Il y a comme un os
Le soleil brillait haut au-dessus du mont Ebott. Sans l'avait ramené devant l'entrée des Souterrains. Frisk se sentit immédiatement nostalgique. C'était ici qu'ils avaient eu toutes leurs conversations sérieuses depuis qu'ils avaient rejoint la Surface. Enfin... Depuis qu'ils l'avaient rejointe pour de vrai. Frisk s'était beaucoup ouvert à Sans ces dernières années, et, tant bien que mal, avait fini par tout lui raconter. Tout ce qu'il s'était passé en bas. Comment la peur, puis la curiosité l'avaient poussé à commettre les pires horreurs. La vérité sur Flowey. Et même les angoisses qui le rongeaient depuis : les cauchemars, l'impression de ne jamais être à sa place, la peur d'être retiré de la garde de Toriel... Il pensait que Sans lui en voudrait, lui crierait dessus et ne voudrait plus jamais le voir. Mais, contre toute attente, Sans s'était montré compréhensif et l'avait toujours encouragé à faire les bons choix. Il l'avait pardonné, alors que Frisk n'avait jamais réussi à se rendre la pareille.
Sans s'installa sur le banc commémoratif qui avait été installé quelques mois après l'obtention de leur citoyenneté. La première vue que les monstres avaient eue sur le monde extérieur, éternisée sous la forme d'un spot à touristes. Ici et là, des messages de soutien et des insultes avaient été gravées sur le banc. Le monument avait reçu récemment le record du monde du monument le plus malchanceux du monde, du fait des nombreuses attaques à son encontre. Il n'était pas rare que le banc disparaisse mystérieusement et soit retrouvé quelque temps plus tard en bas de la montagne, ou sur eBay.
Le banc était comme Frisk : tordu, rempli de contradictions, et brisé par endroits. Depuis le temps, l'enfant savait que son ami squelette aimait les métaphores. Il s'était toujours demandé si Sans l'avait choisi pour cette raison.
Sans tapota la place à côté de lui. Frisk le rejoignit en traînant des pieds, puis sauta sur le bois, qui tangua légèrement sous son poids.
— Je suis désolé, murmura Frisk. Je ne voulais pas inquiéter tout le monde.
— C'est rien, gamin. C'est une journée bizarre pour tout le monde. Tu tiens le coup ? C'est, euh, un grand changement.
— Je ne sais pas, avoua-t-il à voix basse. Ce n'est pas... Ce n'est pas me transformer en monstre le problème. C'est... C'est juste que...
— Tu n'as pas eu le temps de t'y préparer, et tout le monde trouve ça normal. Je comprends. Si j'étais dans ton cas, ça ferait déjà des heures que j'aurais commencé à m'effondrer. Ça te fait peur ?
Frisk hésita. Ses mains tremblèrent. Il tenta de retenir ses larmes, mais c'était trop. C'était beaucoup trop pour aujourd'hui. Ses épaules s'affaissèrent et il explosa en longs sanglots.
Sans ouvrit un bras, et l'enfant alla se réfugier contre lui. Il s'accrocha au squelette comme à une bouée de sauvetage.
— Tout ça, c'est de ma faute ! hoqueta-t-il. Si je n'avais pas fait n'importe quoi...
— Frisk, je ne pense pas que ce soit ta faute, ni même celle de Papyrus. Ne te prends pas la tête sur tout ça. Ce n'est pas une punition divine, ou un moyen de te flageller. C'est juste un imprévu, et, je pense que ça ne peut pas nous faire de mal. C'est toi qui me disais que tu en avais marre que tout se répétait constamment. Prends ça comme un premier pas vers le futur. C'est la première chose sur laquelle ni toi ni moi n'avons le contrôle. C'est positif. C'est comme ça que ça devrait être.
— Qu'est-ce qui va m'arriver ?
— Je n'en sais rien. Mais on sera là à chaque étape pour s'assurer que rien de mal ne t'arrive, d'accord ? Si tu te transformes entièrement, alors on reprendra les bases.
— Les bases ?
— De la magie. Je suis un peu rouillé, mais si j'ai réussi à apprendre à un Haut Monstre comment créer ses premières attaques, je suis sûr que ça ne devrait pas être très difficile avec toi, hein ?
Frisk essuya ses yeux, toujours blotti contre lui.
— J'aimerais bien essayer, finit-il par admettre.
— On va suivre l'évolution de ton âme de près. Et on essaiera quand on aura le feu vert, d'accord ?
— Merci Sans.
Le squelette lui ébouriffa les cheveux, avant de le serrer contre lui. Frisk et Sans restèrent un long moment silencieux, à regarder la vallée animée en contrebas et écouter le bruit des oiseaux. L'enfant finit par se redresser, plus calme.
— Est-ce que je peux te poser une question ? dit Frisk, anxieux.
— Envoie.
— Est-ce que tu es vraiment d'accord avec le fait que Papyrus est immortel ?
— Ah... Pas vraiment. Pas... Pas pour moi. Je ne me fais pas d'illusions, je vivrai de toute façon moins longtemps que lui vu mon train de vie, mais... Je m'inquiète pour lui. C'est mon petit frère. Aucun grand frère ne serait d'accord avec l'idée qu'il se retrouve seul dans le futur, ou voie tout le monde vieillir autour de lui sans que lui ne change d'un iota. Mais... On a encore du temps.
— Mais Sans... Papyrus ne veut pas se mettre en couple, pas vrai ? Qu'est-ce qu'il va se passer s'il ne fait jamais de bébé ?
— Comment est-ce que tu sais ça, toi ? demanda le squelette, amusé.
Frisk baissa les yeux et joua avec ses mains, nerveux.
— J'ai... Peut-être trouvé son journal intime la dernière fois que j'ai dormi chez toi. J'ai juste lu une ou deux pages. Ou dix. Ou tout...
— Celui caché dans le trou dans le mur derrière son lit ?
Frisk lui lança un regard interloqué. Sans éclata de rire.
— J'ai peut-être aussi lu une ou deux pages, ou dix, ou tout, répondit Sans, malicieux. Quelle sorte de grand frère je serais si je n'avais pas un tas d'anecdotes embarrassantes longues comme la liste de course de Toriel sur mon petit frère ? Mais c'est notre secret. Si tu ne dis rien, je ne dis rien.
— Croix de bois, croix de fer, promit Frisk, qui avait retrouvé le sourire.
Sans lui sourit.
— Tu te sens mieux ? On y retourne ?
Frisk hocha timidement la tête. Il se sentait de meilleure humeur pour affronter ce qui l'attendait à la maison. Sans lui tendit la main, et tous les deux disparurent, une nouvelle fois.
Ils se retrouvèrent tous les deux dans la cuisine qu'ils avaient quittée quelques minutes plus tôt. Sans s'assura que l'enfant était bien là, puis se dirigea d'un pas tranquille vers le salon, Frisk sur les talons, caché dans son ombre. Il appréhendait un peu les retrouvailles après sa fuite précipitée.
Toriel faisait les cent pas dans le salon. Elle se figea dès qu'elle repéra Sans, puis Frisk, derrière elle. Son visage afficha un soulagement évident.
— Tu vas bien ? Je suis désolée, Frisk, je n'avais pas vu que le sujet te mettait mal à l'aise, si j'avais su...
— Ça va. Je vais bien, maman.
Toriel recula d'un pas pour lui laisser un peu d'air. Elle lui sourit gentiment.
— On va trouver une solution, d'accord ? Ne baisse pas les bras.
— J'ai peur, avoua-t-il franchement. Mais je sais que je ne suis pas tout seul, dit-il en regardant Sans. Ça ira, promis.
— T-tout ira bien, le rassura Alphys, toujours assise à la table du salon. On va s-surveiller comment les choses évoluent, et s-si tu as la moindre q-question, tu peux venir m-me voir, d'accord ?
Frisk hocha la tête, reconnaissant. Il chercha du regard Undyne et Papyrus, mais ne les trouva pas dans la pièce. Toriel remarqua son manège, puis lui sourit.
— Papyrus se sent coupable pour ce qui t'est arrivé. Il est en train de discuter avec Undyne devant la maison.
Frisk fronça les sourcils. Il ne voulait pas que Papyrus se sente coupable ! Comme l'avait dit Sans, ce n'était la faute de personne. Déterminé, il se dirigea vers l'entrée et rejoignit ses amis sur le perron. Ils ne l'entendirent pas arriver.
— Je suis sûr qu'il ne t'en veut pas, dit Undyne. Il a juste eu un coup de flipette quand il s'est rendu compte qu'il ne serait plus comme avant, c'est tout.
— On aurait quand même dû s'en rendre compte plus tôt. Peut-être qu'on aurait pu faire quelque chose pour protéger Frisk ou... J'aurais peut-être dû garder mes distances. Je ne sais même pas quoi faire de toutes ces informations... Je suis perdu.
— Pas de ça avec moi, soldat. Je t'interdis de baisser les bras ! Tu es le grand Papyrus, tu vas rebondir ! On s'en fout de ces conneries de Haut Monstre, ça ne change rien entre nous, et ça ne change rien pour aucune des personnes dans cette pièce. Alors arrête de tirer la tronche ou j'envoie ton crâne voler dans l'espace façon coup franc de football ! Et au pire, si ta magie continue de devenir plus puissante, ça te donnera juste plus de matière pour créer des attaques qui puent la classe, alors c'est quoi le problème ?
— Tu as peut-être raison. Mais quand même, pour Frisk...
Frisk prit de l'élan avant de lui sauter sur le dos, les faisant sursauter tous les deux.
— Je ne t'en veux pas, Papyrus, dit-il doucement. Ce n'est pas de ta faute.
— Frisk ! Tu vas bien ? J'ai eu peur que...
— Ça va. J'avais juste besoin d'un moment, mais ça va mieux maintenant. Sans a dit qu'il m'apprendrait à faire de la magie si mon âme se change complètement. Et j'avoue que ça a l'air cool.
— Oh ! Je peux t'apprendre aussi ! s'exclama Papyrus. Et Undyne aussi ! On va pouvoir faire des attaques combinées ! Et des puzzles magiques !
— Ouais ! approuva Undyne. On va ressortir tous les trucs dangereux que Toriel l'a forcé à enfermer dans la cabane de son jardin ! À nous les pièges à ours et les trous à pics partout dans le jardin !
Quelqu'un s'éclaircit la voix derrière eux. Undyne se figea, les bras levés, avant de se retourner pour faire face à Toriel, les bras croisés et l'air désapprobateur.
— Enfin, je veux dire, les pièges non létaux et absolument tous sécurisés pas du tout dans la cabane de Papyrus, bien sûr !
— Je préfère ça, grogna-t-elle. Frisk, Papyrus, on va se mettre en chemin pour rentrer. Sans a proposé que tu passes le reste de la journée et cette nuit chez eux, ça te va ?
Le visage de l'enfant — et de Papyrus — s'illumina. Il hocha vigoureusement la tête, content de ne pas rentrer à la maison directement. Il avait besoin de décompresser, et, fort heureusement, Sans et Papyrus savaient toujours comment le distraire. Il remercia Sans du regard, avant de rentrer dire au revoir à Alphys, puis à Undyne, qui le fit tourner autour d'elle jusqu'à lui donner le tournis, et lui fit promettre d'empêcher Papyrus de broyer du noir.
Frisk grimpa avec Sans à l'arrière de la voiture et fit de grands gestes de la main à Undyne alors qu'ils démarraient.
Il croisa le regard de Sans, et sourit.
Tout irait bien.
Il n'était pas seul.
Fin.