La voix de l'ombre - Livre I : Les murmures du passé

Chapitre 36 : Une vie tranquille.

Enfin de retour dans les Terres du nord, quelques jours plus tard, Keera et Orgrim se hâtèrent de regagner leur refuge. Ils longèrent le lac qui menait à la ferme, comme la dernière fois, pour s'approcher furtivement et débusquer un éventuel ennemi qui y aurait élu domicile.

Arrivés devant la ferme, tout semblait normal. La porte d'entrée avait une fois de plus cédé aux intempéries, et serait de nouveau renforcée.

Tous deux inspectèrent la ferme, puis la Grotte des pleurs afin d'être sûr de pouvoir à nouveau habiter lieux.

Une fois devant la ferme, ils se regardèrent et sourirent.

• Eh bien, j'ai l'impression de revenir de loin, avoua Keera en repensant à toutes leurs péripéties depuis leur départ, une année auparavant.
• Nous n'étions jamais partis d'ici aussi longtemps, dit Orgrim. Et puis, nous en avons enfin appris sur ton compte, reine Sindri'la.

Orgrim s'approcha et passa son pouce sur les lèvres de sa compagne.

• Oui, mais je ne compte pas me faire appeler ainsi. En tout cas, je n'ai pas encore réalisé tout cela, il faudra du temps.

Keera engouffra son visage dans la main d'Orgrim.

• Prenons du repos et partons chasser demain, proposa Orgrim. Nous avons encore des provisions.
• Oui, faisons cela, acquiesça la princesse. Allons nous prélasser au bord du lac, cela fait longtemps, dit-elle en attrapant la main de son compagnon qui se laissa guider.

Les semaines passèrent, et Keera et Orgrim reprirent le cours de leur vie. Keera réalisait peu à peu les révélations de l'ouvrage qu'elle avait traduit. Ayant compris depuis longtemps son lien avec la nature, elle chercha à développer ses pouvoirs et mieux les comprendre. Étant unique, pour le moins, elle se demandait si elle pourrait un jour trouver un maître, peut-être un druide, pour la guider dans ses apprentissages.

De son côté, Orgrim chassait, polissait son armure à l'aide d'une huile que Keera avait trouvé plus tôt, et s'entraînait. Il prit l'habitude de soulever des charges lourdes pour entretenir ses muscles, et de les étirer ensuite comme sa compagne lui avait conseillé.

La chaleur de la haute saison culminait, si bien que le couple se baignait dans la rivière chaque jour afin de mieux la supporter. De longues discussions suivaient tandis qu'ils se prélassaient et laissaient les rayons du soleil sécher leur peau.

• Tu ne l’abattrais pas sur le champ si tu le revoyais ? s'offusqua Orgrim.
• Je n'en suis pas sûre, non, avoua Keera. En fait, je crois que je le plains. J'ai pitié de lui.
• Il nous a vendu à Walmor ! En ce qui me concerne, l'étriper et entourer son cou de ses tripes serait une belle mort.

Aliden Perenolde était le sujet du moment. Et Keera, bien qu'elle fût vendue par son père adoptif, puis son demi-frère, ne parvenait pas à les haïr. En fait, elle ne les aimait et ne les respectait pas suffisamment pour cela. Et puis, il restait un point important :

• Sans le marché que mon père t'a proposé, nous n'en serions pas là, tous les deux, reprit-elle.

Étonnement, cet aspect avait échappé à Orgrim. Pour quelqu'un d'aussi prompt et sagace, c'était surprenant.

• Hum, c'est vrai, il faut lui reconnaître ça, avoua l'orc confus. En revanche, ton frère ne mérite aucune pitié.
• Il a tout perdu. Il n'était pas quelqu'un de si respectable, certes, mais vraiment je pense que je le plains, conclut Keera.

Elle se massa le ventre. Orgrim, qui l'avait remarqué plus d'une fois, l'observait.

Puis Keera se leva :

• Je vais faire un tour dans les parages, dit-elle en se vêtant d'une tunique en lin fine qui s'adaptait parfaitement au climat tropical ambiant. Je n'en ai pas pour longtemps.
• Très bien, je termine ma sieste alors, annonça Orgrim qui se rallongea et positionna ses deux mains derrière sa tête.

Keera marchait à un rythme soutenu jusqu'à ce qu'elle soit hors de vue et assez loin pour ne pas être entendue. Elle avait longé le lac pour pouvoir nettoyer le sang qui lui coulait entre les jambes. Puis, tenant son ventre, elle se tint à un arbre pour ne pas tomber. Elle étouffa un premier cri et finit par s'accroupir. La tunique relevée jusqu'aux cuisses, elle mit une main entre ses jambes et poussa. Son ventre la tiraillait, comme si ses boyaux étaient tordus de l'intérieur. Elle poussa un autre cri qu'elle ne put retenir, et poussa encore davantage.

Sa main finit par accueillir une forme minuscule ensanglantée, comme un morceau de chair, une extension d'elle-même. Elle respirait avec peine, haletante.

• Ce n'est pas la première fois, n'est-ce pas ?

Orgrim apparut derrière elle. À présent mortifiée, en plus d'être nauséeuse, Keera répondit :

• Non.

Orgrim s'agenouilla près d'elle.

• Pourquoi ne m'as-tu rien dit ?
• Parce que j'ai honte.

Blessé, Orgrim se renfrogna. Il comprenait qu'elle puisse avoir sa fierté, mais sur ce sujet, tous les deux étaient concernés.

• De quelle honte parles-tu ? Tu te caches pour me dissimuler tes souffrances ?
• Pour te dissimuler le fait que je sois incapable de te donner un enfant, cracha Keera.

Orgrim resta bouche bée. Il portait un intérêt à sa descendance, assurément, mais comment pouvait-elle se dénigrer ainsi ?

• N'as-tu pas assez souffert pour t'infliger ça aussi ? s'écria Orgrim, furibond.
• Garde ta pitié, je sais combien c'est important pour toi !
• Pas plus que tu n'es importante à mes yeux, O'nosh !

Cette phrase lui fit l'effet d'une gifle. Elle n'avait jamais douté des sentiments de son compagnon, bien sûr, mais elle savait combien ce point était crucial pour lui. Peut-être même plus que pour elle. Et elle pensait l'avoir déçu.

Devant sa mine abattue, sans oublier son état suite à la naissance prématurée de l'enfant, Orgrim pressa son front contre celui de Keera :

• Écoute, quel que soit le nombre de fois où nous perdrons notre enfant, je serai à tes côtés. Et peu importe que ça n'arrive jamais, au diable la prophétie du marteau-du-destin, cracha-t-il. Du moment que tu es à mes côtés.

Des larmes perlèrent dans les yeux de la princesse. À cet instant, elle réalisa que son aveuglément l'avait rendue bornée au point de balayer ce que pouvait penser Orgrim. Il avait le droit de savoir. Tout comme elle avait le droit, ou plutôt son corps pouvait ne pas amener une grossesse à son terme sans que ce ne soit une honte ou un déshonneur.

Orgrim choisit d'attendre d'être rentrés pour lui avouer que lorsqu'il l'avait trouvée, ses yeux étincelaient d'une lueur blanche qui s'était atténuée après quelques minutes.

Après un moment, ils reprirent le chemin de leur ferme, leur refuge, et savaient au fond d'eux-même, que quels que soient les défis qui les attendaient, ils les accueilleraient la lance au poing et le marteau brandi bien haut.