Bienvenue à bord du Nautilus !

Chapitre 3 : Troisième vœu et dénouement

Chapitre final

8251 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 22/10/2025 22:58


Le lendemain, le Capitaine Nemo sortit son sextant pour connaître la position de son sous-marin. Il était proche de la Crimée, ce qui le fit froncer des sourcils. Il le consulta plusieurs fois, mais l’instrument indiquait toujours la même position. Perplexe, il songea Pourtant, hier, nous étions encore dans l’océan Atlantique… Ce doit être le Djinn qui nous joue des tours… 

Nemo lâcha la barre et se rendit dans la cabine de la bonne, où il tomba nez à nez avec le Djinn lorsqu’il ouvrit la porte. L’Arabe, devant l’expression sérieuse du Polonais, cessa de sourire.

Il y a longtemps que je n’ai pas vu le Capitaine m’aborder… La dernière fois, c’était parce qu’il voulait que je réalise son désir de vengeance… Ah ! J’espère seulement qu’il ne vient pas avec cette idée ! Je lui répondrai inévitablement la même chose que la dernière fois : je ne réalise que les vœux qui ne nuisent à personne… Qu’y a-t-il de difficile à comprendre ? 

Les sourcils levés d’étonnement, le mari de la bonne demanda :

— Capitaine, quelle est la raison de votre visite ?

— Je voudrais savoir, Monsieur, si vous ne seriez pas, par hasard, responsable du changement soudain de notre position dans le monde sous-marin ?

— Capitaine, vous dites ceci parce que vous êtes étonné que nous nous retrouvons si près de la Crimée ?

— Exactement, répliqua froidement le Polonais.

Il fit une courte pause, réajusta sa casquette d’uniforme sur sa tête puis continua :

— Et je voudrais avoir des explications.

— Les explications, je peux vous les donner sans problème, Capitaine, fit le Djinn avec un petit sourire. Simplement, je voulais réaliser les vœux des enfants (et pas seulement les miens), qui veulent voir la terre ferme. 

L’entité des contes arabes poursuivit en levant ses bras : 

— Les pauvres, ils ont passé la plupart de leur temps, depuis leur naissance, à voir les fonds marins à travers les petits hublots du Nautilus.

La bonne s’approcha d’un pas rapide vers son époux, serra sa main droite et intervint d’une voix suppliante, en fixant leur chef :

— S’il vous plaît, Capitaine, permettez-nous de faire une escale en Crimée… Pour que les enfants puissent s’amuser sur la plage… Pour que nous puissions profiter du temps… S’il vous plaît, Capitaine…

Le Capitaine Nemo demeura de marbre. Il songea en polonais C’est vrai qu’il y a longtemps que nous n’avons pas vu la surface. On était toujours dans différents océans ou diverses mers. Surtout maintenant que notre sous-marin est invisible aux yeux des hommes, nous pourrions bien faire une halte… Ce que nous n’avions pas fait depuis que le Djinn nous avait rejoint, car il fait apparaître tout ce dont on a besoin… D’accord, sauf parfois les poissons frais, qu’il faut les pêcher, mais c’est la moindre des choses… C’est vrai que tous ces couples sont tellement mignons… Ils me rappellent tellement mon autre vie…

Il soupira, nostalgique.

Peut-être que je pourrai me remarier ? N’est-ce pas la solitude qui me rend si grincheux ? Il me manque une présence féminine… 

Le Djinn et sa femme le fixèrent d’un air insistant. Elle demanda :

— Capitaine, êtes-vous correct ?

— Oui, oui, répondit l’interpellé en clignant des yeux pour sortir de ses pensées.

L’Arabe intervint d’une voix douce, en levant son index droit : 

— Alors, Capitaine, permettez-vous de faire une escale ?

Nemo toussota pour reprendre contenance, regarda alternativement ses deux interlocuteurs et affirma d’un ton sérieux : 

— Permission accordée ! Nous ferons une escale d’une semaine en Crimée ! C’est vrai qu’il faut bien profiter du soleil ! Mais on ne descend pas avant que j’en donne le signal !


Le couple acquiesça d’un geste positif et le Capitaine Nemo se retira discrètement dans sa cabine. Chemin faisant, les mains derrière le dos, il songeait tristement.

Je peux mettre un certain ordre dans mes affaires, mais il y manque une touche féminine… D’autant plus que je suis seul dans mon lit le soir… Ne pas avoir personne à qui se confier…

Le Capitaine soupira. 

N’ai-je mérité d’être heureux, après tant de mésaventures sous-marines ? Je n’aurai qu’à formuler mon troisième vœu… Au moins, j’aurai essayé… Pourquoi pas ? C’est une bonne idée !


Une fois dans sa cabine, il se rendit au-devant de la table sur laquelle se trouvait l’aquarium et prononça en polonais : « Poisson d’or, viens à moi, la queue dans la mer, la tête tournée vers moi. »

Aussitôt, le poisson pointa sa tête hors de l’eau et demanda dans la même langue :

— Que puis-je faire pour vous ?

L’homme dit d’un air nostalgique, bref sourire sur son visage sérieux : 

— Que je trouve une femme.

— Votre vœu sera exaucé à l’instant ! Et n’oubliez de changer à nouveau l’eau ! s’exclama le poisson en plongeant dans l’aquarium.

Le Capitaine suivit l’animal du regard. Celui-ci fit trois fois le tour de l’aquarium puis, au milieu, agita sa nageoire droite comme s’il claquait des doigts.

Heureux, il donna l’ordre aux membres du personnel et à leurs familles de se préparer à accoster et à sortir. Nemo changea l’eau du bocal et sortit en dernier du submersible, afin de s’assurer que personne ne soit resté.




*****



Sur la plage de Crimée, les enfants jouaient joyeusement, sous les regards amusés des parents. Ces derniers étaient allongés sur des serviettes de plage — chaque couple sur la sienne. Le Capitaine Nemo, qui se tenait près de l’endroit où se trouvait son Nautilus, scrutait le paysage autour de lui : les couples tendrement enlacés et les enfants. Il soupira en son for intérieur. Ces joyeuses scènes de famille lui rappelèrent son ancienne vie, lorsqu’il était marié, heureux mari et père, jusqu’au jour de la terrible tragédie au cours de laquelle il avait tout perdu. Depuis, il préférait rester célibataire. Mais aujourd’hui, le comte polonais déchu s’était dit à lui-même qu’il pouvait bien essayer d’entrer en relation avec une femme. Encore faudrait-il qu’il en aperçoive une qui soit libre. Il refusait par principe de devenir l’amant d’une femme mariée ou d’une demoiselle qui était fiancée à un autre, ou encore le mari d’une demoiselle qui serait plus intéressée par son porte-monnaie que par lui. Le Capitaine fut sorti de ses rêveries par la présence d’une forme humaine dans son champ de vision. Une jeune femme se promenait sur la plage. C’était une blonde vêtue d’un corsage à la mode de 1850, avec une jupe et une traine en soierie façonnée argent avec une broderie de la même couleur. Elle marchait avec élégance, grâce et légèreté. Il la suivit du regard, soudainement intéressé et fasciné par elle. Lorsqu’elle passa près de lui, le célibataire comprit qu’il était amoureux d’elle. Pas de doute, étant donné son rythme cardiaque accéléré, la bouffée de chaleur dans tout son corps et le fait que toute son attention était rivée sur la mystérieuse demoiselle. Il lui semblait, par ailleurs, que la blonde avait des yeux bleu-gris magnétiques et qu’elle lui souriait d’un air énigmatique. Il la trouvait simplement charmante.

Voilà longtemps que je n’ai pas eu cette impression, pensa perplexe le Polonais. La dernière fois c’était envers mon épouse, ma chère Maria, un an avant notre mariage… Je n’ai plus jamais pensé ressentir ceci de ma vie… Quelle belle surprise ! De nouveau éprouver un sentiment envers une femme ! Moi qui étais sûr de rester seul jusqu’à la fin de mes jours !


Le Capitaine Nemo la regarda jusqu’à la perdre de vue. Il fixa pendant un certain temps la direction qu’elle avait empruntée. Il sortit de sa contemplation amoureuse lorsque l’un des ingénieurs lui demanda de se joindre à eux pour le repas du midi. Le célibataire le suivit sans mot dire, mais au fond de son cœur, il gardait l’espoir de revoir la mystérieuse jeune femme. Il revint sur la plage après avoir mangé et y erra, comme un navire sans boussole, pendant des heures. Il ne vit pas la jeune demoiselle, ce qui l’attrista beaucoup. Au moment précis où il pensait qu’elle n’allait plus venir, la voilà au loin, qui se dirigeait vers lui. L’homme inspira et expira profondément et essuya quelques gouttes de sueur sous sa casquette d’uniforme qu’il remit aussitôt sur sa tête pour se protéger des rayons solaires. La jeune femme s’avançait, avec la même prestance aristocratique, la tête haute, l’allure fière et sûre d’elle. 

Avec le jeu de la lumière du soleil dans ses cheveux, on dirait un ange avec une auréole, songea l’amoureux. Comment on disait déjà, dans les contes ? Une chevelure d’or ! 


Le Capitaine s’éclaircit la gorge puis s’avança vers elle et l’aborda en ces termes en russe, la main droite sur le cœur qu’il tentait en vain de calmer :

— Jeune demoiselle, je suis le Capitaine Nemo. Et vous ?

— Olga Petrovna Orlova, répondit-elle d’une voix mélodieuse dans la même langue. 

Elle baissa aussitôt un peu sa tête, les joues rouges, en pensant, agitée, Oh, comme il est charmant ! Elle releva quelques secondes plus tard le regard, de sorte que l’homme scruta ses yeux bleu-gris. 

Il songea, l’air perdu, Pourtant, elle a un magnétisme surnaturel… Elle est tellement…

Le Polonais s’éclaircit la gorge pour se donner bonne contenance puis murmura d’un air affable :

— Dame Orlova…

La Russe approuva discrètement. 

Il poursuivit :

— Je vous invite dans un restaurant pour souper. Acceptez-vous de me tenir compagnie ?

— Oui, avec plaisir, répondit-elle sans se départir de son sourire énigmatique.

— Nous nous retrouvons ici, à cet endroit de la plage ?

Elle hocha la tête puis s’éloigna de lui. Le Capitaine la regarda aussi longtemps qu’il était possible. Il se dit à lui-même, lueur de détermination dans ses yeux bleus, Dame Olga Petrovna Orlova… Je dois demander sa main auprès de son père ! Au moins, je sais qu’il s’appelle Piotr Orlov… Il ne manque plus qu’à découvrir son patronyme et à le trouver !

En se grattant le menton, il poursuivit ses réflexions.

Mais comment faire ? Le plus simple serait de demander à Olga Petrovna ! Mais avant, je dois essayer de conquérir son cœur ! Mais par où commencer ? Par des lettres ? Des sorties au restaurant ? Des sorties au théâtre ? Pour être sûr, les trois, mais une chose à la fois… Je prolongerai les vacances… Je pense que les autres membres de l’équipage ne s’en plaindront pas… Surtout pas les enfants… D’autant plus que nous n’avons rien à craindre pour notre Nautilus, puisqu’il est invisible aux yeux des hommes… J’espère seulement qu’elle ne me fuira pas lorsque j’improviserai mes raisons d'être ici… Je ne pourrai quand même pas lui dire la vérité… Ce serait trop bizarre…


Il regagna son sous-marin, répondant à l’appel du professeur Aronnax. Il avançait, en un mouvement mécanique. En fermant les portes, le Capitaine Nemo ne regardait point l’espace autour de lui. Dans les profondeur de son esprit, il s’abandonnait à une rêverie empreinte de mélancolie. 

Olga Petrovna Orlova… Orlov… Ce nom me rappelle vaguement des noms de famille de mon ancienne vie… Sans doute est-elle une jeune noble russe, pensa-t-il. Si ma mémoire ne fait pas défaut, la famille Orlov est une famille de comtes russes… Voilà longtemps que je n’ai pas rencontré des gens de la noblesse ! Mais celle-là semble être pure de cœur…

Il soupira.

À moins que ce soit un coup de tête parce qu’elle est plus jeune… Sérieux, je dois me ressaisir…

Nemo s’étira un peu puis vint prendre place à table, où les autres membres de l’équipage l’attendaient, y compris les enfants. Sur la grande table, les assiettes étaient déjà remplies de mets divers : pierogis au chou blanc pour les uns, vareniki à la viande ou des grillades de poissons pour les autres.



*****



Quelques heures avant le rendez-vous, le Capitaine se renseigna auprès du premier passant qu’il rencontra quel était le meilleur restaurant de l’endroit. Puis comme convenu, il attendit Olga sur la plage, au même endroit où il l’avait abordé pour la première fois. Pour l’occasion, il avait revêtu son habit du dimanche : une chemise blanche à haut col, une cravate brune foncée, un gilet en soie beige brodé or et un pantalon brun foncé. Pour compléter le tout, un haut-de-forme brun foncé et des chaussures brunes. La dernière fois qu’il s’était ainsi paré, c’était pour une sortie au théâtre avec sa défunte épouse. Il n’avait jamais pensé dépoussiérer ces vêtements, qui sommeillaient dans son armoire depuis des années.



Le Capitaine attendait avec impatience la femme aimée. Quand Olga arriva, en faisant onduler son corsage bleu et ses cheveux blonds au rythme de ses mouvements élégants, il lui sourit gentiment et lui proposa de l'emmener au restaurant. Elle accepta timidement et ils se rendirent dans un restaurant chic de Sébastopol. Ils mangèrent une salade de pieuvres. Le Capitaine profita du moment pour engager la conversation avec elle. Il lui posa différentes questions pour apprendre à mieux la connaître. Il apprit alors le nom complet de son père : Piotr Ilitch Orlov, qui vivait à Simferopol. Lorsqu’elle le questionna sur son propre père, Nemo se tut, en pensant, ému, comment lui dire ?


Un pénible souvenir lui revint en mémoire. Ce moment qui avait été le premier de la longue suite de malheurs qui l’avaient frappé.


3 mars 1860, date à jamais gravée en son esprit.

Il est dans le salon, celui de sa grande maison où il avait vécu lorsqu’il était marié et depuis quelques années, père. C'est une pièce richement décorée avec des tapisseries brodées or et argent et des meubles en bois de chêne clair plaqué or. Il est assis sur l’un des fauteuils près de la grande fenêtre qui laisse entrer la lumière naturelle.

Voilà un serviteur et un employé de poste qui font irruption. 

Le serviteur dit :

— Comte Franciszek-Nicolas Jabłonowski, un télégramme.

— De qui ? questionne-t-il, étonné, en sursautant malgré lui.

L’employé de poste répond, en tendant le télégramme :

— De votre mère, la Comtesse Maria-Karolina Jabłonowskina.

Intrigué, il le prend et le lit. Il ne pouvait pas y croire. Son père, Stanisław-Władysław  Jabłonowski, est mort il y a quelques heures, d’une chute dans les escaliers.

« Le vieux a probablement été poussé par l’un de ses serviteurs », pense-t-il en fronçant les sourcils. « Mais pourquoi ? »

Il s’éclaircit la gorge puis murmure d’une voix blanche en fixant d’un air perdu l’employé de poste :

— Merci.

Le serviteur et l’employé de poste quittent le salon après s’être inclinés respectueusement.


La jeune Russe, ressentant le malaise de son interlocuteur, s’excusa aussitôt, puis lui adressa son plus beau sourire. Ce sourire qui fit chasser les tristes pensées du Capitaine. Ce dernier murmura :

— Il est tout à fait légitime de poser la question au sujet de mon père… Malheureusement, il est décédé il y a plusieurs années…

— Je suis désolée…

— Ne le soyez pas… Ce n’est pas de votre faute, balbutia le Polonais.

Un silence plana entre eux pendant quelques minutes. Il gardait la tête baissée, comme s’il était gêné de poursuivre la discussion. D’ailleurs, les plats furent servis et ils mangèrent sans dire un seul mot, comme si l’échange précédent avait jeté une ombre entre eux.

Après que l’homme paya leur repas, les deux remercièrent le serveur et le cuisinier.

En se dirigeant vers la sortie, Olga toussota puis murmura d’une voix douce, avec son plus beau sourire, ce qui dérida le quarantenaire :

— Capitaine Nemo, comment avez-vous trouvé la salade de pieuvres ? Je l’ai bien apprécié…

— C’était bien, répondit-il d’une voix neutre. 

Nemo regarda attentivement la jeune Russe. Il la désirait pour femme, tout simplement. C’était son impression.

Il ajouta après un long silence, en la fixant droit dans les yeux :

— Dame Olga Petrovna, je vous invite demain midi au même restaurant. Acceptez-vous mon invitation ?

— Oui, Capitaine Nemo, répondit-elle. Votre compagnie m’est très agréable… 

— La vôtre me l’est également…

Olga fit un geste de salutation de sa main droite et murmura :

— À demain !

— À demain, alors ! répliqua-t-il.


Puis ils sortirent du restaurant, et il proposa de la raccompagner. La jeune femme refusa avec son plus beau sourire et chacun partit dans sa direction. L’homme se retourna pour la contempler jusqu’à la perdre de vue. Il soupira puis revint, les yeux dans le vague, dans sa cabine à bord du Nautilus.



*****



Le temps des vacances filait comme un éclair, car le Capitaine était dans les rêveries et les espoirs de son amour toujours plus croissant pour la mystérieuse Olga Petrovna Orlova. Il ne dormait plus, ne cessant de penser à elle. Il se nourrissait peu, trop perdu dans ses pensées pour elle. Il n’aspirait qu’à la voir et la revoir, l’admirer, la contempler marcher avec élégance et se noyer dans ses yeux bleu-gris. Il entreprit sérieusement de séduire la jeune femme, en l’invitant au restaurant et au théâtre. Après cinq jours de congé, le Capitaine Nemo décida de prolonger les vacances pour une durée indéterminée, ce qui réjouit les autres membres de l’équipage. Plus le temps avançait, plus le loup de mer aguerri avait espoir d’être en présence de son âme-sœur. Évidemment, au cours de leurs fréquentes rencontres, le Capitaine réinventa son histoire, sans lui dire un seul mot au sujet de sa misanthropie ou de son Nautilus

Immanquablemment, ses absences répétées alimentèrent des rumeurs au sein des autres membres de l’équipage, qui se demandèrent bien l’identité de la demoiselle qui faisait battre ainsi le cœur froid du capitaine. Les trois ingénieurs, le professeur, son serviteur et le harponneur se réjouirent de la tournure des événements. Au moins, le Capitaine Nemo ne serait plus grincheux. Sans doute que sa femme le mettrait enfin de bonne humeur, plaisantèrent-ils entre eux.



*****



Lorsque le Polonais se décida enfin, après un mois de sorties dans les restaurants et dans les théâtres, à écrire une lettre dans laquelle il avoua ses sentiments amoureux à la jeune Russe, il ne put s’empêcher de songer amèrement Je n’ai jamais pensé écrire à nouveau des lettres d’amour à une femme… Mais puisque l’occasion se présente enfin, autant ne pas la rater ! 

Le Capitaine écrivait une lettre par jour. Au début, sa bien-aimée ne répondait pas, ce qui exaspérait quelque peu le quarantenaire. Mais lorsqu’elle répondait, il n’y avait aucune ambiguïté. Tout était clair : Olga n’était pas indifférente. Ces réponses encourageantes laissaient à penser au célibataire que son vœu se réalisera bientôt. Par la pensée, il remercia le Poisson d’or. Plus heureux que jamais depuis qu’il était devenu apatride, le Capitaine du Nautilus multipliait ses rencontres avec la jeune femme, poursuivant ainsi ses tentatives de séduction. Néanmoins, par moments, il se demandait si la jeune dame n’était pas amoureuse de son portefeuille depuis qu’il lui avait dit qu’il était un comte originaire de Poznań. Ses efforts n’avaient pas été vains : après plusieurs mois de cour, il osa demander officiellement sa main auprès de son père, qui accepta aussitôt. Les voilà fiancés ! 


Ils se marièrent à Sébastopol trois mois plus tard, en présence des parents d’Olga, des amis de sa famille et les membres de l’équipage du Nautilus, que le Capitaine Nemo présenta comme des amis. Tout l’événement avait été soigneusement organisé par les Orlov, les trois ingénieurs, le professeur Pierre Aronnax et le Djinn. 



*****



Après la fête du mariage, alors que les nouveaux mariés et leurs invités se promenaient sur la plage de Sébastopol, Olga demanda à son époux d’une voix très douce, presque mielleuse : 

— Mon cher Nemo, puisque tu es un Comte, montres-moi où tu vis ! Il sied à toute bonne épouse de suivre son mari et je ne ferai pas exception !

À cette remarque, le quarantenaire s’était rembruni. 

Zut ! Je ne veux pas revenir en Pologne ! Hors de question ! Comment vais-je faire pour l’embarquer sur le Nautilus alors qu’elle ne le voit pas ? Que dois-je dire ? La vérité ? 

Il soupira.

C’est évident… Je ne peux plus mentir… Et si pour cela, elle me prend pour un vieux fou ? Tant pis ! Je joue le tout pour le tout ! Et si elle demande le divorce demain, c’est que je ne suis vraiment bon à rien !

Le marié s’éclaircit la gorge, la mine sérieuse. Il dit d’une voix grave :

— Olenka(1), je ne vis pas dans une grande maison comme je te l’avais dit….

— Où vis-tu alors ? demanda l’interpellée, en levant les sourcils.

— Depuis des années, je vis dans un sous-marin que j’ai moi-même construit, avec l’aide de mes trois amis ingénieurs, Jozef-Stanisław Prószyński, Mieczysław-Stefan Choreń et Jacek-Wsiewalad Rudlicki. Nous l’avons baptisé Nautilus. Et aussi les autres amis invités à notre mariage sont en réalité tous les membres de l’équipage. Tout ça parce que je voulais fuir les hommes… 

— C’est le sous-marin que j’ai vu à quelques kilomètres de l’endroit de notre première rencontre ? questionna Olga, avec son sourire le plus énigmatique et le plus innocent qui soit.

Son époux fronça des sourcils en pensant, perplexe. Il me semble que le submersible n’était visible que pour les êtres des contes, pour les membres de l’équipage et pour moi-même… Déduction : Olenka est une créature légendaire… Elle peut être une sorcière, une princesse, une Roussalka(2), une Vodianitsa(3), une Topielec(4), une Bolotnitsa(5), une Vila(6)… À moins qu’elle soit Baba Yaga ou l’une de ses filles ou petites-filles(7) ? Ou peut-être l’une des filles de Koscheï l’Immortel(8)… Pourtant, si ma mémoire ne me trompe pas, aucune princesse des contes ne s’appelle Olga, mais Hélène, Vassilissa ou Maria(9)… Elle ne peut pas être une Bolotnitsa, car elle n’a pas les yeux verts… Au moins, je ne mourrai pas enlisé dans un marais… Si elle est une Topielec, je peux m’attendre à mourir bientôt noyé… Si elle est une Roussalka, je peux craindre aussi de mourir noyé… Si elle est une sorcière, voire Baba Yaga, je suis fichu ! Ça expliquerait ses yeux si attirants… Peut-être suis-je victime d’un sort ?

Le pauvre homme ne savait plus que penser au sujet de sa femme. Des sueurs froides lui coulèrent dans le dos. Il lâcha la main de Olga, en tremblant malgré lui. 

Elle murmura de sa douce voix :

— Pourquoi as-tu peur de moi, mon amour ?

Il cligna des yeux, s’éclaircit la voix puis répondit, en fixant son épouse d’un air sévère :

— Parce qu’aucun homme ne peut voir le Nautilus, à l’exception de l’équipage et des êtres des contes et légendes…

— Merci, répliqua-t-elle, de me considérer comme une simple mortelle ! 

— Ne serais-tu pas alors… 

La gorge nouée, il hésita à terminer sa phrase. Les mots se bousculaient dans sa tête.

Il toussota, puis murmura d’une voix blanche : 

— … une femme sortie des contes ?

En le regardant droit dans les yeux, elle répondit rhétoriquement :

— Mes yeux n’ont pas été des indices suffisants ?

— Disons, j’avais des doutes… Mais je me demande pourquoi me l’as-tu caché ?

— Comme toi qui me cache ta véritable identité… De ce côté-là, on est au même point… On s’est mutuellement menti… 

Il fit un geste de recul, en se retournant à moitié, pour cacher son trouble.

Elle poursuivit d’une voix douce, en cherchant à saisir sa main :

— Mais sache que je t’aime quand même, Comte Franciszek-Nicolas Jabłonowski…

Cette remarque glaça le sang dans les veines du marié, lui rappelant sa vie avant la grande tragédie qui le changea à tout jamais. La dernière fois que quelqu’un s’était ainsi adressé à lui, c’était l’un de ses serviteurs, il y avait de cela sept ans.

Les invités, un peu en retrait derrière le nouveau couple, s’exclamèrent à l’unisson :

— Comment ? Capitaine Nemo serait un ancien comte ?

Sidéré, le Polonais se figea, bouche bée, la gorge sèche. Il se retourna d’un mouvement sec, et parcourut rapidement du regard l’assistance, puis fixa sa femme.

Connaît-elle mon triste passé ? songea-t-il, encore plus inquiet, en reculant de quelques pas, en un geste de fuite. Là, je suis fichu ! C’est fini ! 

Ses mains tremblantes et moites trouvèrent refuge dans les poches de son pantalon.

Après cela, je ne pourrai même pas revenir dans mon Nautilus… 

Ses yeux clairs s’agrandirent encore plus pour devenir presque comme ceux d’un hibou, il recula rapidement, en songeant tristement 

Ils auront le droit de me lapider comme le pire des traîtres pour avoir menti délibérément ! 

Le marié s’immobilisa, raide comme un cierge et sortit les mains de ses poches, pour les mettre derrière son dos.

Je sais, Franciszek, que ton nom est Personne, mais ne fuis pas ton destin !

Il leur tourna le dos pour marcher devant lui d’un pas rapide. 

Trop tard ! Tu restes un menteur ! Un misérable ver de terre ! Un lâche sans nom, sans passé, sans présent et sans futur ! Ton seul avenir ne peut être que la tombe !

Il inspira et expira profondément, d’un air résigné, les épaules affaissées.

La jeune Russe s’avança en tendant son bras droit vers lui. 

Elle s’écria d’une voix aiguë :

— Mon amour, ne me fuis pas ! C’est correct, je vais tout avouer !

Le quarantenaire se retourna brusquement. Leurs yeux clairs se croisèrent. Olga y lit une tristesse humaine, comme s’il craignait de s’ouvrir à une femme. Il y lut une tristesse très profonde, surréelle, une sorte de peur indescriptible propre aux êtres immortels. Tous les deux demeurèrent silencieux pendant plusieurs minutes. Les invités, quelque peu gênés, n’osèrent pas prononcer un seul mot et regardèrent la scène un peu à l’écart. Ils avaient l’impression d’assister à un moment important.

La mariée brisa le silence d’une voix quelque peu tremblante :

— Frane(10), je t’avais déjà remarqué il y a sept ans…

— Comment ? questionna-t-il d’une voix blanche. 

— Je sais que tu avais perdu tes parents, ta femme et tes enfants…

— S’il te plaît, va à l’essentiel ! La supplia-t-il.

— Je t’avais aperçu en train de déambuler près de la Warta…

— À Poznań ? À Oborniki ?

— À Poznań.



L’un des souvenirs pénibles lui revint en mémoire.



C’était le 9 décembre 1860.

Il se trouve dans le salon somptueusement orné de tapisseries brodées d’argent et d’or, agrémenté de mobilier en bois précieux, dans la vaste demeure où il habite depuis plusieurs années. Il y mène une existence heureuse, étant un époux comblé et un père épanoui. C'est une pièce richement décorée avec des tapisseries brodées or et argent et des meubles en bois de chêne clair plaqué or. Il est assis sur l’un des fauteuils à la droite de sa femme, une élégante blonde aux yeux bleus, vêtue d’un corsage vert avec traine or brodé argent. Sur la table basse devant eux, un service de thé. Sur les autres fauteuils, des invités sont assis. Le thé est servi par une servante, qui se tient ensuite discrètement dans un coin de la salle. Tout à coup, l’un des invités, un homme d’une trentaine d’années, se lève du fauteuil sur lequel. L’homme est vêtu d’une chemise blanche à haut col, d’une cravate brun foncé, d’un gilet en soie gris foncé brodé argent et d’un pantalon bleu marine presque noir. L’invité s’avance vers le couple, suivi par d’autres hommes, et dit :

— Comte Jabłonowski… Vous savez ce qui vous reste à faire…

L’interpellé éructe en se levant d’un bond, les mains serrées en poings :

— Il n’en est pas question !




Le Capitaine soupira, malgré qu’il ne se souvienne pas exactement de l’allusion, mais il lui semblait qu’il s’agissait d’une trahison des siens, ce qu’il ne pouvait accepter, par principe et par orgueil. La suite de cet événement lui était incertain dans sa mémoire, mais il en gardait une triste impression, car des hommes parmi les invités l’avaient maîtrisé pour entraîner sa femme dans une pièce voisine, où ils l’avaient tué, ce qu’il avait vu plus tard avant de quitter la maison. Le cri déchirant de sa première épouse l’avait frappé durement. Tout comme le lendemain ou deux jours plus tard, il ne s’en souvenait plus tout à fait, il avait trouvé leurs trois enfants immobiles dans leurs lits. Pour lui, c’était clair comme le jour qu’ils avaient été empoisonnés. Le comte ne croyait pas que son cuisinier était l’un de ses ennemis. Mais il s’était rendu à l’évidence. Depuis, son monde s’était complètement effondré. Il ne croyait plus en la bonté de l’homme. L’homme ne pouvait qu’être mauvais et méchant envers son prochain. Depuis, les hommes étaient ses pires ennemis. Ce coup incivilisé, il ne leur pardonnerait jamais.


Hobbes avait raison, songea tristement l’ancien comte, Homo homini lupus est. Oui, l’homme est un loup pour l’homme…



Olga poursuivit :

— Je t’avais vu errer près de la Warta, l’air perdu et inconsolable…

— En effet, commenta son époux, en passant sa main droite dans ses cheveux, je l’étais…

Il termina d’une voix brisée, en serrant ses mains en des poings, sous l’effet de la rage qui habitait son cœur :

— J’avais tout… tout perdu… Je n’étais… plus… ce que j’étais… J’étais personne…

— Comme j’avais compris que tu n’étais alors pas encore prêt à entamer une nouvelle relation… J’ai patiemment attendu…

Il pensa Si elle a maintenant vingt ans, sept ans plus tôt, elle avait treize ans… Moi, j’avais alors trente-trois ans…

Perplexe, le Polonais répliqua :

— Comment as-tu pu attendre ? Tu étais alors beaucoup trop jeune pour me trouver intéressant…

À moins qu’elle ne soit intéressée par la richesse que j’avais alors ? songea-t-il, la mine assombrie.

— Je suis jeune pour l’éternité, tu comprends ? dit Olga avec son sourire le plus doux.

— Ouais… Et alors ?

— Je conserve toujours mon apparence de vingt ans, pour être certaine de te séduire, ajouta-t-elle avec un petit sourire coquin. Tout est possible pour nous, les Roussalki…

Les yeux agrandis d’effroi, son époux laissa tomber mollement ses bras le long de son corps. Il balbutia : 

— Toi, une Roussalka ?

Elle confirma par un hochement.

Il pensa tristement Alors là, je suis à-peu-près certain de mourir noyé… N’est-ce pas ce que j’ai mérité, après tout ?

La jeune femme compléta son explication d’une voix douce :

— Ne t’inquiète pas, Frane, j’ai appris la leçon de mes consœurs : faire noyer les jeunes hommes ne les rapprochent pas de nous…

Remarquant le soulagement de son époux, elle s’approcha de lui puis ajouta :

— Je t’aime et je ne veux pas te perdre… Surtout quand j’ai entendu du Poisson d’or que tu as formulé le vœu de trouver femme, j’ai tout de suite profité de l’occasion.

— Comment l’as-tu su ? demanda-t-il, perplexe.

— Entre les êtres de contes, nous avons un langage secret. De sorte que j’ai demandé à un Vodianoï et à une Vodianitsa de jouer le rôle de mes parents.

— N’ont-ils pas leurs propres filles ?

Piotr Ilitch Orlov s’avança vers les mariées et intervint :

— Avec le temps, toutes nos filles se sont mariées… C’est pourquoi nous avons accepté de prendre le rôle du Comte et de la Comtesse russes.

— Merci de l’explication, murmura l’époux de la Roussalka.

— Maintenant que votre troisième et dernier vœu est réalisé, intervint la Vodianitsa, nous revenons dans notre monde. Nous transmettons tous nos meilleurs vœux pour votre couple !


À ce moment précis, le bocal du Poisson d’or apparut devant la Roussalka et son habitant s’exclama :

— Bien joué, Olga !

Puis ils claquèrent main contre nageoire. Et le Poisson d’or, depuis son bocal, sauta prestement dans l’eau de la mer Noire, sous le regard étonné du chef du Nautilus et des autres mortels. Le marié serra la main droite de son épouse. Le Vodianoï et la Vodianitsa saluèrent le couple d’un geste de tête puis plongèrent à leur tour dans la mer Noire. 


Le comte regarda d’un air perdu la surface de l’eau.

Comment mes fidèles compagnons réagiront-ils ? Je doute qu’ils voudront que je sois encore leur chef… Maintenant qu’ils savent que j’ai menti de A à Ź(11), ils auront le droit de me lapider ou de me jeter à la mer… Je pourrai me considérer chanceux s’ils me veulent pour mousse… Peut-être qu’après tout, je mérite bien mon pseudonyme de Nemo… On ne dit quand même pas pour rien Nomen omen… Je ne me conduis pas comme un vrai homme ! C’est clair comme le jour !

Il inspira et expira profondément, pour calmer ses pensées fatalistes. Il avait l’impression que tout se jouerait dans les prochaines minutes. Il voulait se confronter à leur jugement. Mais d’un autre côté, si près d’un simple bonheur humain, il ne voulait pas tout perdre et se retrouver définitivement seul. Le Capitaine comprit qu’il était un être humain. Impossible d’être loin de ses semblables, comme quoi Aristote avait raison de dire que seuls les dieux et les fous ne vivaient pas en société. Il ne voudrait pas se condamner lui-même à être loin des hommes et à devenir fou. 

Olga la Roussalka, gênée de son malaise, ne disait rien. Elle serra sa main entre la sienne en signe d’encouragement. Le Capitaine, pour la première fois de sa vie, ressentit une rage contre lui-même.

C’est moi avant tout qui suis responsable de ma situation ! songea-t-il amèrement. Je voulais me venger des hommes, et finalement tout le monde m'avais fui, mais à quoi bon ? Pourquoi vivre seul ? Pourquoi ne…


Le Polonais serra la main de sa femme, puis la regarda droit dans les yeux. Elle comprit qu’il était désespéré et fatigué. Il avait l’impression d’être pris dans un piège, piège qu’il avait lui-même construit. Il ne pouvait plus fuir ; il devait assumer une fois pour toutes son passé et sa haine de l’humanité. En pensant qu’il haïssait les hommes, en réalité, le Capitaine Nemo abhorrait l’impuissance du Comte Franciszek-Nicolas Jabłonowski. 

Frappé par cette soudaine réalisation, le quarantenaire ne voyait que deux options : ou bien mourir comme le pire des criminels — car il était responsable des naufrages de nombreux navires — ; ou bien s’enfermer dans son Nautilus et continuer à errer dans les fonds sous-marins jusqu’à ce que sa Roussalka ne le noie un jour.


Le professeur Aronnax, Conseil, Ned Land, Jozef-Stanisław Prószyński, Mieczysław-Stefan Choreń, Jacek-Wsiewalad Rudlicki, le mousse, le coq, la bonne et leurs épouses et époux s’entre observèrent, très étonnés de la tournure des événements. Ils fixaient les nouveaux mariés, gênés d’assister à des révélations aussi importantes que inattendues. Ils ne surent que penser de leur chef. Les femmes rassurèrent les enfants, qui regardaient ce qui se passait avec leurs grands yeux étonnés et les bébés pleuraient. 

L’un d’eux, le fils aîné de Jozef-Stanisław Prószyński, questionna sa mère en polonais :

— Maman, pourquoi oncle Nemo nous fuit ?

L’interpellée répondit d’une voix rassurante, en se penchant vers son enfant :

— Mon ange, ne t’inquiète pour lui…

L’universitaire, en regardant le nouveau couple tout en enlaçant sa femme par la taille, pensa en tout cas, ceci explique le mystère qui entoure notre Capitaine… Son nom de Nemo, qui signifie personne en latin… Comme lorsqu’Ulysse se présente au Cyclope Polyphème… C’est tellement signe de nullité… Dommage pour notre Capitaine… Il me fait vraiment pitié… C’est seulement triste pour lui qu’il s’est ainsi séparé des hommes… Au moins, voilà maintenant qu’il est marié… En espérant que ceci le mettra de meilleure humeur…


Le nouveau marié se retourna face aux autres membres de l’équipage du sous-marin, les traits de son visage aussi sévères qu’ils le connaissaient. Il toussota pour reprendre contenance puis questionna :

— Chers membres du Nautilus, me voulez-vous encore comme capitaine ?

Personne ne répondit.

Il ajouta :

— Ne soyez pas gênés ! Je comprendrai si vous ne voulez plus…

Il posa sa main droite sur sa poitrine et continua :

— … de moi, l’homme le plus détestable au monde ! Le menteur invétéré ! Le plus cruel des apatrides !

Il plaça ses mains derrière son dos et enchaîna d’une voix vibrante :

— Pour vous avoir ainsi menti, je devrais mourir ! 

Il leva son bras droit, qu’il ramena vers lui en s’exclamant, lueur de joie malsaine dans ses yeux clairs :

— Pendu haut et court, si vous le voulez ! 

En désignant du pouce l’eau derrière lui, le Capitaine Nemo s’écria : 

— À moins que vous préfériez me jeter à la mer, ça m’est égal !

Il désigna d’un geste des bras désespéré les hommes, les femmes et les enfants rassemblés devant lui puis ajouta :

— Débarrassez-vous de moi et nommez-vous un autre capitaine de navire ! Et tout le monde sera tranquille ! Fini ces voyages absurdes ! Fini les explorations sous-marines !


Il recula pour arriver plus près de l’eau de la mer Noire. Quelques vaguelettes mouillèrent ses chaussures, mais il n’y prêta pas attention.

Le quarantenaire cria d’une voix forte :

— Mais dites quelque chose ! Ne restez pas ainsi silencieux ! À ce que je sache, le chat n’a pas mangé vos langues ! On n’a pas de chat dans notre sous-marin !


Les autres membres de l’équipage se consultèrent du regard. Ils appréciaient leur chef malgré sa rigueur. Le chef du Nautilus ne pouvait être personne d’autre que le Capitaine Nemo. Qu’il soit anciennement comte ou ingénieur, peu importe pour eux ! Ils s’étaient habitués à lui, et personne ne souhaitait assumer les responsabilités qui incombent à cette fonction.


Olga s’avança vers son mari, très inquiète pour lui. Maintenant qu’elle était officiellement unie avec l’homme de sa vie, elle ne voulait point le perdre.

Nemo commenta sarcastiquement :

— Si vous voulez me faire noyer, je vais vous faciliter la tâche ! La dernière et la seule bonne action de ma vie !

— Non ! hurla la Roussalka en courant vers lui, tendant ses bras en un geste désespéré.

Alors, d’une seule voix, les trois ingénieurs, leurs femmes, la bonne, le Djinn, le mousse, la fée française, le coq, la Nymphe grecque, le professeur Aronnax, la Naïade, Conseil, la fée allemande, Ned Land et la Néréide crièrent :

— Capitaine Nemo, restez avec nous !

— Quoi ? Ai-je mal entendu ?

— Non ! firent à l’unisson les personnes présentes.

— Sérieux ?

— Oui !

Ne serait-ce pas un piège pour mieux se débarrasser de moi ? songea le quarantenaire, qui recula de plus en plus dans la mer Noire. Autant mieux en finir maintenant ! La Terre sera bientôt délivrée du plus grand monstre sous-marin ! Hourra !


Le professeur se tourna vers la Roussalka et dit d’un air autoritaire :

— Olga, s’il vous plaît, faites quelque chose pour sauver votre mari ! Nous ne voulons pas perdre notre Capitaine !


Elle approuva silencieusement et s’avança d’un pas ferme jusqu’à lui, qui s’était déjà enfoncé dans l’eau jusqu’aux genoux. La Roussalka l’enlaça par la taille ; étonné, il déposa timidement son bras droit sur sa hanche. Elle se blottit contre lui et murmura d’une voix douce en russe :

— Mon amour, s’il te plaît, ne laisse pas ton passé gâcher notre bonheur présent… 

Il soupira et balbutia :

— Mouais… Si tu le dis…

— Tu es le Comte Franciszek-Nicolas Jabłonowski et le Capitaine Nemo… Tu ne peux pas fuir de toi-même sans commettre le pire sacrilège…

— Le suicide, termina-t-il.

— Après sept années de patience, je ne veux pas te perdre…


Le marié fixait, fasciné, l’eau, qui était calme depuis que la Roussalka y était entrée.

Mine songeuse, il se dit à lui-même c’est vrai, Olenka, en fuyant ainsi les hommes, je me suis fait plus de tort que de bien…

Il murmura en polonais :

— Olenka, je suis vraiment désolé…

Elle plaça son index droit sur les lèvres de son bien-aimé et répliqua dans la même langue :

— Mon chéri, tais-toi et reviens… Tu n’as rien à craindre, maintenant que tu ne gardes plus le lourd secret de ton passé…

Il approuva silencieusement, profondément ému en son être.

Olenka, tu es exceptionnelle ! Dieu que je t’aime !


Le Capitaine Nemo, d’un geste sûr, souleva son épouse en la tenant fermement par la taille d’une main et sous les genoux de l’autre, de manière à ce qu’elle soit au-dessus de l’eau. Il revint ainsi vers le rivage et la remit doucement sur ses pieds, sous les exclamations de joie des membres de l’équipage du Nautilus. Tous ignoraient les autres gens sur la plage, qui regardaient d’un air amusé la scène.


Le Polonais, touché d’autant d’attention, s’éclaircit la gorge puis ajouta, les mains devant lui :

— Chers membres du Nautilus, je vous remercie de la confiance que vous m'accordez… Je reste à mon poste de Capitaine. 

Des applaudissements bruyants retentirent.

Une fois l’acclamation spontanée calmée, Nemo reprit :

— Je vous remercie… Puisque vous m’acceptez comme Capitaine…

Il désigna d’un geste de sa main droite Olga et ajouta :

— Je vous propose qu’Olga Petrovna Orlova soit notre Second Capitaine…

En parcourant du regard les membres du personnel du sous-marin, il questionna d’une voix claire :

— Acceptez-vous cette nomination ?

— Oui ! firent les interpellés d’une seule voix.

— Très bien !

En se retournant à moitié vers sa femme, le Polonais annonça d’un air sérieux :

— À partir d’aujourd’hui, Dame Olga Petrovna est officiellement le Second Capitaine du Nautilus

Les autres membres du submersible applaudirent cette nomination.

Le Capitaine serra tendrement la main droite de son épouse et tous rentrèrent dans leur cabine. 




Le lendemain, ils reprirent la route, naviguant dans la mer Noire. Le Capitaine Nemo, content de la tournure inattendue des événements, revint joyeusement à la barre. Enfin, une femme était à ses côtés ! 




Le Registre des naissances du Nautilus consignera l’arrivée d’un fils neuf mois plus tard. L'heureux père ne manquait pas de célébrer l’événement en savourant un verre de vodka.





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(1) Olenka est le diminutif du prénom Olga.


(2) Roussalka (Roussalki au pluriel) est l’esprit d’une jeune femme noyée au teint pâle et à la chevelure verte qui vit dans les profondeurs des cours d’eau. Elle entraîne les promeneurs qui osent s’aventurer près d’elle dans leur cours d’eau, les tuant en les chatouillant ou en les noyant. Sinon, elle se mire dans un miroir et danse près de la berge.


(3) Vodianitsa est l’épouse de Vodianoï, un esprit de l’eau, représentée comme une femme espiègle. Vodianoï est un esprit de l’eau qui peut noyer les hommes. Par contre, s’il est traité avec respect, il ne se déchaîne pas. Le couple a des filles, nommées Vodianitsas.


(4) Topielec est le nom donné aux âmes des noyés qui hantent le lieu de leur mort et qui entraînent d’autres vivants dans l’eau.


(5) Bolotnitsa est un esprit des marécages, l’épouse de Bolotnianik. Ce dernier est un petit vieux aux cheveux blancs qui noie les voyageurs dans son marais. Bolotnitsa est une belle femme aux yeux verts, avec des jambes en pattes d’oie qu’elle cache par un grand nénuphar. Elle est nue, recouverte de sa longue chevelure, attire les voyageurs vers les profondeurs des marais en feignant de pleurer, puis en les chatouillant lorsqu’ils viennent la consoler. Aussi, elle peut envoyer la grêle, la pluie ou une tempête.


(6) Vila est la version des Slaves du Sud de la Roussalka. Elle est représentée comme une belle jeune femme blonde.


(7) Baba Yaga est la sorcière folklorique par excellence des contes russes. Elle se déplace dans un pilon en s’aidant d’un mortier. Elle a des filles et des petites-filles, qui sont aussi sorcières comme elle.


(8) Koscheï l’Immortel est un sorcier des contes russes, réputé pour enlever les princesses. Dans les contes polonais, ce sorcier est présenté comme ayant des yeux verts et comme père de treize filles.


(9) Les princesses dans les contes russes se prénomment Hélène-le-très-belle ou Vassilissa-la-très-belle. Maria, prénom de Maria Morevna, est une bogatyr, c’est-à-dire une guerrière.


(10) Frane est la version serbo-croate de François. Franciszek est la version polonaise du même prénom. Nous avons décidé de faire de Frane le diminutif du vrai premier prénom du Capitaine Nemo, nom que nous avons inventé pour la cause de cette histoire.


(11) A est la première lettre de l’alphabet polonais. Ź est la dernière.

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