Une courbure de l'espace-temps (saison 4)

Chapitre 27 : Des rumeurs altruistes

5596 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 26/09/2025 08:51

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 4, à la toute fin de l'épisode 5, alors que la Purge est dorénavant inévitable.


Soundtrack suggérée : Agnes Obel - Riverside ; Gala - Freed from desire (acoustic version).


TW: Description de la cause de la mort de fantômes.


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Samedi 21 décembre 2024, 14:33


Du café.


Noir, pur, juste avant que nous éteignions la cafetière. Pour longtemps. Pour toujours. Quelques dernières gorgées, avant que l'univers entier s'accélère à nouveau autour de nous. Cet après-midi, nous avons commencé à évacuer Hargreeves Mansion. A transférer tout le monde dans notre Station du Métro.


Max a proposé que nous passions quelques heures hors du temps, là où il ne s'écoule pas. Que nous nous requinquions, avant d'agir avec le bon timing, pour prendre la Purge de court. Oui, nous avons tous besoin de nous reposer : certains d'entre nous sont encore en plein syndrome du retour de leurs Marigolds. Allison, surtout.


Max, lui, a fini par éteindre les écrans de la Salle des Aiguillages, sur les images terribles de l'imminence de la Purge, entre Benjamin et Jennifer. Il n'y a plus besoin d'être témoins de ça. A présent, c'est ici, et non là-bas, que tout se joue.


Tandis que je déguste le noir nectar, les yeux fermés, à la grande table du 'Salon des Enfants' où je suis venue me réfugier si souvent, j'entends Klaus qui bricole dans son cabinet de médium, dans des tintements de fioles et de flacons. Je ne sais pas ce qu'il trafique, mais ça sent fort, très fort. Il a vidé sa cuve à kombucha, mais il ne peut pas y avoir que ça.


Malgré la nausée qui le tiraille encore et les tentacules qu'il peine à retenir hors de sa poitrine, Ben l'a rejoint par delà le rideau il y a un moment. Et il semble penser comme moi.


"La vache, ça pue la salle d’attente du dentiste".

"C’est de la haute parfumerie à vocation pratique, Benarino".

"Rectification : ça sent la salle d'attente d'un dentiste mort. Noyé dans une eau de Cologne frelatée. Quand je pense que j'avais déjà envie de gerber avant".

Klaus pousse un soupir théâtral.

"Tu me remercieras bien assez tôt pour cet élixir, crois-en le grand apothicaire en chef Klaus. Tiens-moi le flacon. Oui, tout droit. Avec un tentacule ou ce que tu veux, si tu es trop occupé à tenir ton estomac récalcitrant".


Il est incroyable pour moi d'entendre Klaus et Ben ainsi - tous les deux - et je ne peux m'empêcher de les écouter. Depuis que Ben a fusionné avec Benjamin, c'est la première fois que j'en suis témoin.


"Ça me rappelle quand on essayait de distiller du gin avec la machine à laver, quand on était ados", souffle Ben en pouffant de rire, et cette fois, Klaus glousse avec lui.

"C'était du génie ! On a jamais réussi. Mais on a inventé l'assouplissant aux baies de genévrier sans faire exprès. Maman l'utilisait encore en 2019".


Cette dynamique, je la connaissais par coeur, même avant de pouvoir voir Ben au travers de l'énergie spectrale. Même uniquement par le filtre de Klaus, je savais qu'il était son acolyte, son confident, que tous les deux partageaient un certain goût pour l'interdit et pour agir à la barbe de leur père. Les voir ainsi retrouver instinctivement leurs réflexes me laisse avec un sourire idiot. Et ceci même s'ils se sont chamaillés plusieurs fois.


"Les Sparrows aussi faisaient des conneries ?"

Il y a un silence, comme si Ben devait changer sa mémoire de registre, pour répondre à cette question.

"Au moins autant, et elles étaient souvent plus cruelles, que ce soit entre nous, avec Papa ou Pogo. Quand Sloane ne contrôlait pas encore son pouvoir, on la laissait parfois flotter dans la salle de bain pendant deux heures, alors qu'on avait cinq ans".


Ainsi, il a vraiment des souvenirs des deux versions de lui-même. Stables, contrairement à l'Effet Umbrella. Un silence retombe, concentrée, où j'entends des bruits de transvasement de liquides, et où l'odeur gâche les arômes du café.


"Nous n'étions pas une fratrie. Nous étions des requins circonvoluant pour la même proie : l'influence, et la célébrité. Je me rends compte que c'était vide, maintenant que j'ai aussi des souvenirs de ce que j'ai vécu avec toi".


Klaus jure, parce qu'il vient de renverser un peu de liquide sur son pantalon préféré. Il est ému, je le sens dans l'énergie, et il murmure :


"Je suis tellement désolé de tout ce que tu as vu à cause de moi, Ben. De tout ce que tu n'as pas pu empêcher".


Ben a été témoin de bien pire que moi. Parce qu'il était là quand Klaus se retrouvait seul, ces moments étant toujours ceux où le pire arrivait. Il l'a tout vu consommer, il l'a vu être l'objet de consommation, lui aussi. Je sais qu'il aurait souhaité se dissiper, parfois, mais qu'il est resté parce que lui - mort - était parfois tout ce qui rattachait encore Klaus à la vie.


"J'étais surtout démuni. Parce qu'en plus, tu m'engueulais et t'en prenais à moi. Souvent".

"Je sais. Je regrette ça encore plus que le jour où j'ai du vendre mon pull Vivienne Westwood".

"Rin avait le Klaus qui craquait, qui se réfugiait. Moi j'avais celui qui explosait contre sa propre souffrance, et qui sombrait encore plus à cause de ça".

"Benny... Benny-boy. J'aurais été bien plus mal si tu n'avais pas été là".


Un autre silence passe, où Ben tousse, car l'odeur de clou de girofle se conjugue à sa nausée.


"Tu as l'air d'aller si bien, maintenant".


Benjamin aurait été incapable de le remarquer. Parce qu'il ne connaissait pas Klaus, au fond, et parce qu'il ne pouvait pas se détacher de sa souffrance à lui.


"Oui", souffle Klaus tout en ajoutant quelques gouttes d'une autre huile essentielle que je ne peux identifier. Et tandis que j'avale mon café cul sec pour m'enfuir de cet enfer olfactif dont j'ignore le but, il ajoute :


"Je vais mieux que jamais, et ça ne va pas s'arrêter aujourd'hui".


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15:41


"Ils sont tous partis ?"

"Presque. Max est en train d'emmener Lila et Gracie".


Les vêtements de Klaus sentent encore le clou de girofle, tandis que je m'avance à ses côtés. Et il me regarde, silencieux, comme rarement.


"Je m'étais habitué à voir cet endroit recolonisé par le chaos".


Mes yeux glissent sur les vitraux que Luther et lui ont fait restaurer, sur les coussins colorés entassés sur les banquettes, sur le bar qu'ils ont repeint ensemble.


Hargreeves Mansion n'est plus une Académie, elle n'est plus une caserne, elle n'est même plus la demeure de Reginald Hargreeves. Les appliques murales de Luther et les bougies de Klaus ont repoussé l'ombre de cet homme, ici. Et l'espace d'un instant, ils ont tous eu l'impression d'être pour de bon une fratrie, au cours des jours passés. J'ai vu cet endroit s'écrouler, quelquefois de façon littérale. Cette fois, je l'ai vu se reconstruire. Et il est temps de dire au revoir.


"Avant, les motifs de ces vitraux m'angoissaient", lui dis-je comme une confession. "Maintenant, j'arrive presque à les trouver beaux, avec ces couleurs irisées".

"C'est amusant", me dit-il tandis qu'il traverse cet espace vide, comme s'il en avait besoin pour lui dire au revoir, lui aussi. "C'est aussi exactement ce que m'a dit Esther, à l'instant".

"Esther ?"

"Pardon : Ethel".


Les yeux perdus sur les balustrades de la galerie des trophées, Klaus acquiesce.


"C'est elle, que tu sens peut-être à gauche du bar, près de la banquette. Ethel. La fille tuberculeuse du confectionneur de parapluies auquel Papa avait racheté la toute première manufacture, pour une bouchée de pain".


Un fantôme. C'est d'un fantôme que me parle Klaus. Et il vient de l'appeler par son prénom en ne se trompant qu'une seule fois.


"Tu as... discuté avec elle ?"


Historiquement, depuis l'époque des missions, il a toujours été rarissime que Klaus engage la conversation avec les spectres, faisant autre chose que les fuir et les réduire au silence quand ils tentaient de l'atteindre. Parce qu'ils le terrifiaient. Mais cette fois, il hoche la tête, les yeux toujours perdus sur les poutrelles art déco.


"Elle a toujours été là. Elle, et les Spencer : des frères. Ramoneurs des années 70, tous les deux, auto-intoxiqués au monoxyde de carbone après que Papa leur ait déposé un avis d'expropriation, pour réquisitionner leur bâtiment. Oh, et Declan, le boucher, qui tenait l'échoppe transformée en 'Salon des Enfants', dans les années 90. Et tant d'autres, en réalité".


Je regarde autour de nous. Je peux sentir de nombreuses énergies spectrales, à nouveau, dont les visages imprécis luisent comme des rayons de lune en plein jour. Ils sont ceux qui ont hanté les nuits d'enfance de Klaus. Ceux qui ont cherché à l'atteindre, dès que son pouvoir s'est éveillé. Ceux qui l'ont terrifié, mais qu'il a appris à apprivoiser aujourd'hui.


"Ils ont perdu leur foyer pour qu'il construise cet endroit. Ses bureaux. Leur boulot. Papa s'est accaparé tout le pâté de maisons en traitant les gens d'ici comme des serpillères effilochées".

Il baisse les yeux et ajoute :

"Il leur a fait autant de mal qu'à nous", murmure-t-il. 


Bien avant son Empire, qui maintenant affecte la vie de tous les citoyens, y compris au-delà des frontières. Mais tranquillement, Klaus ouvre sa main 'Hello'. Elle ne porte aucune encre à cette heure-ci, juste sa peau. Mais en réalité, il n'a plus besoin de ces tatouages pour matérialiser les fantômes ici.


D'un coup, la silhouette d'Ethel se fait plus nette, bien plus que ce que je suis capable de voir dans l'énergie : tout comme il l'a fait avec Dave. Comme ceux du dénommé Declan, ses traits tirés s'affinent, ses mouvements deviennent fluides, sur le plancher. Les spectres approchent de nous, sans se faire pressants toutefois. Ils savent - maintenant - que Klaus les repoussera s'ils tentent quoi que ce soit de déplacé.


"Vous êtes radieux, mon cher, avec votre kilt et votre bralette", dit la jeune tuberculeuse avant de se mettre à tousser.


Quand elle est morte, elle ne devait pas avoir plus de dix-sept ans. Sa peau translucide conserve une pâleur de fièvre, et ses lèvres sont bleues. L'ourlet de sa robe s'effiloche, mais ses yeux gris perlés ont une forme de douceur par delà leur avidité. Klaus fait un petit geste de la main.


"C'est un sarong, Etty. Et on appelle ça un crop-top, pour votre fantomatique et stylistique information".


Les frères Spencer ne nous prêtent pas vraiment attention : ils vont directement examiner le conduit de la cheminée. Mais Declan hausse un sourcil et se met à essuyer son hachoir à viande spectral.


"Radieux ? Ce gamin n'a toujours eu que les os de ses jarrets, et s'habille avec des rideaux de cabarets".

Klaus écarte ce commentaire d'un revers de ses doigts.

"Tsss laissez-la à ses petites flatteries. Et chère Etty, vous avez l'oeil : j'ai effectivement changé de crème de nuit".


Je souris dans le silence de la pièce, consciente de ce qui est en train de se dérouler. Ces fantômes sont ceux-là même qui ont toujours hanté ces couloirs : certainement parmi les premiers que Klaus ait vus, quand ses pouvoirs ont commencé à se manifester. Ceux que le bambin qu'il était sentait dans les ombres de sa chambre, au point de ne plus dormir à quatre ans. Ceux dont il criait la présence en appelant sa 'mère', qui était programmée pour ne pas entrer.


"Nous vous avons vu, ce matin, avec ce mignon soldat de l'armée de l'air".

Les frères Spencer se retournent brièvement :

"Qu'il se signale, s'il a besoin d'un ramonage dans l'au-delà".

Et Ethel leur fait signe de se taire.

"Et c'est un plaisir de revoir Christopher - non attendez : Marine, sur ces planchers grinçants".


J'arque un sourcil, les bras croisés, pendant qu'Ethel tousse un peu dans un mouchoir ensanglanté pour l'éternité. Je me demande comment elle connaît ce prénom, mais rapidement, elle me dit :


"Votre mère et votre grand-mère vous passent le bonjour. Elles sont très heureuses que vous ayez fini par cesser de faire votre forte-tête insolente, et admis que vous aviez besoin d'être entourée".

"Je...".


J'ai bien conscience que l'au-delà collapse comme un sac de billes, que les esprits en tirent d'une certaine façon profit, entre le Vide et le monde des vivants. J'aurais dû me douter qu'elles m'observeraient. Et j'étire un sourire malgré moi.


"Dites-leur que je les aime", je murmure en peinant à admettre que j'ai bel et bien dit ça. Et Declan prend l'air de rien, se recoiffant dans le reflet de son hachoir.

"Quelle prestance, cette Thị Liên. J'aime les femmes qui ont du tranchant".


Je ris doucement, mais Ethel a déjà les yeux posés sur Klaus, après une nouvelle quinte de toux.


"Vous allez partir", dit-elle.


C’est un constat, dont le sens est sans doute plus large que le simple fait que nous quittions la maison. Klaus me regarde, silencieux, et je prononce, puisqu'il ne le fait pas :


"Oui. Pour nous, il est temps. Nous ne réimplémenterons pas celui qui vous a fait tant de mal, mais nous avons trouvé une solution, pour The City".


Les fantômes savent. Ils ont assisté à toutes nos discussions. Ils savent que de reprogrammer cette ville est une décision délicate, parce qu’elle a littéralement poussé par création d'Hargreeves : au milieu des champs de maïs, autour de la porte d'Oblivion. Malgré tout, des générations de gens ont grandi ici, à présent, et y ont parfois - souvent - été heureux. Ignorant tout ce connard, pour la plupart, soyons francs. Alors nous en ferons juste une ville de pionniers, comme tant d'autres dans la région. Et je murmure :


"Vous récupérerez vos trajectoires de vies initiales, tout comme l'équipage avec lequel Reginald est venu".


Iggy, les Dames aux Chats, le couple de film noir... Ils retourneront sur leur planète dévastée, mais avec les leurs, qu'ils avaient laissés en croyant partir chercher le Bison Blanc pour eux. Trompés. Alors que tout ce qui était en jeu était l'égo de leur ’Grand Explorateur’. Etty regarde autour de nous dans le salon, puis s'adresse à Klaus :


"Luther et vous en aviez rendu cet endroit si joli. J'en avais presque oublié ce qui vous avait été fait à tous, ici".


Oui, Hargreeves Mansion - grâce à eux - s'était mise à respirer comme une grande créature vivante, en dépit de la souffrance passée. Sans la supprimer, bien sûr, mais en la reléguant au flou du passé. Et je réalise à présent pleinement que les fantômes n'étaient pas seulement les terreurs de Klaus, ici : ils étaient aussi les victimes silencieuses de Reginald Hargreeves, et les témoins impuissants de ce qu'il faisait à ses enfants. 


"C'était insoutenable", disent ensemble les frères Spencer. "Certaines mottes de suie avaient plus d'humanité que lui".

"Des bébés", se lamente Etty. "Vous étiez des bébés, qu'il a numérotés et entrainés comme des armes au service de ses ambitions. Je ne pouvais pas supporter qu'il vous enferme, mais pire encore, toutes ces pressions qu'il faisait sur vos esprits d'enfants".

Declan secoue la tête, ses biceps contractés.

"Et il vous a tatoués de sa marque, comme on le fait avec les veaux".


Klaus préfère les arrêter, et couine dans un rire qui ressemble à un sanglot : "Oui. Oui. Vous aviez sans aucun doute une place de choix, au premier rang du 'Daddy Horror Torture Show'".


Il passe une main sur ses yeux, et Ethel glisse autour de lui - un instant - sa forme éthérée semblant l'envelopper d'une façon qui l'a fait appeler à l'aide tant de fois.


"J'étais convaincu que c'était normal", souffle-t-il. "Que tous les gamins avaient un chimpanzé pour tuteur, et une mère robotique qui ne voyait pas nos bleus. Il m'avait convaincu que je ne valais rien. Et que tout ce qu'il me faisait était le résultat de ma défaillance à moi".


Il n'y a plus de blague, dans sa voix. Plus aucune. Et Ethel glisse tellement près de son visage, à présent. Effrayante et rassurante à la fois.


"Ce que tu prenais pour des hurlements... était parfois nos maladroites tentatives pour t'aider à tenir le coup".


Ainsi sont les fantômes, à l'état brut d'énergie : tout en violence et tout en cris. Il faut du contrôle à Klaus pour dépasser ceci, voir au travers de leurs visages déformés. Pour se hisser un instant sur le bord de la rivière spectrale, et contempler l'onde, au lieu du torrent.


"J'étais trop terrifié pour entendre autre chose que vos vociférations", dit-il, et Declan le coupe presque, en pointant son tranchoir vers lui.

"C'est Reginald qui aurait dû être terrifié par toi. Et par nous".

Klaus relève les yeux vers Declan.

"Terrifié par moi... et par vous ?"


Immédiatement, je devine que quelque chose se passe sous ses boucles sauvages. Le souvenir de ce qu'une certaine version de Reginald lui a dit, alors qu'il l'entrainait - une nouvelle fois pour le tromper toutefois. Juste avant le Kugelblitz, près du mausolée du grand cimetière de Lakeshore Hills. Une phrase qui avait pu nous sembler anodine, à l'époque, mais à laquelle Klaus aurait pu donner plus d'importance.


'Soyez tout ce que j'avais peur de vous laisser être'.


Klaus reste sous le coup de la réalisation, et les frères Spencer font tomber une grosse motte d'ectoplasme qui obstruait visiblement leur côté de la cheminée.


"Un tyran intelligent redoute toujours le jour de son châtiment ! Et toi, tu aurais pu relever toutes les âmes des gens qu'il a fait souffrir, et les emmener avec toi, contre lui !"

"Une armée de cannes et de hérissons de ramonage, de hachoirs, d'ombrelles et de parapluies !"

"Tu es trop poète, Jimmy. Moi j'aurais aspiré sa moelle et son cerveau par ses yeux".

Ethel tonne, et déclenche une onde spectrale en direction des frangins.

"Taisez-vous ! Vous allez lui faire peur à nouveau !"


Mais Klaus secoue la tête. Je ne pense pas qu'il croie encore que les fantômes auraient 'sucé' son visage à lui.


"J'aurais pu... Chacun de nous aurait pu se retourner contre lui..."

"Et c'est pour ça qu'il nous a tous brisés".


Je viens d'ajouter ceci, assez bas. Parce que j'ai conscience, d'une certaine façon, d'avoir fait l'objet du même traitement. Ethel virevolte plus haut sous le balcon de la galerie, et contemple un moment les figurines poussiéreuses rangées dans les vitrines.


"Vous avez longtemps cru qu'il avait numéroté vos pouvoirs par valeur décroissante à ses yeux. Puis certains d'entre vous ont cru qu'il l'avait fait en fonction de votre disposition à vous laisser manipuler".

Elle glisse tranquillement à travers le verre. Et avec un bruit sec, la figurine d'Hargreeves tombe sur l'étagère de verre dépoli.


"Moi, je crois qu'il vous avait rangés en fonction de son degré de peur de vous. Et de votre capacité à faire échouer ses plans".


Klaus rit sourdement, ses yeux écarquillés, comme si Ethel venait de retirer le sol sous ses pieds, et de changer son paradigme à la fois.


"Alors il avait peur de moi. Moins que de Cinq, Ben et Viktor... mais plus que d’Allison, Diego et Luther. Assez pour que ce pauvre Numéro Quatre bénéficie d'un 'traitement de faveur', toutefois".

"Vous étiez des grenades qu'il cherchait à empêcher de se dégoupiller. Pas avant qu'il vous ait placés sur l'échiquier d'Oblivion, que vous ne compreniez même pas".


Les Spencers posent leur hérisson et s'approchent, tout comme Declan, qui range son hachoir dans sa poche et essuie ses doigts sur son tablier.


"Nous le connaissons bien", dit Ethel, "nous avons eu des décennies pour l'observer et lire ses écrits. Son indolence actuelle est factice : il s'apprête à vous contraindre, encore. Il vous remmènera jusqu'au Sigil. Il fera physiquement de vous ce qu'il avait prévu, ce pourquoi il vous a adoptés. Il vous fera vous consumer dans la machine-univers, encore une fois".


Klaus se tient près de moi, ses pieds nus sur le tapis. Nous avons tous les deux conscience qu'Ethel dit vrai, et que Reginald Hargreeves, comme un animal blessé, s'apprête sans doute à jouer son dernier coup d'éclat.


"Mais nous vous avons observés, vous aussi".


Les yeux pâles d'Ethel passent au travers de nous, et hantent une dernière fois ces hauts plafonds, et cette verrière où elle a tout vu de l'humanité.


"Et nous savons qu'il y a une chose - une seule mais suffisante - qu'il ne contrôlera plus jamais".


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Le Métro des Timelines, en dehors du temps


"J'ai du mal à réaliser que nous les avons tous récupérés".


En plein milieu du hall des tourniquets de la station de Métro de notre timeline, Max a allumé un gros chauffage à résistance, dont les filaments éclairent dans un orange rougeâtre les murs carrelés. Son objectif était de nous réchauffer, mais aussi de nous donner un peu de quiétude, pour les quelques heures que nous allons passer ici.


"Les événements se sont enchaînés à intervalles télescopés, comme on dit. Avec des turbulences émotionnelles intenses. Tu as besoin de te reposer, vous en avez tous besoin. C'est pour ça que nous sommes ici".


Je regarde autour de moi, dans cette Station que Max a nommée 'La seule issue', un nom dont les lettres sont tracées au-dessus de ma tête sur la plaque émaillée, dans l'alphabet qu'il a inventé. Avec ses néons grésillants, les vibrations mécaniques permanentes qui me saisissent aux tripes, et le son lourd de rames qui sautent dans les trous de vers, non loin.


Il n'y a plus de fantômes, ici : Klaus qui somnole près de Ben, malgré le fait qu'il ait encore vomi deux fois. Luther ronfle plus fort que le son du Métro, faisant râler Viktor qui n'entend plus le concerto qui passe dans son petit walkman. Lila et Diego jouent aux cartes avec Claire, et Gracie - près d'eux - cligne de ses yeux trop grands dans l'obscurité, même si elle n'arrive plus à dire quoi que ce soit.


"Tu as une tête effroyable".


Je m'apprête à soupirer, à dire à Max que j'ai pleuré plus aujourd'hui que dans tout le reste de ma vie, mais je comprends à l'angle de son regard qu'il ne s'adresse pas à moi. Non. Il parle à Allison qui arrive dans mon dos, enroulée dans une grande écharpe de voyage apocalyptique, comme on l'aurait fait dans un châle.


"La faute à qui ?", dit-elle en s'asseyant près de nous, mais elle sourit au travers de sa nausée et de sa fatigue. "J'ai l'impression que mon corps essaye à la fois d'assimiler et de rejeter ce que je suis. C'est déroutant".

Max acquiesce, tout en débouchant le grand thermos de café que Luther a descendu.

"N'est-ce pas une belle métaphore pour ce que nous vivons ?"


Il remplit une énorme timbale de métal et la place entre mes mains. Allison décline : elle ne pourra vraiment rien avaler. Et il ajoute, tout en regardant brièvement vers les enfants.


"Avez-vous pris votre décision ?"


Allison laisse ses yeux glisser à la surface des résistances du chauffage, la lumière chaude soulignant les cernes et les creux de son visage. Elle est marquée par trop d'années de douleur, elle aussi. Mais elle a une forme de sérénité à présent.


"Nous ne les emmènerons pas à l'Hôtel Obsidian. L'Apocalypse, Oblivion, les gardiens... il n'est pas nécessaire de les exposer à ce risque-là".

Je peux comprendre. J'ai vu de mes yeux l'un des Nio trancher le bras de Cinq, comme s'il s'était agi d'un simple salami.

"Nous voulons qu'elles vivent ce reset paisiblement, à la maison. Avec Anita et Ronnie".


Je ne demande pas ce qu'il se passera si nous échouons. C'est une éventualité dont aucun de nous ne souhaite parler, et de toute façon, l'issue en serait évidente. Pas de reset volontaire. La Purge, le retour à une timeline originelle dans laquelle nous n'aurions pas cessé de vivre, mais bel et bien jamais existé.


"Nous ramènerons les enfants tout à l'heure".


La voix d'Allison est marquée du noeud qui serre sa gorge. Oui, elle vit ceci comme un adieu, même si ce n'en est pas un. Claire s'apprête à être reprogrammée, de toutes pièces, dans la machine univers. Mais après tout, nous aussi. Nous sommes peu de choses, au regard du cosmos, quelques lignes de codes, fragiles et éphémères. Mais j'ai aussi appris à trouver ça beau.


Allison prend une grande inspiration, comme pour rester forte, elle aussi, et son regard saute de Max à moi.


"Il y a encore des choses dont nous devons parler, tous les trois".


Elle a changé, pour de bon. Soudain, je vois toute l'empathie dont elle est capable passer sous ses boucles sombres, tandis qu'elle écarte ses propres problèmes pour se concentrer sur nous. Même épuisée, même malade.


"Vous avez retrouvé Oblivion, vous nous avez permis de récupérer nos pouvoirs, et de comprendre ce que nous souhaitions dans ce reset..."


Elle penche le tête. Elle-même, ne souhaite plus que le bonheur de Claire, et plus rien d'autre n'a d'importance, pas même la carrière qu'elle n'a de toute façon jamais eue.


"Mais Rin, Max... Et vous ? Qu'est-ce que ~vous~ voulez pour vous ?"


C'est une question qui me frappe de plein fouet. Bien plus fort qu'elle ne l'aurait dû. Pendant de longues années, je me suis entièrement consacrée à ma mère, puis à Klaus, me servant parfois de ce prétexte pour ne pas avoir à penser à moi. Puis il y a eu la fin du Monde : une fois, deux fois, trois fois. Et moi, où étais-je, dans tout ça ? Pas 'moi' au sens de cet avatar du processeur d'Oblivion, non. 'Moi', au sens de la petite Bạch Liên qui courait entre les étangs du Thao Cam Viên. 'Moi', au sens de l'ado punk, qui riait sous les néons des avenues, avec Klaus, déjà.


Allison a posé la question, parce qu'elle a ce pouvoir : de définir les paramètres de la réalité, et de rendre possible tout ça. Elle a longtemps erré, elle s'est perdue, parfois. Mais elle a compris, aujourd'hui, pourquoi son pouvoir était fait : pour les autres, et non pour elle. Parce que les seules Rumeurs à avoir vraiment un sens, sont les Rumeurs altruistes.


À une époque, j'aurais demandé à rendre la vie à ma famille. À changer de corps, d'identité, peut-être même de vécu. À avoir une stabilité matérielle, peut-être même une situation confortable, qui me permette de ne jamais m'inquiéter. Ce n'est plus le cas. Le seul désir que j'ai - finalement, après tout ça - est concerne l'essentiel.


"Comme Klaus, je voudrais garder mes souvenirs. Pouvoir juste le retrouver à The City, après ce reset. Et vous tous. Et pour le reste : je suis prête à tout recommencer".


J'ai vécu ce que je devais avec ma mère, avec Granny, avec tous ceux qui ont croisé ma route au cours de toutes ces années. Et je ne regrette rien, même quand je les ai perdus.


"Et toi, Max ? Qu'est-ce que tu veux ?"


Il relève ses petits yeux bleus. Max - Cinq - a vécu une abnégation encore plus grande que la mienne. Je ne l'ai pas vu souvent tenter de prendre un moment pour lui, à l'exception de cette éphémère semaine dans la Timeline des Sparrows, où il s'est déclaré retraité. Je crois qu'il a envie de repos, au fond. Mais lui non plus ne sait pas s'il y arriverait.


"Je veux que Papa et Abigail soient renvoyés à leur planète. Qu'ils y assument les conséquences du désastre écologique et éthique qui y a été provoqué, sans impliquer l'univers tout entier".


Il se tait un instant.


"Je ne peux pas empêcher les particules élémentaires de l'univers d'exister, et encore moins sa machinerie. Je n'ai pas le droit de demander que la porte d'Oblivion soit scellée. Mais je peux souhaiter de garder un oeil dessus, et sur tout autre salopard galactique qui la convoiterait. Pour le temps que je vivrai".


Je souris, en l'imaginant être un tel gardien. Max a besoin d'un sens à sa vie, lui aussi, et elle sera toujours liée aux rouages de l'espace-temps, d'une façon ou d'une autre, ça fait autant partie de lui que ses petits accès d'humour cynique, ou son besoin vital pour des litres de café.


"Je souhaite que les Margaritas existent encore", ajoute-t-il, "le Blue Mountain, les accords mondiaux sur le climat, et les petites routes touristiques où on trouve à peine des endroits où pisser".

Il nous regarde.

"Quoi ? Ce n'est pas égoïste. Tout le monde veut ça !"


Puis il tourne les yeux vers Viktor qui tente de siffler pour enrayer les ronflements de Luther, vers Klaus qui a tenté de se recroqueviller contre Ben, et s'est fait rembarrer par un claquement de tentacule bien placé. Vers Diego, Lila, Claire, Gracie.


"Je veux aussi rester avec vous tous", ajoute-t-il, très bas. Juste avant d'ajouter, en grec ancien : "Oikade".


'À la maison'. Métaphoriquement.


Et nous avons en réalité fait le tour, de tout ce qu'il y a à énoncer.


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Max s'est éclipsé.


Il ne nous a rien dit de plus qu’un bref 'j'ai un sandwich au salami à manger et une boucle à boucler', en resserrant sa tunique de voyage sur son bras mécanique, avant de franchir les tourniquets. Il est parti dans les néons orangés du Métro, il a pris la première rame, n'importe laquelle, l'express, peut-être.


Jusqu'à son Terminus, je le sais.


Je sais ce qu'il est allé faire, j'ai tout de suite compris. Ce jour, cette heure précise, sont ceux où il avait été témoin de la rencontre de Cinq - celui de notre timeline jumelle - avec ces versions de lui-même qui l'ont convaincu que la Purge devait nous emporter.


Il s'est rendu au Deli, il doit déjà être en train de contempler le déclenchement de notre fin, une nouvelle fois. De vérifier qu'aucune autre bifurcation n'a eu lieu. Et moi je reste, ma timbale de café entre les mains, alors que tout le monde dort maintenant autour de moi.


Je sais que chacune de ces versions de lui-même est une mise en abyme. Qu'elles lui racontent un peu de ce qu'il a été, ou de ce qu'il a refusé d'être. Qu'elles lui parlent de ses espoirs, et de ses désillusions au cours de ce voyage interminable qu'a été sa vie.


Il a considéré avoir échoué. Des dizaines de milliers de fois, et il n'a jamais abandonné. Pour nous, pour tous, pour l'espace-temps.


Max a dit quelque chose de très juste, qui tourne encore au fond de moi : que chacun de ces échecs n'avait fait que nous faire avancer vers ce moment, maintenant, où nous allons réussir. Où nous allons compléter ce pour quoi nous sommes nés.


Ce Klaus terrifié par la mort, la version cubique de moi, l'insupportable version de Ben. Les spirales d'Allison, les rébellions de Pogo. Rien de ce qu'aucune version de nous n'a été vain. Parce qu'elles ont permis de définir et d'ancrer solidement dans nos âmes quelles personnes nous souhaitons être, après le dernier reset.


Ils font tous partie de nous.


Et maintenant, nous sommes prêts à patir, je crois.


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Notes :


J'ai vécu ce chapitre comme une respiration après la tempête émotionnelle des derniers, mais aussi comme encore une autre conclusion. Celle de l'arc des fantômes, et des terreurs de Klaus, qui venaient aussi de lui-même. J'aime l'idée que les fantômes aient aussi toujours été là pour lui, même si lui les ressentait comme une menace. Que même eux aient souffert des agissements de Reginald. Et que tous puissent s'en relever à la fin.


Max est en train de boucler la boucle qui a donné naissance à cette histoire, en parallèle de la saison officielle. Comme Rin, je n'ai plus de rancoeur contre ce qui a été écrit et réalisé, maintenant. Sans cette saison, celle-ci n'aurait pas existé.


Tout commentaire fera ma journée ! ♡

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