Il y a comme un os
Les monstres acceptèrent d'un commun accord. Pendant que Papyrus se rhabillait, Toriel accapara la cuisine pour préparer du thé et des biscuits. Sans et Alphys commencèrent à ranger le matériel. Enfin... Surtout Alphys. Sans tenait un tube dans les mains, mais ne faisait pas de gros efforts pour l'enrouler sur son support. Undyne profita des quelques minutes de pause pour emporter le tas de peluches de la fête foraine pour les ranger dans le coffre de la voiture de Toriel.
Il régnait dans l'air une certaine tension. Frisk jouait avec ses mains, effrayé par ce qu'il allait apprendre. Papyrus était lui aussi étrangement silencieux. Ils furent d'ailleurs les deux premiers à s'asseoir autour de la table du salon, n'en pouvant plus d'attendre à l'écart de tout.
Petit à petit, le reste des monstres s'installa. Alphys avait imprimé un tas de papier qu'elle classait à présent devant les yeux anxieux de ses amis. Undyne s'affala à côté de Papyrus et, chose inhabituelle, lui tapota gentiment le dos pour le réconforter. Sans... Sans n'avait pas tant changé que ça. Son calme rassura quelque peu Frisk. Si Sans ne paniquait pas, ça ne pouvait pas être si grave que ça. Pas vrai ?
Toriel fut la dernière à les rejoindre. Elle posa des tasses de thé devant chacune des personnes, à l'exception de Frisk, qui eut le droit à un chocolat chaud, puis s'installa sur la dernière chaise libre.
— Bien, dit-elle. Avant d'en venir aux faits, je dois... Expliquer certaines choses, dit-elle principalement à l'attention de Frisk et Papyrus. Comme vous le savez, je ne suis pas un monstre ordinaire. Je suis issue d'une lignée de monstres puissants, les Hauts Monstres. Ce qui change par rapport à Sans ou Alphys, c'est ma durée de vie. Tant qu'un Haut Monstre ne se reproduit pas, alors il ou elle est immortel, les Hauts Monstres étant depuis toujours appelés à régner sur le peuple des monstres. Avoir un enfant, outre l'acte d'amour, met fin à cette immortalité.
Toriel vérifia que tout le monde suivait jusque-là.
— Il ne peut y avoir que deux Hauts Monstres en vie. Ils perdent ce statut à la naissance de leur enfant, qui, eux-mêmes, transmettront ce statut à leur compagnon de vie, puis à leur descendance lorsqu'ils en auront une, par liaison d'âmes. Je ne suis pas née Haut Monstre, je le suis devenue en me mariant avec Asgore, il y a très longtemps. Lorsque nous avons eu Asriel, nous avons tous les deux perdu ce statut. Je vous rassure, je ne suis pas mourante pour autant. Notre durée de vie reste plus longue que la plupart des monstres. Mais voilà, la mort d'Asriel a causé la perte du trait des Hauts Monstres. Il n'y en a plus actuellement. Ou tout du moins, c'est ce que je croyais... Jusqu'à Papyrus.
Papyrus pencha la tête sur le côté, confus. Il regarda Sans, puis Alphys, mais tous les deux étaient trop concentrés sur l'histoire de Toriel pour s'en rendre compte.
— C'est un cas qui s'est déjà produit auparavant. Le roi qui a précédé Asgore est lui-même issu d'un choix aléatoire. Lorsqu'il n'y a plus de Hauts Monstres capables de procréer, le trait est transmis au prochain monstre à naître. Pour créer une nouvelle lignée. Il se trouve qu'après le décès d'Asriel, Papyrus était le prochain monstre à naître. Papyrus est le nouveau Haut Monstre.
Si la mâchoire d'Undyne pouvait se décrocher, elle aurait sans doute traversé le plancher. Papyrus, lui, accusa le coup.
— Mais... Les Hauts Monstres sont puissants, finit-il par dire. Je ne... Ce n'est pas possible, pas vrai, Sans ?
— C'est ce qui m'a mis la puce à l'oreille, avoua Sans. Ce qui arrive à Frisk est un cas rare. Quand une âme déterminée côtoie un Haut Monstre pendant un long moment, il y a surcharge magique. Frisk est en train de se transformer en monstre, parce que son âme ne supportait plus l'exposition à ta magie. Papyrus... Ta magie a toujours été incontrôlable.
— Mais, c'est faux ! s'offusqua-t-il. J'ai une très bonne maîtrise de ma magie. En tout cas, maintenant...
— Je n'ai pas dit le contraire. Petit frère, il était impossible de te canaliser quand tu étais petit. Normalement, ma magie aurait dû « écraser » la tienne pour lui apprendre à rester à sa place. C'est le rôle des parents. Je pensais que je n'y arrivais pas parce que je suis ton frère, ou parce que ma magie n'est pas... Normale, mais il se trouve que j'avais tout faux. C'est parce que ta magie est puissante, naturellement. Je n'aurais jamais pu t'aider à la contrôler, et je pense que c'est passé inaperçu, puisqu'Undyne, avec son haut niveau de détermination, est la seule qui a pu rivaliser avec ton potentiel magique pour t'apprendre à le garder sous contrôle. Mais avant ça, tu ne peux pas me dire que ta magie était sous contrôle. Tu te rappelles quand je t'ai appris à faire ta première attaque ?
— Mon os était si grand qu'il a percé le toit de la maison...
— Exactement. Tes attaques ont toujours été de taille spectaculaire avant que tu attaques tes entraînements avec Undyne. C'était à cause de ça.
— D'accord. Qu'est-ce que ça implique exactement ? Je suis immortel ?
Toriel lui offrit un sourire de compassion.
— C'est exact, j'en ai bien peur. Je sais que ça peut faire peur, mais...
— Mais... Et Sans ? dit-il, soudainement paniqué.
— Ne pense pas à ça tout de suite, dit Sans. On avisera en temps voulu, d'accord ?
— Comment tu veux que je n'y pense pas ? Comment je suis censé accepter que je vais voir tous mes amis vieillir et mourir autour de moi ? Je ne veux pas de ça ! Je n'ai jamais rien demandé !
— Papyrus...
— Est-ce que ça veut dire que je vais devoir devenir roi ? J'ai été incapable de me faire des amis pendant des années, comment est-ce que je vais seulement pouvoir aider qui que ce soit ?
— Papyrus !
Sans lui prit les deux mains, le forçant à le regarder.
— Respire avec moi. Tout va bien. On a le temps d'en parler, d'accord ? On en rediscutera quand tu auras digéré la nouvelle. N'y pense pas trop pour l'instant, d'accord ?
— Si ça peut te rassurer, Asgore sera encore roi pendant au moins cinq siècles, tenta de le réconforter Toriel. Ni lui ni moi te forcerons à prendre le relai si tu n'en as pas envie. Ce n'est pas une urgence, loin de là. Comme l'a dit Sans, n'y pense pas trop. Ce sera plus facile à accepter avec le temps.
Frisk écoutait les adultes parler, les larmes aux yeux. L'éclat de voix de Papyrus l'avait effrayé, et la soudaine montée de la tension ne l'aidait pas à se calmer. Alors quoi, il n'était qu'un dommage collatéral ? C'était tout ? Ils allaient balayer sa condition comme ça au profit de Papyrus ? Il chercha un regard pour le réconforter autour de la table, mais personne ne faisait attention à lui. Undyne s'était levée pour prendre Papyrus dans ses bras, alors qu'Alphys tendait les papiers à Sans. Le squelette la remercia d'un signe de tête, et croisa accidentellement son regard.
— Frisk ? dit-il à voix basse.
Frisk secoua la tête. Il poussa la chaise et s'enfuit de table dans l'indifférence générale. Il se réfugia dans la cuisine, et ouvrit un des placards sous l'évier. Il s'y glissa maladroitement et referma la porte derrière lui. Il rabattit ses genoux sous son menton, et tenta de calmer sa respiration sifflante.
Dans le salon, il entendit Sans parler. Il ne comprit pas ce qu'il se dit, mais les autres se turent soudainement.
Des pas ne tardèrent pas à se rapprocher, hésitant.
— Frisk ? appela Sans. Tu es là ?
Frisk ne répondit pas. Il voulait qu'on le laisse tranquille. Malheureusement, Sans le débusqua de sa cachette en quelques secondes. Le squelette trichait toujours à cache-cache, il savait depuis le temps que c'était une de ses cachettes préférées. Le squelette entrouvrit la porte.
— Je suis désolé, dit-il sincèrement. Je n'avais pas réalisé. Tu veux qu'on aille quelque part pour discuter ? Juste tous les deux.
Frisk hésita. Le squelette lui tendit la main, calme. L'enfant n'avait pas envie de parler, mais il n'avait pas non plus envie de rester ici. Il finit par hocher la tête. Il renifla tristement, puis attrapa la main de son ami. Ils disparurent tous les deux.