L'Enfant Terrible du Rat Cornu

Chapitre 41 : Une vie nouvelle

10296 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 06/08/2021 10:08

Tout avait été brûlé.

 

Le lendemain de cette terrible bataille, les mercenaires de Ludviksson s’appliquèrent à rassembler les cadavres des détestables hommes-rats et des monstrueux esclaves du Chaos. Les prisonniers délivrés, de leur côté, élevèrent un immense bûcher au milieu de la cour. Les corps brûlèrent pendant des heures durant, soulevant des nuages d’une odeur indescriptible.

 

Personne n’osa toucher la carcasse répugnante de Vellux, encore moins celle du Diacre Soum. Hallbjörn s’occupa lui-même de tirer le Prophète Gris par la queue pour le placer sur le vieux Pestilens, sous l’œil amusé de Nedland. Le Halfling aspergea d’huile les deux Skavens, et avec un petit sourire, laissa tomber une torche dessus.

 

Contrairement aux craintes des Humains, le Skaven Blanc ne se releva pas avec des cris terrifiants pour cracher mille imprécations, pas plus que le Diacre Soum. En fait, ils prirent feu immédiatement. Il ne fallut guère plus de quelques minutes pour purifier à jamais le monde de l’existence des deux crapules qui avaient dirigé les Skavens de Brissuc.

 

Trois jours plus tard, une compagnie entière menée par un prêtre de guerre de Sigmar vint constater l’étendue du désastre.

 

Le seigneur Gottlieb avait été tué, son épouse avait disparu, et pire que tout, le Chaos s’était implanté en cet endroit.

 

Augustus Gessler, accompagné des quelques Humains qui n’avaient pas voulu partir, avait suivi le corps d’armée à Carroburg, la ville importante la plus proche de Gottliebschloss. Ils avaient été soumis quelques jours à de longs interrogatoires. Heureusement pour eux, ils avaient pu convaincre leurs interlocuteurs peu amènes. Officiellement, donc, les hérétiques du Chaos et un troupeau d’hommes-bêtes s’étaient mutuellement massacrés, ne laissant plus que ruine et désolation derrière eux.

 

Le château fut détruit, le secteur entièrement stérilisé par les flammes et le domaine cédé au seigneur Gruber.

 

Gessler prêta allégeance à l’ami de Gottlieb, et sa carrière prit fin quelques années plus tard d’une mauvaise intoxication alimentaire. Jamais il ne regretta sa décision. Jamais il ne se demanda ce qu’il était advenu de cette étrange procession menée par ce couple d’hommes-rats.

 

*

 

La caravane constituée d’une douzaine de chariots bâchés escortés par les mercenaires d’Hallbjörn avançait lentement sous le soleil. Les roues de bois raclaient la terre rocailleuse. L’herbe était sèche et prête à s’enflammer à la moindre étincelle. Un cavalier faisait des allers-retours pour remplir des gourdes d’eau à la rivière qui coulait à un demi-mile de la route et les distribuer aux voyageurs.

 

Ludwig Steiner tenait les rênes de l’attelage de tête. Il jeta un œil vers le chariot conduit par Nedland. Le Halfling avait près de lui, dans un étui de cuir ouvragé, sa nouvelle arquebuse flambant neuve, et était bien décidé à s’en servir en cas d’approche suspecte – un risque à considérer, étant donné qu’il avait pour cargaison tout l’or et les objets de valeur ramenés de Lustrie, ainsi que les objets précieux et les couronnes récupérées par Samuel et Magdalena à Nuln. Sigurd Kilmersson et ses hommes avaient rejoint la compagnie. Le chef cuisinier s’occupait du chariot contenant les réserves de nourriture. Le quatrième chariot, contenant les réserves d’eau, était sous la responsabilité de Romulus. La jeune Astrid était à ses côtés. Enfin, les autres chariots contenaient les villageois les moins capables de marcher ou chevaucher.

 

Cela faisait plus de trois semaines qu’ils avaient laissé Gottliebschloss derrière eux. Malgré ce qu’avait demandé le petit Skaven Blanc, une grande partie des villageois prisonniers des Skavens étaient partis à la suite de Steiner. Dame Franzseska et ses deux enfants n’avaient pas hésité bien longtemps. Romulus avait choisi de suivre son meilleur ami. Frère Tomas avait eu un peu de mal à abandonner son temple, mais il s’était fait à l’idée – et là où il serait, il pourrait garder contact avec l’Ordre des Gardiens de la Vérité sans craindre le courroux des chasseurs de sorcière de l’Empire. Quant à Sœur Astrid, elle avait vu une occasion unique d’accomplir une œuvre aux enjeux bien plus importants que ceux du temple de Shallya dont elle était issue.

 

Arrivés au sommet de la crête, Steiner immobilisa sa charrette. Tout le convoi fit de même. Le marchand leva la main.

 

-         Vous pouvez vous arrêter, nous sommes arrivés.

 

Psody releva la bâche, et inspira avec soulagement. L’air était plus frais que sous la toile de la carriole. Il sauta à terre, et s’étira en grognant de plaisir. Puis il tendit les bras vers Heike, et l’aida à descendre.

 

-         Tout va bien ? demanda-t-il tendrement.

 

La jeune fille-rate rajusta sa capuche.

 

-         Oui, oui. J’ai juste un peu le vertige. Je ne sais pas pourquoi, depuis quelques jours, ça m’arrive de temps en temps. Sans doute les cahots, ou la chaleur.

-         Ça va passer. Tiens, bois !

 

Il lui tendit son outre d’eau. En pivotant sur ses talons, il vit la colonne des autres voyageurs les rejoindre peu à peu. Tout le monde se rassembla. Steiner mit pied à terre, ouvrit grand les bras vers l’horizon et s’adressa à la cantonade.

 

-         Mes amis, bienvenue dans les Royaumes Renégats ! La route a été longue et tortueuse, mais nous sommes finalement arrivés à bon port. Pour ceux d’entre vous qui ne le sauraient pas, les Royaumes Renégats sont une terre morcelée en petites principautés, au sud de l’Empire et de la Bretonnie. Personne n’y a le pouvoir absolu. Ni l’Empereur Karl Franz, ni le Roy Louen Cœur de Lion, ni la Reine de Glace de Kislev, ni personne d’autre. Ici, celui qui dirige, c’est celui qui a de l’argent, un domaine et des sujets. Et j’ai de l’argent, j’ai acheté un domaine, et vous serez tous mes sujets. J’ai acheté ce lopin de terre en prévision de mes vieux jours il y a de cela quelques années. Nous allons maintenant nous y installer.

 

Psody souleva le bord de son chapeau, regarda en avant, et plissa ses yeux roses. Même habitué à l’extérieur, il avait un peu de mal à supporter un soleil aussi éblouissant. Il vit une forme sombre sur la colline voisine. C’était un château en piteux état, entouré d’une muraille partiellement effondrée. Les murs étaient éventrés, quelques-unes des tours écroulées. Tout le reste n’était pas particulièrement enchanteur. L’herbe était sèche et jaunie, les arbres rares, petits et sombres, et le sol était caillouteux.

 

-         Je voudrais tous vous remercier de m’avoir suivi. Je sais que vous l’avez tous fait de votre plein gré, et votre confiance m’honore. Les premières semaines ne seront pas faciles à vivre, je le sais. Mais c’est grâce à votre bonne volonté que nous pourrons faire tourner notre nouveau royaume.

-         Excusez-moi, maître Steiner, mais… voulez-vous dire que nous allons désormais… vivre ici ?

 

Steiner se tourna vers Psody.

 

-         Oui, je sais, cette demeure ne paie pas de mine, pour le moment, mais j’ai la certitude qu’en travaillant dur, nous en ferons un vrai paradis !

 

Tous les voyageurs passèrent les quelques minutes suivantes à s’étirer, et à se dégourdir les jambes. Nedland repéra la silhouette d’un cavalier qui arrivait au galop à leur rencontre. C’était Félix Jaeger. Il descendit de cheval et s’approcha de Steiner.

 

-         Vous voilà ! J’ai fait préparer de quoi installer nos premiers colons, au moins provisoirement.

-         Maître Gurnisson a fini ses repérages ?

-         Oui, maître Steiner. Il faudra rester vigilants, surtout les premiers jours. Il a vu des tribus de pillards aux alentours. Rien de bien sérieux, mais ils pourraient être tentés de s’approcher.

-         Nous avons suffisamment de miliciens, et nous en recruterons d’autres, maintenant que nous sommes là. Et pour l’intérieur ?

-         Gotrek a déjà repéré les coins les plus instables, il réfléchit à la manière de les arranger.

-         Il sait faire ça ? demanda la jeune fille-rate.

-         Avant de faire le vœu du Tueur, Gotrek était ingénieur. En plus du savoir-faire inné chez les Nains, il a gardé de solides connaissances, et ça m’a sauvé la vie plusieurs fois.

 

Steiner s’approcha des deux Skavens, et les entraîna un peu à part.

 

-         Vous verrez, d’ici quelques semaines, tout aura changé. Pour commencer, vous ne prendrez pas plus de risques que les autres. Nos suivants ont eu le temps de s’habituer à vous. Vous n’avez plus besoin de vous cacher, désormais.

-         Oui, je me suis même fait des amies, parmi les femmes, dit joyeusement Heike.

 

La jeune Skaven avait rapidement sympathisé avec Sœur Astrid, entre autres.

 

-         Et toi, Psody ? Qu’en penses-tu ?

 

Le jeune homme-rat sembla très gêné. Il articula péniblement :

 

-         Cet endroit est une ruine ! Moi, je suis habitué à vivre dans des lieux en mauvais état, mais vous, vous n’avez jamais manqué de rien. Ça n’a rien à voir avec votre maison à Altdorf !

-         Je tâcherai de m’adapter. Et c’est une motivation supplémentaire pour le rénover !

-         Je pense toujours que si je n’étais pas venu chez vous, Vellux n’aurait pas mis le feu à votre domaine. C’est ma faute, si on en est là.

-         Mais, mon jeune ami, le seul fautif, c’est moi ! répondit le marchand avec un éclat de rire. Depuis des années, je mène des expériences et des recherches que la masse populaire dit « impies », ça devait forcément m’arriver un jour ou l’autre. Et puis, je t’ai amené chez moi, en sachant que tu étais un de leurs guides spirituels, j’aurais dû prévoir que tes semblables risquaient de venir te chercher.

 

Steiner prit alors un air grave.

 

-         Pour tout te dire, les Skavens d’Altdorf me surveillaient déjà depuis je ne sais combien de temps. C’est eux qui ont dit à ton maître où était mon laboratoire. Si ça n’avait pas été Vellux, un autre chefaillon de l’Empire Souterrain aurait fait la même chose. Au moins, avec Vellux, tu as su où chercher. Et le plus ironique, c’est qu’au lieu de m’embarrasser, il m’a rendu service !

 

Félix Jaeger eut une expression surprise.

 

-         Ma foi ! Je serais curieux de savoir comment un Prophète Gris avec de tels agissements a pu vous « rendre service » ?

-         C’est très simple, maître Jaeger : désormais, je suis mort pour la population de l’Empire. On ne risque plus de me traquer. Je n’ai aucun grief contre toi, dit-il à l’attention de Psody, au contraire je devrais même te remercier, car mes ennuis sont terminés, et ma fille n’a jamais été aussi heureuse !

-         C’est vrai, approuva Heike. C’est comme un rêve qui se réalise. Plus besoin de mentir ou de me cacher. Je peux vivre pleinement mon existence !

-         Peut-être, mais désormais, maître Steiner, votre propre peuple vous a rejeté !

-         J’y survivrai, comme tu as survécu. L’Empire ne veut plus de moi ? Qu’à cela ne tienne, je vais me constituer un peuple qui comptera sur moi, et sur lequel je placerai ma confiance et mon dévouement.

-         Vous avez tout perdu !

-         Mais non, voyons ! D’abord, je n’avais pas toutes mes richesses dans ma propriété à Altdorf. Mon intendant a récupéré d’autres biens entreposés à Nuln avant qu’on ne me les confisque. Et les trésors que tu as ramenés de Lustrie seront un excellent investissement de départ pour faire tourner notre nouvelle principauté. Je suis un marchand chevronné, je devrais pouvoir vendre quelques objets pour une somme d’argent conséquente !

-         Hélas, ça ne vous rendra pas vos recherches !

-         Je commanderai un autre exemplaire du livre de Leiber, et je compilerai en simplifiant tout ce dont je pourrai me souvenir. De toute façon, je crois que je vais arrêter mes recherches sur les Skavens.

-         Ah oui ?

-         Oui, car maintenant, une autre tâche beaucoup plus ambitieuse et passionnante nous attend. Nous avons un royaume à bâtir ! Il me reste quelques relations qui pourraient me donner un coup de main, mais le gros du travail sera fait à la force de nos bras et de nos cœurs.

-         Était-ce vrai, ce que vous avez déclaré au sujet du Comte Électeur du Talabecland ? demanda Heike.

-         Bien sûr que c’était vrai. Il m’arrive de mentir face à un escroc ou un fanatique, mais je peux te jurer que j’ai des rapports éloignés avec ce Comte.

-         Vous ne m’en aviez jamais parlé !

-         Hé, je peux avoir mes petits secrets, moi aussi. Comme Romulus.

 

Steiner serra paternellement contre lui la jeune fille.

 

-         Quand nous en aurons fini avec les travaux de première nécessité pour consolider les défenses, nous nous occuperons du confort. Nous aménagerons un grand parc, où tu te promèneras tant que tu voudras. Tu pourras entretenir tes propres fleurs, et on vous y construira une petite maison, pour tous les deux.

-         Il y aura une fontaine ?

-         Même un bassin pour les oiseaux. Quant à toi, Psody, tu auras un cabinet rien que pour toi. Il faudra juste me prévenir si tu veux faire des expériences un peu spéciales.

-         Je ne pense pas que ça arrivera, monseigneur. La magie des Skavens reste liée au Chaos et à la malepierre. Elle est définitivement anti-vie. J’aimerais m’en servir le moins possible. En fait, après mon… expérience avec le masque, je ne sais même pas si je peux encore m’en servir !

 

Le marchand fronça les sourcils.

 

-         Veux-tu dire que tu aurais perdu tes pouvoirs ?

-         Non-non, je sens toujours les flux de magie dans mon corps. Mais ils n’ont plus la même odeur. Ça sent beaucoup moins mauvais, mais je ne sais pas ce que c’est.

-         Dès que possible, je demanderai à maître Mainsûre de voir de quelle magie il s’agit. Si tu es devenu un sorcier avec une magie bienfaisante, autant que tu apprennes à t’en servir.

-         Excellente idée ! Et en attendant, je vais prendre en note des… je ne sais pas, des idées de médications contre les maladies répandues par les Skavens, par exemple.

-         Bien sûr, et je t’en donnerai les moyens. Et tiens, autre chose.

-         Oui, monseigneur ?

 

Steiner posa ses mains sur les épaules du petit Skaven Blanc, et le regarda dans les yeux quand il lui dit :

 

-         Ne m’appelle plus jamais « monseigneur », ou « maître ». Désormais, je veux que tu m’appelles « père ».

 

Psody écarquilla les yeux de surprise.

 

-         Oh ! Mais…

-         Pour moi, ça fait un moment que tu fais partie de la famille, mais depuis ton retour de Lustrie, c’est officiel. Et je te considère désormais comme mon fils.

 

Le jeune homme-rat baissa la tête, bouleversé par les paroles du marchand.

 

-         Le seul père que j’ai eu était Vellux, et il… enfin, vous avez pu le voir vous-même. Mais pendant quelques jours, j’ai eu une vraie mère, même si elle n’était pas Skaven. Alors, je peux aussi avoir un vrai père Humain !

-         J’en serai vraiment heureux, mon petit. Nous devons repartir, maintenant, nous devons pouvoir nous installer avant la tombée de la nuit !

 

Steiner remonta sur son siège.

 

-         Allons, mes amis, nous y sommes presque ! Ce soir, nous pourrons prendre nos quartiers. Suivons maître Jaeger.

 

Tout le monde obéit, mais Psody, un peu à l’écart, ne bougea pas. Il regardait vers le nord, pensif. Heike le rejoignit.

 

-         Quelque chose ne va pas ?

-         Euh… rien, c’est juste que je… je pensais à Chitik.

 

Heike eut un petit sourire, alors qu’elle prenait la main de son compagnon.

 

-         Je suis sûre qu’il est heureux, maintenant, et qu’il pense que tu es heureux.

-         Et moi, je suis sûr que tu as raison. Tu ne l’as pas compris, mais c’est ce qu’il m’a dit avant de nous quitter. Sur cinq frères, je n’en ai maintenant plus qu’un. Je lui souhaite de trouver une autre colonie où il pourra devenir quelqu’un d’important.

 

La jeune fille-rate eut un sourire épanoui, et lui caressa la joue.

 

-         Allons à la rencontre de notre nouvelle vie.

 

 

Les colons parquèrent les caravanes dans la cour. Dès qu’elle fut à terre, Heike remarqua plusieurs cordons teints en jaune tendus un peu partout.

 

-         Qu’est-ce que c’est ?

-         Des avertissements, petite souris ! répondit la voix bourrue du célèbre Tueur Nain.

 

Gotrek Gurnisson monta sur une caisse et parla fort, pour se faire entendre de tous.

 

-         Écoutez bien ! Il y a beaucoup d’endroits où les pierres sont instables, et où le bois est vermoulu. J’ai repéré les endroits les plus dangereux. Tant qu’on ne les aura pas refaits, personne ne doit franchir les cordes !

-         Y a-t-il de l’eau ? demanda Romulus.

-         Non, le puits est à sec, mais vous l’avez vu, on n’est pas très loin de la rivière. Je vais faire les plans d’un aqueduc, histoire que vous ayez de l’eau à volonté. En attendant, il faudra aller en chercher en chariot.

-         Nous organiserons des allers-retours.

-         Si vous voulez, patron, on peut déjà remplir quelques tonneaux, mes gars et moi.

-         Très bonne idée, capitaine Ludviksson ! Dépêchez-vous, la nuit ne va pas tarder.

 

Hallbjörn désigna quelques-uns de ses hommes parmi les plus costauds, et tous chargèrent un chariot avec des tonneaux vides avant de quitter la propriété. Steiner reprit :

 

-         Nous allons commencer à nous loger. Je propose de mettre en priorité dans les pièces vivables du manoir les personnes les plus fragiles. Maître Gurnisson, y a-t-il beaucoup de chambres ?

-         J’en ai compté une demi-douzaine, et il sera toujours possible pour les autres de coucher dans la salle de banquet, elle tient debout. Les civils n’auront pas besoin de tentes.

-         Avez-vous vu une chambre avec un lit double ?

-         Une seule. Il faudra changer les draps, mais c’est praticable.

-         Parfait. Heike, Psody, vous occuperez cette chambre.

 

Les grands yeux verts de la jeune fille-rate clignèrent de surprise.

 

-         Mais… êtes-vous sûr, Père ? Vous êtes le prince, vous ne pouvez pas…

-         Si, je peux. Et je fais. Je tiens à ce que tu sois installée de la manière la plus confortable possible. C’est sans appel.

-         Je… très bien, à votre guise.

 

Et les villageois entrèrent prudemment dans le bâtiment, en portant leurs bagages.

 

*

 

Le couple de Skavens regardait le soleil se coucher, seuls sur le reliquat de balcon. Deux jours venaient de passer. Les premiers travaux les plus urgents avaient commencé, et les habitants de la principauté s’étaient répartis les tâches : les guerriers d’Hallbjörn avaient déjà repoussé une bande de pillards, les hommes suivaient les indications de Gotrek, les femmes géraient l’intendance. Bien sûr, le vrai travail ne faisait qu’à peine commencer, mais les Humains étaient optimistes.

 

Psody n’avait pas quitté sa chambre. Il avait déjà rempli un carnet entier de formules, de calculs et de recettes. Pendant le trajet, il s’était rendu compte qu’au fur et à mesure que son corps avait récupéré son énergie magique, de nouvelles idées, des pensées inédites avaient traversé son cerveau. Il avait décidé de les coucher sur papier, et n’était sorti que pour accompagner sa compagne quand elle souhaitait sortir se promener un peu, et échanger quelques mots avec les villageois.

 

Quand Heike faisait la sieste – elle se fatiguait plus vite qu’à l’accoutumée depuis quelque temps – le Skaven Blanc continuait son travail avec Félix Jaeger. Les deux amis ne manquaient pas une occasion de glisser une petite plaisanterie entre deux dictées.

 

Ce soir-là, Ludwig Steiner avait reçu une lettre par pigeon voyageur, et venait de la lire à ses proches. Le Mage Flamboyant Brisingr Mainsûre avait repéré les quelques lieutenants de Karkadourian encore en cavale, cachés dans les villages aux alentours de Niklasweiler, le village Humains situé au-dessus de Brissuc. Il n’avait pas eu de mal à les faire disparaître. Sur demande de l’homme-rat, il avait également signalé la présence d’un nid de Skavens à cet emplacement, et l’armée avait traqué sans merci les quelques fils du Rat Cornu qui n’avaient pas participé à l’invasion de Gottliebschloss.

 

Psody eut beaucoup de mal à encaisser la nouvelle.

 

-         Alors, la colonie est détruite…

-         Je suis désolée pour toi, lui dit Heike.

-         Pourquoi regretter cette vermine ? grogna Gotrek.

-         Maître Gurnisson, ces gens étaient son enfance, son passé, son peuple ! Toute sa vie passée n’existe plus, désormais.

-         Tout ira bien, mon amour. Ma vie chez eux a cessé avec le coup de poignard de Klur, tu le sais.

 

Le prieur demanda au prince :

 

-         Et a-t-il eu des problèmes avec les Sigmarites ?

-         Aucun, Romulus. Il a l’habitude de leur échapper.

 

Personne ne répondit. En effet, l’Elfe avait dû tout faire sous couvert de l’anonymat, et n’avait reçu aucune récompense. Le Nain grommela quelques paroles incompréhensibles avant de quitter la pièce pour vider un tonnelet de bière. Romulus et Steiner se retirèrent à leur tour pour retourner à leurs occupations. Les deux Skavens restèrent seuls avec Félix. Magdalena avait apporté un pichet plein de café, une préparation récemment importée dans les frontières impériales, dont Steiner s’était procuré quelques livres en chemin. Le poète se servit une tasse et reposa le récipient sur le poêle. Psody en profita pour se confier plus franchement.

 

-         C’est tout de même profondément injuste, quand on y pense. Nous avons arrêté un Prophète Gris et un sorcier du Chaos, et pour nous remercier, les Humains de l’Empire nous obligent à nous exiler ! Même Maître Mainsûre est obligé de faire profil bas, alors qu’il a fini le sale boulot !

 

Jaeger regarda gravement le Skaven Blanc.

 

-         Je comprends parfaitement votre frustration. J’ai moi-même vécu ça plusieurs fois. Malheureusement, cela fait partie du caractère de la grande majorité des Humains, et en cela, ils ne sont pas très différents des Skavens. Ils ne retiennent indéfiniment que le négatif, et oublient vite le positif. Plus ils sont nombreux, moins ils réfléchissent, et quelques individus suffisamment charismatiques peuvent les diriger selon leur guise.

-         Pourquoi une telle méchanceté ? demanda l’homme-rat. Les Humains sont plus civilisés-civilisés que les Skavens !

-         Peut-être pas tant que ça, Psody, répondit le poète. Les Humains ne sont pas méchants, ils sont ignorants. Ils ne vous connaissent pas, mais n’ont pas envie de vous connaître. Les seuls rapports que les miens ont eu avec les vôtres furent la guerre, la guerre et encore la guerre. Et nos hommes de religion ont au moins autant d’influence sur le peuple que vos Prophètes Gris sur les Skavens. Ils ne veulent pas perdre le pouvoir qu’ils ont sur le peuple. Pour cela, ils n’hésitent pas à les terroriser et les soumettre à leur pensée, exactement comme chez les Skavens. Les Humains sont ignorants, et on leur interdit de penser. Alors, ils ne comprennent pas ceux qui sont différents. Et fatalement, ils ont peur.

-         Et la peur se transforme en haine, termina Psody.

-         Et cette haine ne frappe pas que les gens qui sont étrangers à l’Empire. Vous avez eu beaucoup de chance de rencontrer Romulus, et Steiner, et Dame Franzseska Gottlieb. Tout comme moi, ils ont accepté de voir votre cœur sans tenir compte de votre visage. Mais les hommes d’église ne voudront jamais prendre le risque de voir le monde échapper à leur contrôle. Ils feront tout pour tuer dans l’œuf toute menace. J’en ai fait les frais, et d’autres personnes honorables également.

-         C’est vrai, confirma la jeune fille-rate.

 

Psody se tourna vers Heike. Elle hocha lentement la tête, avec une petite moue triste.

 

-         Maître Mainsûre a toujours été très discret sur ses propres aventures, mais il m’a avoué qu’il avait été impliqué dans plusieurs complots des forces du Chaos, et que ses méthodes lui ont valu des ennuis auprès des autorités de l’Empire, même s’il les appliquait contre les démons ! Étant Elfe lui-même, il s’est toujours considéré un peu en dehors des lois des Humains, et n’a jamais hésité à les enfreindre, tant qu’il ne mettait pas en jeu des vies qu’il estimait.

-         L’époque des héros est terminée, continua le poète. Les guerres ne produisent pas de héros. Elles ne produisent que des infortunés qui doivent côtoyer la folie et la mort tous les jours en espérant vivre le plus longtemps possible, quitte à agir avant de réfléchir, et le plus souvent de manière égoïste. D’ailleurs, je me demande si ça n’a pas toujours été ainsi ? On n’a retenu que des faits héroïques concernant Sigmar, mais je ne serais pas surpris que ce fût romancé, et qu’en réalité, il n’y eût jamais d’époque de héros. Je passerais pour un hérétique si je le disais publiquement, mais à mon avis, pour avoir réussi à unir les grandes tribus Humaines en un Empire, Sigmar n’était sûrement pas un personnage tendre et délicat. Il a dû soumettre bon nombre de peuples renégats à sa cause par la force, or ça vous ne le lirez nulle part.

 

Heike but un verre d’eau, et murmura :

 

-         Je… je vous laisse, j’aimerais me reposer. Il faut encore que je m’acclimate à ce pays, et j’ai la tête qui tourne un peu. Je vous rejoindrai pour le souper.

-         Dormez, ma Dame. Quelque chose me dit que ça vous sera tout indiqué.

 

La jeune fille se leva, posa un baiser sur la joue de Psody, et se retira. L’Humain sourit.

 

-         Au moins, elle a l’air de s’y faire.

-         C’est tout ce qui compte pour moi, désormais, maître Jaeger. Vivre à ses côtés, et la rendre heureuse.

-         Vous ne comptez pas faire quelque chose de plus de votre vie ?

 

Le Skaven Blanc se racla la gorge.

 

-         Je ne sais pas si j’ai très envie de tendre la main aux Humains de l’Empire, après une telle déception, si c’est à ça que vous pensez.

-         Ah oui ? Vous savez, je m’attendais à ce qu’une fois revenus au Vieux Monde, vous mettiez vos talents en pratique pour changer le monde des Skavens.

-         J’y pensais aussi, maître Jaeger, sincèrement. Mais malheureusement, je n’ai pas l’étoffe d’un grand chef de guerre.

-         Si j’en crois ce qu’on m’a raconté, vous avez impressionné beaucoup de monde, avec le Masque d’Or de Cuelepok !

-         Sans le Masque, je n’y serais pas arrivé. C’est Cuelepok qui a le pouvoir, pas moi.

-         Non, Psody. Le Masque n’est qu’un artifice. Ce qui l’a mis en marche, c’est votre force d’âme. Cuelepok a reconnu quelqu’un avec les mêmes idéaux. C’est pour ça qu’il vous a contacté, vous, au lieu de choisir un autre Skaven Blanc. Pour moi, ça ressemblait au prélude d’une ballade comme celle de Sigmar Heldenhammer.

 

Le Skaven Blanc eut un petit rire.

 

-         Vous me flattez, mais je ne suis pas Sigmar. Et les Skavens ne sont pas les Humains. Jamais ils ne pourront se rassembler plus longtemps que le temps d’une simple bataille. Ils seront toujours à se battre entre eux pour survivre dans leurs cités souterraines. Et je ne vois pas comment je ferais pour changer ça.

 

Psody fit une petite pause et reprit :

 

-         Et puis, j’ai compris qu’au bout du compte, ce n’est pas ce que je veux. J’ai trouvé enfin le bonheur, ici… avec Heike.

-         C’est tout ? demanda l’Humain, un peu amusé. Une grande saga aurait pu démarrer ici, et finalement vous allez rester à ne rien faire ? Enfin, remarquez, je vous dis ça, mais combien de fois j’ai souhaité suivre une vie loin des aventures ?

-         Je ne vais pas rester « à ne rien faire », maître Jaeger, répliqua fermement le Skaven Blanc. Je vais continuer à assister maître Steiner – enfin, mon père, devrais-je dire – dans ses recherches. Et je vais m’appliquer à trouver les moyens de contenir les fléaux que les Skavens peuvent répandre. Nous pourrons soigner discrètement dans mon laboratoire ceux qui auraient échappé à leurs geôles, mais pas à leur poison. Et, sur le long terme, nous verrons s’il n’y a pas moyen de monter d’autres expéditions pour récupérer des femmes Skavens et leurs ratons, pour leur donner une chance de vivre dans d’autres conditions.

-         Cela ne vous gênerait pas d’enlever vos congénères à leur peuple ?

-         Demandez à Heike si elle regrette les pouponnières des Skavens.

 

Jaeger ne répondit pas, se contenta d’un petit rire ironique. Le Skaven Blanc continua :

 

-         Je vous assure que cette perspective me convient très bien. Les visions ont d’ailleurs cessé. Je ressens toujours les flux de magie, mais je ne rêve plus de Slanns, de sacrifices, de batailles… seulement de moi avec Heike. Et je préfère de loin vivre cette vie-là, plutôt que de courir après d’autres chimères. Si le peuple des Skavens fait un jour la paix avec le monde de la surface, ce sera peut-être grâce à nous, mais ça prendra bien trop de temps pour que je puisse le vivre.

 

L’Humain haussa les épaules.

 

-         Après tout, qui suis-je pour critiquer votre décision ? Vous êtes un membre éminent de la communauté du prince Steiner, maintenant. Moi, je ne suis qu’un aventurier vagabond.

-         N’oubliez pas que c’est vous qui m’avez permis de rencontrer Romulus et Steiner. En cela, vous m’avez aidé à trouver un sens à ma vie, et je vous en serai toujours reconnaissant-redevable, maître Jaeger.

-         Appelez-moi Félix, je vous prie.

 

Psody eut un coup au cœur.

 

-         Je… je peux ?

-         Bien entendu ! Pour Gotrek, il vaut mieux ne pas prendre le risque, étant donné ce qu’il pense des Skavens, mais pour moi… considérez-moi comme votre ami, et laissez tomber les titres.

-         C’est… vraiment gentil… Félix.

-         Vous ne m’êtes pas tant redevable, Psody le Skaven Blanc. Vous avez eu le courage de venir me trouver pour parler avec moi et me demander de l’aide. Aucun autre Skaven ne l’aurait fait, à ma connaissance. Et j’ai vraiment été très heureux de pouvoir vous aider comme j’ai pu. Maintenant, j’ai quelque chose à vous demander.

-         Quoi donc ?

-         Vous me connaissez, je suis quelqu’un qui adore retranscrire ses voyages. Mais ceux des autres peuvent aussi être très intéressants, et votre histoire me passionne suffisamment pour que j’écrive quelque chose de conséquent dessus. Vous m’aviez raconté votre histoire à partir de la rencontre avec vos frères, mais avant ça, vous avez vécu d’autres choses ? Et en Lustrie, il vous est arrivé bien des aventures, aussi ?

-         Et donc ?

-         Alors est-ce que vous pourriez, si vous le voulez bien, me les raconter pour m’aider à compléter mes notes ? J’ai déjà retranscrit notre rencontre, nos diverses conversations, et j’aimerais pouvoir développer les étapes de votre quête. Enfin, tant que ça ne vous gêne pas d’en parler, bien sûr.

 

Le Skaven Blanc eut une petite moue interrogative.

 

-         Mes pérégrinations vous fascinent autant ?

-         Pas seulement moi. Elles pourraient intéresser d’autres personnes, et si je les mets par écrit, vous n’aurez pas besoin de répéter sans arrêt la même histoire.

-         Donc… je serais le… « héros » de votre livre ?

-         Bien sûr, et je vous en donnerai un exemplaire signé de ma main, naturellement. J’en donnerai un à Heike, aussi. Et je ne manquerai pas de mentionner son rôle d’initiatrice dans votre histoire, j’ai déjà son consentement.

 

Un petit sourire passa sous le museau de Psody.

 

-         C’est très flatteur de votre part, Félix, mais autant vous le dire tout de suite, la journée ne suffira pas.

-         J’ai tout mon temps. On fera ça à votre rythme.

 

Le sourire du jeune homme-rat s’allongea.

 

-         C’est le moins que je puisse faire pour vous, Félix. Et si vous voulez, on peut commencer tout de suite.

-         Avec plaisir ! Je n’osais pas vous le demander.

-         Bien, asseyez-vous, alors.

 

Psody se servit une tasse de café, pendant que Jaeger se posa sur une chaise et prépara son nécessaire à écriture.

 

-         Vous voulez que je vous parle de la Lustrie ?

-         Pas tout de suite. On va faire ça depuis le début. La nuit où Steiner vous a présenté Heike, vous nous avez dit pas mal de choses, mais j’avoue ne pas avoir tout retenu. Et puis, vous pourrez m’apporter des précisions, si nécessaire.

-         D’accord.

 

Le Skaven Blanc s’installa confortablement dans son fauteuil, face au poète, réfléchit quelques instants, inspira profondément, et commença son récit :

 

« Je m’appelle Psody. Je suis un Fils du Rat Cornu. Je suis né il y a très exactement quatre ans, dix mois et douze jours, et je suis le dernier d’une portée de six frères. Je n’ai jamais connu mon père, et on m’a séparé de ma mère dès le troisième jour de mon existence, pour me mettre dans une crèche spéciale, celle réservée aux futurs Prophètes Gris. J’étais appelé à devenir un représentant du Rat Cornu sur cette terre selon les enseignements du Prophète Gris Vellux, mais mon dieu allait en décider autrement… »

 

 

La nuit était tombée depuis trois bonnes heures lorsque la jeune fille-rate rejoignit son compagnon et le poète. Elle les invita à la suivre et rejoindre les autres au réfectoire. Jaeger rangea soigneusement son matériel, et Psody quitta son fauteuil et se dirigea vers la porte. Au passage, ils échangèrent encore une petite bise. L’Humain eut un sourire attendri à l’attention d’Heike. Alors, comme elle se sentait mieux, elle se servit enfin une tasse de café noir bien chaud.

 

*

 

Quatre semaines plus tard, le décor avait changé, et avait pris une toute autre allure. Le chantier de construction était bien avancé, partout les coups de marteau, le chuintement des scies, les exclamations des ouvriers retentissaient allégrement. L’herbe n’avait pas encore poussé, mais la terre avait été retournée et semée. Les sabots du cheval claquèrent joyeusement sur les pavés flambant neufs qui menaient jusqu’au château. Plusieurs grues de bois acheminaient les poutres et les palettes vers les hauteurs.

 

Félix Jaeger fut impressionné. Les villageois avaient dû travailler sans relâche, jour et nuit, pour parvenir à un tel résultat en aussi peu de temps. Il eut l’impression de voir plus de monde dans les rues que dans son souvenir.

 

Le projet de Steiner aurait donc attiré du monde ?

 

Seulement, la plupart des nouveaux venus avaient probablement voulu fuir leur passé plus qu’autre chose, comme bon nombre des habitants des Royaumes Renégats.

 

En même temps, c’est ce qui caractérise les habitants de cette contrée : l’appât du gain, la fuite… ou un projet complètement fou !

 

Il se surprit à rire dans sa barbe. Après tout, n’était-il pas lui-même un digne représentant de cette catégorie de personnes ?

 

Il mit pied à terre, attacha les rênes de son cheval à un poteau et entra dans le bâtiment principal. Une fois encore, il fut impressionné par les travaux d’aménagement sur l’intérieur : de nouvelles fenêtres, des portes fraîchement vernies avec des ferrures étincelantes. Steiner avait dû engager des artisans des royaumes voisins, des amateurs n’auraient pas pu accomplir de telles prouesses artistiques. C’est ainsi qu’il marcha dans des couloirs clairs et propres. Il tendit l’oreille, et repéra une voix qu’il cherchait. Il suivit le timbre aigu et légèrement rauque jusqu’à une petite porte de bois, à laquelle il frappa.

 

-         Entrez-entrez, répondit la voix.

 

Jaeger ouvrit la porte et tomba sur un curieux spectacle : Psody était devant une grande feuille de papier fixée au mur sur laquelle il avait inscrit des mots usuels et plusieurs signes abscons. Une douzaine de personnes, dont Steiner, Heike, Tomas, Romulus, Franzseska et Hallbjörn étaient eux-mêmes installés autour d’une grande table. Jaeger fut surpris de voir du coin de l’œil la silhouette mince d’un Elfe aux cheveux de feu qu’il avait lui-même croisé par le passé : Brisingr Mainsûre, le Mage Flamboyant. Tous étaient équipés de plumes et de parchemins et s’appliquaient à recopier ce qui était écrit au « tableau ».

 

-         Ah, Félix, venez donc !

-         Je vous dérange, peut-être ?

-         Non, nous avons bientôt terminé. Installez-vous !

 

Jaeger préféra rester debout, près du mur. Le Skaven Blanc reprit sa leçon :

 

-         Et donc, le queekish est une langue directe, qui ne s’embarrasse pas de détails. Seuls les Skavens les plus savants font de longues phrases. Les autres parlent par phrases courtes, et par mots hachés. C’est pour ça que l’écriture est courte, elle aussi. Le reikspiel se compose de moins d’une trentaine de lettres qui peuvent tout faire, les Skavens doivent reproduire surtout les sons avec les signes qui les désignent.

 

Le capitaine Norse leva la main.

 

-         Est-il nécessaire de répéter les mots importants ?

-         Non, Hallbjörn, mais on fait comme ça, c’est tout. C’est une habitude-coutume… oh, ça me reprend !

 

Il y eut un petit rire dans la salle. Steiner demanda alors :

 

-         Et, dis-moi, ce langage secret que ton maître t’a enseigné, et que Xarkish a utilisé à ton intention dans le temple de Tixoco et sur ton macuahuitl… pourras-tu nous l’apprendre un jour ?

 

Psody répondit avec un petit sourire embarrassé :

 

-         Je suis navré, Père, mais c’est impossible. Je suis toujours fidèle au Rat Cornu. Or, vous enseigner ce langage serait une trahison-trahison envers lui. Je ne peux pas.

-         Même si ça pourrait aider nos agents à décoder les messages secrets des Prophètes Gris ? suggéra Brisingr.

-         Ils n’utilisent pas tant que ça ce langage, vous savez. Les variantes sont un peu trop nombreuses d’une colonie à l’autre. Et puis… je ne veux pas manquer de respect à mon dieu en enseignant sa langue sacrée à quelqu’un d’autre qu’à un Skaven Blanc.

-         Je comprends votre opinion, approuva Romulus. Ludwig, je préconise de respecter les croyances d’un prêtre dévoué, même d’une religion différente des nôtres.

 

Steiner n’insista pas.

 

-         Tu as raison. Je ne te ferai plus jamais cette demande.

 

Une cloche sonna quatre fois au loin. Le petit Skaven Blanc se racla la gorge.

 

-         Bien, je crois qu’on a mérité une petite récréation. Vous avez tous fait des progrès, je suis content-satisfait de vous. Il faudra juste travailler la prononciation.

-         Pas évident quand on n’a pas tes dents, observa le marchand.

-         Je n’osais pas le dire, mais il faut bien le reconnaître : votre fille est celle qui se débrouille le mieux ! Enfin, elle a un avantage certain.

 

Jaeger s’avança.

 

-         Maître Stei… je veux dire, votre Altesse…

-         Oh, pas de cérémonies entre nous, Jaeger, voyons !

-         Bref, je souhaiterais vous faire un bilan de l’avancée des travaux.

 

Peu à peu, la salle de classe improvisée se vida, ne laissant que le prince et le poète. Celui-ci déploya sur la table une carte et expliqua avec moult détails les modifications faites pour la culture des champs. Hallbjörn Ludviksson et ses hommes avaient fait un excellent travail. Le Norse avait accepté avec plaisir la présence de Gotrek Gurnisson pour chasser les maraudeurs. Grâce à l’aqueduc imaginé par le Tueur Nain, les paysans purent irriguer les terres et assurer de bonnes récoltes malgré les conditions climatiques rudes.

 

Félix passa un long moment à parler des princes voisins. Il avait discrètement enquêté chez eux pour être sûr que les voisins de Steiner n’allaient pas lui causer des problèmes – du moins pas trop rapidement. En effet, dans les Royaumes Renégats, l’arrivée d’un nouveau prince suscitait beaucoup de questions les jours suivants. Avant de se lancer dans de grands projets de repopulation, il fallait être sûr de pouvoir prévenir les tentatives de musèlement de la part des principautés limitrophes.

 

L’exposé dura plus d’une heure, une heure durant laquelle le marchand nota chaque information scrupuleusement. Il le savait depuis longtemps, le savoir était décisif pour avoir et garder le pouvoir. Quand le poète eut terminé, Steiner l’emmena dans son bureau, ouvrit un petit coffret, et en sortit une centaine de couronnes d’or qu’il plaça dans une bourse. Félix rangea le petit sac de cuir dans son propre sac à dos.

 

-         Bien, mein herr, mon travail est terminé. Je vais prendre congé de vous.

-         Hum… vous savez, Jaeger, qu’il y a une place pour vous, ici ? Votre talent d’écriture, votre culture pourraient nous être profitables.

-         C’est très gentil, mein herr. J’ai fait le serment à Gotrek de le suivre jusqu’à sa mort, afin de pouvoir la retranscrire sous forme de poème. Je ne puis déroger à cette promesse.

-         J’en suis désolé, mais c’est votre décision, nous devons la respecter.

 

Félix décida de parler plus franchement :

 

-         Vous êtes un homme intelligent, excellence, et vous n’êtes pas victime du même aveuglement superstitieux dont beaucoup de gens souffrent. Mais il faut quand même que je vous dise que…

 

Le poète se décida à confier à ce brave homme un peu excentrique devenu prince quelque chose qui pesait sur ses épaules depuis bien des années.

 

-         En fait, depuis que j’ai rencontré Gotrek, il y a… comme une sorte de malédiction qui me poursuit. Chaque fois que je m’attache à quelqu’un, chaque fois que je reste trop longtemps au même endroit, il se passe quelque chose de fâcheux. Et je ne suis jamais celui qui le paie le plus cher. Plusieurs personnes à qui je tenais ont disparu dans des circonstances dont j’aurais dû être la principale victime. Par exemple, rien que pour les Skavens, je sais que Thanquol m’a poursuivi pendant des années, et il se trouve que mes proches en ont souffert plus que moi.

-         D’où la rupture dont vous me parlâtes par rapport à votre famille, je suppose.

-         Vous êtes aussi perspicace. Bref, pour votre bien et celui de vos enfants, je ne veux pas imposer ma présence. Peut-être que les choses changeront si je survis à Gotrek, qui sait ?

-         Dans ce cas-là, notre porte vous est grande ouverte. Et je vous remercie de votre sincérité. Vous avez raison, je ne crois pas tellement aux malédictions, mais après tout ce que j’ai vu ces dernières semaines… je comprends votre point de vue. Alors, adieu, Félix. Que Verena veille sur vous.

-         Que Shallya assure la prospérité dans votre royaume, excellence.

 

Félix fit une révérence un peu théâtrale, et quitta la pièce.

 

Il rejoignit Gotrek aux portes de la ville. Le Nain avait préparé un petit chariot qui transportait leurs quelques possessions, ainsi qu’un tonneau de bière, acheté au royaume voisin. Il attendait à quelques yards de la limite des fortifications. Félix allait embarquer, quand une dernière pensée le retint.

 

-         On y va, graine d’homme ?

-         Pas encore, répondit l’Humain, qui venait de repérer deux petites silhouettes sous le porche.

 

Il marcha à la rencontre de Psody et Heike qui trottinaient vers lui.

 

-         Ne vous en faites pas, je ne voulais pas partir sans vous voir une dernière fois.

-         J’en suis sûr, bredouilla Psody. Bon. Eh bien… je…

 

Aucun des trois ne sut quel mot prononcer. Deux secondes plus tard, ils étaient tous les trois dans les bras l’un l’autre.

 

-         Prenez soin de vous, murmura Heike, larmes aux yeux.

-         J’ai l’habitude de barouder, mon enfant. Pensez plutôt à vous deux, vous ne serez pas trop de deux pour soutenir votre père et ses amis.

 

Ils se relâchèrent. Félix dit encore :

 

-         Je ne pensais vraiment pas le dire un jour à un Skaven, mais… ce fut un très grand privilège de vous connaître... et un plaisir.

-         Tout le plaisir a été pour moi, Félix.

-         Si vous repassez par ici, revenez donc nous voir ! proposa Heike.

-         Je n’y manquerai pas, ma Dame. Et puis, il faudra bien que je vous apporte un exemplaire de mon nouvel ouvrage !

 

Jaeger remarqua que le Skaven Blanc avait passé son bras autour de la taille de sa compagne. Il vit aussi les flancs de celle-ci, sous sa cape. Elle était plus ronde, et ses mamelles avaient l’air plus gonflées. Même s’il avait compris depuis leur arrivée, il eut un petit sourire bienveillant. Sourire qui éveilla chez la jeune fille Skaven une légère inquiétude.

 

-         J’espère que vous n’allez pas y voir… une terrible menace ?

-         Oh, non, certainement pas. Soyez rassurée, ma Dame. Je serais inquiet si j’avais affaire à des rejetons du Rat Cornu de la vieille école, mais je sais que j’ai face à moi deux Skavens profondément Humains.

-         Je ne pense pas que nous aurons beaucoup de portées. Cinq ou six enfants, cela nous suffira, ainsi chacun aura la même attention que les autres.

-         Pour nous, ma Dame, cinq ou six enfants, ça fait déjà beaucoup, précisa Jaeger en riant. Vous méritez vraiment d’être heureux. Vous avez tous deux reçu ce qu’aucun de vos semblables n’a jamais eu : l’amour d’un parent. Et maintenant, vous allez pouvoir transmettre cet amour. C’est peut-être ce que voulait votre dieu.

-         Je n’en sais rien, Félix… Le Rat Cornu reste pétri de haine envers ceux qui ne sont pas des Skavens. Même s’il m’autorise à vivre cette vie, je ne sais pas s’il accepterait que tout mon peuple change. Enfin, on fera ce qu’on pourra !

-         Et votre histoire pourra faire réfléchir les Humains. Je suis sûr que, tôt ou tard, même dans des siècles, elle rendra service à tous les érudits curieux qui tenteront de mieux comprendre les Skavens en en élevant quelques-uns comme vous avez été élevés. Bien sûr, je ne préciserai pas où vous êtes maintenant, qu’on ne vienne pas vous embêter, mais les lecteurs devraient apprécier le récit de vos aventures, et verront peut-être que tout n’est pas mauvais chez les Fils du Rat Cornu.

-         Les Fils… et les Filles, corrigea Psody avec un petit sourire.

 

Félix répondit juste par un léger rire amusé. Il fit aux deux Skavens une dernière accolade et monta dans le chariot. Gotrek fit claquer les rênes, le duo s’éloigna. L’Humain salua une dernière fois les deux jeunes Skavens, puis l’attelage disparut derrière un monticule de roche, roulant vers de nouvelles aventures.

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