Mauvais Sang

Chapitre 9 : Mauvais rêve

2861 mots, Catégorie: K+

Dernière mise à jour 08/11/2016 23:39

 

 

Soon-Bum avala sa salive de travers. Il se mit à tousser et à s'étrangler, et à avoir l'air extrêmement embarrassé – et louche - en essayant de se lever.

Tae-yeon s'appuya sur un coude pour se redresser. Il retroussa sa manche et montra calmement l'intérieur de son bras.

― Parce que le docteur Jo a estimé nécessaire de me mettre sous intraveineuse, dit-il d'une voix glaciale, ses yeux en amande plissés avec son dédain habituel.

Yoo Jung-In gonfla ses joues pendant un instant, l'air de réfléchir.

― Ah, dit-elle finalement, sans montrer d'émotion particulière. "Bon, ben j'y vais. Bonne nuit, patron. Sunbaenim, ne mangez le porridge à sa place, okay ?"

Elle quitta la pièce et ils attendirent d'entendre la porte d'entrée se refermer pour échanger un regard.

― Il y a un dieu pour les vampires, lâcha Soon-Bum, écarlate à force de chercher son souffle.

Min Tae-yeon s'humidifia les lèvres, les sourcils froncés.

― La procureur Yoo est loin d'être idiote, dit-il lentement. "Elle n'a pas insisté, mais ça ne veut pas dire qu'elle nous a crus. Il se peut très bien qu'elle relie les points plus tard."

Le détective sentit son cœur se serrer. Il prit une grande inspiration et choisit d'afficher son air le plus bêtement heureux.

― Bah… pour l'instant… on est saufs.

Son ami ne s'y trompa pas. Il se renfonça dans les oreillers, ferma les yeux et agita la main avec nonchalance.

― Il est tard. Tu devrais rentrer chez toi et prendre une douche, hyung.

Le gros flic prit une moue boudeuse.

― Quoi, je pue, c'est ça ?

Tae-yeon entrouvrit un œil de chat.

― Je ne l'ai pas dit.

Le détective se mit à rire.

― Non, mais tu l'as pensé si fort que les mots se sont presque matérialisés ! Aish, tu es si cruel…

Il enfonça le petit doigt dans son oreille comme s'il essayait d'en décoincer quelque chose.

Tae-yeon pouffa.

―J'suis content que t'ailles mieux, dit Soon-Bum, un large sourire sur son visage lunaire. Il brossa en arrière ses cheveux gras. Se leva, remonta le drap sur le procureur, tapota les coins pour que ce soit bien mis. "Je vais aller prendre une douche et me changer, puis je reviens, okay ? Garde ton portable à côté de toi et tu m'appelles si tu te sens bizarre, compris ?"

― Compris, répondit Min, un avertissement filtrant sous ses paupières à demi baissées.

Mais peu importait au détective de manquer de respect à son patron, comme d'habitude. Hwang Soon-Bum était totalement le type à oublier les convenances quand il était inquiet.

― Tu ne veux pas prendre une douche, toi aussi ? Je te donnerai un coup de main, proposa soudain le gros flic, tout en ramassant sa veste.

― Non, répliqua aussitôt Tae-yeon en rouvrant des yeux furieux.

― Okay, okay. A plus, alors.

― Dors chez toi, Hyung, dit le procureur d'un ton plus amical. "Je vais mieux."

― Mais…

― Détective Hwang Soon-Bum.

De nouveau l'intonation autoritaire.

― C'est bon, je reviens demain matin, céda l'homme.

Il tourna une dernière fois la tête sur le pas de la porte. Le procureur s'était tourné de côté, le menton dans une main, et examinait les dossiers restés au bord du lit.

― Travaille pas trop, okay ? T'as besoin d'une pause, de temps en temps. Et t'es pas en état, même si tu le prétends, murmura le détective avant de quitter la pièce.

Il ne vit pas le petit sourire que se permit Tae-yeon une fois seul.

Oui, le quotidien était compliqué et plein de rebondissements désagréables quand vous étiez vampire et orphelin.

Vous n'aviez pas de mère pour vous apporter des tupperwares de Kimichi au bureau, vous tricoter des pulls capables de provoquer une syncope chez le citoyen moyen de Séoul ou dans l'épaule de qui vous pouviez cacher vos moments de faiblesse.

Et il vous était à jamais interdit d'être vrai devant la femme que vous aimiez, sans risquer de voir du dégoût – ou pire, de la peur – dans ses yeux.

Mais il y avait du bon à être l'ami de quelqu'un.

C'était ce qui donnait un sens au mot "vivre".

Min Tae-yeon ne l'avouerait jamais, mais Hwang Soon-Bum était la raison pour laquelle il se considérait encore humain.

 

 

Cette nuit-là, pendant que le gros détective ronflait dans sa piaule jonchée de pots de nouilles en carton ramollis et de bouteilles de soju vides, le procureur Min s'endormit sur les feuilles éparpillées autour de lui et rêva.

Le sang des vivants n'avait pas de texture quand il le buvait au verre, mais peut-être était-ce à cause de l'intraveineuse, son esprit se remplit d'images et de sons comme s'il nageait dans une coupe de champagne.

Cette fille assise à la terrasse d'un café, qui tournait autour de son doigt une bague ornée d'un diamant, émerveillée.

Un goût de fleur ou de cannelle, épais et doux comme une boisson crémeuse…

Cet homme d'affaires rongé de remords, fébrile, les mains crispées sur ses genoux, son attaché-case à côté de lui sur le banc.

Une odeur métallique et braisée comme une casserole oubliée sur le feu…

Trois lycéens en train de mater les jambes des passantes, leurs sacs sur le dos, accroupis derrière les barreaux d'un escalier, gloussant d'excitation.

Un frisson acidulé comme celui que laisse sur la langue une glace au cola.

Le couple âgé qui se tenait par la main dans le parc, la démarche pataude du vieil homme,  les joues ridées rosissantes de la mamie.

Une caresse aux tonalités de vanille, quelque chose de chaud et d'agréable…

Puis tout devint noir et Tae-yeon se vit seul dans une clarté bleue qui tombait de nulle part.

Ses mains étaient rouges de sang et ses gencives douloureuses. Ses épaules tremblaient. Ses yeux brûlaient dans leurs orbites.

Il haletait.

Sur le sol froid était étendu le corps d'une femme avec une écharpe écarlate au cou.

Il s'agenouilla, tendit le bras pour délicatement incliner le visage vers lui.

Il ne vit rien, mais s'éveilla en sursaut, avec un cri.

― NON !

Il était seul dans sa chambre et c'était le matin. La poche de sang suspendue au crochet était vide.

Il examina ses mains.

Propres.

Toucha son visage, sa bouche, passa la main dans ses cheveux collés par la sueur.

Ce n'était qu'un rêve.

Un stupide rêve.

Il repoussa les couvertures d'un coup de pied, enleva l'aiguille de son bras et sortit de la pièce. Ses jambes étaient un peu chancelantes, mais il se sentit mieux après un quart d'heure sous la douche.

Il s'habilla avec soin, content de retrouver l'élégance sobre qui était sa signature, boucla sa montre autour de son poignet et coiffa ses cheveux noirs. Devant le miroir, il adressa à son reflet une moue satisfaite et dédaigneuse avant de glisser son portable dans la poche intérieure de sa veste de costume.

Trois messages reçus.

On venait de trouver un corps à côté de Ahn Sung Si.

Yoo Jung-In et Choi Dong-man étaient déjà en route vers le site.

Il hésita avant de verser une poche de sang dans un verre à pied, mais son estomac semblait s'être calmé et il put boire sans malaise, tout en faisant semblant d'écouter le plaidoyer de Soon-Bum à l'autre bout du fil.

Le détective n'était pas d'accord à l'idée qu'il les rejoigne sur la scène du crime.

Une demi-heure plus tard, il garait sa voiture derrière l'ambulance et sortait en enfilant ses lunettes de soleil.

Il faisait très chaud.

― M'est avis que l'orage ne va pas tarder, lança un des membres de l'équipe médico-légale en passant à côté de lui avec un policier qui hochait la tête, le front ruisselant de sueur.

En haut de la butte, sous les pins, le corps d'un homme était étendu, les bras en croix. Sa tête était à moitié écrabouillée et le flash qui monta dans les prunelles bleues de Min confirma ce que son expérience avait déjà déduit. On avait brutalement fracassé le crâne de la victime avec une grosse pierre.

― Patron ! Vous allez mieux ? s'écria Dong-man qui gribouillait dans son carnet, en faisant signe au procureur avec son habituel sourire d'imbécile heureux. "Oh là là, vous êtes encore bien pâle..."

Min Tae-yeon se garda bien de répondre avec sincérité et fit comme si peu lui importait qu'on s'inquiète de sa santé.

― Vous êtes loin d'afficher la grande forme. Vous ne risquez pas de gerber sur le corps, hein ? grommela la procureur Yoo en contournant les numéros fichés dans le sol pour s'approcher de leur patron.

Celui-ci leva ses yeux de chat avec son habituel coup d'œil hautain et enleva ses lunettes de soleil.

― Qu'est-ce qu'on sait de la victime ?

― Jeong Koo-Hyuk, trente-sept ans. Vendeur en porte-à-porte, répondit la jeune femme d'un ton pincé. "Sa femme a signalé sa disparition hier soir. Ses papiers, son portefeuille et même sa montre sont encore sur lui. On ne lui a rien volé, ou alors il s'agit de documents et le tueur a pris soin de refermer la sacoche, pour une raison bizarre."

― Le corps a été découvert par un couple qui faisait son jogging, ajouta le détective Hwang, essoufflé, en arrivant en haut de la butte. "Je les ai interrogés, ils sont sous le choc. Ils n'ont vu pers…

― De toute façon, il était déjà mort, ce matin, coupa Min Tae-yeon. "Le coupable avait dégagé depuis longtemps. On aura plus de chance en examinant les enregistrements des CCTV du coin."

― Whoah, comment vous avez deviné qu'il était mort cette nuit alors qu'on n'a pas encore les résultats de l'autopsie ? s'extasia Choi Dong-man. "Vous êtes encore plus fort que le docteur Jo !"

Hwang se racla bruyamment la gorge.

― Simple supposition, dit Tae-yeon avec froideur. "Je me trompe peut-être."

Yoo Jung-In leva les yeux au ciel.

― Si seulement ça pouvait vous arriver de temps en temps comme au commun des mortels, marmonna-t-elle entre ses dents.

Quelqu'un se mit à rire à côté d'elle et elle sursauta.

― Bonjour à tous, dit le docteur Jo avec bonne humeur. "Procureur Min, ça fait plaisir de vous voir sur pieds."

Mais ses yeux étaient chargés de doute.

Le détective Hwang donna un coup de coude à Tae-yeon.

― Je t'avais dit que tu aurais du rester chez toi.

Il n'eut pour réponse qu'un haussement d'épaules et une œillade contrariée.

― Docteur, je vous verrai au labo. Les autres, je veux l'emploi du temps de la victime, ses hobbies, sa femme, tout ce qui sort de l'ordinaire. Réunion à une heure aux bureaux.

― Compris, patron, s'exclamèrent le gamin et la jeune femme.

Il était déjà en train de partir. Hwang Soon-Bum dévala la butte pour rattraper le procureur.

― Tu m'emmènes ? J'suis venu en bus.

Min le dévisagea, puis soupira en lui lobant le trousseau de clés.

― Vas-y, conduis.

Ils suivirent l'ambulance. Tae-yeon avait fermé les yeux et renversé la nuque contre l'appui-tête.

― T'es fatigué, tu vois… je t'avais dit, marmotta le détective en lui jetant un coup d'œil.

― Je réfléchis.

― C'est ça, ouais…

Tae-yeon rouvrit les yeux, l'air presque choqué.

― C'est quoi ce vent d'insubordination dans l'équipe ?

Hwang rentra les épaules, puis étouffa un gloussement de rire.

― Peut-être que tu devrais organiser une sortie d'équipe, hein ? Qu'est-ce que tu en penses ? On travaille mieux quand on a passé du bon temps ensemble. Et ça te permettrait de te reposer un peu, ajouta-t-il entre haut et bas.

Min se permit un reniflement amusé.

― Cette équipe a été formée pour travailler. Fournir des résultats. Etre efficace. Je ne vois pas lequel de ces mots peut être associé avec beuverie ou relâchement.

Soon-Bum leva les yeux au ciel.

― Tu es si coincé, c'est effrayant.

― Regarde la route, hyung.

L'ambulance traçait son chemin à travers la ville, sous une chape de nuages noirs, gonflés et très bas. Des éclairs commençaient déjà à fuser dans le lointain. Il faisait sombre et la chaleur était insupportable.

Le docteur Jo prit un air des plus désapprobateurs lorsqu'ils entrèrent dans le laboratoire.

― Non, dit-il.

Min Tae-yeon fronça les sourcils.

― Je ne vous ai pas demandé votre avis, répliqua-t-il.

Hwang leva les mains dans un geste qui se voulait apaisant.

Aigoo, vous êtes deux adultes, vous…

La porte qui s'ouvrait à toute volée lui coupa la parole.

Le tonnerre gronda, tout proche.

Dans le silence inconfortable Yoo Jung-In arqua un sourcil perplexe.

― Qu'est-ce qui se passe ? Y'a un problème ?

Les trois hommes considérèrent la jeune femme avant de soupirer avec un bel ensemble.

― Non, aucun, dit tranquillement le médecin légiste. "Nous allions commencer l'autopsie. Voulez-vous y assister, mademoiselle Yoo ?

Procureur Yoo, docteur, rectifia-t-elle en s'approchant. "Non merci. Je venais juste dire au procureur Min que…"

L'orage éclata avec fracas sur le quartier et, alors qu'une volée de gouttes s'abattait contre les vitres, toutes les lumières du bâtiment s'éteignirent.

Pendant un quart de seconde, le laboratoire fut plongé dans l'obscurité et le corps de la victime, allongé sur la table, se mit à luire doucement.

Au même instant, Yoo Jung-In aperçut quelque chose qui brillait à côté d'elle et ouvrit la bouche pour s'exclamer.

Le cœur de Hwang Soon-Bum s'arrêta de battre et il ferma les yeux.

Le tonnerre gronda de nouveau.

Il y eut un grésillement et la lumière revint.

Le détective rouvrit les yeux et les écarquilla avec stupeur.

Min Tae-yeon était penché sur la jeune femme, ses mains lui tenaient le visage et il était en train de l'embrasser.

 

 

 

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