Une courbure de l'espace-temps (saison 4)
Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 4, épisode 5, avant 41:00 (environ une heure avant qu'Allison et Claire trouve Klaus au cimetière des animaux) ; puis au cours de la scène coupée aux Alcooliques Anonymes, disponible sur Tudum. Il est fortement recommandé d'avoir visionné les scènes d'origine, avant de lire ce chapitre.
Soundtrack suggérée : AC/DC - Thunderstruck ; Alice in Chains - Down in a Hole ; Woodkid - To the Wilder.
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Samedi 21 décembre 2024
J'ai d'abord cru que le chien était juste un hasard. Une âme canine égarée, échappée de l’un des cortèges de spectres qui gravitent autour de Klaus depuis le retour de ses pouvoirs. Il m'a répondue qu'il ne le connaissait pas.
Mais l'inverse - en revanche - semblait être vrai.
Le clébard spectral a piaffé sur le tapis, a cherché en vain à saisir Klaus par la jambe de son pantalon de soie. Il a aboyé lorsque je l'ai matérialisé pour pouvoir regarder le nom sur sa médaille - Thunderbolt - puis ses ongles ont cliqueté sur le parquet ciré, tandis qu'il essayait de nous entraîner au delà du rideau. Un jappement, un autre pas, nerveux. Puis encore un coup d'oeil par dessus son épaule canine, qui voulait dire 'suivez-moi'.
Klaus a dit quelque chose sur tous les épisodes de Lassie qu'il regardait en désintox, il a fini par se pencher vers le toutou, et a regardé droit dans ses yeux spectraux vitreux.
Il l'a compris en même temps que je le devinais moi aussi dans l'énergie alarmée de Thunderbolt. Quelque part dans notre timeline jumelle, l'autre Klaus avait fini par se retrouver sévèrement dans le pétrin. Et l'avait envoyé chercher n'importe qui d'humain, capable de respirer et de se préoccuper de lui.
Factuellement, Thunderbolt a fait ce qu'un bon chien fidèle aurait fait, sur l'ordre qui lui avait été donné. Il a agi avec logique, à l'échelle de l'au-delà et de l'espace-temps. Il est allé le chercher lui-même. Et il m'a aussi trouvée, moi.
"Tu es un bon pépère", lui a dit Klaus.
Juste avant que *Crack !* je nous téléporte dans le Métro.
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10h54
Je ne souhaite à personne de devoir courir derrière un lévrier fantôme. La seule comparaison que j'ai est celle de devoir courir après un sac plastique, dans un ouragan. Même si ça ne m'est jamais arrivé.
Thunderbolt a filé comme une flèche, dès que nous sonnes sortis du Métro, a pris un visage serré dans une ruelle, dans une autre. Klaus a pesté qu'il n'était pas équipé pour le pentathlon. Et pourtant il a suivi le chien, caché comme moi dans notre invisibilité.
Je suis consciente du risque que nous nous apprêtons à prendre, mais nous ne sommes pas cons. Nous allons prendre les précautions qui s'imposent. Max nous a forcément vus, sur les caméras de la Salle des Aiguillages : il voit tout. Et puisqu'il ne nous a pas interceptés, c'est que nous avons de sa part une forme de bénédiction.
Nous avons traversé la Quatrième Avenue, rebaptisée par Hargreeves 'Emporium Avenue'. Puis nous avons obliqué de nouveau dans des ruelles désertes faites de pavés crades, entre des graffitis de contestation du régime du Monocle recouverts de peinture noire, mais encore visibles par endroits. A chaque fois que je croyais que le chien ralentirait, il accélérait. Puis il a débouché en périphérie d'Argyle Park, dans une zone moins dense, ponctuée d'arbre hauts et de demeures autrefois bourgeoises.
"Dis à ce clebs qu'avec des mois d'abstinence, je n'ai eu aucune occasion d'entrainer mon cardio", implore Klaus dont les cordes vocales sont encore matérielles mais engourdies par l’essoufflement.
Mais nous débouchons enfin dans un endroit improbable, baigné de brume. Bien loin des sous-sols de trafic humain des Mothers of Agony, auxquels je m'étais attendue.
Devant nous dans la lumière pâle de ce matin glacé, s’étend un cimetière pour animaux à ciel ouvert. Un ruban de gazon vert tendre au milieu de la ville de brique et de béton. Entre quelques arbres, les tombes sont souvent ornées d’une petite statue du compagnon disparu : un labrador en plâtre qui sourit éternellement, un perroquet curieux, un chat qui guette encore une proie imaginaire. Il y a de tout : des familiers classiques, mais aussi des des tortues, des grenouilles, et même un hamster, dont la plaque porte en lettres dorées le nom de 'Capitaine Luzerne'. C’est presque ridicule : bien des humains ne trouvent pas l'éternité dans semblable luxe. Mais à l'instar de Thunderbolt dont la tombe se dresse devant nous maintenant, chacun de ces animaux a un jour été aimé.
"Rinny, qu'est-ce que j'ai encore fichu", tente de dire Klaus dont l'énergie essoufflée ralentit, derrière notre guide à poils ras.
Nous sommes seuls dans le cimetière désert, alors je prends le risque de nous rendre visibles un moment. Pour que nos regards puissent se croiser, et pour nous octroyer un peu de répit.
"Je n'en sais rien. Mais il y a eu du grabuge, par ici".
Autour de la sépulture de Thunderbolt, règne un désordre qui ne ment pas. La terre de la tombe en elle-même a été retournée récemment : encore meuble, presque noire, pelletée à la va-vite pour reboucher sans soin. Autour, l’herbe est couchée en arcs désordonnés, écrasée par des semelles dont les traces se superposent comme dans une bousculade. Des objets lourds semblent avoir été trainés au milieu des plaques de neige. Et du bout de son pied, Klaus fait rouler une douille, qu'il vient de repérer dans le gravier.
"Regarde ça. Six Paws Under. Réalisation : Tarantino".
Klaus serre son ventre avec sa main, soudain pris de suées. Mon estomac est plus noué que jamais également, mais Thunderbolt n’attend pas nos conclusions. Il gratte, gratte, gratte encore la terre fraîche de sa propre tombe. Ses pattes spectrales passent au travers, sans rien déplacer, mais il insiste, jusqu’à s’épuiser dans le silence des stèles et le chant des petits oiseaux.
*Bonk*
A ce son, mon regard se plante dans celui de Klaus, alarmé, décomposé. Et je le sens. Lui, par ses Marigolds que je connais par coeur au travers de l'espace-temps. L'autre lui est enfoui là, prisonnier, enterré vivant à la place du chien qui vient de se coucher tristement sur la terre meuble.
"Oh merde", souffle-t-il tout en identifiant les symptômes de psychose du Paradoxe qui le taraudent aux intestins, ses yeux écarquillés sous le coup de la réalisation.
J'ignore quel est le lien avec Quinn, avec les MoAs, quelle chaîne d'événements lui a permis de s'enfuir du bordel, mais l'a conduit à se faire piéger et punir ainsi. Je m'en fous, je ne réfléchis même pas : mes mains tout à fait tangibles sont déjà au sol, mes ongles cherchant la prise dans la terre noire pour creuser. Je dois le sortir de là. Tout de suite, je ne peux-
"Rin, non !"
Les doigts de Klaus s’accrochent à mon poignet avec une fermeté inédite, et il me tire en arrière, m'obligeant à me relever. Je rends mon bras intangible, je me dégage, et je le regarde de façon terrifiée et tranchante à la fois.
"Tu ne supportes pas d'être confiné ! Tu fais des crises de panique quand les wc sont fermés. Il n'y a pas d'air, la dessous, Klaus. Il doit s'asphyxier ! Il..."
Malheureusement, j'ai raison. A l'instant même où je prononce ces mots, je peux sentir son énergie décliner, en dessous de nos pieds. Un chuintement infime, comme celui d'une flamme qu'on pince entre les doigts, et puis plus rien. Juste le silence temporaire de ses Marigolds, celui qui dure quelques minutes, et précède leur réactivation en tempête, quand il s'apprête à revenir à la vie.
"Il est mort..."
Klaus est immobile à côté de moi. D'un coup, sans plus avoir aucune douleur abdominale, puisque l'autre lui s'est éteint. Et il secoue la tête doucement.
"Ça fait certainement un paquet de fois d’affilée, Rinny".
La mort, Klaus la connaît par coeur. Mais cette fois, il est condamné à revenir, et à s'éteindre encore, dans cet espace clos qui pèse sur son âme autant que les couches de terre au dessus de lui. Tellement paniqué qu'il ne peut même pas mobiliser ses forces pour relever des morts qui ouvriraient son tombeau. Il est voué à sentir l'air qui manque, la panique, la brume de son cerveau, puis le noir et l'au-delà. Encore et encore, sans savoir si cet enfer durera encore une heure, dix ans, ou pour l'éternité.
"Putain de merde ! Je ne peux pas te laisser comme ça !"
Je me sens prête à hurler, à excaver le cercueil de bois à mains nues, à cracher sur Max et les règles de merde de l'univers. Mais Klaus me retient à nouveau, ses doigts chauds sur ma peau froide, et il me tire assise sur le gravier où je fonds en larmes malgré moi.
"On ne doit pas... Tu sais qu'on ne doit pas..."
Je m'accroche à sa putain de robe de chambre en soie moutarde, mon coeur pulsant d'impuissance et de colère.
"Il va sortir. Tu le sais qu'il sera libre ce soir, dans la Purge. Tu n'as rien à faire. Il va s'en sortir..."
Nous le sentons brièvement revenir, ses Marigolds se rallumant comme une lampe de poche en fin de vie de ses piles. Puis repartir encore, trop épuisé pour rester en vie longtemps, dans un cercle de résurrections sans fin. Thunderbolt couine, comme le font les chiens lorsqu'ils sont malheureux. Et moi je pleure des larmes de rage, entre mes doigts terreux.
Je reste sans rien dire. Mon esprit et mon coeur bourdonnent. Et soudain, je plante à nouveau mon regard dans celui de Klaus.
"Max a dit que je ne devais pas entrer en contact avec lui", je murmure. "Pas dans cette timeline-ci".
"C'est bien ce que je te dis", soupire Klaus. "Pour ne pas risquer de la subdiviser encore en deux".
Il n'y peut plus rien, il le sait déjà. En moi, s'est déjà plantée une résolution en acier trempé.
"L'au-delà se trouve en dehors de cette timeline. Je peux atteindre son énergie, au moment où il dérive vers le Vide. Je peux m'y infiltrer au moment où il s'en va".
Klaus cligne des yeux.
"Tu ne veux plus le déterrer. Tu veux juste... lui parler".
Mes yeux brillent de larmes. Je sais que c'est possible. Christopher a déjà établit une telle connexion mentale avec moi, directement dans l'énergie : lorsqu'il ma montré ce qui s'était passé au cours de l'Incident Jennifer, dans la timeline des Sparrows. Je peux m'agripper à l'âme de Klaus au cours de son Grand Passage. Et si je peux juste lui signifier qu'il va s'en sortir - sans rien changer de profond, juste pour réduire sa souffrance un peu - alors je le ferai.
Oh, je connais ce regard. Celui que Klaus a toujours quand il a du mal à comprendre pourquoi je ferais ça pour lui. Pour n'importe quelle version de lui. Pourquoi il le mériterait. Et pourtant, sa conversation avec Dave résonne encore en lui. Oui. Maintenant, il est prêt à admettre qu'il puisse compter pour moi.
"Planquons-nous", me dit-il en me tractant derrière la stèle de Thunderbolt, qui vient se rouler en boule à nos pieds tandis que nous nous cachons derrière sa statue.
Les Marigolds de son alter-ego se rallument encore une fois, faiblement, déjà prêts à s'étioler de nouveau. Klaus sait que je suis inarrêtable, que j'ai déjà commencé à mobiliser l'énergie autour de nous, comme si je m'infiltrais dans la plus formidable machine. Mobilisant une aptitude nouvelle, mais dont Chris m'a prouvé que j'étais capable.
"Ne prend pas de risque, Rinny", me dit-il alors que nous nous serrons assis contre la pierre froide qui est en ce moment son tombeau. "Dis à mon autre moi que j'ai foi en son exceptionnelle structure osseuse. En sa résilience. En ce sens inné de la mode, qui sommeille encore en lui.
Et en serrant ma main, il ajoute :
"Dis lui aussi que je ne me déteste plus".
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Je connais ces allées. Je connais ces feuillages. Je les ai arpentés à une époque où ils étaient traversés par les rires des enfants, les joggers du dimanche et les hommes d'affaires pressés. J'ai traversé cent fois ce sous-bois pour revenir du travail, ou pour y aller. Bien qu'en noir et blanc, Argyle Park est toujours intacte, dans ce recoin de l'au-delà qui n'appartient qu'à Klaus. Celui de la fin de notre adolescence. Quand les hauts immeubles de l'Empire Hargreeves ne culminaient pas encore.
Quand nous nous sommes rencontrés.
Je prends un instant pour m’habituer à ces impressions, et à l'effort que représente le fait de m'être ancrée dans son énergie mourante. Je me retourne lentement. Là bas, par delà quelques fougères, à l'endroit où se trouvait la cabane de tôles ondulées abandonnée par les jardiniers, se mélange comme une étrange chimère la tour du château d'eau du camp d'Ap Bia.
Il est assis le dos contre la tôle, dans un kimono de satin or qui est la seule couleur à exister ici. Il le porte au dessus d'une tunique drapée, et de nombreux colliers, sa tête enfouie dans ses bras croisés. Il attend. Il attend d'être à nouveau rejeté dans sa tombe. Et de s'y asphyxier une nouvelle fois.
Il n'a pas vu ma silhouette, tandis que j'approche. Je ne fais guère de bruit, peut-être parce que je ne fais pas vraiment partie de son au-delà. Je m'arrête, au dessus de lui, et le contemple un instant dans cet environnement silencieux, tranquille, parfait.
C'est la première fois que je le vois aussi clairement : autrement que par caméra interposée ou par le filtre de l'intangibilité. Ses cheveux sont lisses au dessus de son front terreux. Ils semble ployer sous le poids de son être. Et ses mains tremblent un peu.
"Klaus..."
Il cesse immédiatement tout mouvement en entendant ceci. Il cesse même de respirer. Il relève juste la tête, lentement, comme s'il avait très peur - non pas ce que qu'il trouverait - mais de ce qu'il ne trouverait pas.
Mais je suis là.
Même si j'ignore si - en une semaine - j'ai changé par rapport à celle que j'étais au moment d'Oblivion.
"Rin..."
Il n'ose pas y croire.
"Rin, c'est toi..."
Je n'ai même pas les mots pour décrire ce déchirement que je ressens dans mon être. Cette fracture, que m'a imposée l'espace-temps. Ses yeux sont toujours les mêmes, envers et contre tout. Et ils se chargent immédiatement de larmes, en même temps que les miens.
"Ce n'est pas possible".
Il serre ses poings, il frappe deux fois son front.
"Tu es une affabulation de mon esprit sous-oxygéné. Ou c'est parce que j'ai choisi le sachet, plutôt que les billets".
Mais soudain, il semble réaliser quelque chose, et c'est de la terreur que je vois passer dans le vert marais.
"Pitié. Ne me dit pas que c'est parce que tu es morte que tu te trouves ici..."
Je comprends qu'il en ait peur. J'aurais dû y penser, en me manifestant ainsi. Et je ne sais pas ce qui le terrifie le plus : qu'il me soit arrivé quelque chose, ou - précédemment - qu'il ait cru que je l'avais oublié. Je ne sais pas ce que j'ai le droit de lui dire. Je ne veux pas faire prendre de risque à l'espace-temps. Mais je dois le rassurer.
"Je ne suis pas morte, ne t'inquiète pas. Tu me connais. Je suis une noix difficile à briser".
Historiquement, c'est l'une des premières chose que je lui avais dit, quand nous nous sommes rencontrés en garde-à-vue. Et juste cette phrase le fait pleurer.
"Oh, misère. Rinny..."
Il tend une main, il hésite à me toucher, parce que cette version de lui s'est souvent pris une mandale pour avoir tenté ça. Mais je ne le repousse pas, bien au contraire. Je le laisse faire, et je m'accroupis près de lui tandis qu'il essuie son nez avec sa manche brodée.
"Tu es... Tu es la plus belle hallucination post-mortem que j'ai eue depuis que Quinn m'a balancé dans ce trou".
Il m'arrange qu'il pense qu'il s'agit de ça. Max validerait sûrement. Je marche sur des oeufs, au regard de l'espace-temps. Mais je profite de la mince flexibilité que m'offre cette rencontre dans l'au-delà.
"Quinn a toujours été une saloperie d'enfoiré", lui dis-je en posant gentiment une main sur sa nuque. Comme parfois. Comme toujours.
Il est tellement plus fragile que la version de Klaus que j'ai laissée parmi les vivants. Presque frêle, mais pas parce que leurs corps sont différents. Ce sont leurs âmes qui le sont.
"Ce connard est dangereux. Il ne mérite même pas le cuir qu'il porte. Pourquoi tu es retourné te mettre dans ses pattes dégueulasses".
S'il me croît être la voix de sa conscience, ça me va très bien aussi. Et il frissonne à mon contact, ou en tout cas à la tendresse que je lui adresse pour une première fois. Pour lui, nulle doute : ceci ne s'explique que parce que je suis une illusion.
"J'ai merdé, Rinny. J'ai merdé comme jamais. J'ai voulu démontrer à Allison quel était son opinion profonde de moi, et quel mal elle me faisait en souhaitant que je demeure son faire-valoir misérable. Elle m'a dit d'attendre de voir si elle en avait quoi que ce soit à foutre, de mon sort, et maintenant, regarde où j'en suis..."
Il sanglote, brisé.
"Personne ne va venir me chercher".
Mon coeur est en miette, parce que moi je suis là. Et je ne peux pas. Je ne ~dois~ pas le sortir de là. Tout ce que j'ai, c'est ma présence ici, et les certitudes données par la Salle des Aiguillages et l'expérience de Max.
"Tu te trompes, Klaus. Attend. Tiens bon encore un peu. Tu vas sortir de là, ce n'est qu'une question de temps. De minutes, peut-être une heure. Maximum deux. Tu dois être patient et t'accrocher".
Il veut me croire, il le veut profondément. Et il bredouille :
"Des minutes... je peux y arriver. Rinny, je veux juste rentrer à la maison..."
Cette phrase est symbolique, car une maison, cette version de lui n'en a toujours pas réellement. Toujours balloté de canapé en sous-sols, de siège arrière de van en maisons de passe. Il pourrait décider de ne pas revenir, s'il le souhaitait vraiment. De rester dans l'au-delà, pour de bon. Et pourtant, il prouve depuis tout à l'heure qu'il revient à la vie encore et encore. Au fond de lui, il ne veut pas disparaître, ce que je vois peut-être mieux que lui-même, en cet instant.
"C'est ce que je veux entendre", lui dis-je en le faisant gentiment osciller un peu. Tu as le droit de battre pour exister, toi aussi".
Ses larmes coulent sur ses joues, en noir et blanc, se perdant dans ses colliers. Il n'arrive pas à parler.
"Eh, lui dis-je pour l'encourager. Tu es fort, Klaus, tu n'imagines même pas. Tu es plus résilient que quiconque. En plus d'avoir un sens de la mode est incomparable".
Il s'étrangle dans un hoquet humide, ne réalisant pas quelle promesse j'honore à la fois. Et à qui.
"Merci" sanglote-t-il. "Et j'ai une structure osseuse exceptionnelle, je sais".
A ce stade, je ne sais plus si je ris ou si je pleure, moi aussi.
"Tu as tout ce qu'il faut pour t'aimer toi même, et réaliser que les autres aussi. Je suis sûre qu'Allison est en route, malgré son caractère merdique. Et Claire. Hein ? Clairette. Elle aussi, je suis sûre qu'elle est en train de venir pour toi".
Je n'en ai aucune conviction. Mais je le sens. Il faut juste qu'il tienne encore un peu. Il hoche la tête fébrilement en fermant les yeux, ses lèvres tremblantes, comme s'il allait se briser. Et je le bouscule, cette fois.
"Hé, tu es en guerrier, tu te rappelle ? Réveille le Bruce Lee qui est en toi. Ou l'Uma Thurman, n'importe. Allez !"
Il rit humidement, parce que nous avons toujours plaisanté avec ça. Mais rapidement, il se remet à pleurer, et s'accroche à ma manche.
"Tu me manques, Rinny. Tu n'as pas idée".
Et lui, il n'a pas idée du mal et du bien qu'il me fait en disant ça.
"Je ne suis pas très loin, Klaus. Je veille toujours sur toi".
Je cligne des yeux, parce que c'est vrai. Et j'ajoute, plus bas, comme un secret : "Et je ne suis pas la seule, crois moi".
Il recule un peu, il sent que c'est lourd de sens. Il penche la tête en me regardant finalement dans les yeux.
"Quoi ? Qu'est-ce que tu veux dire ?"
Je le fixe. Je sais ce que je peux faire. Je le sais parce que Chris me l'a fait, à moi aussi. Je peux lui montrer un souvenir au travers de l'énergie. Et ce sera d'autant plus facile pour moi que c'est encore frais, dans ma mémoire immédiate.
"Viens-là", lui dis-je en ouvrant mes bras, où il hésite à venir, mais où il finit par s'incliner.
"Regarde ça".
Et alors que je le serre, je lui montre. Directement par projection dans son esprit.
Dave.
Toute la conversation dont j'ai pu être témoin ce matin, avec son autre lui. Sa foi en lui, son amour, ses aveux. Et son incitation à aller de l'avant. A continuer de respirer, et d'aimer.
'Parce qu'il le fait bien'.
Les images défilent dans ma tête, dans la sienne. Jusqu'à ce que le spectre de Dave vacille, jusqu'à ce baiser que j'ai maladroitement contribué à matérialiser. Un au-revoir comme lui n'en a jamais eu, mais en avait tellement espéré. Il ne pleure plus, il se gorge de ces souvenirs, de ces sentiments.
Peut-être qu'il a compris. Klaus n'est pas con. Compris que c'est d'une autre timeline, que je viens. Une timeline toute proche mais inaccessible, ou une autre version de lui a bel et bien vécu tout ça. Et soudain, je le sens se crisper, entre mes bras.
"Klaus..."
Il recule, il serre ses paupières, il tente de respirer. Déjà, sa présence à lui aussi s'amenuise, et je sens dans ses Marigolds qu'il s'apprête à revenir à la vie une fois de plus, me ramenant avec lui.
"Quoi qu'il arrive aujourd'hui", Klaus", lui dis-je. "Ça va bien se passer".
Je suis aussi solide que je le peux, face à l'inconnu de ce nouveau reset, ou face à la menace de la Purge.
"Nous faisons tout ce que nous pouvons. Tout ira bien. Et tu as entendu Dave..."
Tout ceci se produit dans l'au-delà, et Klaus n'en gardera probablement qu'un souvenir diffus. Ne mettant pas en péril nos timelines, comme une empreinte onirique distante. J'espère cependant qu'il lui en restera quelque chose, même infime. Auquel il pourra s'accrocher.
"N'aie plus peur de la mort et de la vie".
"Rinny..."
Il devient transparent, il m'entraîne. Je sens déjà que nous revenons.
"Je sais que je le dis très facilement, mais je t'aime tellement".
Je lui souris faiblement, je regarde une dernière fois ses les cheveux qu'il a tristement domptés, puis ces yeux qui n'ont définitivement pas changé. Et avant que le monde des morts nous éjecte, je prononce deux mots qui sonnent comme un coup de tonnerre, pour moi comme pour lui :
"Moi aussi".
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12h04 - Timeline de la Purge
"Je suis venu le chercher ? Avec Claire ?"
"Oui. Nous avons fait en sorte que le chien puisse continuer d'aboyer pour vous guider, quand nous sommes parties".
Face à Allison, je me tiens, les yeux encore rouges de tout ce qu'il s'est passé aujourd'hui. Je ne crois pas qu'elle m'ait déjà vue aussi lessivée, mais je n'en ai même pas honte, alors que j'aurais par le passé cédé à la pulsion de me rendre invisible.
Je n'ai pas honte de ce que j'ai fait. Et je n'ai pas honte de ce que Klaus au entendu. Parce que j'ai parlé à voix haute, semble-t-il, pendant qu'il veillait sur la partie physique de moi, tout du long de ma plongée dans l'énergie de l'au-delà.
Je n'ai pas eu beaucoup de temps pour reprendre mes esprits. Car Max nous a annoncé que la fenêtre de 'ré-insémination' était optimale pour Allison, plus optimale que tout ce qu'il aurait imaginé.
"Où sommes-nous ?"
Je la regarde par dessus mon épaule, depuis le buisson du petit jardin sur le côté du bâtiment où nous sommes cachées. Dans la timeline de la Purge, mais dans un endroit que je connais très bien. Sous les fenêtres à barreaux d'un long couloir, là où Klaus balançait des Twinkies par dessus-bord quand nous avions vingt ans. Et cachait de la meth dans la gouttière, en prévision de sa sortie.
"Au centre hospitalier de Lakeshore Hills. Près de l'aile de la Santé Publique, dont fait partie la désintox".
"C'est là que mon autre moi se trouves ?"
Je peux sentir la présence de Klaus, ses Marigolds, au sous-sol. Et ceux d'Allison, qui pulsent aussi tranquillement. Mais je laisse planer le doute avec un sourire en coin.
"Tu en as fait de belles", lui dis-je, et elle arque un sourcil, presque effrayée de ce que je vais lui dire.
"D'après Max, tu as broyé les roubignoles de l'une des pires enflures des Mothers of Agony, à l'aide d'une Rumeur. Pour sauver Klaus".
Pas pour briller. Pas pour elle-même. Un acte horrible et sanglant, comme son père lui a appris à en commettre, mais au demeurant altruiste. Un cassage de burnes par amour fraternel, en somme.
"C'est horrible, dit-elle. Il y aurait eu d'autres moyens que ça".
J'hausse les épaules.
"J'imagine que tu t'es arrangée pour que ce connard n'en meurt pas. Mais oui. Je sais que toi tu ne ferais pas ça, et je t'admire pour ça".
Voilà ce qu'est devenue Allison, dans notre timeline à nous. Une belle personne, capable de compassion, de compréhension, et d'actes d'amours gratuits. Son autre elle a fait le chemin dans la douleur, dans une certaine violence. Mais elle est là pour Klaus, elle aussi. Ici, aussi aujourd'hui.
"Qu'est-ce qui se passe là en bas ?" me demande-t-elle tandis que je la tire vers le soupirail, qui donne dans une salle au sol de linoleum, aux murs bleus et aux petites tables en formica.
L'endroit n'est pas désagréable, il est presque accueillant. Il est prévu pour accueillir des groupes de paroles, et les murs sont décorés de guirlandes de Noël lumineuses et colorées.
"Klaus a demandé à venir ici avant de rentrer chez Diego et Lila. C'est la cellule des Alcooliques Anonymes de Lakeshore Hills. Parce qu'il avait besoin de parler à quelqu'un d'extérieur, même si ce n'est qu'une seule fois".
De lui-même. Pas sur ordre d'un tribunal ou des services-sociaux. Allison a été très absente, mais elle sait que notre version de Klaus aussi, est passé par là, et elle a conscience du saut infini en avant et dans l'inconnu, que ça a représenté pour lui.
Il est en train de raconter son histoire. A une volontaire qu'il vient d'appeler Daphné, mais dont le nom est Stéphanie. Je la connais, elle a fait de son mieux avec lui, dans notre timeline d'origine, souvent. Sans qu'il ne se souvienne d'elle d'une fois sur l'autre, et encore à présent.
"Avant ça, j'étais resté sobre trois ans", l'entendons-nous dire, chose à quoi Stéphanie glisse un hochement de tête d'appréciation.
"Trois longues années. Mais le problème, c'est que j'essayais de faire ça tout seul. En restant enfermé dans ma bulle de sécurité : à avoir peur de la mort, à avoir peur de la vie".
Plus fatigué que jamais, mais aussi incroyablement touché, il répète ces mots qui proviennent en réalité de son autre lui, et de Dave. Et dont je me suis faite messagère aujourd'hui.
"A avoir peur de la vie".
Il prend une inspiration bancale, saisi par l'émotion.
"Avec des répercussions sur les personnes qui m'aimaient le plus. Qui sont assises dehors, d'ailleurs".
Je regarde Allison et je lui souris. Car nous sommes assises ici aussi, elle et moi.
"Allez".
Je pose ma main sur son bras, plus comme un encouragement que par nécessité, je nous rends intangibles et invisibles. Et lui épargnant ainsi le possible malaise qu'elle ressentirait face à elle-même, je l'invite à se glisser avec moi à l'intérieur de la salle, où son alter-ego et Claire sont elles aussi en train d'entrer. Et Klaus continue.
"Alors voilà, je voudrais dire - pour la première fois de toute ma vie et sans ironie aucune - que mon nom est Klaus, et que je suis alcoolique".
Stéphanie acquiesce, elle l'encourage silencieusement.
"Et complètement dépendant de la drogue. Et, pendant qu'on y est, je suis possiblement aussi accroc à l'amour. Et au sexe. Et à épiler tous les petits poils de mon corps".
Je lève mes yeux immatériels au ciel. S'il continue sur cette lancée, on en a jusqu'à la Purge. Mais Allison et moi nous approchons dans le dos de son Doppelgänger, qui vient de placer ses mains sur les épaules de son frère. Comme la soeur qu'elle est. De concert avec Claire, pour laquelle cet oncle qui l'a élevé est si important.
"Qu... qu'est-ce que vous avez entendu, exactement...", leur demande-t-il en réalisant qu'elles sont là.
"Assez".
"Et vous allez quand même rester ?"
Je ne vois pas Allison, la mienne, sourire à côté de moi, mais je la sens pulser dans l'énergie, alors que j'entame le transfert des Marigolds de son alter-ego, en direction d'elle-même. Des Marigolds chargés de tendresse, en cet instant. Et de toute la promesse qu'elle fait à son frère sans même avoir besoin de mots.
Klaus prend leurs mains, à toutes le deux. Il les embrasse, conscient de la chance qu'il a d'être entouré. Je ne sais pas ce qui lui reste de ce que je lui ai montré. Mais il n'est pas seul. Et nous faisons ce qu'il faut pour qu'il ait un avenir où continuer.
"Vous voyez ?" dit-il à Stéphanie. "De bonnes personnes".
Elle lui sourit, refermant son carnet sur ses genoux, qui ne lui sert objectivement à rien. Klaus serre encore les mains d'Allison et Claire, puis renifle et consent à les lâcher pour essuyer ses yeux.
"Je suis désolé de vous avoir pris de votre temps"
"Ce n'est rien", dit Stéphanie. "Revenez si vous voulez".
Mon transfert des Aethers d'Allison s'achève, paisible. Aisé. Encore plus facile que celui de Ben, je crois. Le dernier de toutes nos missions de 'ré-insémination'. Allison recule, mais je reste, résistant à la pulsion qui me ferait retourner faire un dernier signe à Klaus, moi aussi.
Je ne le ferai pas.
Pour lui, pour moi. Pour nous tous.
Nous savons ce qu'il nous reste à faire à présent.
Allison et moi retournons vers la lumière du soupirail, nous laissons en arrière Klaus recevoir une pièce de sobriété d'un jour : la première qu'il ait envie de garder dans sa vie.
Tandis que nous disparaissons, nous entendons : "Je vous remercie, Daphné".
Et mon coeur est en paix pour celle version de lui, maintenant.
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Note :
Ce chapitre a été aussi émouvant pour moi à écrire que le précédent, sinon plus. La problématique du Klaus de la Saison 4 de la série était douloureuse, pour Rin, et je suis heureuse d'avoir pu leur donner à tous les deux cette forme de conclusion.
J'ai choisi d'intégrer dans ce chapitre la scène coupée des Alcooliques Anonymes, tellement importante dans le développement du personnage de Klaus, mais coupée dans la mouture finale, pour mon grand effarement. J'ai choisi d'en faire une scène de cette histoire, et je pense que le développement des personnages de Klaus et Rin est complet, à présent.
C'était le dernier transfert de Marigolds. Je pense que maintenant, tous sont prêts à faire face à ce qui s'en vient.
Tout commentaire fera ma journée ! ♡