuis des années, mais il y a plus : à l'intérieur, de la sauge a été rallumée. Alors j'écarte doucement l'étoffe, libérant quelques vapeurs fugitives.


Il est assis sur le tapis, sans même un coussin, sa main 'Hello' tournée vers le plafond ponctué de petites ampoules ambrées. Partout autour, les planches ouija, les bols tibétains, et tout son bric-à-brac de cristaux et de carnets semblent inertes. Inutiles, à présent, car son pouvoir remplit littéralement l'espace du cabinet.


Il impulse un nouvel écho, puis un autre, dans le silence dense autour de nous. Comme un sonar, qui attendrait une onde retour, pour l'instant en vain. Mais il essaye encore, et encore. Je sais ce que fait Klaus, qui il cherche. ~Dave~. Et mon coeur se serre, au moment où il relève la tête, en réalisant que je suis là.


"Tu as la trouille", lui dis-je parce que c'est limpide - jusqu'au plus profond de son système nerveux - et il acquiesce d'un signe de tête fragile : comme une fleur, trop lourde pour sa tige.

"Comme avant un premier rancard".

Il l'avoue avec un craquement de rire humide et nerveux, puis il soupire fébrilement.

"Je l'ai imploré mille fois de venir, et maintenant... je suis terrifié à l'idée qu'il le fasse".


Autour de nous, les timelines collapsent, les espaces personnels de l'au-delà se dupliquent et s'entrechoquent. Dave est là, quelque part, plus accessible que jamais. Mais Klaus tremble et échoue encore, alors qu'il n'a jamais été aussi pret.


Je referme doucement le rideau derrière moi, je retire mes bottes et les laisse à l'entrée. Puis je viens m'agenouiller sur le tapis natté autour duquel brûle une constellation de bougies. Il y en a partout, plantées dans des chandeliers de fortune, dans des pots de confiture, même dans une vieille théière ébréchée. Il y a une semaine, il aurait laissé l'extincteur bien en vue. Mais aujourd'hui Klaus n'a plus peur de mourir, au contraire : il a peur d'avoir trop vécu.


"S'il ne ressemble pas à ce que j'ai gardé dans ma mémoire, Rin ?", dit-il en serrant ses bras contre lui. "Et si moi je ne ressemble plus à ce que j'étais ?"


Je le scrute brièvement, les ombres dansant sur son visage : contournant ses pommettes, marquant ses rides nouvelles. Et je lui souris honnêtement.


"C'est le cas. Tu es sobre, tu as apprivoisé ce que tu étais, tu as su imposer des limites aux morts et aux vivants. Tu as réussi à te reconstruire, au milieu de ce merdier".

"J'ai presque quarante ans. Il en a toujours vingt-deux".

"Je ne crois pas que ça t'ait jamais dérangé.


Je ris doucement, mais lui n'y arrive pas, car il est est anxieux.


"Il sera heureux, Klaus, de voir ce que tu es devenu".

"Et s'il ne souhaite pas que je l'invoque ?"

Je me fige, et il ajoute :

"J'étais celui qui s'était fait tatouer son nom. Et si j'étais aussi le seul de nous deux à être resté hanté ?"


Une part importante de la survie émotionnelle de Klaus, ces dernières années, a reposé sur la mémoire de Dave, et de ce qu'ils avaient vécu. L'inaccessible avait une forme de perfection. Mais aujourd'hui, avec toutes ses insécurités, il a très peur de se confronter à la réalité.


"Klaus... les timelines s'effondrent. Nous utilisons nos pouvoirs pour la dernière fois. Tu as toujours fonctionné en cherchant des échappatoires ou des délais, mais..."

Ma gorge est serrée, à moi aussi.

"C'est la dernière occasion que tu auras d'éclaircir tout ça... et de lui dire au revoir, comme tu le voulais".


Mon but n'est pas de le violenter, mais de l'encourager. Et pourtant, il tremble, alors je soupire, et je risque un geste de gentillesse sur son avant-bras.


"Tu peux le faire", lui dis-je tandis qu'il agrippe ma manche avec ses doigts. Et il souffle juste un mot, incertain :

"Oui".


Un moment, ses Marigolds s'entrechoquent contre les miens. Puis je recule un peu pour le forcer à me lâcher, et je me relève, sur la tapis natté.


"Je vais remonter. Ce moment est juste pour toi, et pour lui".

"Rinny..."


Il se redresse, il tend sa main 'Hello', comme s'il tentait de m'invoquer, moi aussi. Alors que je le surplombe, pour une fois.


"T'avoir ici m'empêche de me liquéfier".


Il essuie ses yeux. Et alors, tout en cherchant en lui le courage qui avait menacé de le quitter, il risque ce qu'il n'aurait longtemps pas osé demander :


"Reste... S'il te plaît".


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Je ne suis pas remontée.


Je suis allée me caler à l'endroit où j'avais observé sa séance d'écriture spontanée, entre le Dr Milligan et Rosanna. Un coussin, un coin sombre contre sa boîte à disques, et je me suis recroquevillée. Oui, je suis restée là. Parce qu'il l'a demandé.


Les pulsations de son pouvoir sont revenues. Régulières, encore fragiles, en direction de l'au-delà. Ce sonar, de nouveau, scrutant ce que les vivants ne peuvent voir, mais où lui sait aller. Les minutes se sont étirées, la sauge s'est consumée en filaments blancs. J'ai vu ses lèvres bouger, et prononcer des appels que je n'entendais pas.


Encore. Et encore. Dans le Vide.


J'ai lutté un peu, comme j'ai pu. Mais au rythme de ses appels dans l'insondable, je me suis endormie.


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"Tu te souviens de la pluie ?"


Au travers du brouillard de mon sommeil, cette voix me parvient comme un souvenir diffus. Un timbre familier, bien que légèrement plus mûr. Je ne sais pas depuis combien de temps ces murmures spectraux s'élèvent, mais ma conscience s'y agrippe, et mes yeux se rouvrent lentement. Je suis tournée face au mur recouvert de toile violette. Et je les entends dans mon dos.


"Oh, c'était bien plus que de la pluie. La mousson, c'était comme de devoir respirer dans un carwash, en plein été".


Ils marquent une pause où mon estomac se serre d'émotion. Et puis la voix reprend, chaude. Tranquille.


"Elle faisait disparaître le camp. L'air saturait, tout sentait d'un coup la rouille, la boue et la poudre. C'était comme si le ciel avait participé à cette foutue guerre, ou avait essayé de nous en chasser".


Dave. Celui que David serait devenu. Celui que Klaus a aimé, et qu'il a finalement réussi à atteindre, après des années d'errance et de silence meurtri. 


"Il n'empêche que je l'ai aimée quelquefois, cette foutue pluie", dit-il. "Comme une vieille entremetteuse, tu sais ? Quand elle nous obligeait à nous abriter, et que personne ne nous cherchait pour un moment".


Je referme les yeux, je ne me manifesterai pas. Je vais faire semblant de dormir, et tant mieux si ma présence a ancré assez solidement Klaus pour en arriver là. Oui, je n'ai pas changé d'avis : ce moment n'appartient qu'à eux.


"Je sais", souffle Dave. "La cabane en dessous du château d'eau du camp d'Ap Bia. Elle se trouve dans ma vision du paradis".

Klaus laisse échapper un gloussement léger, de ceux qui ne lui viennent que lorsqu'il est vraiment heureux.

"Dave ! Elle se trouve dans la mienne aussi !"

Le sourire dans sa voix retombe toutefois dans une moue contrite.

"Même si une fois, j'y ai trouvé Papa".


Dave rit doucement.


"Ce toit en tôle ondulée, c'était bruyant comme l'enfer. On était tous les deux trempés, nos uniformes collaient comme une seconde peau. Et toi, tu riais aux éclats".

"Parce que je ne pouvais pas croire que c'était réel, et que ça m'arrivait à moi. Dave, la première fois, j'ai pensé : 'c'est comme ça que je meurs'. Pas sur une mine, pas dans un fossé : juste pour le vertige d'être voulu".


Il y a un long silence où je devine qu'ils se regardent, et des convections ectoplasmiques qui me réchauffent autant qu'elles m'attristent. Klaus fait des efforts incommensurables pour maintenir Dave ici depuis l'au-delà. Depuis combien de minutes, déjà ? Je sens qu'il tente de le matérialiser, c'est d'ailleurs pour ça que je peux l'entendre, mais ce n'est visiblement pas assez pour pouvoir le toucher.


"Le monde entier se taisait", souffle Dave. Et il lui répond :

"Oh, tu n'as pas idée".


Sur le champ de bataille, les morts étaient partout : avec une densité semblable à celle du cimetière, et du mausolée où son père l'enfermait. Je n'ose pas imaginer ce qu'ont été dix mois de nuits pour lui, là-bas. Et il les a traversées, parce que Dave était là.


"Je vois que le Sak Yant a rempli son office, même si ton Gao Yord n'est plus là".


Ce tatouage qu'il l'avait incité à chercher, symbolique et puissant, comme une armure aux agressions extérieures des esprits. Poussant son porteur à en être digne, également. Les doigts de Klaus glissent sur sa peau, là où l'encre ne se trouve plus.


"Ces aiguilles sont les seules qui m'aient jamais aidées. Et c'est grâce à toi. Alors que tu ne savais même pas si ces démons étaient littéraux ou pas".

Dave voudrait à nouveau le toucher, il essaye, mais échoue.

"Je suis désolé, Klaus. Dans cette guerre, les fantômes, tout le monde n'avait que ça à la bouche. Et toi, tu les vivais".


Aujourd'hui, il les côtoie, ses semblables, dont certains se massent autour du cabinet de spiritisme où nous sommes calfeutrés. Mais Klaus les maintient à distance, ses Marigolds vibrant sous l'effort qu'il leur demande, et ses épaules tendues.


"Ça n'a pas d'importance : tu ne m'as pas cru fou. Tu m'as accepté comme j'étais".

"~J'aimais~, ce que tu étais", corrige Dave. "Et toi, tu as encré en moi ce que je devais être, quand le monde entier aurait voulu que je sois autrement.".


Je me souviens de David, avant que Dave et lui aient divergé. De leur adolescence sur Glen Oaks Street. L'intransigeance de son oncle, à la quincaillerie, la surveillance critique de cette vie de quartier, et l'étroitesse des perspectives, dans un Texas des années soixante qui était le produit de son temps. Dave rêvait de vivre de musique pop avant l'heure, de livres de SF et d'amour simple et libre. Cette vision d'un futur imparfait mais possible, Klaus l'a apportée avec lui, le jour où il a déclenché cette mallette volée.


"On revenait toujours de permission les mains tremblantes", souffle Dave après s'être un peu perdu dans ses pensées. "Comme si nous avions commis un crime. Et sur le camp, c'en était un".

Klaus glousse, presque fier.

"Je n'arrive pas à croire qu'on ait fait illusion si longtemps. Les Houdinis de la ceinture M-1956, les Copperfields de la graisse à rangers Huberd's. Nous étions magnifiques. Quel dommage que l'Olive Green soit une couleur fânée".


Je pourrais en sourire, mais Dave lui répond par un soupire, qui me fait garder les yeux serrés.


"Tu es adorablement naïf, Klaus. Tout le monde savait. Même ce connard de Clark, même les infirmières - surtout les infirmières - et même le colonel Johnson".

"Ça faisait partie du frisson. Je ne regrette rien, y compris quand nous risquions gros au dortoir".

"Moi non plus. Nous voulions juste avoir le droit d'exister. Mais c'est ce qui nous a perdus".


Klaus se fige à ce dernier mot, et se lève lentement, face à Dave, avant de balbutier :


"Quoi ? Qu-est-ce que tu veux dire par 'perdus'".


Sous le coup des battements de mon coeur, ma respiration s'accélère, et je crains de trahir que je suis réveillée. Alors je reste visible, mais je me rends immatérielle un instant : simplement pour que rien n'interfère. Surtout pas moi.


"Klaus, s'il te plaît. Tu étais mystérieusement plus compétent que moi, en balistique et armes à feu. Tu sais reconnaître un impact entrant ou sortant".

Mes yeux se rouvrent, face au mur, malgré moi, et Dave clarifie :

"Tu sais que cette balle a été tirée dans mon dos".


Soudain, je sens l'énergie spectrale vaciller, mettant en péril l'invocation que Klaus maintenant jusque-là. Le ouija humain qu'il est vient de trébucher, et même s'il tient bon, il réalise comme moi les implications de ce que Dave vient de poser. Il n'a pas été tué par l'absurdité d'une confrontation avec 'l'ennemi' désigné : il a été tué par une balle venant de son camp, dans son dos.


"Je..."


À sa simple respiration, je devine que la gorge de Klaus est en train de s'encombrer de larmes. Parce qu'il se sent coupable, plus que jamais. Et pour la cruauté dont sont capables les humains par jugement, alors que tous les deux ne cherchaient qu'à s'aimer en paix.


"Tu n'en as jamais parlé à personne, n'est-ce pas ?"

La voix de Dave est calme et paradoxalement tendre.

"C'est pire que ça. Je pense que les ruines de mes neurones ont préféré le refouler".


Les mots de Klaus ne sont qu'un filet d'air, et il demande :


"C'était Clark ?"

"Non. Figure-toi qu'il a même pleuré".

"Ne me dis pas que c'était les infirmières."

"Arrête de dire des conneries. C'était Johnson. Il est mort trois semaines après. J'ai eu l'occasion de cuisiner ce qui restait de sa foutue carcasse multi-décorée".


Je ne crois pas que Klaus soit étonné. Je crois même qu'une partie de lui l'avait toujours su. Les monstres ne sont pas toujours des aliens, les menaces ne sont pas toujours cosmiques. Et à présent il pleure en silence, ses paumes déposant du marker sur ses yeux.


"C'est de ma faute", dit-il. "J'étais heureux. Je nous ai crus invincibles. Je peux être fichtrement convaincant, surtout à 2h du matin. Et je nous ai exposés".


Une longue plume de fumée de sauge glisse le long du mur, face à moi, et je lutte pour ne pas bouger, alors que tout mon être réagit à sa douleur. Mais Dave objecte.


"Il n'y a pas de faute. Ni de ta part, ni de la mienne. De personne, sauf de Johnson, et de ce putain de monde qui juge légitime d'ensanglanter l'amour au lieu de condamner la haine".


Dave est né bien trop tôt. J'en avais été témoin, lors de nos discussions au-dessus du balcon, et jusque dans les livres que nous nous échangions en '63. Il était un prémisse des générations à venir, et il en a payé le prix. Maintenant Klaus sanglote, et Dave tente de le toucher en vain, maitrisant ses propres larmes.


"Chaque jour, il y avait là-bas dix occasions de mourir, Klaus, et pour des raisons moins magnifiques que ça."

Klaus hocquette.

"Oh, je sais. Rétrospectivement, je pense que je suis mort salement vingt fois, même en allant pisser".


Peut-être que Johnson a essayé de venir à bout de lui aussi, et n'y est pas arrivé. Klaus se mouche avec l'un des chiffons à essuyer les boules de cristal, tandis que Dave lui confie :


"Toi et moi, ça nous a permis de tenir dans cette horreur. De littéralement respirer sous la boue, et ça a transformé nos vies. La mienne s'est terminée vite, soit. Mais ça n'a pas d'importance : je suis mort en étant qui je devais. Grace à toi".


Klaus essaye de respirer, laborieusement. A cause de ses larmes, et de son pouvoir sur lequel il tire comme sur une corde fatiguée.


"Je t'aime, Dave".

Ceci, il ne l'avait plus dit qu'à des morceaux de métal, au cours de la dernière décennie. Et face à lui, de façon si rarement entendu, Dave lui répond :

"Moi aussi".


Des mots si bref, si simples, qui semblent toutefois cogner dans le tissu de l'espace-temps. Les yeux de Klaus sont dans son coude, à présent.


"Le jour où tu es mort... a été le plus terrible de ma vie, et la tier list était chargée".

Ce qu'il s'apprête à dire lui pèse depuis si longtemps.

"J'ai essayé... mais je n'ai pas réussi à te ramener à la vie".

"Ne t'en fais pas. Tu m'avais déjà sauvé de mon vivant".

"Et j'ai été égoïste et lâche. Je suis resté paralysé... et j'ai pris tes dog-tags, avant de te laisser là".


Sa culpabilité était aussi grande que sa tendresse, à chaque fois qu'il les saisissait à son cou. Parce qu'ils le ramenaient aussi au sentiment qu'il a eu de s'enfuir, en abandonnant Dave derrière lui.


"Ils n'étaient pas pour moi", dit-il avec peine, cherchant sur sa poitrine ce qui ne s'y trouve plus. "Ils auraient dû être rendus à ta famille, avec un joli drapeau américain et des condoléances simulées. Mais je voulais... j'avais besoin..."

Dave lui sourit.

"De quelque chose pour te convaincre que j'avais bel et bien existé ? J'ai compris".


Klaus sanglote. Et face à lui, la force tranquille de Dave demeure, même au travers du voile de l'au-delà.


"Je suis heureux que tu les aies pris. J'ignore si qui que ce soit au Texas m'a réellement pleuré".

Klaus secoue la tête, plus déchiré que jamais.

"Les avoir perdus dans Oblivion est une fissure dans mon coeur que même Ariana Grande n'arrive pas à reboucher".


La machine-univers n'a pas de sentiments, j'en sais malheureusement quelque chose. Elle réimplémente par défaut, à moins d'être paramétrée autrement, ce dont Allison - et nous tous - avons fait les frais. Nous nous apprêtons à revivre ça, délibérément. A laisser derrière nous nos anciennes vies. Avec nos souvenirs pour seule bibliothèque, une nouvelle fois. Mais libre d'y rebâtir ensuite le sens que nous voulons.


"J'ai été tellement seul, ces dernières années, Dave", confesse-t-il, d'une façon qui me fait me recroqueviller malgré moi. Parce que moi aussi, j'ai disparu. Et je ne peux pas non plus changer ça. Il renifle.

"J'ai fait de mon mieux, mais parfois... parfois j'ai eu envie de te rejoindre, là où tu étais".


Entendre ça me vrille, et mes paupières se serrent, avec une douleur que je ne peux crier. Je peux sentir le fantôme de Dave réagir lui aussi. Comme si Klaus venait d'ouvrir la porte à ce qu'il désirait le plus au monde, ou en tout cas l'au-delà. Il reste un fantôme, avide, comme Ben l'était parfois aussi. Mais il se raisonne, et il demande seulement :


"Qu'est-ce qui t'a fait renoncer ?"


Je suis toujours tournée vers le mur, mais je peux soudain sentir leurs deux regards glisser sur mon dos. Je reste immobile, mon coeur battant. Renonçant encore une fois à faire le moindre mouvement, parce que je ne saurais pas lequel.


"C'est elle, la fille dont tu parlais parfois. Avec le lotus dans son dos".

Klaus prend une large inspiration, comme s'il essayait de remonter à la surface.

"Le lotus n'y est plus non plus. Mais - elle - est encore là, envers et contre tout. Et je savais... je savais qu'elle reviendrait".


Dave marque un silence, puis il prononce distinctement : "Rin.

"Tu connais son nom ?"

"Oui. J'ignore comment".


Peut-être est-ce en raison de la collision des timelines, et de cet autre-lui qui a aussi tellement compté dans ma vie. David est mort, lui aussi. Dans le 2019 des Sparrows : pris dans un Kugelblitz dont nous portons encore la culpabilité. Leurs espaces post-mortem se chevauchent, dans le sac de noeud qu'est devenu l'au-delà. Mais après tout, ils ne sont qu'un, au regard de l'univers. Dave baisse la voix, comme pour ne pas me réveiller.


"Tu disais qu'elle savait tout de toi".

Klaus laisse filer un rire brisé, pour la première fois.

"Oh, elle a le GPS, la carte d'accès et la clé du minibar de Klausburg. Elle connaît même des recoins de moi que je n'ai jamais vus".

Dave tremble dans l'énergie.

"Ça me tordait l'estomac, car moi je ne savais rien".

"Si seulement nous avions eu le temps".


Dave n'avait rien vu des squats, des bouteilles de gin brisées et de l'odeur brûlée de l'héroïne. Il ne savait rien des sévices, des abus et des traumas, et c'était sans doute mieux ainsi. Mais Klaus aurait voulu que les années passent. Et il aurait voulu qu'ils construisent par-dessus tout ça, ensemble, tout en le lui racontant peu à peu.


"Factuellement, Dave", souffle-t-il. "Rin est la raison pour laquelle je suis arrivé en un seul morceau jusqu'à toi. Et aussi celle pour laquelle j'ai réussi à continuer, après toi".


Même si mes yeux sont fermés, ces salopards piquent. Le retour de Klaus du Vietnam est encore une plaie ouverte sur mon coeur, à moi aussi. J'ai eu le sang de Dave sur mes mains, je l'ai regardé partir dans l'eau de la salle de bain. À une époque où je n'étais pas aussi solide qu'aujourd'hui, moi non plus.


"Elle lutte aussi, tu sais", prononce Klaus, me faisant revenir un peu. "Avec qui elle est, avec d'où elle vient. Elle a ce côté rude, comme un taser cyberpunk".

Ce putain d'enfoiré.

"Elle n'a pas l'air si terrifiante".

"Oh, elle l'est, crois-moi. Admirablement. Même quand je suis un déchet, elle va chercher mon âme au fond de moi et la reconnecte, juste assez pour me faire tenir un jour encore. Je sais que ce n'est pas une science exacte, mais chemin-faisant, pour moi ça fait dix-sept ans".


Quelque chose passe au-dessus des coussins et des carnets, comme si un autre des non-dits sur lesquels Dave et Klaus étaient restés était en train de se dénouer.


"Tu l'aimes", souffle Dave, et ce n'est même pas une question.

"Shhh, ne prononce pas le mot en A, malheureux, tu vas réveiller le Balrog".

Bon sang. Si seulement j'étais en mesure de le tuer. Mais Dave coupe court à toute possibilité.

"Réponds à ma question".


Cette interrogation intrusive, j'y ai parfois été confrontée. Par Allison, par Viktor, même par Claire. Par Granny, bien sûr, qui espérait bien que non. Mille fois posée, mille fois éludée. Et pourtant, c'est la première fois que j'entends Klaus face à ça. Il sera sincère avec Dave. Si quelqu'un a légitimité à savoir, c'est lui.


"Tu connais la sainte trinité du bingo de l’amour, Dave : admiration, affection, désir. J’ai toujours été un distributeur automatique des trois, ouvert 24/7. Alors imagine avec elle".


Je me mentirais à moi-même en prétendant l'ignorer. Oui, Klaus est fait de ça, et c'est l'un des aspects les plus beaux de sa personne, quoi qu'on en dise. Il soupire.


"C’est dans la réciprocité que ce bingo est difficile à cocher, tu sais, et j’ai longtemps cru que je ne méritais même pas de jouer. Mais Rin... elle me montre tous les jours qu’elle a les deux premiers, pour moi, à sa façon punk. Et toi, toi tu m’as appris que j’étais digne des deux derniers. De façon hot et brûlante, une romance belle comme un mirage, impossible à garder."


La voix de Dave s'élève, et n'est qu'un mince filet :


"Crois-moi, l’admiration aussi, je l’ai."

Et Klaus cède à nouveau à un rire humide.

"Alors j’ai touché le jackpot cosmique. Je suis juste dans l'incapacité d'aller récupérer mon prix".


Je le sais, que je suis déficiente dans une partie de sa Sainte Trinité, et que je ne lui donnerai jamais ça, ou alors dans un langage trop allusif pour lui. Mais peu importe, en vérité, car dans l'énergie, en ce moment, je peux sentir qu'il s'en moque, et qu'il se sent en vérité entier.


"Pour moi, l'amour ne s'annule pas", souffle-t-il, "il se superpose, et chaque couche a une couleur différente. La tienne a le rouge profond des lumières des bars de Tu Do Street, de la rouille, du sang, et de la soie froissée de Saigon. Celle de Rin a la couleur d'un acier noir, mât. Indestructible, et paradoxalement enrobant. Bien qu'avec des clous".


Entendre ça n'est pas facile, pour Dave. Comme il n'a pas été facile pour moi non plus de réaliser que les trois jours d'absence de Klaus en 2019 avaient en réalité été dix mois. Klaus le sent fragile à son tour, et sa présence grandit dans la pièce, derrière moi. D'un coup, c'est lui qui semble être le plus grand des deux.


"Tu n'as pas idée de tout ce que tu as changé dans ma vie, Dave. Je suis devenu sobre pour avoir une chance de pouvoir t’invoquer, et je te jure que c'était comme si Kate Winslet faisait remonter le Titanic à la surface à mains nues. J’ai appris à chercher ta trace dans le Vide, même quand tu n’y étais pas. Je me suis tenu droit face à cette ordure gominée de Brian, pour sauver une autre version de toi. Moi, qui fais de l’eczéma face au conflit".


Klaus arrive au bout des forces qui sont les siennes. Le flux énergétique vacille, faisant flancher Dave un instant. Mais il rit au travers de ses larmes spectrales.


"Mon oncle ? Tu as fait ça ?"

"Ma mâchoire est aussi mal alignée que mon nez, maintenant. Mais j’ai grandi, pour toi, Dave. Tu m’as fait sortir de l’état d’effacement où je me maintenais chimiquement".


C'est exactement ça. Cette stase où il s'était plongé pour échapper aux fantômes, à son père, à son angoisse de la mort et de la vie. Klaus est sincère, en cet instant : littéralement transparent et - pour une fois métaphoriquement - nu. 


"Voilà ce dont vous avez été capables, Rin et toi, sur des plans et en des temps différents. De regarder au travers de l’épave et du bullshit. De me voir, de me dire que je ne valais plus que rien du tout. Et de me donner envie de continuer à exister".


Le silence se fait à nouveau, presque tangible d'émotion, la mienne y compris. Mais à nouveau, les forces de Klaus peinent à garder Dave ici.


"Je veux que tu continues", souffle-t-il. "À exister. Que tu me rejoignes est la dernière chose que je veuille pour toi".

"Dave..."


Sa voix vient de nous parvenir de façon hachée par le manque de tangibilité de ses cordes vocales. Je ne peux pas laisser Klaus le perdre, je dois le soulager de sa matérialisation, pour l'aider : qu'il n'ait plus qu'à garder la connexion avec l'au-delà. Alors je me retourne lentement sur mon coussin, et je me redresse assise, humblement.


Dave ne me regarde pas, il a probablement compris que ses secondes ici sont comptées. Sa présence s'amenuise. Et pourtant, il lève une main vers le visage de Klaus, comme s'il allait pouvoir le toucher. Passant tristement au travers de sa joue, son pouce n'effleurant même pas les lèvres qu'il visait.


Il recommence, une seconde fois. Et cette fois, le contact se fait.


Klaus écarquille les yeux, comprenant immédiatement ce qui se passe, et ce que je fais. Alors il incline sa joue dans cette main dont le contact avait même échappé à sa mémoire abimée, et il s'y perd un instant.


"Je sais pourquoi tu es là", lui dit Dave, dont j'infiltre et consolide progressivement la matérialité. "Je sais que ce n’est pas pour un 'Hello'. Mais pour un 'Goodbye'."


Klaus pleure à nouveau, mais ce n'est plus du chagrin. Dans son silence, il est au contraire rempli de plus de courage que jamais. Dave le tire contre lui, comme s'il était une tige de roseau. Je pourrais m'en étrangler de rire, si ce n'était pas aussi beau.


"Je te remercie d'avoir fait ça", lui dit-il, ses yeux humides à lui aussi. "Et je veux que tu te consacres au présent, à l’avenir. Que tu regardes vers autre chose que des fantômes du passé".

La lèvre de Klaus tremble, mais il dit :

"Je ne pourrai pas t'oublier".

Ce à quoi Dave sourit tendrement, et hausse ses épaules solides, dans son uniforme usé.

"Ce ne sera pas m’oublier. Ce sera m’emporter partout".


Je déteste embrasser les gens. Mais je peux supporter de les matérialiser pendant qu'ils le font, manifestement. Ma tête posée sur mes genoux, je canalise ce qui est sans doute la plus belle expression de la matière et de l'énergie que j'ai connue. Pendant un instant qui appartient définitivement à eux, mais comme si le pouvoir de Klaus, et le mien, avaient existé pour permettre ça, et pas pour Oblivion.


Malgré tout, la tangibilité ne fait pas tout. Dans ce baiser, Klaus laisse filer un peu plus de ses forces d'invocation. Toutes celles qui lui restent, en vérité.


"On se reverra, Klaus", lui dit Dave, "personne ne vit éternellement - même toi - ce qui arrange bien mes affaires, pour être franc. Mais prends ton temps. Autorise-toi à vivre, sans relâche. Et à continuer d’aimer..."


Klaus l'embrasse à nouveau, sachant mieux que quiconque que c'est la dernière fois. Dave pourrait pleurer, lui aussi, mais il rit doucement, avec un timbre heureux. Comme une ode à ce qu'ils ont vécu. Et il ajoute, tout en passant son pouce sur la paume gauche de Klaus, le libérant d'avoir à dire 'Au revoir' lui-même :


"...parce que tu le fais bien".


Une seconde de plus, et je n'ai plus rien à rendre tangible. Plus rien ne reste que l'air chargé de sauge, la vibration des Marigolds qui s'en retournent au silence. Et la main 'Goodbye' de Klaus, toujours paume vers le haut.


D'un coup, les bruits de la Maison reviennent, la lumière des bougies et des petites ampoules. Les dernières traces d'énergie spectrale se dissipent. Et les épaules de Klaus ploient, tandis qu'il tombe assis au sol, et serre ses genoux.


J'approche maladroitement, passant des coussins au tapis, je me tracte jusqu'à sa forme aussi épuisée que la mienne. Je tends une main vers lui, et je le tire vers moi. Son front chute sur mon épaule, et il s'agrippe, comme jamais je ne l'ai laissé le faire.


Accueillir les dernières larmes qui lui restent est tout ce que je peux faire. Pendant plusieurs minutes. Jusqu'à ce que sa poitrine s’apaise. Jusqu'à ce qu'il soit capable de reprendre une inspiration.


"Tu es réveillée depuis quand...", demande-t-il, et j'hausse mon sourcil droit.

"Trop longtemps. Assez pour t'avoir entendu me traiter de balrog cyberpunk flippant. Enfoiré".


Il hoquète d'un rire brisé, comme si un poids immense lui avait été retiré. Je le garde contre moi, je ne le chasse même pas.


"Regarde ce que tu as fait," lui dis-je. "Tu m’as ramollie".

Il tourne la tête, il me capte avec ses yeux irrités par le sel, et je sais qu'il va dire une connerie.

"Normalement, j’essaie de produire l’effet inverse, mais toi, tu fais toujours exception."


Je le pince, il finit par rire fragilement, et enfouit sa tête à nouveau. Nous respirons, assimilant ce qui est arrivé, en cette dernière nuit avant la Fin. Bien loin de l'époque où nous regardions 'Attack of the Killer Tomatoes', comme un doigt d'honneur à l'apocalypse.


"Je suis désolé de pleurer autant. Je suis comme une fontaine à eau pour chat".

"On s'en fout. Tu as le droit. Vraiment".


Je me souviens qu'à son retour du Vietnam, Klaus m'avait dit qu'il ignorait ce qui lui faisait le plus mal : 'le choc de ce qui s'était passé, ou la douleur de ce qui n'arrivera jamais'. Oui, il pleur. Mais je crois qu'il va bien, à présent. Mieux que jamais. Et qu'il porte maintenant à la place 'la paix de ce qui restera'.


Mais je rouvre les yeux au dessus de ses boucles.


Soudain, quelque chose change, dans le petit cabinet de spiritisme de celui que le quartier connaît comme Séance. Une présence spectrale, à nouveau, qui se glisse sous le rideau pour entrer. Bleutée, fluide et rapide, pressante, presque alarmée, elle tourne autour de nous, avant de prendre une forme visible.


Je fronce les sourcils, je secoue un peu le bras de Klaus pour qu'il sorte de son nid. Et alors qu'il fixe lui aussi le fantôme qui vient de transiter par l'au-delà sans qu'il l'ait invoqué, je lui demande la chose la plus improbable qui soit :


"Tu sais ce qu'il te veut, ce chien ?"


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Notes :


Depuis la saison 1, il était évident pour moi que le développement du personnage de Klaus le conduirait un jour à boucler l'arc de Dave, progressant à la fois vers ses pouvoirs et vers un futur possible. Un face-à-face forcément douloureux, avec à la fois son désir le plus ancien, mais aussi une épreuve objectivement quasi insupportable.


Ce chapitre n'est pas seulement au sujet de Dave, de Klaus et de Rin. Il est au sujet de l'amour, en soi, dans toute sa complexité, sa beauté et sa douleur. Son absence de normativité, parfois. Cet arc aussi devait être finalisé, dans cette histoire. J'espère y être arrivée avec pudeur et respect, pour eux trois.


La théorie de la balle qui a tué Dave dans son dos n'est pas issue de rien. Elle provient du type de maquillage qui a été choisi pour l'impact sur sa poitrine, correspondant effectivement à un impact sortan.


Ecrire ce chapitre n'a pas été plus facile que de voir Klaus revenir du Vietnam, et pourtant, je crois que - comme lui - je me sens bien, maintenant. Je regrette que dans la timeline de la Purge, l'autre Klaus n'ait pas connu ça.


Mais quelque chose va se passer, à présent.


Et tout commentaire fera ma journée ! ♡

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